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Lumière sur l'Abîme

[Chronique commune à Lumière sur l'Abîme, Le Trône de folie et Le Vent des Ténèbres.]

Voici une œuvre inclassable par son thème, imposante par son ampleur, d'une sensuelle beauté et d'une cruauté métaphysique. Elle est le fait d'un auteur lui aussi atypique : les auteurs de S-F d'origine thaïlandaise ne courent pas les rues, surtout parmi les chefs d'orchestre d'envergure internationale. Somtow Pinapian Sucharitkul est aussi à l'aise dans l'évocation d'univers chatoyants que délirants, voire déjantés (Mallworld) ou encore en fantastique (Vampire Junction), en fantasy et même dans la littérature pour la jeunesse (Messages de l'au-delà).

Dans un futur lointain, où l'humanité a essaimé sur des millions de mondes, sévit une Inquisition millénaire, qui, sous prétexte d'assurer la survie de l'humanité en cherchant l'utopie parfaite, traque inlassablement les fausses utopies, en y semant les germes du chaos. « La fin de la joie est le commencement de la sagesse. » L'Inquisition est animée par la compassion, qui lui permet d'endosser la culpabilité liée à la destruction de mondes, la déportation ou l'éradication d'individus. La réalité du système est son envers exact : les Inquisiteurs sont des destructeurs d'utopies, l'indifférence voire la cruauté pour certains tient lieu de compassion. C'est au moyen d'un jeu subtil et élaboré, le makrúgh, qu'ils s'échangent ou détruisent des planètes. Le simple fait de voyager à travers l'espace est rendu possible par des créatures, les Delphinoïdes, que l'on couple à des vaisseaux. La tristesse de ces créatures presque entièrement cérébrales, empêchées de chanter leurs poèmes de lumière, est si poignante que les humains affectés à la construction de ces vaisseaux ont été rendus sourds et aveugles. C'est ainsi que Touche-Ténèbres, une fille qui a conservé la vue à cause d'une régression génétique, découvre le mensonge dans lequel elle a été élevée et est sauvée par un adolescent rêvant aux étoiles, Kelver.

Le premier opus, Lumière sur l'abîme, raconte comment l'Inquisiteur Davaryush, conscient de la corruption de sa caste, fait de Kelver son élève pour qu'il provoque la chute du système. Le Trône de folie, second roman du premier tome de cette intégrale, montre Tón Kelver s'opposant à un autre jeune Inquisiteur, Arryk, disciple, avec Siriss, dont le cœur balance entre les deux, d'Elloran, un Inquisiteur bon et sincère. Arryk, qui croit en l'Inquisition, veut empêcher Kelver de la détruire. Les Chasseurs d'utopies (dans le second volume de l'intégrale) est un recueil de nouvelles reliées entre elles par le parcours de Jenjen, une tisseuse de lumière découvrant la société des Inquisiteurs. Ce recueil est une pause permettant de préciser bien des points sur l'Inquisition, avant le titanesque affrontement final conté dans Le Vent des Ténèbres.

Avec Les Chroniques de l'Inquisition, le space opera devient métaphysique. On ne peut qu'être transporté par le lyrisme de cette œuvre gigantesque, par le foisonnement baroque de ces sociétés très contrastées. La réflexion que Somtow mène autour de l'utopie et, d'une façon plus globale, sur la condition humaine, son irréductible besoin de violence et sa cruauté, s'articule autour de ces multiples récits qui ne parlent finalement que d'amour et de liberté.

Cette œuvre magistrale, souvent émouvante, mais aussi assez ardue, est pour la première fois présentée dans son intégralité, avec le recueil de nouvelles resté à ce jour inédit en France. Elle est à ranger à côté des « Seigneurs de l'Instrumentalité », de Cordwainer Smith, un autre monument du genre, par son ampleur et son lyrisme.

Le portrait de madame Charbuque

Piambo est un peintre doué qui se prostitue en réalisant des portraits pour des commanditaires qui, au final, ne sont pas toujours satisfaits par son travail. Un jour, alors qu'il sort d'une réception où une de ses clientes, issue de la haute et bonne société new-yorkaise, lui a murmuré qu'elle aimerait « qu'il crève », Piambo est abordé par un aveugle — Watkin. Ce dernier lui propose un étrange travail : le jeune peintre devra faire un portrait de madame Charbuque, mais sans jamais voir celle-ci, qui restera cachée derrière un paravent. Alléché par le salaire colossal que ladite Charbuque lui promet, Piambo accepte le travail, malgré les réticences de sa compagne, Samantha. Commence alors un étrange jeu de séduction/répulsion : madame Charbuque raconte son extraordinaire et tragique enfance au peintre, pendant que ce dernier essaye d'imaginer l'apparence de l'étrange veuve à partir des rares informations qu'elle met à sa disposition. Au même moment, à New York, des jeunes femmes meurent dans d'étranges circonstances, en pleurant du sang. Accumulant les indices sans le vouloir vraiment, Piambo en vient à soupçonner monsieur Charbuque, un homme que l'on disait pourtant mort durant le naufrage d'un transatlantique.

