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Réalité partagée

[Chronique commune à Réalité partagée, Artefacts et Les Faucheurs.]

Quelque part autour de la seconde moitié du XXIIe siècle… L'humanité s'est approprié les étoiles, se contentant dans un premier temps de son propre système solaire en colonisant des endroits tels que la Lune, Mars, Titan ou Neptune, chacun doté de son propre gouvernement, créant pour l'occasion l'Alliance solaire. C'est alors qu'elle découvre, au-delà de Neptune, un artefact d'origine inhumaine. Artefact qui s'avère être un tunnel spatial ouvrant la voie vers d'autres systèmes solaires, comprenant eux-mêmes d'autres tunnels : un véritable réseau, aisément cartographiable, qui offre pour ainsi dire l'univers aux humains. Cette technologie du voyage instantané, créée par une race extraterrestre depuis longtemps disparue (un trope de la S-F), est basée sur une science physique largement au-delà de la compréhension humaine, ce qui n'empêche pas les hommes de l'utiliser de façon intensive : colonisation, exploration, commerce : la civilisation solaire rayonne dans toutes les directions. Jusqu'à ce qu'elle rencontre sa première race extraterrestre hostile : les Faucheurs. Une race belliqueuse à l'extrême, d'une xénophobie incroyable, refusant toute forme de communication. Les Faucheurs préfèrent le suicide à la capture, ne font pas de prisonniers, détruisent tout sur leur passage… L'Alliance solaire se retrouve alors en guerre. Une guerre étrange à laquelle elle ne comprend pas grand-chose, ne sachant rien des motivations de l'ennemi. Et puis, la guerre est lointaine. En effet, les deux belligérants, sachant l'un et l'autre se servir du réseau de tunnels, et d'un niveau technologique équivalent, ont pris soin de protéger leur berceau pour porter le gros des affrontements dans les colonies galactiques. Mais bientôt cet équilibre fragile est menacé : les Faucheurs semblent faire un terrible bond technologique, inventant une sorte de champ de protection autour de leurs vaisseaux qui rend n'importe quel type de tir inefficace. Les vaisseaux Faucheurs deviennent invulnérables. Dans le même temps, une équipe d'explorateurs humains, composée de divers spécialistes scientifiques, découvre dans une galaxie éloignée une planète que les autochtones appellent Monde. Les scientifiques sont vivement intrigués par cette civilisation qui n'a pas encore atteint le niveau de la machine à vapeur et semble vivre une véritable utopie, qu'elle appelle la Réalité Partagée. Dans cette Réalité Partagée, toute pensée personnelle, individuelle, en désaccord avec la pensée communautaire, est impossible. La réalité est une, unique, partagée par tous. La violence, le mensonge sont bannis. Toute opposition avec la communauté entraîne une sanction physique immédiate : un mal de tête effroyable. Les militaires sont encore plus intéressés par Monde. En effet, une des lunes qui gravitent autour de la planète est en fait un artefact qui, après analyse, s'avère être de même facture que les tunnels. Ce n'en est pourtant pas un. Les premiers essais prouvent que cet objet est une arme extrêmement puissante, capable de renverser le cours de la guerre et de vaincre définitivement les Faucheurs. Ils démontrent également que la présence de cet artefact est indispensable à l'équilibre de la civilisation mondienne : l'extraire de son berceau pour l'emmener vers le système solaire condamnerait du même coup les Mondiens à la disparition.

Il va falloir choisir…

Dans hard science, il y a science, bien sûr, mais il y a aussi hard. Et dure, notre auteure l'est ! Savez-vous ce qu'est un attracteur étrange, un espace Calabi-Yau, la dimension d'Hausdorff ? Oui ? Alors allez-y, vous n'avez pas à vous faire de souci, tout se passera bien. Dans le cas contraire, il faudra un tantinet s'accrocher. Nancy Kress est une auteure exigeante, autant envers ses lecteurs qu'envers elle-même. D'ailleurs, la dédicace du second volume, reproduite ici in extenso tant elle est savoureuse, est sans ambiguïté : « À Charles Sheffield, fondateur de l'Association pour la Promotion de l'Erudition scientifique auprès de ceux qui se présentent comme étant des Ecrivains de Science-Fiction. » Voilà, tout est dit. Car pour pouvoir suivre les développements scientifiques de cette trilogie de haute volée, il faut davantage qu'une simple connaissance de base de la physique. Ainsi, celles et ceux qui ne sont pas au fait des dernières découvertes en physique quantique seront vite largués par ce qui s'apparente parfois à une logorrhée scientifique difficile à appréhender pour le commun des mortels. Et le moins qu'on puisse dire, c'est que Nancy Kress ne s'attarde pas vraiment sur les explications de texte : on suit… ou pas. Heureusement, cela n'entrave en rien la progression et l'intérêt de l'histoire. Car dans cette très intéressante trilogie (étonnamment dépourvue de titre générique), il y en a pour tous les goûts. On y trouve aussi de l'anthropologie, de la psychologie, de la sociologie, de la biologie, de la géologie, de la botanique… Un panel extrêmement large qui permet à l'histoire de rencontrer un public plus large que celui, un peu limité, des sciences dites dures.

Mais… Car évidemment, il y en a un. Si Nancy Kress joue facilement avec la science, on la sent moins à l'aise avec le « pathos ». Si tout ce qui ressort de la science bénéficie d'une écriture rapide et serrée, les passages narratifs ayant trait à l'émotion, aux descriptions, à l'ambiance, sont beaucoup plus flous et relâchés. Ainsi, les personnages ne sont que peu intéressants, certains trop proches de la caricature, leurs émotions et leurs intérêts personnels trop rapidement parcourus. On a du mal à vraiment s'identifier, s'attacher à eux. Tout ce qui se rapporte aux cinq sens du lecteur est négligé : l'ambiance, le décor — on attend le troisième tome pour avoir la description d'un village Mondien —, les sons, les couleurs, il n'y a pas grand-chose dans ce récit qui nous permet de nous impliquer, et c'est avec un certain détachement que l'on assiste à ce qui se déroule sur la planète Monde.

Mais intéressons-nous de plus près aux trois tomes.

Le premier, Réalité Partagée, est assez statique. L'action se déroule en deux endroits. Une partie prend place sur Monde, l'autre dans l'espace proche de la planète. Le ton de ces deux récits est fort différent. L'équipe de scientifiques qui débarque sur la planète peine à nous rendre les choses intéressantes. On les suit dans leur installation, leurs découvertes, leur engagement, mais de manière détachée, sans vraiment se sentir concerné. Il y a pas mal de longueurs, l'action est molle et hésitante, l'aspect diplomatie peu exaltant. À l'opposé, l'enquête scientifique ultra secrète effectuée par les militaires dans l'espace autour de l'artefact est passionnante. C'est une course contre la montre, l'écriture est soignée, nerveuse, sans temps morts. La collision de ces deux parties, censée être le temps fort du récit, n'harmonise que vaguement l'histoire et laisse un goût d'inachevé.

