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Les Paradis piégés

La Grange est un petit paradis automnal où David, le benjamin des Thyrianns faiseurs d'automates, a passé toute son enfance. Amoureux de sa grande sœur Joanna, orphelin de mère, il vient d'obtenir le droit de passer la Porte d'Or, et de voyager à travers les autres mondes. Le principe est relativement simple : une fois franchie la porte, on se retrouve dans la peau d'un autre, un avatar intégré au décor. Pour repartir, la matriochka (poupée gigogne russe servant d'emblème aux Thyrianns) guide son porteur jusqu'à la porte de sortie selon le principe bien connu du « froid tu n'y es pas, chaud tu y es presque ». Bien évidemment, les choses vont se déglinguer progressivement. On songe notamment à l'extraordinaire Congrès de futurologie de Stanislas Lem, qui fait lui aussi appel aux réalités gigognes.

Les paradis piégés tombent cependant dans le piège, justement, des références virtuelles. À situer les aventures de son héros dans des univers « revampés » d'un film (Casablanca), d'un dessin animé (la version Walt Disney d'Alice aux pays des merveilles) et d'un un camp de concentration, Canal perd le bénéfice de l'originalité de son roman. En faisant appel à une notion limitée de la virtualité, à savoir des univers clos au lieu de mises en réseaux, ainsi qu'à la folie de l'un de ses protagonistes, Canal perd en épaisseur et en pertinence de propos au fur et à mesure que le récit se transforme en jeu de massacre sadomaso (il est plus aisé de mettre en scène des timbrés que de véritables ennemis). Autre problème, les faiseurs de Paradis virtuels sont des démiurges absolus. Comment pourraient-ils perdre le contrôle de leur monde ou se trouver pris au dépourvu face à un envahisseur, équipés comme ils le sont d'outils informatiques d'une telle perfection ? Enfin le dénouement déçoit par sa platitude et son manque d'ouverture — les couleurs du virtuel étant plus éclatante que celle de la réalité mise en scène, le retour sur terre ne paie pas. D'autant que cette portion de l'univers des Paradis est à peine développée et l'analyse prospective plutôt légère.

Si Canal ne manque pas de métier, j'aurais pour ma part préféré que sa Porte d'Or menât vraiment vers d'autres mondes, que ses Paradis en fussent de véritables et que les pièges eussent été bien réels et plus subtils.

Le Bois Duncton

 

Imaginez un lourd volume de 700 pages, consacré aux amours contrariés de… deux taupes ! Voilà qui en ferait hésiter plus d'un, non ? Eh bien, celui-là aurait tort et il raterait, croyez-le bien, une expérience exceptionnelle valant largement l'investissement en temps et en argent que Le bois Duncton implique.

Parce qu'il est très facile de s'identifier aux habitants des réseaux souterrains de la colline d'Uffington. Parce que le déclin de la paix et du droit au sein de cette cité des Taupes après le coup de force de Mandrake produit un sentiment égal au spectacle de toutes les communautés humaines frappées par les putschs, la guerre civile ou la main-basse mafieuses. Parce que l'amour d'une guérisseuse prodigué à ses patients, la ferveur désespérée d'un vieux sage, l'élan dévorant pour le savoir d'un jeune héros, le malheur accablant une jeune mère, les manigances de basses politiques tout ça et bien d'autres choses forment un kaléidoscope d'émotions surpuissantes capables de vous émouvoir aux larmes.

Certes, c'est un peu long sur la fin et ça manque un tantinet d'humour. Ce qui n'empêche pas Le bois Duncton, par certains aspects, de rivaliser avec Le Seigneur des Anneaux. Une véritable découverte pour le lecteur francophone et un nouveau coup de maitre pour les éditions de l'Atalante.

Billet sans titre

Le Dragon Griaule, nouveau recueil de Lucius Shepard, est désormais disponible dans toutes les bonnes librairies, en papier et en numérique !

Requiem pour Philip K. Dick

En ces temps de néo-classicisme, où l'on ne se préoccupe plus guère que la Science-Fiction aille de l'avant vers de nouveaux thèmes et formes d'expression, l'uchronie peut constituer une porte de sortie pour ceux qui ne tiennent pas à se laisser enfermer dans des schémas maintes fois revisités. Ce jeu sur l'Histoire offre en effet un éventail suffisamment large de possibilités, tant littéraires que science-fictives, pour en quelque sorte libérer l'imagination des carcans où la fidélité à un état passé idéal — purement mythique, est-il besoin de le préciser — risque de l'enfermer à la longue.