Jeffrey Ford est l'auteur de cinq romans (Physiognomy, Memoranda, L'Au-delà, Girl in the glass — les trois premiers étant disponibles chez J'ai Lu) et de nombreuses nouvelles, pour certaines rassemblées dans le recueil The Fantasy writer's assistant and other stories. Des trois livres que j'ai lus de lui, Le Portrait de madame Charbuque est de loin le plus accessible et le plus jouissif. Il s'agit d'un hommage, particulièrement réussi, au Portrait de Dorian Gray d'Oscar Wilde et à L'Etrange cas du Dr Jekyll et M. Hyde de Robert Louis Stevenson. L'écriture est superbe, la traduction au niveau, et l'imaginaire de l'auteur, extrêmement intellectuel et charnel, se révèle des plus satisfaisants. En mélangeant l'art pictural, le sexe, la mort et le mythe de Cassandre, Jeffrey Ford ne nous propose pas le livre le plus original de l'année, du moins pour ce qui est du fond, mais en osant faire louvoyer son récit entre steampunk et littérature générale, non sans soigner la forme presque jusqu'à l'excès, il nous offre un roman, formidable de suspens, qui résonne longtemps. À lire, surtout si vous avez apprécié l'un des deux livres suivants : Les Voies d'Anubis de Tim Powers ou Le Prestige de Christopher Priest.

Tabloid Dreams

Une femme qui espionne son mari infidèle à l'aide de son œil de verre ; JFK, vivant, qui assiste à la vente aux enchères des objets de Jackie ; un garçon de neuf ans qui tue pour la mafia russe ; un homme jaloux réincarné dans un perroquet et qui, bien malgré lui, assiste aux parties de jambes en l'air de sa veuve joyeuse ; des survivants du Titanic retrouvés de nos jours dans les Bermudes ; les joies et tourments d'une femme amoureuse d'un extraterrestre « maigrelet, sans cheveux et à l'air tirebouchonné ».

Robert Olen Butler fait partie des auteurs de littérature générale, telle Margaret Atwood (par exemple), qui n'ont pas peur d'affronter la science-fiction, l'anticipation, le fantastique, l'insolite. Il a reçu le prix Pulitzer pour son livre Un Doux parfum d'exil, mais c'est La Nuit close de Saïgon — un des plus beaux livres jamais écrits sur le Viêt-nam — qui l'a rendu célèbre dans le monde entier.

Avec la dizaine de nouvelles de Tabloid dreams, Robert Olen Butler explore la mythologie des X-Files et de cette étrange presse américaine qui ose titrer des trucs du genre « Elvis est vivant et vit sur Mars, en couple avec Buddy Holly — photos à l'intérieur ». Certaines des nouvelles sont franchement réussies (comme celle de l'œil de verre), d'autres plus conventionnelles, presque anecdotiques, mais c'est la loi du genre. Tabloid Dreams n'est pas le livre de l'année (d'autant plus que la traduction manque de mordant), mais c'est un bien joli petit recueil. À découvrir.

Ah oui, un dernier truc : une fois que vous aurez lu la nouvelle clôturant le recueil, n'oubliez pas de relire la première, il se pourrait que vous ayez une grosse surprise.

Kuru

Ils sont quatre. Des pathético-ravachol qui ont décidé de se rendre au sommet du G8 à Berlin afin d'aider un certain Heinrich Müller à surveiller la manifestation altermondialiste qui se prépare et dont tout le monde dit qu'elle va tourner au massacre. Une rumeur bien étrange, à bien y réfléchir. Ils sont quatre donc : Fred, le thésard branleur financé par son entrepreneur-des-années-80 de père ; Kristine, l'intello ; Paul, un révolutionnaire à qui il ne faut surtout pas parler de l'Amérique du Sud, et Pierre, le clone raté issu des manipulations génétiques d'une secte genre Raëliens.

