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Carbone modifié

[Chronique commune à Carbone modifié, Anges déchus et Market Forces.]

« – Tu veux savoir comment on fait un Diplo ? Je vais te le dire. Ils prennent ta psyché, et ils grillent les mécanismes de limitation de violence. Les signaux de reconnaissance de soumission, les dynamiques de hiérarchie, les loyautés de groupe. Tout ça disparaît, un neurone à la fois… pour être remplacé par une volonté consciente de faire mal.

Il m’a regardé en silence.

– Tu comprends ? Il aurait été plus facile pour moi de te tuer. Il a fallu que je me force pour arrêter. C’est ça un Diplo, Curtis. Un humain réassemblé, un artifice. »

Carbone modifié, pages 203-204.

Takeshi Kovacs faisait partie des Corps Diplomatiques avant de trouver la mort sur Harlan, une lointaine colonie terrestre. Et voilà qu’il se réveille à des années-lumière de la chambre où il s’est fait trouer la poitrine, sur Terre, dans la région de San Francisco, désormais appelée Bay City. Son esprit sauvegardé a été chargé dans le corps d’un policier corrompu du nom d’Elias Ryker. Après sa sortie de cuve, Kovacs fait connaissance avec Laurens Bancroft, le math (un humain vieux comme Mathusalem) qui vient de lui louer sa nouvelle et problématique enveloppe (tout le monde n’a pas de bons souvenirs de Ryker, et une certaine femme-flic en garde, elle, de trop bons). Bancroft a une enquête « obligatoire » pour Kovacs : le vieil homme s’est apparemment suicidé peu de temps auparavant, avant d’être ré-enveloppé ; mais il est plutôt convaincu qu’on l’a assassiné. Pour Tak, l’enquête ne sera pas de tout repos, surtout après avoir passé la nuit avec l’explosive Myriam Bancroft, femme légitime de son employeur et, en quelque sorte, propriétaire.

Rarement un livre aura accumulé autant de qualités et autant de défauts. Parmi les qualités, il y a le ton du narrateur, Kovacs, une tessiture coup de poing, ancrée dans le quotidien, une voix polardeuse qui, on le sait depuis très longtemps, habille comme un gant la littérature cyberpunk ou, comme c’est le cas ici, post-cyberpunk. Quand Richard Morgan décrit une scène de cul, ça ressemble bel et bien à une bonne bourre et à rien d’autre ; ses fusillades sont nerveuses et racées ; ses confrontations sentent le mépris, la haine étouffée, la rancœur ; l’amour n’est pas absent, même s’il s’accompagne d’un certain détachement et d’ébats sexuels apocalyptiques. Le XXVIe siècle décrit tout au long du roman est étonnamment crédible : archi-corrompu, misérable et consumériste, dominé par une caste d’immortels, rempli d’annonces publicitaires, de drogues, de bordels sordides, d’arènes de combat, de cliniques clandestines, de robots et d’hommes synthétiques de diverses catégories. À cause de ce mélange de polar hard-boiled et de S-F, on songe à Avance Rapide de Michael Marshall Smith, à Flingue sur fonds musical de Jonathan Lethem. Mais là où ces deux livres réussissaient à ne pas se perdre en chemin malgré les méandres volontiers amusés de leur tracé, Carbone modifié est inutilement long, boursouflé de flash-back qui, certes posent le décor et son background, permettent aussi de cerner l’infréquentable Takeshi Kovacs, mais surtout engluent une enquête qui s’annonçait pourtant passionnante.

C’est long, donc, farci de détails inutiles, de monologues pénibles (et la mise en page, en lignes interminables de caractères minuscules n’aide en rien à affronter le pavé, bien au contraire). C’est aussi trop pensé/monté/calibré pour le cinéma estival et le jeu vidéo qui en découlera. Et on ne peut que le regretter, car Richard Morgan recycle avec verve les bonnes idées de ceux qui l’ont précédé (Eric Brown, Greg Egan et Paul J. McAuley) et suscite sans faille la sympathie réflexe promise à tout auteur de science-fiction ayant visionné Blade Runner quelques fois de trop.

Carbone modifié, récompensé par le Philip K. Dick Award 2003, présenté par les éditions Bragelonne comme un livre exceptionnel, s’impose en fin de compte comme un roman exceptionnellement prometteur, ce n’est déjà pas si mal en ces temps où la science-fiction a tendance à disparaître des tables et rayonnages des libraires.

Dans Anges déchus (traduction platounette du très beau titre Broken Angels, les anges brisés), Takeshi Kovacs est de retour… Associé à un homme d’affaires accessoirement prêtre vaudou, à une archéologue traumatisée et à un aventurier nommé Schneider, l’ex-diplo va tenter de mettre la main sur une relique martienne, une sorte de stargate à la valeur inestimable.