Cela, Michael Bishop l'a de toute évidence compris bien avant d'écrire la première ligne de Requiem pour Philip K. Dick, et l'on peut supposer que la lecture du Maître du Haut-Château n'a pas été étrangère à cette prise de conscience. Rappelons pour mémoire que Dick décrit dans ce dernier roman un univers où nazis et Japonais se sont partagés les États-Unis après avoir gagné la Deuxième Guerre mondiale.

Ce point de départ, qui peut paraître assez banal de nos jours1, l'était sans doute moins au début des années 60, et l'on comprend aisément que ce livre ait obtenu le prix Hugo. D'autant que Dick avait pris soin de le conclure par une mise en abîme astucieuse : bien que La sauterelle pèse lourd, uchronie littéraire publiée dans ce monde divergent, évoque une ligne historique où ce sont les Alliés qui ont gagné la guerre, il ne s'agit nullement de notre univers, lequel se retrouve dès lors ravalé au rang de simple possibilité alternative, puisque le Yi-King indique que le monde réel est celui du roman dans le roman.

Ceux qui auraient du mal à suivre — ou, simplement, à admettre que le Yi-King puisse indiquer quoi que ce soit d'utile — sont priés de consulter l'ouvrage en question.

Décrivant une uchronie où Dick lui-même constitue un élément crucial, Bishop ne pouvait bien évidemment ignorer la leçon du Maître du Haut Château. Les deux livres sont d'ailleurs assez proches pour que l'on puisse les superposer, tant du point de vue des personnages que de celui de la structure. Mais ils ne se ressemblent pas — et ce, pour deux raisons principales, que l'on pourrait d'ailleurs confondre en une seule : l'ouvrage de Dick date du début des sixties et celui de Bishop de la deuxième moitié des années 80. Ajoutez à cela le fait que le second écrit sur le premier, et vous aurez une idée de la distance qui sépare les livres concernés.

Prenons par exemple l'origine du monde alternatif qu'ils nous présentent. D'une part, la victoire nazie ; de l'autre... eh bien, c'est là que les problèmes commencent, car il semble y avoir deux points de départ, l'un concernant Dick — qui connaît en effet le succès dès les années 50 grâce ses œuvres de littérature générale —, et l'autre l'Histoire elle-même, avec le brutal virage fasciste pris par les États-Unis sous la direction d'un Nixon plus vrai que nature. S'il existe une relation entre ces divergences, elle relève sans doute de la synchronicité plutôt que d'un rapport de cause à effet. Il paraît en effet difficile d'imaginer que l'orientation prise par la carrière de Dick ait pu modifier en quoi que ce soit le comportement de Nixon. Par contre, l'uchronie historique influe bien évidemment sur l'uchronie individuelle —  et référentielle —, car c'est à cause de la dérive vers le totalitarisme de la société étatsunienne que Dick se tourne vers la S-F.

Tout comme dans notre monde, serait-on tenté de dire. II suffit de jeter un coup d'œil à « Foster, vous êtes mort ! » 2 pour s'en convaincre : c'est à travers l'outil science-fictif que la dénonciation de l'aliénation est la plus efficace. Malgré une trajectoire différente, le Dick mis en scène par Bishop semble bien être le même que celui qui a transité par notre réalité, et les dernières lignes du roman ne font que confirmer cette impression. Il n'y a qu'un Messie, et il est le même partout. Ainsi la thématique de la Trilogie divine 3 et de l'Exégèse inédite, qui imprègne tout le roman, prend ici une dimension inattendue, sous la forme d'un hommage vibrant à l'un des écrivains les plus originaux révélé par la Science-Fiction. Comme Dick dans Radio libre Albemuth, Bishop associe politique et métaphysique en une démarche héritée de l'ère psychédélique. Ce n'est pas innocemment qu'il a choisi pour personnage principal un ancien hippie, dont les parents ont été lapidés autrefois par une foule de patriotes ; bien que situé en 1982, Requiem pour Philip K. Dick parle beaucoup — avant tout ? — des années 60. Et c'est là, bien au-delà des références à Dick lui-même, qu'il faut peut-être chercher la raison profonde de ce livre — et l'origine de la brève élégie qui donne son titre :

Hélas, Philip K. Dick n’est plus,

Dieu va prendre mon pied au cul.