Il y a aussi un couple : Katerine (la cousine de Fred), une sorcière moderne capable de télékinésie, et Fabio, son mari, qui a un gros problème d'éjaculation précoce. Tous deux se trouvent au même moment à Berlin (ville décrite comme si un hiver nucléaire venait de s'abattre sur l'est de l'Allemagne) afin d'essayer une nouvelle méthode médicale, « la dissociation », qui permettra peut-être à Fabio de pénétrer pour la première fois (tel Armstrong marchant sur la Lune) son épouse.

Evidemment, une collision se prépare sur fond d'émeutes sanglantes et de théories conspirationnistes.

J'adore Thomas Gunzig (Le Plus petit zoo du monde)… En fait, soyons plus précis, j'adore les nouvelles de Thomas Gunzig, car la lecture de son premier roman, Mort d'un parfait bilingue, m'avait laissé sur ma faim, déçu. Il manquait un truc. Kuru (la maladie mortelle que contractent les anthropophages mangeurs de cerveaux, pour ceux qui l'ignoreraient) m'a — bis repetita — laissé sur ma faim ; là aussi il manque un truc, et pas le moindre : une histoire, une intrigue forte. Kuru est surtout le portrait de neuf personnages, les sept cités précédemment auxquels on ajoutera Mika (la copine parano d'Heinrich Müller) et Rosa (la fille d'Heinrich Müller qui, telle une longiligne fleur des champs sur le point d'éclore façon orchidée, va découvrir les plaisirs du lesbianisme) ; un portrait de groupe altermondialiste assorti d'un portrait de couple dysfonctionnel, donc. Naturellement, il y a des passages à mourir de rire, des fulgurances (la scène de magie satanique, la description du shopping de Katerine, les malheurs de Pierre, la « dissociation » de Fabio). Gunzig a un talent fou, un style impressionnant, qui — personnellement — me rend jaloux. Page après page, Kuru se lit avec le plus grand plaisir, une jouissance littéraire pas si courante que ça à bien y réfléchir. Il n'y a pas vraiment d'histoire, vous êtes prévenus (ce que confirme une fin que l'on pourra juger culottée et qui me semble pour ma part des plus j'menfoutiste), mais il y a tellement d'idées et de trouvailles que ça vaut amplement d'être lu.

Kuru a été écrit sans plan, au fil de la plume (du moins, c'est qui ressort de sa lecture), et on pense alors à Hunter S. Thompson… en se demandant ce que serait devenu Hunter S. Thompson s'il était né en Belgique. Ne reste plus qu'à espérer que les Illuminati ne laisseront pas Thomas Gunzig à demi-mort sur le bas-côté d'un chemin de traverse à cause d'une sombre histoire de royalties…

Chromozone

Au début du XXIe siècle, l'informatique de toute la planète a été balayée par Chromozone — un virus militaire extrêmement puissant. Après ce cataclysme, les hommes se sont regroupés en micro-communautés ethniques, parfois ethnico-religieuses, souvent politico-douteuses (chez Beauverger, le fascisme est de toutes les couleurs et de toutes les races). Dans ce monde ultra communautaire, fait de blocs quasi imperméables évoquant une Terre divisée en losanges de dessiccation, coexistent (le plus souvent sans jamais se rencontrer) des riches et des pauvres, des puissants au bord du gouffre et d'autres sur le point de devenir plus puissants encore. Les inégalités sont très marquées et la classe moyenne semble avoir presque totalement disparu. Ce paysage européen, gris, fortifié, oppressant, est en quelque sorte « filtré » par un survivant de l'ancien monde, Khaleel, un ancien flic capable de traduire le flot de phéromones qui fait désormais office de réseau informatique. Quand le roman commence, ce « filtre » est sur le point de mesurer toute l'étendue de son pouvoir.

Si l'on considère que Chromozone se situe dans la droite lignée de Tous à Zanzibar de John Brunner, Soleil Vert de Harry Harrison, Camp de concentration de Thomas Disch et I.G.H/Crash/L'Île de Béton de J. G. Ballard, c'est-à-dire dans la grande tradition des œuvres littéraires essayant de décrire un futur proche (déglingué), possible à défaut d'être probable, il est clair que Chromozone ne tient pas la comparaison avec les chefs-d'œuvre cités infra. Et ce pour deux raisons :

1/ Le style oscille énormément, passant d'une écriture « très mode » assez maîtrisée (on pense alors à Féerie de Paul J. McAuley), à une narration percluse d'adjectifs, d'adverbes et d'effets de style bancals — prétentieuse, pour faire court.