Pour son deuxième volume des aventures de Tak, Richard Morgan ne louche plus sur Blade Runner, mais sur De l’or pour les braves, Le Bon, la brute et le truand et Rendez-vous avec Rama, le tout transformé en ratatouille space opera tout simplement ennuyeuse, et, pour tout arranger, massacrée à la traduction (nitrogen traduit nitrogène au lieu d’azote, wet dream traduit rêve humide au lieu de rêve érotique, etc.). Les promesses du premier volume n’ont pas été tenues. Vous pouvez passer, sans regret, malgré de bonnes scènes et quelques dialogues qui font mouche…

Changement de décor radical avec Market Forces. Richard Morgan se positionne différemment via une anticipation sociale là encore prometteuse. Mais patatras, les choses se corsent quand le lecteur se rend (assez vite) compte de la vraie nature du livre. Un pur produit de série B, efficace, radical, brutal et parfois passionnant, mais série B quand même… Le problème principal de Market forces se résume finalement à peu de choses : le thème méritait mieux. Mieux qu’une simple (et forcément simpliste) histoire de logique économique poussée à ses conséquences ultimes — le monde est mort, pourri. Les multinationales prospèrent et se battent (au sens le plus strict) pour la conquête de nouveaux marchés, les pays en reconstruction post-guerre civile étant justement les plus juteux de ces nouveaux horizons. Parfaitement intégré à cet univers ultra violent (et incroyablement peu crédible, ce qui fait tache), un homme (jeune, beau, musclé, intelligent, à la fois guerrier et cadre supérieur, cherchez l’erreur) prend place au sein d’une de ces sociétés, avant de gravir rapidement les échelons. Mais l’ascension ne se fait pas sans heurts, le héros ne tardant pas à se rendre compte que les jeux sont truqués et que, effectivement oui, son entreprise est vraiment méchante, voire même immorale, n’ayons pas peur des mots !

Enfoncer des portes ouvertes à ce point est plutôt divertissant pour qui aime le second degré, ça l’est moins quand on comprend que Morgan est sérieux. Là encore, le roman est impeccablement calibré pour le cinéma, après notamment un prologue d’anthologie qui voit un vigile de supermarché abattre un client râleur et sans le sou, aspergeant de cervelle la femme et les enfants dudit monsieur… Pour le reste, les situations feraient rire quiconque possède plus que des rudiments d’éducation politique, et on a l’impression d’avoir affaire à la fine analyse d’un gamin de 11 ans qui découvre soudainement que le capitalisme est un système oppressif dans son essence même… Rien de bien convaincant, donc, sauf pour les quelques producteurs à qui se destine en priorité le scénario. Pardon, le livre. Sinon, ça se passe bien, il y a des poursuites en voiture.

Thomas Day & Patat

Autoportrait en vert

« Me revient alors l’inquiétant souvenir d’une femme en vert, au temps de l’école maternelle. Cette grande femme brutale et carrée nous promet à tous la prison si nous mangeons trop lentement, si nous salissons nos vêtements, si nous ne levons pas les yeux vers les siens. Elle a les yeux verts, elle leur assortit ses longues jupes à carreaux et ses chandails à col roulé. Elle faisait planer dans l’école une atmosphère d’épouvante. Elle emporte quelques enfants vers un couloir sombre en jurant qu’au bout se trouve la prison, et des cris de terreur résonnent tandis que s’éloignent la femme massive et ses petits prisonniers coincés sous ses manches vertes. On ne revoit jamais les enfants. » (Page 15.)

Objet littéraire non identifiable, histoire de fantôme(s) dans une France des années 2002-2003 où l’eau monte, où les gens ne sont plus ceux qu’ils étaient et où on compte un nombre visiblement anormal de bananiers, Autoportrait en vert est une réussite stylistique indéniable, un de ces livres meublés de quotidien inquiétant que l’on a envie de définir comme « kafkaïens ». Autoportrait en vert n’est peut-être pas le meilleur ouvrage pour aborder l’univers décalé de Marie Ndiaye (notamment très remarquée en 1996 suite à la parution de son excellent roman La Sorcière aux éditions de Minuit), néanmoins voilà un texte foncièrement déconcertant, à la confluence brutale de la « grande » littérature et des littératures de l’imaginaire. Si Henry James avait vécu de nos jours, il aurait probablement écrit Autoportrait en vert ou quelque chose d’approchant. Et par la grâce du commentaire de Patrick Kéchichian du Monde, je me permets de mettre un point final à cette notule : « C’est d’un doigt de fée que Marie Ndiaye désigne le désastre. »

Autoportrait en vert

« Me revient alors l’inquiétant souvenir d’une femme en vert, au temps de l’école maternelle. Cette grande femme brutale et carrée nous promet à tous la prison si nous mangeons trop lentement, si nous salissons nos vêtements, si nous ne levons pas les yeux vers les siens. Elle a les yeux verts, elle leur assortit ses longues jupes à carreaux et ses chandails à col roulé. Elle faisait planer dans l’école une atmosphère d’épouvante. Elle emporte quelques enfants vers un couloir sombre en jurant qu’au bout se trouve la prison, et des cris de terreur résonnent tandis que s’éloignent la femme massive et ses petits prisonniers coincés sous ses manches vertes. On ne revoit jamais les enfants. » (Page 15.)