Le deuxième tome, Artefacts, est une resucée du premier. L'arrivée de quelques nouveaux personnages, qui viennent s'ajouter aux principaux protagonistes du premier volet, permet de varier les points de vue, sans pour autant révolutionner le ton du récit. L'action se resserre et n'a plus lieu que sur la planète. La confrontation entre la civilisation techniquement sous-développée de Monde et celle, ultra sophistiquée, des humains, aurait pu générer un récit plus prenant. Malheureusement, l'auteure prend bien soin de compartimenter ces deux univers de façon à ce qu'il n'y ait que le minimum d'interactions, ce qui affadit l'histoire. La partie scientifique reste passionnante, même si quelques maladresses d'écriture viennent entraver le récit. Autant, pour expliquer ce qu'est la Réalité Partagée, Kress excelle dans le « show don't tell », autant, pour tout ce qui est scientifique, elle se contente de plaquer ici et là des pavés explicatifs insérés de façon artificielle par le biais du recourt au monologue interne ou la tentative d'explication de la part d'un scientifique qui prend en pitié le pauvre couillon de l'équipe qui essaye de suivre — couillon en question qui est tout de même le militaire chargé de toutes les décisions…

L'ultime volet, Les Faucheurs, change de ton. L'action éclate dans toutes les directions, et l'on a là une espèce de thriller scientifico-politique vraiment excitant. Complots, manœuvres politiques, enlèvements, coup d'état, fuites désespérées, découverte scientifique majeure : tout y est. On traverse plusieurs systèmes planétaires, aller-retour, et on rencontre enfin les fameux Faucheurs ! Pourtant, là aussi, difficile de ne pas se départir d'une certaine déception. Le minimum narratif syndical n'est pas toujours respecté. Kress se contente d'une description physique sommaire, d'une vision fugace d'un bout de l'intérieur d'un vaisseau, point. C'est le Grand Ennemi dans toute sa splendeur, diabolisé, intraitable, terrifiant, pire qu'un Klingon de base. On se croirait revenu au temps de la guerre froide. Une caricature de Grand Méchant qui tend à disparaître de la S-F moderne, et que l'on retrouve ici avec surprise, au milieu d'un récit à la pointe de la science. Ceci dit, l'humanité de cette trilogie flirte aussi avec la caricature, alors…

Bref, voici une histoire plus basée sur le mental que sur les émotions, difficile d'accès pour les non scientifiques, adoucie cependant par un troisième volet un peu plus « rock ». Un récit exigeant, parfois aride, mais qui reste passionnant et que l'on suit fort bien, même si, çà et là, on l'a dit, le niveau scientifique est un défi à la compréhension. Reste que Nancy Kress est une auteure assez peu publiée en France et qui vaut le détour. À l'heure où la véritable science-fiction se fait de plus en plus rare, on saluera donc ici l'éditeur pour la publication de cette volumineuse trilogie inédite, certes non exempte de défauts mais néanmoins tout à fait digne d'intérêt, avec qui plus est une mention spéciale pour les trois couvertures splendides de Stéphan Martinière.

Forteresse

Vingt ans après Le Jeu du monde de Michel Jeury paraît, enfin, un roman francophone dans la collection « Ailleurs & Demain ». On attendait donc beaucoup de ce Forteresse qui a su répondre aux exigences de Gérard Klein, après avoir été retenu par les défuntes éditions ISF. Et nos attentes ne sont pas déçues.

Dans les années 2030, les multinationales se livrent une guerre sans merci. La tête des plus grands patrons est mise à prix. Brian Mannering, président de la Haviland Corporation, est sans conteste l'un des plus menacés : outre ses concurrents, l'Union des Etats Bibliques Américains a juré sa perte. La Haviland a, en effet, transféré son siège social en Europe, afin de dénoncer la doctrine ultra religieuse des ex-USA. Mannering vit donc réfugié dans une forteresse en Espagne, d'où il ne sort qu'en de très rares occasions. Pourtant, les menaces à son encontre se précisent sous la forme d'une opération dont le nom de code est Ghost. Adrian Clayborne, chef de la sécurité de la Haviland, utilise toutes les ressources à sa disposition pour contrer ce mystérieux fantôme. Son enquête ne lui laisse aucun répit, le mène en Suède, en Californie (désormais république indépendante)… Pourtant, il se peut que le danger soit déjà présent dans la forteresse en la personne de Sherylin Leighton, nouvelle maîtresse du président. Parallèlement à cette intrigue principale, on suit de nombreux autres personnages, et il faudra attendre le dénouement pour comprendre ce qui les relie. C'est l'une des forces du roman : sa construction implacable, qui nous fait aller et venir d'un personnage à l'autre, d'une année à l'autre, jusqu'à la révélation finale, d'une évidence trompeuse.

Forteresse pourrait n'être qu'un thriller haletant (ce qui serait déjà plus qu'honorable). Mais par petites touches, au détour de chaque page, Panchard dresse un portrait de notre futur proche d'autant plus effrayant qu'il est hautement crédible : repli fanatique de la quasi-totalité des USA, guerres de religion en Europe conduisant au massacre des musulmans, batailles économiques dégénérant en règlement de comptes militaires… Certains propos ou pensées des personnages font d'ailleurs froids dans le dos et ne sont surtout pas à prendre au premier degré.

Georges Panchard nous offre, quelques mois après La Horde du contrevent d'Alain Damasio, un autre très bon roman francophone dans le domaine de l'imaginaire. Le premier se démarquait grâce à son écriture éblouissante, le second brille par sa fluidité, les deux ont en commun la description d'un univers parfaitement crédible. Ce qui est plus qu'inquiétant, avec Forteresse, c'est que la société en question sera peut-être la nôtre… pas ailleurs, mais demain.

Kitty Lord et le secret des Nephilim

Kitty est une jeune orpheline détestée de tous. Pourquoi ? Tout simplement parce que Kitty crée des situations un peu bizarres lorsqu'elle est en colère. Est-ce sa faute après tout si un chewing-gum manque d'étouffer un garçon qui lui tapait sur le système ? Est-elle responsable de la pluie de pierres qui s'abat sur la ville ? C'est en tout cas ce que pense le responsable du Centre Genesis, Markhtus Gornic, qui la fait enlever pour l'étudier sous toutes les coutures dans son Département Psi avec d'autres enfants peu ordinaires…

Qui a dit que la littérature jeunesse plongeait du côté obscur ? Moi ! Et ce Kitty Lord en est un exemple des plus frappants. Les enfants sont les cibles d'adultes manipulateurs dénués de scrupules n'hésitant pas à les torturer, voire les tuer s'ils deviennent gênants ; des enfants qui prennent conscience de leurs pouvoirs fabuleux au point que certains, dans leur « innocence infantile », se prennent à vouloir devenir maîtres du mal… Vous avez dit noirceur ? La course pour la survie qu'entame Kitty semble vouée à l'échec et pourtant, elle poursuit son but : se libérer des méchants, mais aussi se comprendre elle-même.

