« La Planète Géante se situe au-delà de la frontière où s'applique la loi terrienne et a été colonisée par des groupes fuyant les contraintes ou résolus à vivre selon des principes dépourvus d'orthodoxie : non-conformistes, anarchistes, fugitifs, dissidents religieux, misanthropes, déviants, marginaux. L'immensité de la Planète Géante les a tous absorbés sans distinction. »
C'est donc dans ce cadre, cette Planète Géante dénuée de technologie qui n'est pas bien sûr sans rappeler l'Amérique des colons, des grands espaces, des libertés et de la loi du talion, un Far West magnifié, une utopie en quelque sorte, que Jack Vance nous entraîne, l'espace de deux romans, deux « road books » qui, une fois réunis, forment l'une de ses créations les plus attachantes, un cycle charnière où se retrouve synthétisé l'essentiel des caractéristiques des grands récits vancéens.
De fait, si La Planète Géante, prime volet du diptyque, est l'un des tout premiers romans de notre auteur, il est étonnant de constater combien il contient en germe ce qu'on retrouve aujourd'hui, cinquante ans plus tard, dans nombre des livres majeurs constitutifs de son œuvre. Et surtout, bien sûr, dans le cycle de Tschaï. On pourrait d'ailleurs aisément parler, à propos de La Planète Géante, d'un « proto-Tschaï », tant le canevas narratif des deux œuvres est semblable.
Le vaisseau d'une des rares ambassades terriennes, alors qu'il effectue sa mise en orbite autour de la Planète Géante, est victime d'un attentat. Les survivants, perdus dans l'immensité d'un monde qu'ils ne connaissent pas, devront parcourir par leurs propres moyens les 65 000 kilomètres qui les séparent de l'enclave terrienne. Autant dire qu'il y a du pain sur la planche… On l'a dit : nous sommes ici dans La Planète Géante, mais nous pourrions tout aussi bien nous trouver dans Le Chasch du cycle de Tschaï, qui ne paraîtra pourtant que quinze ans plus tard. Les procédés narratifs sont les mêmes, tout comme les thématiques : le voyage et ses motifs — aspect formateur, la découverte, l'improvisation, le choc des cultures, etc. —, la vengeance (même si elle est un moteur narratif plus prégnant dans Les Baladins…), le retour à l'état de nature, la colonisation bien sûr, une quasi constante chez Vance… Jusqu'au personnage principal, Claude Glystra, qui, avec sa volonté inflexible, ses capacités d'adaptation et son courage à toute épreuve, ne peut qu'évoquer Adam Reith, le héros de Tschaï. Ici, l'intrigue se résume à une succession de péripéties, au gré des rencontres, au gré des villes et cités, autant de prétextes pour finalement nous faire découvrir l'extraordinaire diversité de ce monde, cette Planète Géante fascinante, entité duale et monstrueuse, d'une formidable beauté mais d'une dangerosité permanente, véritable personnage central du livre. Un roman mineur, certes, mais plaisant.
Meilleur est malgré tout Les Baladins de la Planète Géante (plus de vingt ans séparent les deux livres). Meilleur parce que plus riche de détails croustillants, beaucoup plus drôle et nourri par des personnages hauts en couleurs. Et si, en fin de compte, le canevas d'intrigue de base reste sensiblement le même pour les deux histoires (il s'agit encore d'un long voyage, qui s'effectuera cette fois en bateau sur le fleuve Vissel), il n'est plus ici question de simple prétexte à la découverte d'un environnement exotique (même s'il l'est, et ô combien !).
Le roi du lointain Soyvanesse organise un concours théâtral doté d'un prix fabuleux : un château, un titre de noblesse, et suffisamment de fer (la monnaie d'échange de la Planète Géante, pauvre en minerais) pour s'assurer une vie paisible et opulente. Apollon Zamp, le capitaine de l'Enchantement de Miralda, un magnifique, formidable, exceptionnel ( !) bateau théâtre, décide de relever le défi… Mais pour cela, il lui faudra lutter contre les autres troupes d'acteurs et histrions, à commencer par celle que dirige le fourbe et impétueux Garth Ashgale, son rival de toujours… Et puis le voyage de Coble à Mornune est long, très long, et les rives de la Haute Vissel peu sûres… S'ensuivent des aventures échevelées et colorées ponctuées par les portraits des peuples et cultures formant la mosaïque qu'est la Planète Géante, et qu'on découvre au rythme des escales de l'Enchantement de Miralda dans son trajet vers l'amont, des arrêts dans des cités, villes et villages, où la troupe donne des représentations de Macbeth, de l'antique Terre, sous l'impulsion du nouvel associé de Zamp, le pingre Gassoon (on songe, évidemment, à Space Opera, antérieur aux Baladins et moins convaincant). Bref, on s'amuse et on rigole, comme dirait Spinrad ; on s'émerveille, surtout.
Jacques Chambon, dans la préface au Livre d'or qu'il lui a consacré (Pocket, 1980), dit de Vance qu'il « nous apparaît comme un penseur de mondes, un créateur de merveilles qui s'est fait une spécialité de donner consistance aux châteaux de nos rêves. » Ce cycle, appelé à reparaître au Bélial' en un fort volume, dans des traductions révisées et complétées, en fournit l'une des plus éclatantes confirmations.