Objet littéraire non identifiable, histoire de fantôme(s) dans une France des années 2002-2003 où l’eau monte, où les gens ne sont plus ceux qu’ils étaient et où on compte un nombre visiblement anormal de bananiers, Autoportrait en vert est une réussite stylistique indéniable, un de ces livres meublés de quotidien inquiétant que l’on a envie de définir comme « kafkaïens ». Autoportrait en vert n’est peut-être pas le meilleur ouvrage pour aborder l’univers décalé de Marie Ndiaye (notamment très remarquée en 1996 suite à la parution de son excellent roman La Sorcière aux éditions de Minuit), néanmoins voilà un texte foncièrement déconcertant, à la confluence brutale de la « grande » littérature et des littératures de l’imaginaire. Si Henry James avait vécu de nos jours, il aurait probablement écrit Autoportrait en vert ou quelque chose d’approchant. Et par la grâce du commentaire de Patrick Kéchichian du Monde, je me permets de mettre un point final à cette notule : « C’est d’un doigt de fée que Marie Ndiaye désigne le désastre. »

Le Phénix vert

« Pour Mellone la dryade, la vie s'annonçait paisible : son arbre, ses abeilles, un jour sans doute, un enfant après une nuit passée dans l'Arbre divin. Mais la forêt bruisse soudain d'une terrible nouvelle : Énée, le tueur de femmes, le parjure, le monstre assoiffé de sang, vient de débarquer sur les côtes. Comme toutes ses sœurs, Mellone a juré devant sa reine la perte de l'envahisseur… » Voilà un début de quatrième de couverture qui pose tout à fait l'histoire du Phénix vert, à une exception près, Mellone est une sacrée coquine qui est fort attirée par ceux qu'elle devrait haïr : Enée, le père, et son fils, Phénix, qui pour le malheur de tous a tué par erreur le centaure Caracole en le confondant avec un daim.

J'avais découvert Thomas Burnett Swann en lisant son inoubliable novella « Le Manoir des roses » (version roman à paraître au Bélial') ; puis je l'avais redécouvert avec sa fort recommandable Trilogie du minotaure (le Bélial' — récemment réédité en poche chez Folio « SF »). Le Phénix vert rappelle beaucoup cette dernière œuvre ; il s'agit d'une jolie fantasy, cruelle, un brin érotique (mais aucunement pornographique), mettant en scène les Hommes, toujours prêts à tuer et chasser, et nombre de créatures du folklore méditerranéen : dryades, faunes, centaures, harpies… Le roman (pages 7 à 166) est suivi d'une novella, d'un article de l'auteur et d'une postface d'André-François Ruaud (le tout de très bonne tenue). À noter la jolie traduction de Patrick Marcel, qui rend très bien le style doré et argenté de ce grand monsieur de la fantasy américaine qu'était Thomas Burnett Swann (malheureusement décédé en 1976). Remarquons pour finir que l'objet-livre est inattendu mais plutôt séduisant (à dire vrai, trop pour être commercial) ; ce qui est de plus en plus rare de nos jours…

Enchanteur.

Fiction T1

Le moins que je puisse confesser, pour commencer cette recension que j'espère la plus sincère et la plus complète possible, c'est que j'ai été plutôt étonné et très déçu quand j'ai ouvert l'enveloppe des Moutons électriques éditeur qui contenait le nouveau Fiction, c'est à dire l'exemplaire number one de la résurrection de la plus mythique des revues d'imaginaire du paysage français. En quelques secondes à peine, nombre d'adjectifs me sont venus à l'esprit : marron, carré, austère, anti-commercial, hideux… Rien de très positif, d'autant plus que la carte kraft utilisée pour la couverture me rappelait furieusement celle de la littérature blanche chez Denoël (à juste titre, c'est exactement la même) et que le motif d'engrenages de la première de couverture n'avait de cesse de m'évoquer la propagande marxiste-léniniste de la fin des années vingt, ce qui est pour le moins peu flatteur (mais qui a dû pas mal faire marrer Fritz Lang, le papa de Métropolis, où qu'il se trouve). Mais bon, quand on achète une boîte de foie gras, on ne mange pas l'emballage métallique… Ouvrons donc l'objet, si vous le voulez bien, et intéressons-nous — aaaargh ! — à la mise en page intérieure. Une ligne veuve page 5, des lignes trop longues pour les fictions, des marges trop étroites, des caractères parfois trop petits (pour mes yeux de trentenaire DVDphage), des photos « sans rapport avec l'objet » pour illustrer les textes, des dialogues où les guillemets s'ouvrent et se ferment n'importe comment… Bon, ça ressemble plus à une revue d'architecture des années cinquante qu'à une revue de SF/fantasy moderne… La Poste se serait-elle fourvoyée, acheminant jusqu'à ma boîte aux lettres par mégarde « Intérieurs postmodernes ; pour en finir avec les appartements haussmanniens » à la place de Fiction ? Rapidement, l'introduction, fort bonne au demeurant, empêche tout doute de planer.

« … Nous désirons que Fiction soit une revue ouverte, qui publie certes de la science-fiction et de la fantasy, mais aussi du fantastique, de l'étrange, de l'inquiétant, de l'insolite et beaucoup d'autres textes plus ou moins classables. En tâchant d'éviter l'orthodoxie et l'intégrisme qui, comme le crime, ne paient jamais. Parce que l'orthodoxie est mauvaise conseillère, parce que l'intégrisme est le censeur des plaisirs. » pages 6-7.