Car c'est évidemment à une quête de soi, un passage de l'enfance à l'âge adulte, ô combien cruel ici, que nous invite le livre. Kitty se cherche, se méfie des autres mais aussi d'elle-même. Elle prend peu à peu conscience qu'elle est un danger pour tous ceux qui l'entourent. Un vrai dilemme d'adolescente.

L'écriture est assez directe et efficace. On regrettera toutefois, comme souvent dans les romans « jeunesse », que les péripéties s'enchaînent parfois trop rapidement. Certains passages en deviennent bancals et perdent en crédibilité. Dommage aussi que la fin, qui augure une suite, soit si évidente. Suite qu'on attend malgré tout, histoire d'en savoir un peu plus sur les pouvoirs de Kitty Lord et les fameux Nephilim du titre, méchants qui, comme tous bon méchants qui se respectent, aspirent à régner sur le monde…

L’enfant du hors-monde

Mais pourquoi ces trois enfants fuient-ils ? Et que fuient-ils ? Leurs capacités hors du commun les mettraient-elles en danger ? Et qui sont ces deux hommes et cette femme aux allures patibulaires et à la détermination sans faille ? Une détermination telle qu'elle les pousse à user de violence contre des enfants… magiques ?

Autant de questions auxquelles ce livre répond en propulsant le lecteur dans une aventure sans temps mort au sein d'un univers sombre et violent. Un monde où la magie n'est pas qu'histoire de claquements de doigts mais plutôt d'énergies, mais aussi de douleur et de fatigue, d'erreurs et de souffrances. Un monde où tout est faux-semblant, où les bons ne le sont pas toujours autant qu'on le croit et les méchants pas toujours volontairement. Un monde torturé qui développe des personnages torturés et fouillés. Autant dire, une foultitude de qualités d'entrée…

Que ce livre s'adresse à la jeunesse (à partir de 12 ans tout de même, comme indiqué sur la quatrième de couverture) est un peu surprenant. Il démarre comme un thriller américain, avec une course-poursuite qui ne fait qu'annoncer malheurs et catastrophes pour les protagonistes, mais aussi pour le monde qui les entoure, et continue sur sa lancée sans faiblir dans un univers des plus obscur. On ne trouvera d'ailleurs rien d'étonnant à ce que les plus grands malheurs proviennent de la force incontrôlée d'une gosse de quatre ans… Ca fait d'autant plus frissonner que le tout est assez crédible (pour peu qu'on veuille bien trouver un semblant de crédibilité dans un récit tournant autour de la magie et des sortilèges). L'écriture est nerveuse, sans fioriture, et plonge le lecteur au cœur de l'intrigue sans prendre les sentiers touristiques. Ca pulse, c'est excitant, c'est extrêmement sombre, on l'a dit, et le final incite immédiatement à se ruer sur la suite. Voilà certes et encore une nouvelle série, mais après tout, quand c'est bon, il faut en profiter.

L’édit barbare

Leike Chu est aujourd'hui la Maîtresse de l'Ordre des Neuf Rameaux. Mais son ascension ne s'est pas faite sans peine. Tout a commencé après que l'Empire a imposé l'Edit Barbare dont le premier article disait : « Tu n'écriras point ! » Tout signe, toute marque ressemblant à de l'écriture était bannie. La mort pouvait même sanctionner les rebelles. Plus d'écriture, donc plus de livres, donc plus de culture. Mais certains décidèrent de résister dans l'ombre, pour redonner sa place à l'écrit au sein de l'Empire. Leike Chu ne fut évidemment pas étrangère à ce changement…

L'éditeur clame haut et fort que l'auteur est un linguiste chevronné, qui a même inventé un langage universel écrit, l'UNIDEO (l'espéranto du stylo ?), ce qui donnerait un crédit supplémentaire au livre. Oublions cette pub un tantinet déplacée (comme toutes les pubs d'éditeur, non ?) et intéressons-nous à ce qui est, il faut bien l'avouer, une quête de fantasy de plus — mais après tout, n'est-ce pas ce que l'on recherche quand on ouvre ce genre de bouquin ?

Il est vrai que l'idée de l'interdiction de l'écriture est intéressante et fait écho à ce qui se passe dans de nombreux pays aujourd'hui, tous ces « empires » où les premières victimes sont la culture et les intellectuels de tous poils. Dans le monde de Leike Chu, le fait même d'écrire est un crime sévèrement puni. Mais la magie se mêlant de tout, Leike Chu va se retrouver porteuse d'un pouvoir qui, bien qu'encore mystérieux dans ce premier tome, augure d'une puissance incommensurable. En tout cas, capable de changer le monde.

Tout démarre avec un symbole qui se répète à divers endroits, sous différentes formes. Un symbole qui semble sonner le glas de l'Edit Barbare, mais qui augure surtout d'une foule d'ennuis pour Leike Chu. Evidemment, tout cela ne sera pas facile à gérer, surtout pour une adolescente qui ne connaît pas grand-chose à la vie.

Tous les éléments d'une quête efficace doublée d'un récit initiatique sont mis en place au milieu de quelques péripéties mouvementées dans le premier tome de cette trilogie (trilogie : maladie grave et contagieuse touchant particulièrement la fantasy…). Au total, l'ensemble est plaisant, classique mais bien mené. Les amateurs de fantasy inattendue et inédite passeront leur chemin ; les autres trouveront là un agréable moment de détente.

La machine à remonter les rêves

Après l'excellent Mission Alice, anthologie conçue autour de Lewis Carroll, après Les Ombres de Peter Pan, hommage au lutin malicieux créé par J. M. Barrie, Richard Comballot, ici aidé de Johan Heliot, salue le centenaire de la mort de Jules Verne avec ce choix de dix-huit récits. Son vaste univers est moins facile à cerner que celui de Carroll ou de Barrie puisqu'il concerne les voyages autant que les inventions extraordinaires ; on trouvera donc là aussi bien des uchronies que du steampunk ou des récits de science-fiction que Verne aurait pu écrire s'il avait vécu à une autre époque. La large palette de possibilités n'entraîne cependant pas une trop grande dispersion.