2/ Les implications factuelles que Beauverger tire de son hypothèse de départ (un virus informatique provoquant un cataclysme mondial) sont pour le moins peu crédibles, d'autant plus qu'il ne donne pas de réponses satisfaisantes aux questions du style « mais qu'a fait l'armée après l'attaque de Chromozone ? » et « que sont devenus les ordinateurs qui n'étaient pas connectés au réseau ? ». Pour ce qui est des forces de l'ordre, l'auteur s'en tire par une pirouette du genre « ils n'avaient pas d'ordres alors ils n'ont pas bougé ». Un peu léger. Quant au reste de l'humanité, les Chinois, les Américains, les Indiens… ils sont franchement trop absents du tableau.

Les cinéphiles le savent : dans une hypothèse apocalyptique du genre « virus renvoyant l'humanité à l'âge du pistolet automatique », le moindre sous-officier qui a dix hommes armés sous ses ordres n'a plus qu'une idée en tête : s'emparer d'un château (ou bunker) afin de s'y accoupler avec les plus belles reproductrices — évidemment kidnappées dans ce seul but. Cas de figure mis en scène dans l'excellent 28 jours plus tard de Danny Boyle. Dans le monde de Beauverger, ce sont les chefs de communautés qui jouent ce rôle de leader — on n'y croit goutte.

Handicapé par sa partie spéculative défaillante, Chromozone n'est donc pas à considérer comme le Tous à Zanzibar de la décennie en cours (ce serait plutôt le Ravage des années 2000-2005), néanmoins, ce livre réserve de belles surprises, des idées passionnantes ; on y côtoie des personnages intéressants (Teitomo, Khaleel, Gemini, Justine Lerner) et on y flingue à tout va le politiquement correct (une attitude à la mode, il n'y a qu'à lire Forteresse de Georges Panchard). Au final, Chromozone n'est pas le livre francophone de l'année, ce qui ne l'empêche pas de revendiquer sa place d'« incontournable » pour quiconque s'intéresse un tant soit peu à la S-F d'expression française.

Le Bois de Merlin

Martin et Rebecca sont frère et sœur en quelque sorte, car Rebecca a été adoptée. Après la mort de leur dernier parent, ils se mettent en couple dans la ferme familiale (en lisière de la forêt de Brocéliande). Un enfant ne tarde pas à naître. Mais il est sourd et aveugle, jusqu'à ce que Rebecca commence à perdre la vue et la parole… Alors, comme si un étrange équilibre devait être respecté, ce que la mère perd, le fils le gagne. En fait, Martin ne tardera pas à découvrir qu'une guerre se livre sous son toit, une guerre vieille de deux mille ans, opposant Merlin à Viviane…

De tous les auteurs de fantasy contemporains, Robert Holdstock est l'un de ceux que Bifrost a le plus défendu — critiques des deux volumes de La Forêt des Mythagos dans le n°26, Celtika (n°31), La Forêt d'émeraude (n°33), Le Graal de fer (n°34), Le Souffle du temps, (n°34), Dans la vallée des statues, (n°34), Earthwind (n°37). Au sein de cette production fort riche (la plupart de ces titres ont été traduits et publiés en quelques années à peine), Earthwind fait figure d'ethno-SF ratée, sans grand intérêt ; pour le reste que du bon (même si on réservera Le Souffle du temps, planet opera contemplatif, à des lecteurs de science-fiction extrêmement motivés — fans absolus de Solaris par exemple).

Mais intéressons-nous maintenant au Bois de Merlin, ce truc hideux qui aura bien du mal à échapper à une nomination au Razzy de la pire couverture. Ne tournons pas autour du pot, ce livre (une assez intéressante novella gonflée avec la plus grande maladresse) est à réserver purement et simplement à ceux qui veulent lire TOUT Holdstock ; pour les autres, le récit finit à peu près là où il aurait dû commencer et fait office de pont brisé entre le cycle de La Forêt des Mythagos et le cycle du Codex de Merlin. En quoi cette « passerelle » est-elle rompue ? Tout simplement parce que Holdstock ne lie réellement le livre à aucun de ses deux cycles majeurs, échouant surtout à intéresser ses lecteurs : la France qu'il décrit ressemble trop à l'Angleterre de La Forêt des Mythagos, la cruauté de son propos est contrebalancée par le caractère falot de ses personnages (auxquels il arrive pourtant les pires choses)… Evidemment, il y a quelques belles scènes (la mort de Merlin), quelques idées somptueuses ou fort brutales (l'enfant qui s'immisce dans la vie sexuelle de ses parents de manière quasi incestueuse en disant à son père : « je n'aime pas quand tu fais ça à maman »), mais rien qui suffise à sauver ce livre du naufrage sylvestre. Les lecteurs qui aiment Robert Holdstock n'ont plus qu'à attendre la parution en France de Ancient Echoes (chez Denoël), sans doute son livre le plus ambitieux avec Lavondyss, et du troisième tome du Codex de Merlin (au Pré aux clercs), deux ouvrages dont on reparlera, comptez sur nous.