Après cette profession de foi, tout à fait sympathique et par moments brillante, je me suis plongé dans le premier texte du volume : « Jusqu'à la pleine lune » de Sean McMullen, un auteur qui jusque-là avait eu tendance à me hérisser le poil, et qui, à ma grande surprise, s'en sort ici admirablement bien en nous proposant une histoire d'amour entre une jeune femme préhistorique tombée d'on ne sait où, Els, et un linguiste espagnol engagée pour communiquer avec elle. Très bon texte, très bonne traduction de Laurent Queyssi. Suivent trois vignettes de Jim Dedieu (un pseudo de David Calvo ?) dont le seul intérêt est la résonance toute burroughsienne de leur rhétorique, ainsi que deux nouvelles francophones et souterraines de Roland Fuentès et Alex Nikolavitch qui, à mon humble avis, sont certes bien écrites mais ne racontent absolument rien de palpitant. Avec « Création » de Jeffrey Ford, on change complètement de registre, pour s'intéresser à un enfant qui se crée de toutes pièces un homme d'argile, une sorte de golem des bois. Le texte est plaisant, évoquant « The Fetch » de Robert Holdstock et certains textes d'Elizabeth Hand, mais il n'y a pas de quoi sauter au plafond, surtout si on regarde d'un peu trop près la traduction qui nous est proposée, un travail à géométrie variable signé Thierry Chantraine. Après Jeffrey Ford, arrive le gros morceau de ce numéro de Fiction : un faux dossier Ursula K. Le Guin, composé de deux nouvelles de l'autrice californienne, d'un article de Margaret Atwood et d'un hommage d’Ellen Kushner. N'étant pas un grand fan d'Ursula Le Guin, c'est avec appréhension pour le moins que j'attaque ces textes d'ethno-SF… Pas de surprises en ce qui me concerne, ils sont d'un ennui phénoménal, et de plus traduits au casse-noix par une jeune femme qui n'est pas tombée d'un arbre-à-style. Bon, à ce stade de ma lecture, je suis à peu près convaincu que cette revue ne s'adresse pas à moi, mais plutôt aux lecteurs restés bloqués sur la S-F des années soixante/soixante-dix. Et ce n'est pas la nouvelle bavarde et très Gay&Lesbian de Ellen Kushner qui ravive ma curiosité. Ni le faux dossier Jules Verne, dans lequel la nouvelle intello-chiante de Juan-Miguel Aguilera se lit sans plaisir ni déplaisir. Mais le pire reste à venir, en l'occurrence le texte interminablo-comico-chiant de Jean-Jacques Régnier et le truc mal raconté et incompréhensible de Marie-Pierre Najman, où il est question de clodos-extraterrestres qui sont en fait des clodos-faunes lyonnais. Le meilleur texte du volume se trouve sur la fin, « Presque chez soi » de Terry Bisson ; une très belle novelette où l'on suit le voyage en avion de fortune de trois gamins jusqu'à une ville qui ressemble beaucoup à la leur, mais qui n'est pas la leur (une fois de plus un texte extrêmement chargé de nostalgie ; on n'a de cesse de penser au Petit Prince d'Antoine de Saint-Exupéry). La dernière fiction du numéro est un des fameux contes siluriens de Steven Utley, en l'occurrence un faux article sur l'existence d'un rocher couvert de graffitis situé sur le « site principal des expéditions paléozoïques ». Certains trouveront cet Objet Littéraire Non Identifiable génial ; il me semble surtout verbeux et vain, tout en étant d'une stupéfiante originalité.

On l'aura compris, ici les fictions n'ont pas pour but d'être de « dangereuses visions », rien n'est choisi/publié pour vous foutre les tripes à l'air (à part quelques concepts sociaux très forts noyés dans les textes de Le Guin) et, par voie de conséquence, les deux belles nouvelles humanistes de Terry Bisson et Sean McMullen ne trouvent aucun contrepoint.

Pour tout arranger, le premier numéro de ce Fiction « New Deal » se finit de la pire façon qui soit, avec un article de Francis Valéry qui aurait pu être passionnant si ledit Francis Valéry ne parasitait pas sans cesse ses « critiques littéraires » par des relents d'aigreur éditoriale destinés à nous faire croire, entre autre, que CyberDreams a eu un rôle majeur dans la pénible survie de la science-fiction en France. Quand on se souvient de ce qu'était CyberDreams et quand on connaît les ventes réelles de ladite et défunte revue, on ne peut que ricaner.

Si Fiction renaît dans la continuité, de Fiction évidemment, de Yellow Submarine avec la novella de Jean-Jacques Régnier, de CyberDreams et Ténèbres par l'entremise de l'article (à la fois passionnant et grotesque) de Francis Valéry, reste qu'au-delà de cet héritage qui me semble plus handicapant qu'autre chose, ce nouveau premier numéro échoue à livrer un texte choc, de ceux dont on se souvient toute sa vie. Poussés par leur fibre nostalgique, les aficionados quarantenaires suivront sans doute le mouvement, mais il est à craindre que le gros des lecteurs actuels de SF/fantasy — qui veut de l'aventure et de l'action (réalité du marché, s'il en est) — reste à la porte, celle-ci étant désespérément marron, peu engageante.