 

Notes :

1. Surtout en France, où il s'agit d'une véritable tarte à la crème uchronique depuis que divers auteurs du Fleuve Noir, de Pierre Barbet à Alain Paris en passant par Jean Mazarin, s'y sont attaqués dans les années 80.
2. In Nouvelles 1953-1963, Denoël « Présences », 1997.
3. Denoël

Wonderland

 « Certains soirs, lorsque le vent souffle assez fort pour dissiper les brumes qui voilent le Wonderland, je lève les yeux au ciel, je regarde les étoiles, je pense à ce qui aurait pu être et à ce qui est. Je me souviens de mon nom [...]. Je me souviens du monde avant moi, du monde sans moi. Les étoiles éclairent mon visage. Elles étaient plus nombreuses, autrefois. C'est ma faute. J'ai donné des ordres. J'ai signé des papiers. J'ai ouvert la voie, en sachant que personne ne pourrait la refermer. Il y avait des hommes, ici Des villes, des routes, des écoles... Tout cela a disparu. Les hommes sont devenus des rats, dans le pourrissoir du Wonderland. »

Ainsi sur cette confession sans appel s'ouvre le dernier roman de Serge Lehman, livre indépendant mais s'inscrivant dans le même univers que le cycle/collection FAUST, une série dont les deux premiers volets ont déjà été longuement chroniques dans nos colonnes.

Le Wonderland, c'est une décharge géante de trois cent mille kilomètres carrés qui, de Lille à Moscou, n'en peut plus de grossir, d'étendre ses bras tentaculaires radioactifs, une lèpre planétaire née du traitement des déchets d'un monde outrancièrement industriel. C'est dans cet univers de chaos en perpétuel changement, où se côtoient mutants, robots chasseurs d'organes humains et dégénérés de tous bords, que vivent nos trois héros, Peter, Franz et Andréa. Ces gamins, rompus à l'art de la survie, n'ont qu'une idée en tête : quitter le Wonderland pour gagner le Village, le monde protégé du rêve, de l'argent et du pouvoir, ce monde même qui a enfanté le Wonderland. Et l'échappatoire pourrait bien se présenter sous la forme de ce sarcophage déniché par Peter, un étrange container enfoui au cœur d'une montagne d'immondices et dans lequel un homme attend son heure... Parallèlement, dans l'atmosphère confinée de la station orbitale d'Enfer-Cinq, un drame se noue.

Certains pourraient juger Wonderland comme une simple séquelle, un additif au monde développé dans FAUST. Il est vrai qu'on était en droit de s'interroger sur l'intérêt potentiel d'un ouvrage à l'intrigue autonome et pourtant s'inscrivant très nettement dans un univers par ailleurs amplement décrit (on soulignera, à propos d'appartenance, que si l'intrigue de Wonderland est parfaitement compréhensible pour un non-lecteur de FAUST, elle gagne naturellement en intensité à la connaissance préalable de la susdite saga). Assurément les premières pages parcourues l'intérêt se fait évidence : le plaisir. Plaisir d'une double ligne scénaristique rondement menée, de personnages attachants, d'un monde, bien sûr, à la juste cohérence et remarquablement fouillé.

Ceci n'empêchera pas pourtant, peut-être, quelques esprits chagrins de noter que, ça et là, l'auteur se laisse aller (excès d'enthousiasme ?) à deux ou trois redondances descriptives malvenues, cède parfois à la facilité en jouant d'aventure sur de menus poncifs (les enfants perdus et le gentil président, les méchants vraiment pourris jusqu'au bout des ongles...). Qu'importe ! Serge Lehman, qui a trente-deux ans se passe aisément de toute présentation, nous livre une fois de plus la preuve de son indéniable talent, ou comment entrer dans un bouquin pour ne plus en sortir qu'après avoir dévoré ses quelques centaines de pages. Un exemple que, en définitive, certains auteurs feraient bien de méditer...