Dans le registre de l'aventure, Verne vit la plupart de ses voyages, cherchant le sphinx des glaces (« La Mystérieuse Antarctide » de Christian Vilà), contrant des personnages de ses œuvres : le Dr Ox (« On A Volé Le Pôle magnétique », d'Hervé Jubert), Wilhelm Storitz (« Le Retour de Wilhelm Storitz » de Daniel Walther), Phileas Fogg dans « Cuit dur » de Xavier Mauméjean, délirant récit multipliant les références, jusqu'à inclure la recherche d'un faucon solaire qui inspirera à Verne journaliste une aventure de Philippe Marelaut ! C'est aussi l'occasion d'aborder les thèmes que Verne n'a pas traités : les univers parallèles (« Eve, à tout jamais », de Michel Jeury qui signe là son retour à la S-F), les extraterrestres, le voyage dans le temps, la mécanique quantique (dans « Le Gouffre aux chimères » de Serge Lehman, un autre revenant, Verne est le père de la résurgence quantique) mais aussi l'élixir de mémoire qui aide le personnage du récit d'Ugo Bellagamba, s'inspirant du rayon vert, à retrouver un amour perdu (« Non-absinthe »). Les personnages les plus fréquents sont le capitaine Némo, devenu un conquérant de Mars (« 20000 lieues dans l'espace », de Jean-Pierre Vernay) et Wilhelm Storitz, dont le machiavélisme a été source d'inspiration. Outre l'invisibilité, il serait également capable, pour Michel Pagel, de voyager dans le temps (« Le Véritable Secret de Wilhelm Storitz »).

Parmi les personnages réels mis en scène, Hetzel est moins souvent évoqué qu'on ne pouvait le penser alors que le fils est beaucoup plus présent : à Michel Verne, qui a considérablement remanié certaines de ses œuvres, Jules écrit des lettres relatant des épisodes inconnus de sa vie ou des projets de roman. Parmi ses contemporains, son concurrent Wells est considéré comme un plagiaire (« La Guerre des mondes a bien eu lieu » de Pierre Stolze) auquel l'auteur lègue d'ailleurs les romans qu'il n'aura pas le temps d'écrire, Méliès et Nadar, dont les images magiques permettent de rendre réelle la fiction (« Magicis in Mobile » de Pierre Pevel) ou au contraire de retirer de l'âme aux personnages réels : Ardan, le personnage de Verne, anagramme de Nadar, est-il impressionnable sur la pellicule (« Blanc partout » de Michel Lamart) ?

La fascination qu'exerce son œuvre incite plusieurs auteurs à le ressusciter avec des aléas divers : Richard Canal le recrée à partir d'une machine analysant ses textes mais c'est Michel qui apparaît (« Le Dieu mécanique »), Jean-Pierre Hubert et Serge Ramez le clonent mais obtiennent soit le fils, soit le père et Hetzel, un père très priapique, d'ailleurs (« La Journée d'un écrivain français en 2889 ») ; quant au triste exemplaire de Jean-Jacques Girardot, il sert de guide aux élèves du futur (« Une Visite au pavillon Jules Verne »). Cette œuvre est si complète qu'elle est un univers en soi et que pour bien des auteurs, il s'est forcément mis à exister ; outre les nouvelles de Pevel et Lamart traitant du rapport entre le rêve et la réalité, les récits de Philippe Curval (où un personnage de « La Chasse au météore » s'introduit dans l'esprit de Verne pour changer ses écrits) et Jacques Barbéri (« La Machine à remonter les rêves ») exploitent des idées similaires, la plus belle étant sans conteste celle de Fabrice Colin qui peuple le néant de pensées : Michel Verne enferme le lecteur dans l'univers de son père où s'affrontent deux personnages, mélanges des héros de Verne et symbolisant le conflit irrésolu de l'auteur entre l'Imaginaire et la Science (« Intervention forcée en milieu crépusculaire »).

L'anthologie se clôt par une postface de François Angelier sur l'auteur et son œuvre et par une anecdote rapportée par Luc Dutour, dont on cherche l'intérêt.

À lire ces récits de bonne tenue, il est clair que, comme l'affirment Comballot et Heliot, Jules Verne n'a pas fini de faire rêver.

Millenium People

[Chronique portant sur Crash ! et Millenium People.]

À l'origine influencé par le surréalisme, James Graham Ballard est décidément l'auteur de science-fiction ayant le mieux cerné notre monde contemporain, mieux que n'importe quel auteur, au-delà des étiquettes et des genres. Depuis Crash ! et La Foire aux atrocités, ses romans se situent véritablement au cœur du réel.

Né à Shangaï en 1930, Ballard n'a jamais joué la carte des futurs ou espaces lointains. La séparation d'avec ses parents pendant son enfance explique peut-être ce parti pris : livré à lui-même dans Shangaï, interné dans un camp de prisonniers japonais à onze ans, en Mandchourie, c'est vivre un exotisme radical dans l'ici et maintenant ; L'Empire du soleil (disponible chez Folio), adapté à l'écran par Spielberg, relate de façon romanesque cette période dramatique, à la troisième personne. La distanciation par la fiction, déjà. Ballard ne s'embarque pas pour les étoiles, estimant le rêve mort sitôt après avoir commencé. Sa première période littéraire est catastrophiste, comme tout Britannique qui se respecte, avec notamment une tétralogie mettant successivement en scène les quatre éléments : Le Monde englouti, La Forêt de cristal, Le Vent de nulle part, Sécheresse. Les paysages surréalistes qu'il y décrit se rapprochent déjà des paysages intérieurs, oniriques, qui annoncent la période suivante, faite d'expériences narratives, de jeux d'écriture, décrivant par fragments les restes d'un mythe brisé où la conquête spatiale est abandonnée, où plages et hôtels déserts sont le signe de la lente déliquescence de la société, comme en témoignent maints titres de recueils de nouvelles : La Plage ultime, Vermillion Sands, Mythes d'un futur proche.

Crash !, en 1973, suit ce constat d'échec : le premier volume de la trilogie de béton (avec L'île de béton et I.G.H.) tente d'explorer la mythologie du monde moderne, sur fond de prolifération du béton et de prolongation technologique du corps. Prophétique par de maints aspects, le roman explore jusqu'au bout les obsessions contemporaines ; nul besoin de vernis S-F : celle-ci est passée dans la réalité et nous vivons dans une sorte de fiction permanente.

Après un accident de voiture, le narrateur James Ballard se trouve face à la femme blessée dont il vient de tuer le mari. Ce choc développe chez lui une obsession pour la tôle froissée qui n'échappe pas à Vaughan qui l'enrôle dans ses morbides projets artistiques. Il reconstitue en effet les accidents automobiles célèbres, celui de James Dean par exemple, et exhibe ses cicatrices comme des trophées. Son rêve est de mourir dans un accident de voiture avec Elisabeth Taylor. Dès lors, la sexualité de Ballard se confond avec l'érotisme de l'objet automobile. Il participe aux fantasmes de Vaughan, voire les renforce, dans la mesure où ceux-ci seraient dépourvus de signification s'ils n'avaient pas un public. Les noces technologiques de la chair et du métal sont ici décrites avec une précision chirurgicale. Le désir est sans affect, le plaisir et la souffrance se confondent dans l'impact avec la Machine, les plaies et les cicatrices sont les nouvelles images sexuelles célébrant cette rencontre sauvage avec le symbole technologique de l'automobile, ses chromes étincelants, ses banquettes de vinyle tachées de sperme, ses tôles froissées perlées de sang.