« I see a brown door and I want it painted black… »

L’année du caméléon

Bangkok, 1963. Parce que ses parents ne peuvent pas s'occuper de lui (ils sont en fait en mission d'espionnage au Viêt-nam), Justin, douze ans, est confié à ses tantes Nit-nit, Noi-noi et Ning-nong qu'il surnomme « les trois Parques ». La vie pourrait être magnifique dans leur immense demeure bourgeoise, mais Justin a toujours vécu en Angleterre, si bien qu'il ne parle pas bien thaïlandais et lit/écrit encore moins cette langue ardue. Pour résumer, le voilà piégé dans une famille, mais aussi dans un pays, celui de son sang, qui lui sont totalement étrangers. Alors qu'il se trouve à un banquet de deuil, Justin « Petite Grenouille » perd son caméléon, transpercé par le talon aiguille d'une dame. Se trouvant à quatre pattes sous la grande table afin de récupérer sa pauvre bestiole morte, il aperçoit sa nourrice, Samlee, elle aussi à quatre pattes, occupée à téter « l'aubergine » de son oncle (qui exerce la mystérieuse profession de gynécologue). Ignorant tout du sexe et notamment de cette gâterie fort prisée qu'est la fellation, Justin en déduit que sa nourrice est une sorcière et qu'elle est donc en train d'envoûter son oncle qui, d'ailleurs, ne s'aperçoit de rien, préférant disserter sur la beauté des grottes féminines (sujet de conversation que Justin ne maîtrise aucunement, comme de juste). Samlee, une sorcière ? Bien sûr ! D'ailleurs, comment pourrait-il réagir autrement puisque toute sa famille ne cesse de lui parler de fantômes, d'esprits tutélaires et de mauvais sorts ? Fou amoureux de sa nourrice, et donc jaloux des ensorcellements qu'elle prodigue à son oncle, Justin va commencer à espionner la demoiselle, et un soir l'apercevoir en grande discussion avec un magicien au masque d'or. Voilà, en quarante pages à peine, la grande aventure de la préadolescence a bel et bien commencé. Elle sera épicée et pleine de moiteurs humaines et tropicales, constamment étonnante et envoûtante, d'autant plus que Justin a un don : il fait des rêves prémonitoires, des rêves qui lui permettront de sauver pour un temps la vie de son arrière-grand-mère.

En France et à peu près partout ailleurs, S. P. Somtow (Somtow Papinian Sucharitkul, de son vrai nom) n'a jamais été considéré comme un auteur majeur (alors qu'il est un chef d'orchestre de renommée internationale). Pourtant, cet écrivain prolifique, tant dans le domaine de la littérature adulte que de la littérature jeunesse, ne manque pas de talent, ni d'humour. La trilogie vampirique qui l'a rendu célèbre, Vampire Junction, Valentine, Vanitas est plaisante, sans plus ; mais son roman de loup-garou, La Danse de la lune, est excellent ; son recueil Mallworld est du même niveau et sa tétralogie de space opera Les Chroniques de l'inquisition s'impose comme un must du dépaysement à la Jack Vance, non sans former un ensemble un tantinet répétitif. Dans cette production abondante (on l'a déjà dit), L'Année du caméléon fait figure de socle et répond formidablement au meilleur ouvrage de l'auteur : Dragon's fin soup, un recueil de nouvelles « siamoises » malheureusement inédit en langue française.

Prototype thaïlandais de cette formidable littérature de l'altérité qu'est le réalisme magique, L'Année du caméléon s'impose tout simplement comme un roman magnifique ; la magie de l'enfance y règne dans chaque épisode et jusque dans les titres des chapitres, un onirisme bien souvent teinté de pragmatisme boiteux (ou borgne) dans lequel se diluent admirablement bien les mythologies siamoises et grecques, car Justin est un gros lecteur de classiques, un apprenti poète, un futur écrivain. Fausse autobiographie, roman initiatique hilarant, magnifique ode à la tolérance et aux plaisirs de la chair (Justin se pose décidément beaucoup de questions au sujet de son aubergine…), L'Année du caméléon nous rappelle que la lecture est un plaisir avant tout. Ici, un plaisir magique, jouissif et admirable d'un point de vue politique (Somtow n'a pas peur d'afficher ses valeurs : respect de la différence, raciale ou sexuelle, refus de la logique de classes/castes des sociétés asiatiques traditionnelles…). Peut-être la plus belle surprise de ce début d'année 2005, en tout cas un livre à lire si vous êtes un tantinet attiré par l'Asie et ses mystères.

Le Voyage d’Hawkwood

Je ne me souviens plus de l'identité exacte de la personne qui m'a dit que Le Voyage d'Hawkmoon d'Hawkwood c'est « super, de la bonne fantasy enfin », mais si j'avais ledit individu en face de moi, je me ferais un plaisir particulier de lui tirer l'oreille et de lui mettre le nez dans le caca la citation suivante : « L'ombre de l'eau, lumineuse, se gondolait dans ses orbites » (page 11), avant de lui faire démettre les quatre membres en place de Grève.