Les Voyageurs sans mémoire

 « Des jours durant, un souffle glacial avait balayé les lointains canyons, arrachant des débris rocheux de toutes tailles, les projetant contre les génératrices arc-boutées sur les parois. Le vent s'était engouffré dans la gueule avide des capteurs avant de s'émietter en échardes sanglantes contre les pales de métal. Sur le muret délimitant les bassins d'algues pourpres, l'Être des Sables s'avança... »

En 2033, un message séquentiel codé en provenance du système de Proxima Centauri est capté par la Terre, induisant de fait une réalité désormais incontournable : l'Homme n'est pas seul dans l'Univers ! La nouvelle fait l'effet d'une bombe. Sous la houlette de Grand Israël le projet Altneuland est lancé ; les meilleurs scientifiques du monde se regroupent. Objectif : organiser un vol habité à destination du Centaure. Et voici la conquête spatiale relancée, un nouveau départ pour l'Humanité, une nouvelle histoire, une histoire du futur...

Les Voyageurs sans mémoire se présente comme un recueil de dix nouvelles écrites à des dates parfois très espacées (huit années entre « Eux qui rêvaient dans tes ténèbres » et « La dernière mission de Lise Reinhardt ») et s'inscrivant dans une trame commune figurant une histoire du futur développée sur plus de quatre siècles (de 2030 à 2489). Les cinq premières nouilles ici présentées (« Amériques », « Bereshit », « Mihrab », « Elohim » et « Game Over ») sont plus directement liées puisqu'elles traitent toutes du projet Altneuland (elles furent d'ailleurs regroupées sous ce titre dans un ouvrage publié aux Éditions de l'Hydre en 1995), les cinq dernières nous plongeant dans les brumes d'un futur beaucoup plus lointain. Précisons enfin que de tous les textes proposés, un seul est inédit (« La dernière mission de Lise Reinhardt »).

Lire Les Voyageurs sans mémoire, c'est pénétrer de plein pied dans un univers riche d'une profonde sensibilité, s'abîmer dans les personnalités de protagonistes fondamentalement humains, se laisser prendre au jeu d'une immense trame futuriste dont on nous livre les clefs, ça et là, de façon parcellaire, autant d'instantanés à prendre pour ce qu'ils sont : une invite à la découverte, découverte du cosmos, de l'autre, des autres, de soi surtout. Aussi, qui chercherait ici les grands développements d'une fresque épique serait déçu. Les événements, s'ils s'inscrivent bien dans une logique temporelle respectée, se préoccupent nullement de linéarité. Car le propos de l'auteur est ailleurs. Tout est vécu de l'intérieur, passé au tamis de l'émotivité des personnages, à la manière d'un film d'Altman où chaque scène, chaque intervenant, aussi indépendant, unique soit-il, prend place dans un ensemble le dépassant de beaucoup. Et l'écriture élaborée de nous conforter dans cette impression d'intériorité, parfois précieuse, curieusement (paradoxalement ?) minimaliste : on est ici surpris, là dérouté, à l'occasion rebuté même, mais au final séduit.

Comme l'affirme Dominique Warfa dans la préface au présent ouvrage : « Francis Valéry est un être pluriel et complexe, qui crée une œuvre plurielle et complexe ». En voici encore, avec ce recueil-mosaïque, un bien bel exemple.

Les Portes d'Occident

 « Un long gémissement déchira le silence attira l'attention de Wang, Le spectacle que découvrit alors l'horrifia : un homme nu, un Chinois du Nord ou un Coréen, avait été crucifié sur une table dressée à la verticale. On lui avait arraché les organes génitaux enfoncé de longs clous à tête ronde dans les poignets et les chevilles. Son sang se répandait en ruisseaux le long des bras, de ses jambes, grossissait goutte à goutte la mare visqueuse qui s'étalait à ses pieds. Wang distingua, un peu plus loin, un morceau de chair velue et sanguinolente qu'il identifia comme la partie manquante du supplicié, et il contint à grand-peine une envie de vomir.  »

Terre : XXIIIe siècle. Le monde est coupé en deux par le REM, un mur électromagnétique de plusieurs kilomètres de haut (un Mur de Berlin géant, en somme), isolant le riche Occident de ses voisins en proies au dénuement total, une misère et une violence quotidienne effarante : la RPSR (République Sino-Russe) dont les armées vaincues par le REM ont pris souches à même leurs territoires d'occupation lors de la tentative d'invasion avortée des pays occidentaux ; la GNI (Grande Nation Islamique) dont les dirigeants écrasent le peuple sous le poids de lois ineptes prétendument coraniques.