Le récit ne prend jamais le parti d'inquiéter ni de condamner, il se contente de décrire, avec un hyperréalisme monomaniaque. Le récit est efficient, fonctionnel, à l'image de la machine et de la société contemporaine, sans âme, sans finalité. On éprouve un sentiment de béance à lire ce roman, un vertige devant la vacuité de cette énergie brute qui déborde le narrateur. Ballard parle de « logique perverse plus puissante que la raison » et revendique ce livre comme le premier roman pornographique fondé sur la technologie et aussi comme une apocalypse prémonitoire. Le temps lui a donné raison : dans sa préface à l'édition française, en 1974, il parlait déjà de « mise en garde contre ce monde brutal aux lueurs criardes qui nous sollicite de façon toujours plus pressante en marge du paysage technologique. » Tout le monde a encensé ce roman prophétique : Baudrillard y a vu le grand roman de l'ère de la simulation, des thèses lui ont été consacrées et l'adaptation à l'écran, somme toute tardive (1996 — mais il fallait attendre que le public des salles obscures soit prêt à accepter ce type de fiction) a achevé de faire de Crash ! un mythe contemporain. Ce n'est pas un hasard si l'œuvre fut adaptée par David Cronenberg, qui avait déjà filmé en 1983 l'impact de la technologie sur le corps humain avec Vidéodrome.

Millenium people, son dernier roman, ne fait que confirmer ce constat trentenaire. Après un détour par la littérature générale, Ballard est revenu en force dans la science-fiction avec Super-Cannes et La Face cachée du soleil, qui poursuivent sa description de la décadence lente de nos sociétés. Dans Millenium people, ce sont les bourgeois, classe très conservatrice, qui se révoltent : dans la coquette banlieue londonienne de la Marina de Chelsea, médecins et cadres supérieurs refusent de payer leur loyer, volent leur nourriture dans les supermarchés et saccagent leurs biens. Ce ras-le-bol de la société de consommation est justifié par la paupérisation de la classe moyenne qui perd ses repères en même temps qu'elle perd son train de vie. Comme l'observe l'auteur dans un entretien à Lire, « la consommation entraîne, tôt ou tard, l'insatisfaction. Et de l'insatisfaction naît l'ennui. Or, de l'ennui peut naître la révolte » (n°332, février 2005). Les « prolos en costume trois pièces » plastiquent donc les vidéothèques et incendient la Cinémathèque. Le pathétique et le grotesque se mêlent dans cette révolution qui serait réellement une farce dérisoire si des éléments extrémistes n'avaient joué aux terroristes.

Pour avoir perdu son ex-femme dans un attentat, le psychologue David Markham se lance sur la trace de ses auteurs. C'est ainsi qu'il intègre un mouvement clandestin dirigé par Richard Gould, un charismatique médecin bien décidé à dénoncer le vide de nos existences, à provoquer un sursaut salutaire. Comme dans Crash !, mais aussi Super-Cannes, un déséquilibré éclairé permet de voir au-delà de la surface des choses et l'enquêteur neutre, désireux de comprendre, est initié à la logique perverse des révolutionnaires. Ceux-ci n'ont même pas de véritable cible : « Nous n'aimons pas le genre de personnes que nous sommes devenues », clament-ils ; ils ne peuvent que s'attaquer à ce qu'ils ont adoré. Une fois de plus, le narrateur est en quête de sens : le spectre du 11 septembre et des attentats aveugles plane sur ce roman. La gratuité, la mort frappant au hasard effraie car elle renvoie à la vacuité de l'existence comme à la fragilité de la civilisation qu'un moindre grippement des rouages peut mettre à mal.

Cette fois, le détachement ballardien disparaît sous l'humour, très pince-sans-rire. La charge est féroce, la satire au vitriol. Le récit grinçant ne suscite pas moins le malaise, car si le diagnostic prête à rire, il n'existe aucun remède apparent. Tout le monde s'accorde à penser que nous multiplions les actions dépourvues de sens pour notre plus grand désarroi, mais personne ne sait plus quoi faire pour rendre le monde moins dangereux.

Pour Ballard, la S-F est morte depuis que l'homme a marché sur la lune. Il définit ce qu'il écrit comme de la fiction réaliste extrême. À y bien réfléchir, n'est-ce pas précisément une belle définition de la science-fiction ?

S-F ou pas, Millenium People est un roman aussi jubilatoire qu'enrichissant par sa réflexion sur les contradictions de nos sociétés et leur avenir. Quant à Crash !, non seulement il n'a pas pris une ride, mais sa relecture de nos jours le fait briller d'éclats nouveaux.

Crash !

[Chronique portant sur Crash ! et Millenium People.]

À l'origine influencé par le surréalisme, James Graham Ballard est décidément l'auteur de science-fiction ayant le mieux cerné notre monde contemporain, mieux que n'importe quel auteur, au-delà des étiquettes et des genres. Depuis Crash ! et La Foire aux atrocités, ses romans se situent véritablement au cœur du réel.

Né à Shangaï en 1930, Ballard n'a jamais joué la carte des futurs ou espaces lointains. La séparation d'avec ses parents pendant son enfance explique peut-être ce parti pris : livré à lui-même dans Shangaï, interné dans un camp de prisonniers japonais à onze ans, en Mandchourie, c'est vivre un exotisme radical dans l'ici et maintenant ; L'Empire du soleil (disponible chez Folio), adapté à l'écran par Spielberg, relate de façon romanesque cette période dramatique, à la troisième personne. La distanciation par la fiction, déjà. Ballard ne s'embarque pas pour les étoiles, estimant le rêve mort sitôt après avoir commencé. Sa première période littéraire est catastrophiste, comme tout Britannique qui se respecte, avec notamment une tétralogie mettant successivement en scène les quatre éléments : Le Monde englouti, La Forêt de cristal, Le Vent de nulle part, Sécheresse. Les paysages surréalistes qu'il y décrit se rapprochent déjà des paysages intérieurs, oniriques, qui annoncent la période suivante, faite d'expériences narratives, de jeux d'écriture, décrivant par fragments les restes d'un mythe brisé où la conquête spatiale est abandonnée, où plages et hôtels déserts sont le signe de la lente déliquescence de la société, comme en témoignent maints titres de recueils de nouvelles : La Plage ultime, Vermillion Sands, Mythes d'un futur proche.

Crash !, en 1973, suit ce constat d'échec : le premier volume de la trilogie de béton (avec L'île de béton et I.G.H.) tente d'explorer la mythologie du monde moderne, sur fond de prolifération du béton et de prolongation technologique du corps. Prophétique par de maints aspects, le roman explore jusqu'au bout les obsessions contemporaines ; nul besoin de vernis S-F : celle-ci est passée dans la réalité et nous vivons dans une sorte de fiction permanente.