L’année de notre guerre

L'immortel Jant est le messager de l'empereur San. Profitant de sa capacité à voler (unique), il relie sa majesté aux cinquante immortels du Cercle, distribuant les courriers qu'il a décachetés et lus au préalable. Depuis 2000 ans, le Cercle — et donc l'Empire — est en guerre contre les insectes qui envahissent le nord du pays, des créatures peut-être en provenance de mondes parallèles. Au sein de cette tourmente fort ancienne — à laquelle s'ajoutent des luttes intestines et des défis du genre « tu vas voir que c'est moi qui ai la plus grosse » — Jant devra survivre, découvrir les origines de la menace insectoïde, tout en dominant son accoutumance au Cat (une drogue ressemblant à l'héroïne et qui a la capacité de le projeter dans l'antichambre du monde des morts, le Passage).

Arrivé deuxième au vote des lecteurs de Locus catégorie meilleur premier roman (largement battu par Jonathan Strange & Mr Norrell de Susanna Clarke, récent lauréat du prix Hugo 2005), L'Année de notre guerre de Steph Swainston (vingt-neuf ans) est un roman déconcertant (sa suite, No Present like time, est d'ores et déjà disponible en Angleterre). Déconcertant ? Pour le moins… Les deux cents premières pages (sur 360) tiennent de l'exposition pure (il ne se passe rien ou pas grand-chose, l'autrice se contentant de présenter son monde et ses personnages), puis, page 209, étonnamment, la mayonnaise prend, s'affermit : le roman, jusque-là poussif, maladroit et franchement amateur dans sa conception et sa rédaction, démarre pour de bon. Et quel démarrage ! Meurtres, batailles, défis, envolées, injures, intrigues — ça dégage et pas pour rire. Le machin ennuyeux et mal écrit devient palpitant, avec un souffle rappelant celui des quatre premiers Hawkmoon de Michael Moorcock. Il y a du Elric dans l'air, mais du Elric avec des ailes dans le dos.

On l'aura compris, cette fantasy, qui tient tout autant de Starship Troopers (le film) que de La Compagnie Noire, impressionne malgré nombre de défauts (le texte est perclus d'anachronismes et de mots non traduits — jeans, call-girls, junky et j'en passe), ne démarre pas vite (on l'a déjà dit), a été traduit sans grande pertinence (et avec la plus grande difficulté) avant d'être probablement relu par un stagiaire bulgare ou polonais ayant appris la langue française en regardant Buffy. Et puis, pour changer, rappelons l'indigence de la mise en page Bragelonne (lignes interminables, caractères trop petits), une maquette intérieure vomitive à vous percer l'estomac jusqu'à la rate. Rien qui facilite la lecture d'un livre ardu.

Néanmoins, malgré tous ces handicapes et défauts, ce premier roman se distingue SURTOUT par ses qualités et ses trouvailles — citons le Passage (ce monde parallèle où vivent certains morts et où atterrissent les camés en plein trip), le personnage de Jant (anti-héros attachant, aussi complexe qu'Elric, si ce n'est plus), les descriptions des villes-papier et des ponts des insectes. Décidément, à défaut d'avoir du métier, Steph Swainston a du talent à revendre.

Je ne sais pas vous, mais moi, maintenant que j'ai lu le premier tome (et littéralement survécu à ses 209 premières pages), je vais m'empresser de sauter sur la suite dès parution.

Les tisserands de Saramyr

Vous savez quoi ? Eh bien, voici le premier volet d'une trilogie ! Rare, hein ? Enfin, reconnaissons-le d'emblée, il semble que nous tenions là le souffle nécessaire au maintien d'une entreprise de grande envergure… Et ça ne fait pas de mal de le dire, vu ce qu'on peut lire parfois ! (Comment ça, souvent ?)

L'univers du roman est original, très « japonisant », et fondé sur l'existence des Tisserands, hommes capables de manipuler les fils de la réalité et de s'introduire dans les esprits. Ils portent en permanence un Masque, qui, petit à petit, se fond à leur visage, et avec lequel ils vivent en symbiose. La plupart du temps, ces Masques sont effrayants, autant que l'esprit des Tisserands qui les imprègne. Une sorte de Portrait de Dorian Gray, si vous voulez. Bon, on signalera tout de même que le Tissage, ce n'est pas très clair, comme activité, mais quoi, on fait avec ce flou conceptuel. Ce qui est plus clair, en revanche, c'est que partout dans le royaume, ces Tisserands chassent les Aberrants, ceux qui naissent avec un talent surnaturel. Ils sont exterminés sans merci.