C'est en Silésie, une sous-province de Sino-Russie, que vit Wang, jeune Chinois traînant sa décrépitude dans les ruelles crasseuses de Grand-Wroclaw, enfant élevé aux mamelles du Tao de la Survie, des préceptes savamment distillés par une grand-mère autant sorcière que philosophe. Et l'univers du gamin de basculer au moment où, dans l'espoir de faire plaisir à la vieille dame chérie, il est pris sur le fait en train de dérober quelques paquets de cigarettes au clan d'Assöl le Mongol, la néo-triade locale. Contraint de prendre la fuite pour échapper à l'émasculation, Wang s'engage alors sur la route de Most, en Bohême, là où, dit-on, périodiquement le REM s'entrouvre pour laisser passage aux milliers d'émigrés en guenilles qui se ruent vers le mirage occidental. Quant à savoir ce qu'il advient d'eux...

Il faut bien avouer qu'après la globalement superbe trilogie des Guerriers du Silence (chez le même éditeur), nous étions un certain nombre à attendre la nouvelle saga de Pierre Bordage (saga, le mot est lancé, car si Wang n'atteint pas la taille des Guerriers du Silence, il s'agit tout de même d'un roman dont le premier volume frôle bon an mal an les cinq cent pages —  sachez d'ailleurs que Les Aigles d’Orient, second et dernier tome de Wang, devrait être ou est sur le point de paraître au moment où vous lisez ces lignes). Un roman-fleuve donc, qui s'ouvre sur une centaine de premières pages d'une rare violence, une noirceur à ce point marquée que la lecture en devient presque pénible, suffocante, tant l'auteur sait nous prendre par la main, nous immerger à force renforts de descriptions, d'états d'âmes aussi d'un héros auquel il est si facile de s'identifier dans ce monde de misère absolue. Bordage sait y faire, c'est indéniable, un peu trop même. Raconteur d'histoire diablement efficace, riche d'un style puissamment évocateur, il nous embarque sur le flot tumultueux de sa plume fluide et jouissive, nous trimbale de-ci delà, dans telle lutte meurtrière ou telle considération ésotérique, nous submerge, nous... noie ? Car si l'auteur ne s'essouffle pas, le lecteur, lui, commence de trouver le temps un tantinet longuet en milieu de seconde partie. Et ce n'est pas la mise en place d'une nouvelle pièce scénaristique en fin d'ouvrage (la Ruche, un concept science-fictif intéressant, une entité qui n'est pas sans rappeler l'Hyponéros des Guerriers du Silence...), préparant ainsi le second tome à venir, qui parvient à véritablement faire rebondir I'intérêt du lecteur. Dommage.

Attention toutefois et qu'on ne s'y trompe pas. Les portes d'Occident est un bon bouquin, un peu long, certes, mais marqué d'un souffle épique remarquable, chose pas si courante que cela en SF francophone. Il marque de plus et définitivement, comme la série FAUST de Serge Lehman, le retour d'une SF prospective à plus ou moins court terme, une SF alliant réflexions sociales et politiques à une volonté ouverte de divertir le lecteur, ce fameux sense of wonder après quoi, en Bifrosty, nous courons tous. Alléluia !

La Face des eaux

 « Il y avait cinq animaux ondoyants aux yeux doux, au museau sombre et effilé couvert de poils noirs. Doucement, tendrement, ils entourèrent le corps de Martello bercé par la houle. En le maintenant à flot, ils commencèrent a dérouler la couverture dont il était enveloppé. Doucement, tendrement, ils dégagèrent le corps. Puis — toujours doucement, tendrement — ils se pressèrent autour de la forme sans vie et entreprirent de la dépecer. »

Seul en maître règne l'océan sur Hydros, planète exclusivement aquatique où dérivent, çà et là, de rares îles artificielles minuscules, de dérisoires enclaves flottantes propriétés des Gillies, la race la plus évoluée de ce monde étrange et reculé. Aussi pour les humains échoués sur Hydros, sans aucun espoir de départ, soumis à la dépendance des îles du peuple autochtone et dépourvus de toute technologie digne de ce nom, les jours s'égrènent avec une morne régularité. Pourtant, dans la petite communauté humaine de l'île de Sorve où tout est si bien réglé, le quotidien bascule quand, à cause de l'incurie de l'armateur Delagard, les mystérieux Gillies décident de chasser leurs hôtes. Ainsi commence le périlleux voyage en quête d'un nouvel asile, un voyage sans retour qui les mènera loin, très loin, jusqu'à la Face des Eaux...

