Le Roi de bruyère
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Impression, hasard ou veine inexplicable : plus je lis de fantasy contemporaine, et plus je rencontre de textes intéressants, de récits qui savent se faire novateurs dans la tradition. C'est encore le cas avec ce nouveau Greg Keyes, premier opus d'une tétralogie prometteuse.
Dans un lointain passé, le peuple de Croatanie s'est libéré du joug des seigneurs skasloï. La révolte, initiée par les « Hommes-Nés », arrivés depuis peu dans le pays, a triomphé grâce au concours d'une femme, la « Reine-Née » Génia Dare. Elle sera la première souveraine de l'ère d'Erévon, celle de la paix et de la civilisation.
Deux mille ans plus tard, la jeune princesse Anne Dare découvre, alors qu'elle joue dans la cité des morts avec son amie Austra, le tombeau de sa légendaire ancêtre, dont elle semble avoir hérité la témérité et les talents de magicienne. Une communication mystique, ténue mais effective, s'établit entre elles. Commencent alors à se produire dans la forêt des crimes atroces et mystérieux, que l'on attribue au « greffyn », animal terrifiant relevant du même folklore que le « Roi de Bruyère », celui dont le réveil doit annoncer la fin du monde, selon les croyances populaires.
Cinq grands destins vont alors se croiser…
Certes, il n'est pas toujours simple d'oublier ici les noms de Robin Hobb ou Peter F. Hamilton — il est vrai qu'il y a plus que des points communs entre Spendlove et le Quinn Dexter de Rupture dans le réel — , voire celui d'Holdstock — du fait du titre, déjà, Le Roi de Bruyère, qui évoque le fameux Passe-Broussaille — , bref, de ne pas se dire que tout ceci a comme un goût de déjà lu… Certes. Sauf que nous sommes ici en présence de l'auteur de la tétralogie de « L'Âge de la déraison », cycle au cours duquel Keyes démontra à loisir l'étendue de ses capacités et lui valut un Grand Prix de l'Imaginaire 2002 mérité. De fait, dès le prélude, on plonge dans un univers à la fois original et cultivé, un substrat où se croisent des peuples dont les origines tiennent à la fois des mondes romain, germanique et celte, dans une fusion bien plus étroite qu'une simple identité pseudo-européenne.
Là où l'auteur est particulièrement bien inspiré, c'est qu'il émaille son texte de vocables originaux qui sont autant de clins d'œil pour le lecteur polyglotte. Malheureusement, on hésite parfois entre le néologisme et la déformation phonétique d'un terme qui aurait un sens précis dans une langue morte ou vivante. Du coup, on se surprend à toujours craindre de perdre un peu de la finesse du texte. L'écriture de Keyes fascine aussi par son art d'introduire le drôle au détour d'une phrase, quitte à trancher avec le ton général du récit. L'effet est d'autant plus réussi que ces moments sont rarissimes : à peine quatre ou cinq fragments sur cinq cents pages, mais d'une efficacité telle qu'on ne les oublie pas.
Un bémol, toutefois : la traduction. Sans insister sur des maladresses de styles dommageables à la fluidité de l'écriture, on soulignera le choix surprenant d'un mélange entre tutoiement et vouvoiement dans les dialogues, sans la moindre justification au choix qui prévaut dans chaque cas. Cela aurait valu, de la part de l'intéressé, pour le moins une note explicative : entendre un écuyer marquer le plus grand respect à sa reine tout en la tutoyant, cela surprend un lecteur européen. On demeure disposé à croire que ce choix est fondé, mais encore faudrait-il qu'on nous dise en quoi.
Reste au final un livre tout à fait passionnant, dont on a hâte de découvrir les prochains opus et qui pourrait valoir à son auteur une nouvelle récompense littéraire méritée.