Le premier problème se pose quand on découvre que la fille de l'Impératrice est une Aberrante, et que sa mère tient à la faire monter sur le trône. Les nobles, comme l'ensemble de la population, repoussent violemment cette hérésie, même si la gamine fait montre d'une intelligence et d'une perception surdéveloppées.

Dans le même temps, à des centaines de kilomètres de la cité impériale, toute la famille de Kaiku est empoisonnée. Elle seule survit, miraculeusement sauvée par sa servante Asara douée d'étranges talents. Ne reste de la maison qu'un Masque de Tisserand, qui détient sans doute le secret que le père de la jeune fille avait découvert, pour son plus grand malheur.

Ayant juré vengeance, Kaiku part en quête du monastère des Maîtres Tisserands. Un terrible voyage initiatique au cœur de montagnes glacées, durant lequel il lui faudra se résoudre à mettre le Masque… Ainsi découvre-t-elle la vérité sur la fabrication des Masques, et le lien intime entre Tissage et Aberrants, horrible secret qui a coûté la vie à son père.

Sur son chemin, elle rencontre un jeune moine, Tane, qui doit lui aussi payer une dette de sang, et retrouve son étonnante servante devenue mercenaire grâce à son talent Aberrant. L'Ordre Rouge, qui recueille et protège les Aberrants de tous poils, ne tarde pas à intégrer Kaiku dans ses rangs. Qui découvre alors le véritable but de l'Ordre : mettre fin au pouvoir des Tisserands et enlever la fille de l'Impératrice afin de l'aider à développer son Talent. Celui-ci, qui consiste à pouvoir communier avec la Nature, devrait aider à réconcilier les hommes et leur monde, et ainsi limiter les Aberrations monstrueuses qui pullulent de plus en plus.

Bien évidemment les Tisserands, fidèles à leurs convictions et soutenus par les « puristes », une frange de la population qui considère les Aberrants comme des parias, s'efforcent d'assassiner l'impératrice héritière. Les machinations du Tisserand Impérial Virrch, habile politicien qui ourdit des complots et des attentats avec un rare talent, donneront lieu à un final proprement exemplaire…

Il faut dire que l'auteur s'y entend, en matière de drame : on soulignera la réflexion psychologique particulièrement bien menée sur la perception de l'Aberrance. L'amie de Kaiku, Mishani, noble d'abord puriste, est amenée à saisir qu'une Aberration peut-être positive, à l'instar de celle qui habite Lucia, la fille de l'Impératrice. Révélation qui le conduira à renier sa famille. Plus encore, Tane, tiraillé entre sa foi envers la déesse Enyu et son amour pour Kaiku, doit admettre l'Aberrance, aidé en cela par Asara, qui ne cesse de lui expliquer que cette déviance est l'avenir de l'humanité — même si elle porte elle-même une aberrance pour le moins difficile à assumer… Dans tous les cas, les personnages, y compris l'Impératrice, qui protège avec un orgueil démesuré sa fille unique, prennent corps et convainquent. On partage leurs angoisses, on pleure leur mort, et on s'interroge avec anxiété sur l'avenir de Lucia.

L'univers romanesque s'impose facilement au lecteur, sans doute parce que les données « magiques » et la clé du récit sont simples. Tout est clairement articulé et organisé autour de l'Aberrance, et on voit la structure s'élaborer autour de ce pivot, sans jamais perdre le fil. Le Tissage, quelques démons (qui font couleur locale)… mais pas d'autres concessions à la fantasy. Une grande économie de moyens, pour un texte au final très humain, et donc fort convaincant.

Reste à savoir comment les volumes suivants compléteront le cycle. Mais le premier opus est déjà un plaisir dont il serait dommage de se passer.

Le siège de Mithila

On prend les mêmes et on recommence. Vous me direz, pour le second volet d’une saga de sept opus, c'est assez logique (sept, c'est tout de même plus classe qu'une trilogie, hein ?). Le seul problème, c'est que là, ça fait quand même un peu remâché, même si, dans le style qu'a choisi l'auteur, la redite permanente peut être considérée comme inhérente au genre. J'ai même envie de vous dire : pour la critique de ce roman, voir le Bifrost dans lequel était chroniqué Le Prince d'Ayodiâ. En effet, quoi ajouter aux commentaires du premier volume ?