La Face des Eaux, gros pavé de plus de cinq cent pages, livre fleuve, océan bien sûr, nous propulse, lentement mais puissamment, dans les tréfonds d'un univers où tout est abîme. Abîme des mers, naturellement, d'où surgissent d'incroyables monstres tueurs, abîme des motivations humaines avant tout, lieux reculés peuplés de créatures non moins effrayantes. Car si La Face des Eaux est un livre d'aventure, c'est principalement d'une aventure humaine dont il est question, ou bien comment, sur une minuscule coquille de noix perdue dans un environnement viscéralement hostile, une quinzaine d'hommes appréhendent leur quotidien à travers leur prochain. Un huis clos donc, doublé d'une sorte d'initiation dans la quête d'un ailleurs qu'on rêve meilleurs, et sans doute un des ouvrages les plus ambitieux d'un des maîtres du genre.

Vraisemblablement, l'aspect le plus rebutant de La Face des Eaux demeure la lenteur de son développement. Les introspections sont légion, les atermoiements sans nombre. Seulement les supprimer, c'est amoindrir le relief des personnages et donc en d'autres termes, détruire ni plus ni moins l'échafaudage d'un ouvrage qui repose totalement sur ses protagonistes. En effet il n'est ici nulle place laissée au verbiage, mais plutôt aux considérations éthiques, philosophiques, religieuses, autant de réflexions permettant l'analyse des personnages (il n'est pas non plus question de héros), les motivations de leurs comportements. Alors ?

Gérard Klein, dans son introduction, parle de roman « conradien ». Sans doute et à plus d'un titre. Roman de S-F ? Oui, dans la mesure où on se limite au cadre dans lequel s'inscrit l'histoire, un moyen bien plus qu'une fin, Roman à lire ? Assurément car, si vous y plonger sera peut-être difficile, vous en resterez mouillé un certain temps...

I, Robot

 « L'image vacille légèrement ; un très vieil homme apparaît, alité et visiblement épuisé. C'est Alfred Lanning, qui, bien qu'à l'agonie, semble décidé à faire quelques confessions avant de mourir. Il parle directement à la caméra. — La première fois que j'ai rencontré Susan Calvin, elle avait six ans. Son père était deuxième directeur adjoint responsable du développement à l'U.S. Robots... »

Il était une fois des histoires de robots. Mais attention, pas n'importe quels robots, pas du genre en tout cas à massacrer l'homme, son créateur, comme un vulgaire Terminator. Non. Ces robots-là obéissent à trois lois, des lois qui, justement, les empêchent d'avoir ce genre d'attitude que la morale réprouve. Bien sûr, on l'aura reconnu, l'inventeur de ce guide de conduite de nos amies les machines n'est autre que le grand Asimov, le même dont les histoires réunies en recueils (Les robots, Un défilé de robots chez J'ai Lu), sont devenues depuis belle lurette d'immenses classiques. Aussi et même s'il y a peu de chance de voir un jour la programmation de sa machine à laver obéir aux Trois Lois de la Robotique d'Asimov, il est incontestable qu'elles ont marqué.

Il était une autre fois un écrivain, Harlan Ellison, familier des plateaux de séries télé et grand ami d'Asimov. Ensemble, ils conçoivent un projet fou : mettre en scène ces histoires de robots et les porter au cinéma. Ellison planche sur le sujet, n'en dort plus, pond un manuscrit prometteur qu'il soumet aux dirigeants de la Warner Bros. Et... et puis c'est tout. Ça se passait en 1978 et depuis, plus rien. Aucun résultat, pas de film. Pour diverses raisons qu'il serait vain de reproduire ici (querelles personnelles, revers de fortunes...), le film I, Robot ne verra jamais le jour, du moins pas sur grand écran. Asimov, mort en 92, n'aura jamais connu la même consécration, en tout cas de son vivant, que d'autres monstres sacrés tel Arthur C. Clarke (2001) ou Philip K. Dick (Blade Runner).