Après un accident de voiture, le narrateur James Ballard se trouve face à la femme blessée dont il vient de tuer le mari. Ce choc développe chez lui une obsession pour la tôle froissée qui n'échappe pas à Vaughan qui l'enrôle dans ses morbides projets artistiques. Il reconstitue en effet les accidents automobiles célèbres, celui de James Dean par exemple, et exhibe ses cicatrices comme des trophées. Son rêve est de mourir dans un accident de voiture avec Elisabeth Taylor. Dès lors, la sexualité de Ballard se confond avec l'érotisme de l'objet automobile. Il participe aux fantasmes de Vaughan, voire les renforce, dans la mesure où ceux-ci seraient dépourvus de signification s'ils n'avaient pas un public. Les noces technologiques de la chair et du métal sont ici décrites avec une précision chirurgicale. Le désir est sans affect, le plaisir et la souffrance se confondent dans l'impact avec la Machine, les plaies et les cicatrices sont les nouvelles images sexuelles célébrant cette rencontre sauvage avec le symbole technologique de l'automobile, ses chromes étincelants, ses banquettes de vinyle tachées de sperme, ses tôles froissées perlées de sang.

Le récit ne prend jamais le parti d'inquiéter ni de condamner, il se contente de décrire, avec un hyperréalisme monomaniaque. Le récit est efficient, fonctionnel, à l'image de la machine et de la société contemporaine, sans âme, sans finalité. On éprouve un sentiment de béance à lire ce roman, un vertige devant la vacuité de cette énergie brute qui déborde le narrateur. Ballard parle de « logique perverse plus puissante que la raison » et revendique ce livre comme le premier roman pornographique fondé sur la technologie et aussi comme une apocalypse prémonitoire. Le temps lui a donné raison : dans sa préface à l'édition française, en 1974, il parlait déjà de « mise en garde contre ce monde brutal aux lueurs criardes qui nous sollicite de façon toujours plus pressante en marge du paysage technologique. » Tout le monde a encensé ce roman prophétique : Baudrillard y a vu le grand roman de l'ère de la simulation, des thèses lui ont été consacrées et l'adaptation à l'écran, somme toute tardive (1996 — mais il fallait attendre que le public des salles obscures soit prêt à accepter ce type de fiction) a achevé de faire de Crash ! un mythe contemporain. Ce n'est pas un hasard si l'œuvre fut adaptée par David Cronenberg, qui avait déjà filmé en 1983 l'impact de la technologie sur le corps humain avec Vidéodrome.

Millenium people, son dernier roman, ne fait que confirmer ce constat trentenaire. Après un détour par la littérature générale, Ballard est revenu en force dans la science-fiction avec Super-Cannes et La Face cachée du soleil, qui poursuivent sa description de la décadence lente de nos sociétés. Dans Millenium people, ce sont les bourgeois, classe très conservatrice, qui se révoltent : dans la coquette banlieue londonienne de la Marina de Chelsea, médecins et cadres supérieurs refusent de payer leur loyer, volent leur nourriture dans les supermarchés et saccagent leurs biens. Ce ras-le-bol de la société de consommation est justifié par la paupérisation de la classe moyenne qui perd ses repères en même temps qu'elle perd son train de vie. Comme l'observe l'auteur dans un entretien à Lire, « la consommation entraîne, tôt ou tard, l'insatisfaction. Et de l'insatisfaction naît l'ennui. Or, de l'ennui peut naître la révolte » (n°332, février 2005). Les « prolos en costume trois pièces » plastiquent donc les vidéothèques et incendient la Cinémathèque. Le pathétique et le grotesque se mêlent dans cette révolution qui serait réellement une farce dérisoire si des éléments extrémistes n'avaient joué aux terroristes.

Pour avoir perdu son ex-femme dans un attentat, le psychologue David Markham se lance sur la trace de ses auteurs. C'est ainsi qu'il intègre un mouvement clandestin dirigé par Richard Gould, un charismatique médecin bien décidé à dénoncer le vide de nos existences, à provoquer un sursaut salutaire. Comme dans Crash !, mais aussi Super-Cannes, un déséquilibré éclairé permet de voir au-delà de la surface des choses et l'enquêteur neutre, désireux de comprendre, est initié à la logique perverse des révolutionnaires. Ceux-ci n'ont même pas de véritable cible : « Nous n'aimons pas le genre de personnes que nous sommes devenues », clament-ils ; ils ne peuvent que s'attaquer à ce qu'ils ont adoré. Une fois de plus, le narrateur est en quête de sens : le spectre du 11 septembre et des attentats aveugles plane sur ce roman. La gratuité, la mort frappant au hasard effraie car elle renvoie à la vacuité de l'existence comme à la fragilité de la civilisation qu'un moindre grippement des rouages peut mettre à mal.

Cette fois, le détachement ballardien disparaît sous l'humour, très pince-sans-rire. La charge est féroce, la satire au vitriol. Le récit grinçant ne suscite pas moins le malaise, car si le diagnostic prête à rire, il n'existe aucun remède apparent. Tout le monde s'accorde à penser que nous multiplions les actions dépourvues de sens pour notre plus grand désarroi, mais personne ne sait plus quoi faire pour rendre le monde moins dangereux.

Pour Ballard, la S-F est morte depuis que l'homme a marché sur la lune. Il définit ce qu'il écrit comme de la fiction réaliste extrême. À y bien réfléchir, n'est-ce pas précisément une belle définition de la science-fiction ?

S-F ou pas, Millenium People est un roman aussi jubilatoire qu'enrichissant par sa réflexion sur les contradictions de nos sociétés et leur avenir. Quant à Crash !, non seulement il n'a pas pris une ride, mais sa relecture de nos jours le fait briller d'éclats nouveaux.

Market Forces

[Chronique commune à Carbone modifié, Anges déchus et Market Forces.]

« – Tu veux savoir comment on fait un Diplo ? Je vais te le dire. Ils prennent ta psyché, et ils grillent les mécanismes de limitation de violence. Les signaux de reconnaissance de soumission, les dynamiques de hiérarchie, les loyautés de groupe. Tout ça disparaît, un neurone à la fois… pour être remplacé par une volonté consciente de faire mal.

Il m’a regardé en silence.

– Tu comprends ? Il aurait été plus facile pour moi de te tuer. Il a fallu que je me force pour arrêter. C’est ça un Diplo, Curtis. Un humain réassemblé, un artifice. »

Carbone modifié, pages 203-204.