Donc, nous avions laissé Rama, et son frère qui l'avait accompagné, vainqueur de la Tâtakâ. Nous les retrouvons en route vers Mithila, où doit se dérouler l'intriguant mariage de Rama avec on ne sait qui. En chemin, ils devront libérer l'épouse du Mage Gautama d'un sort injustement lancé contre elle par ce dernier, puis aller réveiller ledit brahmane de sa transe de deux mille trois cents ans.

Pendant ce temps, toujours suivant la technique du double fil narratif mise en place dès le primer opus, la guerre se prépare à Ayôdia, alors que le souverain, dont l'état de santé faiblit de jour en jour, est victime d'une tentative d'empoisonnement, puis d'une attaque du Seigneur des Ténèbres en son propre palais. On suit toujours les mêmes intrigues de cour, même s'il faut avouer que les développements politiques sont moindres dans ce second volet. De même, les épouses du Maharadjah tiennent une place plus limitée que celle qu'elles avaient au début de la série. Le récit se recentre sur Râma, son frère et leur mission.

À Mithila, ville pacifique entièrement tournée vers la religion et la méditation, on prépare le grand festival religieux annuel. Sans se douter un instant que c'est ici que vont se dérouler les premières attaques des démons, ces derniers étant bien décidés à prendre la cité pour accéder à la capitale plus facilement…

Sans vouloir tuer le suspense, on soulignera néanmoins que la fin est un peu « facile ». On se demande, en fait, si cela valait mille pages pour en arriver là. Mais bon, ne sachant comment tout cela sera utilisé dans la suite du récit, on se gardera d'un jugement hâtif. Difficile tout de même de ne pas se dire que Banker a eu les yeux plus gros que le ventre et se retrouve en cette fin d'opus devant une intrigue dont il a peiné à se sortir (comme dans le premier tome, en fait). Quoi qu'il en soit, pour le reste, c'est mené de main de maître.

Sinon, on retrouvera toujours autant de termes hindous un peu lourds à digérer, toujours des prouesses surhumaines de la part des deux princes, à qui tout pouvoir est accordé, toujours autant de surnaturel à avaler, en fait… Bref, les mêmes défauts et/ou qualités. Plus qu'un livre de fantasy, nous sommes ici dans le mythique, donc dans l'exagération. On adhère ou pas, c'est une question personnelle.

En résumé, et à risquer l'évidence : si vous avez aimé le premier, vous aimerez la suite. En revanche, si Le Prince d'Ayodiâ vous a semblé indigeste, fuyez Le Siège de Mithila comme la peste, car vous aurez la même déception, pire, peut-être, car le premier volet m'a tout de même paru mieux mené, plus prenant. Disons qu'on s'installe ici dans une sorte de « routine », ce qui est un peu dommage, même si on comprend bien que ce sentiment est peut-être inhérent au projet même de la série, qui nécessite une stricte cohérence. Reste tout de même quelque chose qui dérange, comme si les choses s'engluaient malgré tout un tantinet. Non pas que le roman soit ennuyeux. Mais Banker avait frappé fort dès le début du premier texte, et il est difficile de se maintenir à un tel niveau sur le long terme. Il faudra voir sur les opus suivants, qu'on attend malgré tout avec impatience.

Le langage des pierres

I had a dream… Qu'un de ces jours, les auteurs de S-F et de fantasy, comme les fabricants de lessive ou de shampooing, découvrent le tout-en-un. Parce que Le Langage des Pierres, voyez-vous, c'est ENCORE une trilogie. Je ne sais pas pour vous, mais moi, ça m'agace. Primo, parce que quand on en a trois ou quatre en route, des séries, on se mélange les crayons. Deusio, parce que ça devient une sorte de gage de sérieux. Comme si, parce qu'on nous promettait plusieurs tomes, ça devait forcément être bon. C'est d'autant plus stupide que, soit c'est bon, et c'est casse-pieds d'attendre la suite, soit c'est mauvais, et on s'est emmerdé à lire un bouquin dont on ne connaîtra même pas la fin.

Bon, voilà, j'ai poussé mon cri. Fallait le dire, et puis ça m'a calmé ! D'autant que le roman de Carter est manifestement un texte qui a usé son sujet à la fin du volume : le récit est bouclé, et on ne voit guère comment le faire repartir, sauf à trifouiller un point de détail, histoire d'en remettre une couche dans le genre commercial et alimentaire…

Je m'explique : nous voici repartis pour la lande celtique, avec un jeune garçon et un enchanteur. Ah oui : et un méchant sorcier. Et le jeune garçon est de naissance mystérieuse, trouvé dans la forêt la nuit de Beltane. Il est « l'enfant du destin », selon Gwydion, qui n'est autre que Merlin, bien sûr (qui en doutait, dans la salle ?). On sent déjà que ça ne va pas déborder de créativité, à moins que l'on ait affaire à un auteur exceptionnellement doué. Rassurez-vous, ce n'est pas le cas.