Au-delà d'un constat d'échec, on a là un texte original qui se démarque des nouvelles d'Asimov et constitue, sans doute, un bel hommage à l'auteur disparu. D'habitude Ellison n'a pas sa plume dans sa poche et a un style plutôt décapant. Suffit pour s'en convaincre de lire le recueil Dangereuses Visions (J'ai Lu) par exemple, une manière qui le distingue nettement d'un Asimov plus posé et détaché. Aussi, sur cette adaptation il s'en est plutôt bien tiré et parvient, à partir de quelques nouvelles, a créer une véritable histoire centrée sur la vie de Susan Calvin robopsychologue. À travers l'enquête de Robert Bratenahl, journaliste intrigué par sa présence lors de l'enterrement d'un président, on verra quel rôle elle aura joué dans l'intégration des robots dans la société du futur, depuis le moment où l'un des premiers robots, craint et rejeté, sauve la vie d'une enfant, jusqu'à la révélation finale.

Il ne faut pas perdre de vue que nous sommes ici en présence d'un scénario de film. Le texte a donc une forme un peu déroutante, du moins jusqu'à ce qu'on parvienne à se familiariser au découpage séquentiel (317 scènes au total !), et aux éléments destinés à la mise en scène (cadrage, fondus, description d'ambiance...). Cerise sur le gâteau, le texte est assorti d'illustrations N&B superbes, en dépit du peu de qualité de la reproduction, signées Mark Zug, qui viennent compléter le spectacle. Ne vous étonnez donc pas si, à la lecture, vous vous sentez saisi d'une impression curieuse. Installez-vous confortablement dans votre fauteuil préféré, prévoyez le sac de pop-corn à portée de main et laissez-vous bercer par les images : vous êtes au cinéma !

La Citadelle de cristal

 « La mer s'était parée d'une teinte ambrée. Quelques puktaats dérivaient nonchalamment. Des plaques de givre s'étaient formées, épousant mollement la houle paresseuse. A moins de cinq milles à tribord, la côte pelée du Groenland épanouissait ses rondeurs verdoyantes dans la lumière argentée. Mais dans le lointain émergeait un colossal glacier, comme pour avertir les nouveaux venus d'une menace latente. — La Terre de Washington, nota Parsifal. Et le temps va changer... »

Un premier volume pour une des nouvelles collections Fleuve Noir devant succéder à la défunte collection « Anticipation » : « SF Mystère ». En fait, aux vues du présent roman, on aurait tout aussi bien pu l'appeler « SF Aventure ». Parce que si vous vous souvenez des vieux films du genre du Sixième Continent, on a vraiment ici, à peu de choses près, absolument le même schéma (avec moins d'incohérences, tout de même). Tous les ingrédients y sont : le navire, la légende, le héros, le scientifique, le méchant mégalomane, les indigènes et les grands espaces.

Et l'ensemble de se retrouver associé dans l'histoire que voici. Un aventurier fortuné, le baron Parsifal Crusader (le héros) entreprend une expédition risquée : la recherche d'une cité perdue (la légende), Hyperborée, dont le mythe la situe près du pôle nord (les grands espaces). Pour cela, embarquent à bord du Gryphon (le navire) ses compagnons : l'irlandais Profit et son ancien professeur Heideke (le scientifique), sans oublier l'indispensable guide Inuit (les indigènes). Mais au-dessus de l'expédition plane l'ombre malfaisante du docteur Laube (le méchant mégalomane), membre de la secte de la Licorne et qui cherche à valider ses théories sur la race pure par la découverte de la fabuleuse cité et ses habitants, et ceci par tous les moyens. Bien vite, l'expédition tourne mal. Les éléments que le baron croyait maîtriser se déchaînent contre lui. Il lui faudra lutter pour sa survie dans cet environnement glacé et hostile où la moindre erreur ne pardonne pas. Bref un récit se situant dans le passé (1886) mené tambour battant et, ce qui ne gâche rien, fort bien documenté. On apprend ainsi, en droite ligne de la tradition « vernienne », comment, par exemple, se montaient les expéditions polaires de l'époque.

Plus d'aventure que de Science-Fiction, donc, et un petit arrière-goût de frustration quant à la trop fugitive apparition de la mythique ville de glace. Reste que, une fois les personnages et les décors plantés, suffit de feuilleter les premières pages pour démarrer une aventure efficacement menée.

Ça vient de paraître

Les Armées de ceux que j'aime

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