À dire vrai, si on fait abstraction des perles de traduction (seize incarnations du verbe être dans la seule page 125) et d'un début relativement foireux, ce roman est tout à fait lisible à défaut d'être passionnant. Tout commence par une pseudo Saint Barthélemy. Le clergé (méchant, forcément) prend en partie le pouvoir dans le royaume d'Hebrion (Hébrion aurait été plus heureux en français), les magiciens et autres rebouteux sont ainsi condamnés à disparaître (mort violente ou exil) ; à peu près au même moment, le cousin du roi, sorte de Christophe Colomb alcoolique frénétique, réussit à arracher à son souverain et néanmoins parent deux bateaux pour explorer le continent qui se trouve à l'ouest et dont personne n'est (évidemment) jamais revenu. Un de ces bateaux sera commandé par le noble Hawkmoon Hawkwood. L'équipage sera, par la force des choses, composé en grande partie de sorcières et de jeteurs de sort (avec une louve-garou en guise de cerise sur le bateau).

En fait, le plus plaisant avec ce magnifique ouvrage, et je ne m'en lasse pas, se trouve bien en évidence ; il s'agit de l'illustration de couverture (tout de même finaliste des Razzies 2005) et du quatrième de couverture, où l'on peut lire des phrases promotionnelles vraiment touchantes comme : « Une nouvelle voix forte et audacieuse dans le monde de la fantasy », Robert Silverberg ; et « Fresque épique en cinq volumes, écrite d'une plume particulièrement raffinée, Les Monarchies divines raviront tous les amateurs d'une fantasy mature, puissante et ténébreuse », l'éditeur (du moins le supposé-je).

Mégalo, comme d'habitude, j'aurais aimé qu'on me laisse un peu de place, ce qui aurait donné : « Vous adorez les quatre premiers Elric de Michael Moorcock, vous aimez La Compagnie noire de Glen Cook, et bien… vous n'aimerez probablement pas Les Monarchies divines de Paul Kearney. » Bon, il ne me reste plus qu'à demander un devis pour un sticker ou un beau bandeau rouge et faire le tour des trois Fnac parisiennes où survivent quelques exemplaires esseulés de l'ouvrage.

Terres perdues

[Chronique commune à Le pistolero, Trois cartes et Terres perdues.]

Hosanna ! Hosanna ! Chant de joie pour ses fans inconditionnels, Stephen King a enfin achevé son cycle de La Tour Sombre (sept volumes, de plus en plus gros), en profitant pour déclarer qu'il s'agissait de « la Jupiter de son Système imaginaire ».

[petite pensée polémique pour les anglophiles :]

Jupiter ? oh no, it's just shit from Uranus.

Hélas, trois fois hélas, aimant bien l'œuvre du géant du Maine, je me suis porté volontaire pour suivre Roland de Gilead, le dernier pistolero, dans la longue quête qui finira par l'amener jusqu'à la Tour Sombre.

Dans le premier volume — western post-apocalyptique très marqué par la Bible, Le Seigneur des anneaux et les films de Sergio Leone —, Roland poursuit l'Homme en Noir, massacre les habitants d'une petite ville (scène hallucinante), rencontre le jeune Jake avant de le laisser mourir dans un monde souterrain — une fin qui ressemble un peu trop à mon goût à la chute de Gandalf dans la Moria. À la fin du volume, bien entendu, le dernier pistolero retrouve l'Homme en Noir sur le Golgotha. Et ils ont beaucoup de choses à se dire…

Dans le second volume, Roland — attaqué par une « homarstruosité » — perd trois doigts, chope une sale infection, récupère (dans notre monde) Eddie et Susannah, ses futurs compagnons de route — Eddie étant un ancien junky, Susannah une femme de couleur schizophrène privée de ses deux jambes à la suite d'une tentative de meurtre.

Dans le troisième volume, Roland et ses compagnons décident de ramener Jake d'entre les morts. Pour ce, le trio devra se rendre à Lud, une étrange cité. Mais avant ils affronteront et vaincront un des « douze gardiens » — un ours gigantesque (format King Kong, pour tout dire) portant une antenne radar sur le sommet du crâne…

Soyons clairs, La Tour Sombre — inspiré d'un poème de Robert Browning, « Le Chevalier Roland s'en vient à la tour noire » — est un navet, et pas un petit, planté au beau milieu de l'œuvre d'un écrivain qui avait souvent réussi à passionner (Shining, Dead Zone, Misery, Simetierre…). Tout y est trop. C'est trop gros car trop long (ou l'inverse), c'est régulièrement trop con (l'auteur, très fier de lui, il suffit de lire ses postfaces, préfaces, avant-propos, semble croire que ses lecteurs sont capables de gober n'importe quoi et donc écrit n'importe quoi), trop américain (comme si on avait besoin de ça en ce moment), trop amateur d'un point de vue purement stylistique, trop puéril (bonjour l'humour caca-boudin, et donc cauchemardesque, du deuxième tome).

Le premier volume est quasi incompréhensible (ce que n'arrange pas une « nouvelle traduction » plus mauvaise que la précédente), le second volume, avec ses va-et-vient entre le monde de Roland et notre monde (ah, que c'est beau New York !), est pénible à cause de sa longueur, son côté répétitif, son autosatisfaction permanente. Quant à Terres Perdues, c'est certes le meilleur du lot, mais je l'ai fini aux forceps, à la rame et dans l'unique but d'achever mon papier pour Bifrost.