Takeshi Kovacs faisait partie des Corps Diplomatiques avant de trouver la mort sur Harlan, une lointaine colonie terrestre. Et voilà qu’il se réveille à des années-lumière de la chambre où il s’est fait trouer la poitrine, sur Terre, dans la région de San Francisco, désormais appelée Bay City. Son esprit sauvegardé a été chargé dans le corps d’un policier corrompu du nom d’Elias Ryker. Après sa sortie de cuve, Kovacs fait connaissance avec Laurens Bancroft, le math (un humain vieux comme Mathusalem) qui vient de lui louer sa nouvelle et problématique enveloppe (tout le monde n’a pas de bons souvenirs de Ryker, et une certaine femme-flic en garde, elle, de trop bons). Bancroft a une enquête « obligatoire » pour Kovacs : le vieil homme s’est apparemment suicidé peu de temps auparavant, avant d’être ré-enveloppé ; mais il est plutôt convaincu qu’on l’a assassiné. Pour Tak, l’enquête ne sera pas de tout repos, surtout après avoir passé la nuit avec l’explosive Myriam Bancroft, femme légitime de son employeur et, en quelque sorte, propriétaire.

Rarement un livre aura accumulé autant de qualités et autant de défauts. Parmi les qualités, il y a le ton du narrateur, Kovacs, une tessiture coup de poing, ancrée dans le quotidien, une voix polardeuse qui, on le sait depuis très longtemps, habille comme un gant la littérature cyberpunk ou, comme c’est le cas ici, post-cyberpunk. Quand Richard Morgan décrit une scène de cul, ça ressemble bel et bien à une bonne bourre et à rien d’autre ; ses fusillades sont nerveuses et racées ; ses confrontations sentent le mépris, la haine étouffée, la rancœur ; l’amour n’est pas absent, même s’il s’accompagne d’un certain détachement et d’ébats sexuels apocalyptiques. Le XXVIe siècle décrit tout au long du roman est étonnamment crédible : archi-corrompu, misérable et consumériste, dominé par une caste d’immortels, rempli d’annonces publicitaires, de drogues, de bordels sordides, d’arènes de combat, de cliniques clandestines, de robots et d’hommes synthétiques de diverses catégories. À cause de ce mélange de polar hard-boiled et de S-F, on songe à Avance Rapide de Michael Marshall Smith, à Flingue sur fonds musical de Jonathan Lethem. Mais là où ces deux livres réussissaient à ne pas se perdre en chemin malgré les méandres volontiers amusés de leur tracé, Carbone modifié est inutilement long, boursouflé de flash-back qui, certes posent le décor et son background, permettent aussi de cerner l’infréquentable Takeshi Kovacs, mais surtout engluent une enquête qui s’annonçait pourtant passionnante.

C’est long, donc, farci de détails inutiles, de monologues pénibles (et la mise en page, en lignes interminables de caractères minuscules n’aide en rien à affronter le pavé, bien au contraire). C’est aussi trop pensé/monté/calibré pour le cinéma estival et le jeu vidéo qui en découlera. Et on ne peut que le regretter, car Richard Morgan recycle avec verve les bonnes idées de ceux qui l’ont précédé (Eric Brown, Greg Egan et Paul J. McAuley) et suscite sans faille la sympathie réflexe promise à tout auteur de science-fiction ayant visionné Blade Runner quelques fois de trop.

Carbone modifié, récompensé par le Philip K. Dick Award 2003, présenté par les éditions Bragelonne comme un livre exceptionnel, s’impose en fin de compte comme un roman exceptionnellement prometteur, ce n’est déjà pas si mal en ces temps où la science-fiction a tendance à disparaître des tables et rayonnages des libraires.

Dans Anges déchus (traduction platounette du très beau titre Broken Angels, les anges brisés), Takeshi Kovacs est de retour… Associé à un homme d’affaires accessoirement prêtre vaudou, à une archéologue traumatisée et à un aventurier nommé Schneider, l’ex-diplo va tenter de mettre la main sur une relique martienne, une sorte de stargate à la valeur inestimable.

Pour son deuxième volume des aventures de Tak, Richard Morgan ne louche plus sur Blade Runner, mais sur De l’or pour les braves, Le Bon, la brute et le truand et Rendez-vous avec Rama, le tout transformé en ratatouille space opera tout simplement ennuyeuse, et, pour tout arranger, massacrée à la traduction (nitrogen traduit nitrogène au lieu d’azote, wet dream traduit rêve humide au lieu de rêve érotique, etc.). Les promesses du premier volume n’ont pas été tenues. Vous pouvez passer, sans regret, malgré de bonnes scènes et quelques dialogues qui font mouche…

Changement de décor radical avec Market Forces. Richard Morgan se positionne différemment via une anticipation sociale là encore prometteuse. Mais patatras, les choses se corsent quand le lecteur se rend (assez vite) compte de la vraie nature du livre. Un pur produit de série B, efficace, radical, brutal et parfois passionnant, mais série B quand même… Le problème principal de Market forces se résume finalement à peu de choses : le thème méritait mieux. Mieux qu’une simple (et forcément simpliste) histoire de logique économique poussée à ses conséquences ultimes — le monde est mort, pourri. Les multinationales prospèrent et se battent (au sens le plus strict) pour la conquête de nouveaux marchés, les pays en reconstruction post-guerre civile étant justement les plus juteux de ces nouveaux horizons. Parfaitement intégré à cet univers ultra violent (et incroyablement peu crédible, ce qui fait tache), un homme (jeune, beau, musclé, intelligent, à la fois guerrier et cadre supérieur, cherchez l’erreur) prend place au sein d’une de ces sociétés, avant de gravir rapidement les échelons. Mais l’ascension ne se fait pas sans heurts, le héros ne tardant pas à se rendre compte que les jeux sont truqués et que, effectivement oui, son entreprise est vraiment méchante, voire même immorale, n’ayons pas peur des mots !

Enfoncer des portes ouvertes à ce point est plutôt divertissant pour qui aime le second degré, ça l’est moins quand on comprend que Morgan est sérieux. Là encore, le roman est impeccablement calibré pour le cinéma, après notamment un prologue d’anthologie qui voit un vigile de supermarché abattre un client râleur et sans le sou, aspergeant de cervelle la femme et les enfants dudit monsieur… Pour le reste, les situations feraient rire quiconque possède plus que des rudiments d’éducation politique, et on a l’impression d’avoir affaire à la fine analyse d’un gamin de 11 ans qui découvre soudainement que le capitalisme est un système oppressif dans son essence même… Rien de bien convaincant, donc, sauf pour les quelques producteurs à qui se destine en priorité le scénario. Pardon, le livre. Sinon, ça se passe bien, il y a des poursuites en voiture.

Thomas Day & Patat

Anges déchus

[Chronique commune à Carbone modifié, Anges déchus et Market Forces.]

« – Tu veux savoir comment on fait un Diplo ? Je vais te le dire. Ils prennent ta psyché, et ils grillent les mécanismes de limitation de violence. Les signaux de reconnaissance de soumission, les dynamiques de hiérarchie, les loyautés de groupe. Tout ça disparaît, un neurone à la fois… pour être remplacé par une volonté consciente de faire mal.

Il m’a regardé en silence.