Le pays est menacé par la guerre, à cause de l'influence des Pierres batailleuses, porteuses de Mal, qui sont devenues prééminentes au sein du réseau tissé par l'ensemble des Pierres enfouies par les Mages, lequel devait assurer la pérennité du Royaume. En effet, au fil du temps, les hommes se sont coupés de la Nature, et ont commencé, les cons, à construire leurs maisons en pierre au lieu d'utiliser le bois et les herbes. L'équilibre naturel du monde est compromis. Merde…

Pour ne rien arranger, au sein de l'Ogdoade des Mages, il y a toujours eu, selon la prophétie, un traître qui refuserait un jour d'aller mourir dans le Grand Nord. Le salaud. Or, ce traître est aujourd'hui révélé : Merlin, qui devait être le dernier Mage, est contré par Masgull, celui-là même qui a refusé son destin. Ce dernier veut faire régner le chaos sur le monde à l'aide du pouvoir des pierres noires. Les deux Mages s'affrontent, autant sur le plan magique que sur le plan politique, chacun tentant de convaincre le Roi et ses nobles de rallier son camp.

Bref, il faut absolument retrouver les Pierres les plus dangereuses, dont la fameuse « Pierre du Destin », histoire de les unir aux Pierres bénéfiques qui leur font pendant pour annuler les forces. Cela, Merlin le sait. Sauf qu'il lui manque le talent de « sourcier » permettant de suivre le courant tellurique qui unit les Pierre entre elles. Evidemment, Willand, le jeune garçon évoqué plus haut, en est doté : il part donc avec Merlin, le soir de son treizième anniversaire, quittant sa famille d'adoption. Il paraît qu'il y a urgence, mais bon, on a quand même le temps de faire son éducation pendant deux cent pages, pour finir par nous expliquer que c'était destiné à lui montrer que ces enseignements étaient stériles ( !). Merde alors ! Pendant ce temps, Willand a tout de même appris quelques rudiments de magie, et les principes de la Vraie Langue. On ne voit pas trop l'intérêt de cette partie du texte, sinon que cela fait « passage obligé » du roman d'initiation, et qu'on aurait largement préféré savoir comment Gwydion/Merlin se débrouillait dans ses manœuvres politiques. Bref… On retourne quand même à la recherche des Pierres, avec de longues dérives narratives consacrées à l'histoire du Royaume, dérives que je défie quiconque de comprendre, tant elles sont confuses et embrouillées. Nos deux personnages sillonnent le pays, tandis que l'auteur prend un malin plaisir à accumuler les noms de tous les bleds paumés du pays : un vrai Guide Vert du coin ! De-ci, de-là, un bon passage vient nous sortir de la torpeur, comme le combat avec Masgull. Et on avance doucement vers le bout de la quête, avec la victoire impressionnante et complètement tartignolle de l'amour sur le mal. En gros, c'est Le Cinquième Elément…. Je passe sur le fait que Willand maîtrise la Vraie Langue aussi bien que Merlin sans jamais l'avoir apprise, et combat à lui seul une Pierre que les plus grands Mages ne sauraient purger de son Mal : heureusement que c'est la réincarnation d'Arthur, sinon, on aurait du mal à y croire…

Et pendant ce temps, on voit des choses qui restent là, inertes, inexploitées : Ceux-qui-ont-les-mains-rouges, par exemple, dont on ne comprend jamais exactement quel est le rôle, malgré une place qui semble prépondérante dans la société et l'Histoire. Un chat persan blanc, également, qui apparaît de façon récurrente sans faire avancer en quoi que ce soit le schimlblick… Le personnage de Willow, qui ne sert qu'à générer des moments naïvement romantiques… L'Homme Vert, qui apporte son aide sans que soit un tant soit peu fouillée son histoire (n'est pas Robert Holdstock qui veut, hein…).

Bref, au final, un livre très inégal, qui laisse un sentiment mélangé tirant franchement sur le long et pénible (y a-t-il un éditeur muni de ciseaux dans la salle ?). Ce n'est pas totalement nul, mais faut tout de même en vouloir pour se fader ces 500 pages. Pour les milles restantes, ce sera sans moi.

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Au-delà du gouffre

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