Ce navet de comices agricoles qui promettait pourtant moult plaisirs de lecture est surtout un gâchis monumental (il n'y a pas d'autre mot) car durant les rares moments où King se réveille, et donc réveille ses lecteurs, il se révèle brillant, hallucinant de justesse… ces étincelles créatives apparaissant généralement au détour d'un dialogue, d'une description ou d'une scène d'action. Toujours au détour du récit, et non au cœur du problème…

Au final, La Tour Sombre, où en tout cas ses trois premiers opus, est l'œuvre d'un auteur qui refuse son sujet comme un cheval refuse l'obstacle. Sans doute trop ignorant des règles du monde de Roland, Stephen King n'a pas su affronter (construire ?) cet univers à bras-le-corps. Il a écrit La Tour Sombre au fil de la plume, sans plan véritable, sans horizon précis ; résultat, il passe plus de temps à réparer les incohérences flagrantes de son récit-fleuve qu'à s'y consacrer vraiment. Reste que cette œuvre tend à ses lecteurs — même ceux qui ne l'ont pas appréciée —, un piège intéressant, car j'ai beau bougonner, pester comme un balai à chiottes qui vient de survivre à la fête de la bière de Munich, je ne peux m'empêcher de me demander, en français dans le texte : « Putain, mais c'est quoi cette Tour Sombre ? ! ».

Trois Cartes

[Chronique commune à Le pistolero, Trois cartes et Terres perdues.]

Hosanna ! Hosanna ! Chant de joie pour ses fans inconditionnels, Stephen King a enfin achevé son cycle de La Tour Sombre (sept volumes, de plus en plus gros), en profitant pour déclarer qu'il s'agissait de « la Jupiter de son Système imaginaire ».

[petite pensée polémique pour les anglophiles :]

Jupiter ? oh no, it's just shit from Uranus.

Hélas, trois fois hélas, aimant bien l'œuvre du géant du Maine, je me suis porté volontaire pour suivre Roland de Gilead, le dernier pistolero, dans la longue quête qui finira par l'amener jusqu'à la Tour Sombre.

Dans le premier volume — western post-apocalyptique très marqué par la Bible, Le Seigneur des anneaux et les films de Sergio Leone —, Roland poursuit l'Homme en Noir, massacre les habitants d'une petite ville (scène hallucinante), rencontre le jeune Jake avant de le laisser mourir dans un monde souterrain — une fin qui ressemble un peu trop à mon goût à la chute de Gandalf dans la Moria. À la fin du volume, bien entendu, le dernier pistolero retrouve l'Homme en Noir sur le Golgotha. Et ils ont beaucoup de choses à se dire…

Dans le second volume, Roland — attaqué par une « homarstruosité » — perd trois doigts, chope une sale infection, récupère (dans notre monde) Eddie et Susannah, ses futurs compagnons de route — Eddie étant un ancien junky, Susannah une femme de couleur schizophrène privée de ses deux jambes à la suite d'une tentative de meurtre.

Dans le troisième volume, Roland et ses compagnons décident de ramener Jake d'entre les morts. Pour ce, le trio devra se rendre à Lud, une étrange cité. Mais avant ils affronteront et vaincront un des « douze gardiens » — un ours gigantesque (format King Kong, pour tout dire) portant une antenne radar sur le sommet du crâne…

Soyons clairs, La Tour Sombre — inspiré d'un poème de Robert Browning, « Le Chevalier Roland s'en vient à la tour noire » — est un navet, et pas un petit, planté au beau milieu de l'œuvre d'un écrivain qui avait souvent réussi à passionner (Shining, Dead Zone, Misery, Simetierre…). Tout y est trop. C'est trop gros car trop long (ou l'inverse), c'est régulièrement trop con (l'auteur, très fier de lui, il suffit de lire ses postfaces, préfaces, avant-propos, semble croire que ses lecteurs sont capables de gober n'importe quoi et donc écrit n'importe quoi), trop américain (comme si on avait besoin de ça en ce moment), trop amateur d'un point de vue purement stylistique, trop puéril (bonjour l'humour caca-boudin, et donc cauchemardesque, du deuxième tome).

Le premier volume est quasi incompréhensible (ce que n'arrange pas une « nouvelle traduction » plus mauvaise que la précédente), le second volume, avec ses va-et-vient entre le monde de Roland et notre monde (ah, que c'est beau New York !), est pénible à cause de sa longueur, son côté répétitif, son autosatisfaction permanente. Quant à Terres Perdues, c'est certes le meilleur du lot, mais je l'ai fini aux forceps, à la rame et dans l'unique but d'achever mon papier pour Bifrost.

Ce navet de comices agricoles qui promettait pourtant moult plaisirs de lecture est surtout un gâchis monumental (il n'y a pas d'autre mot) car durant les rares moments où King se réveille, et donc réveille ses lecteurs, il se révèle brillant, hallucinant de justesse… ces étincelles créatives apparaissant généralement au détour d'un dialogue, d'une description ou d'une scène d'action. Toujours au détour du récit, et non au cœur du problème…

Au final, La Tour Sombre, où en tout cas ses trois premiers opus, est l'œuvre d'un auteur qui refuse son sujet comme un cheval refuse l'obstacle. Sans doute trop ignorant des règles du monde de Roland, Stephen King n'a pas su affronter (construire ?) cet univers à bras-le-corps. Il a écrit La Tour Sombre au fil de la plume, sans plan véritable, sans horizon précis ; résultat, il passe plus de temps à réparer les incohérences flagrantes de son récit-fleuve qu'à s'y consacrer vraiment. Reste que cette œuvre tend à ses lecteurs — même ceux qui ne l'ont pas appréciée —, un piège intéressant, car j'ai beau bougonner, pester comme un balai à chiottes qui vient de survivre à la fête de la bière de Munich, je ne peux m'empêcher de me demander, en français dans le texte : « Putain, mais c'est quoi cette Tour Sombre ? ! ».