– Tu comprends ? Il aurait été plus facile pour moi de te tuer. Il a fallu que je me force pour arrêter. C’est ça un Diplo, Curtis. Un humain réassemblé, un artifice. »

Carbone modifié, pages 203-204.

Takeshi Kovacs faisait partie des Corps Diplomatiques avant de trouver la mort sur Harlan, une lointaine colonie terrestre. Et voilà qu’il se réveille à des années-lumière de la chambre où il s’est fait trouer la poitrine, sur Terre, dans la région de San Francisco, désormais appelée Bay City. Son esprit sauvegardé a été chargé dans le corps d’un policier corrompu du nom d’Elias Ryker. Après sa sortie de cuve, Kovacs fait connaissance avec Laurens Bancroft, le math (un humain vieux comme Mathusalem) qui vient de lui louer sa nouvelle et problématique enveloppe (tout le monde n’a pas de bons souvenirs de Ryker, et une certaine femme-flic en garde, elle, de trop bons). Bancroft a une enquête « obligatoire » pour Kovacs : le vieil homme s’est apparemment suicidé peu de temps auparavant, avant d’être ré-enveloppé ; mais il est plutôt convaincu qu’on l’a assassiné. Pour Tak, l’enquête ne sera pas de tout repos, surtout après avoir passé la nuit avec l’explosive Myriam Bancroft, femme légitime de son employeur et, en quelque sorte, propriétaire.

Rarement un livre aura accumulé autant de qualités et autant de défauts. Parmi les qualités, il y a le ton du narrateur, Kovacs, une tessiture coup de poing, ancrée dans le quotidien, une voix polardeuse qui, on le sait depuis très longtemps, habille comme un gant la littérature cyberpunk ou, comme c’est le cas ici, post-cyberpunk. Quand Richard Morgan décrit une scène de cul, ça ressemble bel et bien à une bonne bourre et à rien d’autre ; ses fusillades sont nerveuses et racées ; ses confrontations sentent le mépris, la haine étouffée, la rancœur ; l’amour n’est pas absent, même s’il s’accompagne d’un certain détachement et d’ébats sexuels apocalyptiques. Le XXVIe siècle décrit tout au long du roman est étonnamment crédible : archi-corrompu, misérable et consumériste, dominé par une caste d’immortels, rempli d’annonces publicitaires, de drogues, de bordels sordides, d’arènes de combat, de cliniques clandestines, de robots et d’hommes synthétiques de diverses catégories. À cause de ce mélange de polar hard-boiled et de S-F, on songe à Avance Rapide de Michael Marshall Smith, à Flingue sur fonds musical de Jonathan Lethem. Mais là où ces deux livres réussissaient à ne pas se perdre en chemin malgré les méandres volontiers amusés de leur tracé, Carbone modifié est inutilement long, boursouflé de flash-back qui, certes posent le décor et son background, permettent aussi de cerner l’infréquentable Takeshi Kovacs, mais surtout engluent une enquête qui s’annonçait pourtant passionnante.

C’est long, donc, farci de détails inutiles, de monologues pénibles (et la mise en page, en lignes interminables de caractères minuscules n’aide en rien à affronter le pavé, bien au contraire). C’est aussi trop pensé/monté/calibré pour le cinéma estival et le jeu vidéo qui en découlera. Et on ne peut que le regretter, car Richard Morgan recycle avec verve les bonnes idées de ceux qui l’ont précédé (Eric Brown, Greg Egan et Paul J. McAuley) et suscite sans faille la sympathie réflexe promise à tout auteur de science-fiction ayant visionné Blade Runner quelques fois de trop.

Carbone modifié, récompensé par le Philip K. Dick Award 2003, présenté par les éditions Bragelonne comme un livre exceptionnel, s’impose en fin de compte comme un roman exceptionnellement prometteur, ce n’est déjà pas si mal en ces temps où la science-fiction a tendance à disparaître des tables et rayonnages des libraires.

Dans Anges déchus (traduction platounette du très beau titre Broken Angels, les anges brisés), Takeshi Kovacs est de retour… Associé à un homme d’affaires accessoirement prêtre vaudou, à une archéologue traumatisée et à un aventurier nommé Schneider, l’ex-diplo va tenter de mettre la main sur une relique martienne, une sorte de stargate à la valeur inestimable.

Pour son deuxième volume des aventures de Tak, Richard Morgan ne louche plus sur Blade Runner, mais sur De l’or pour les braves, Le Bon, la brute et le truand et Rendez-vous avec Rama, le tout transformé en ratatouille space opera tout simplement ennuyeuse, et, pour tout arranger, massacrée à la traduction (nitrogen traduit nitrogène au lieu d’azote, wet dream traduit rêve humide au lieu de rêve érotique, etc.). Les promesses du premier volume n’ont pas été tenues. Vous pouvez passer, sans regret, malgré de bonnes scènes et quelques dialogues qui font mouche…

Changement de décor radical avec Market Forces. Richard Morgan se positionne différemment via une anticipation sociale là encore prometteuse. Mais patatras, les choses se corsent quand le lecteur se rend (assez vite) compte de la vraie nature du livre. Un pur produit de série B, efficace, radical, brutal et parfois passionnant, mais série B quand même… Le problème principal de Market forces se résume finalement à peu de choses : le thème méritait mieux. Mieux qu’une simple (et forcément simpliste) histoire de logique économique poussée à ses conséquences ultimes — le monde est mort, pourri. Les multinationales prospèrent et se battent (au sens le plus strict) pour la conquête de nouveaux marchés, les pays en reconstruction post-guerre civile étant justement les plus juteux de ces nouveaux horizons. Parfaitement intégré à cet univers ultra violent (et incroyablement peu crédible, ce qui fait tache), un homme (jeune, beau, musclé, intelligent, à la fois guerrier et cadre supérieur, cherchez l’erreur) prend place au sein d’une de ces sociétés, avant de gravir rapidement les échelons. Mais l’ascension ne se fait pas sans heurts, le héros ne tardant pas à se rendre compte que les jeux sont truqués et que, effectivement oui, son entreprise est vraiment méchante, voire même immorale, n’ayons pas peur des mots !

Enfoncer des portes ouvertes à ce point est plutôt divertissant pour qui aime le second degré, ça l’est moins quand on comprend que Morgan est sérieux. Là encore, le roman est impeccablement calibré pour le cinéma, après notamment un prologue d’anthologie qui voit un vigile de supermarché abattre un client râleur et sans le sou, aspergeant de cervelle la femme et les enfants dudit monsieur… Pour le reste, les situations feraient rire quiconque possède plus que des rudiments d’éducation politique, et on a l’impression d’avoir affaire à la fine analyse d’un gamin de 11 ans qui découvre soudainement que le capitalisme est un système oppressif dans son essence même… Rien de bien convaincant, donc, sauf pour les quelques producteurs à qui se destine en priorité le scénario. Pardon, le livre. Sinon, ça se passe bien, il y a des poursuites en voiture.

Thomas Day & Patat

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