Le Pistolero

[Chronique commune à Le pistolero, Trois cartes et Terres perdues.]

Hosanna ! Hosanna ! Chant de joie pour ses fans inconditionnels, Stephen King a enfin achevé son cycle de La Tour Sombre (sept volumes, de plus en plus gros), en profitant pour déclarer qu'il s'agissait de « la Jupiter de son Système imaginaire ».

[petite pensée polémique pour les anglophiles :]

Jupiter ? oh no, it's just shit from Uranus.

Hélas, trois fois hélas, aimant bien l'œuvre du géant du Maine, je me suis porté volontaire pour suivre Roland de Gilead, le dernier pistolero, dans la longue quête qui finira par l'amener jusqu'à la Tour Sombre.

Dans le premier volume — western post-apocalyptique très marqué par la Bible, Le Seigneur des anneaux et les films de Sergio Leone —, Roland poursuit l'Homme en Noir, massacre les habitants d'une petite ville (scène hallucinante), rencontre le jeune Jake avant de le laisser mourir dans un monde souterrain — une fin qui ressemble un peu trop à mon goût à la chute de Gandalf dans la Moria. À la fin du volume, bien entendu, le dernier pistolero retrouve l'Homme en Noir sur le Golgotha. Et ils ont beaucoup de choses à se dire…

Dans le second volume, Roland — attaqué par une « homarstruosité » — perd trois doigts, chope une sale infection, récupère (dans notre monde) Eddie et Susannah, ses futurs compagnons de route — Eddie étant un ancien junky, Susannah une femme de couleur schizophrène privée de ses deux jambes à la suite d'une tentative de meurtre.

Dans le troisième volume, Roland et ses compagnons décident de ramener Jake d'entre les morts. Pour ce, le trio devra se rendre à Lud, une étrange cité. Mais avant ils affronteront et vaincront un des « douze gardiens » — un ours gigantesque (format King Kong, pour tout dire) portant une antenne radar sur le sommet du crâne…

Soyons clairs, La Tour Sombre — inspiré d'un poème de Robert Browning, « Le Chevalier Roland s'en vient à la tour noire » — est un navet, et pas un petit, planté au beau milieu de l'œuvre d'un écrivain qui avait souvent réussi à passionner (Shining, Dead Zone, Misery, Simetierre…). Tout y est trop. C'est trop gros car trop long (ou l'inverse), c'est régulièrement trop con (l'auteur, très fier de lui, il suffit de lire ses postfaces, préfaces, avant-propos, semble croire que ses lecteurs sont capables de gober n'importe quoi et donc écrit n'importe quoi), trop américain (comme si on avait besoin de ça en ce moment), trop amateur d'un point de vue purement stylistique, trop puéril (bonjour l'humour caca-boudin, et donc cauchemardesque, du deuxième tome).

Le premier volume est quasi incompréhensible (ce que n'arrange pas une « nouvelle traduction » plus mauvaise que la précédente), le second volume, avec ses va-et-vient entre le monde de Roland et notre monde (ah, que c'est beau New York !), est pénible à cause de sa longueur, son côté répétitif, son autosatisfaction permanente. Quant à Terres Perdues, c'est certes le meilleur du lot, mais je l'ai fini aux forceps, à la rame et dans l'unique but d'achever mon papier pour Bifrost.

Ce navet de comices agricoles qui promettait pourtant moult plaisirs de lecture est surtout un gâchis monumental (il n'y a pas d'autre mot) car durant les rares moments où King se réveille, et donc réveille ses lecteurs, il se révèle brillant, hallucinant de justesse… ces étincelles créatives apparaissant généralement au détour d'un dialogue, d'une description ou d'une scène d'action. Toujours au détour du récit, et non au cœur du problème…

Au final, La Tour Sombre, où en tout cas ses trois premiers opus, est l'œuvre d'un auteur qui refuse son sujet comme un cheval refuse l'obstacle. Sans doute trop ignorant des règles du monde de Roland, Stephen King n'a pas su affronter (construire ?) cet univers à bras-le-corps. Il a écrit La Tour Sombre au fil de la plume, sans plan véritable, sans horizon précis ; résultat, il passe plus de temps à réparer les incohérences flagrantes de son récit-fleuve qu'à s'y consacrer vraiment. Reste que cette œuvre tend à ses lecteurs — même ceux qui ne l'ont pas appréciée —, un piège intéressant, car j'ai beau bougonner, pester comme un balai à chiottes qui vient de survivre à la fête de la bière de Munich, je ne peux m'empêcher de me demander, en français dans le texte : « Putain, mais c'est quoi cette Tour Sombre ? ! ».

Ça vient de paraître

Au-delà du gouffre

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 120
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