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L'Opéra de l'espace

 

« — C'est Keziah le Diseur de Vérité, mi-homme mi-poisson, qui parle maintenant
Les Bulbes Griffith n'ont pas de centre au strict sens géographigue. Mais le Yuweh se trouve dans ce qui s'en rapproche le plus, sous un bouclier d'eau, et tu n'en es plus loin.
— Bulbe après bulbe, notre poids a diminué, acquiesça Axelkahn. Cela continuera-t-il ?
— Plus beaucoup maintenant, à présent, les voies du ciel sont toutes tracées. Le bulbe pirate se trouve au-delà de la toile de films. Il faut que tu saches... »

Le dernier Genefort, qui nous livre ici une saga coupée, pour des raisons de format, en deux parties.

L'univers humain se structure autour des portes de Vangk, cadeaux d'une mystérieuse civilisation disparue et seules structures permettant de parcourir la Galaxie. Dans cet espace aux habitats humains diversifiés, dispersés, Axelkahn, ténor dont la voix superbe lui assure la renommée, sent celle-ci se flétrir. Là commence sa quête des mythiques Yuweh, architectes planétaires seuls capables de réparer les implants organiques de ses cordes vocales. Pour parcourir à sa guise les Bulbes Griffith, lieu de ses recherches, il réunit autour de lui une troupe de théâtre itinérante qui se déplace dans une nacelle suspendue. Après avoir assuré la célébrité de sa compagnie, constituée de personnages étranges et parfois tragiques, il appréhende le moment où il va devoir la quitter, continuer seul en quête de son destin. Axelkahn affrontera de nombreux dangers dans l'environnement hostile des tréfonds de l'immense structure...

On le voit, une grande imagination tant dans la description des personnages hauts en couleurs que dans celle des décors, grandioses et pittoresques à la fois — particularité qu'il n'est pas impossible de rapprocher du flamboiement des space opera de Samuel Delany... L'opéra de l'espace prend place dans le contexte construit par l'auteur tout au long d'une douzaine de romans. De cet univers ample et cohérent quoique terriblement humain, il extrait de petites tranches de vie, déployant un talent certain quant à la puissance des visions et la noblesse des personnages. Laurent Genefort décrit de surcroît un univers débarrassé des clichés du genre, redondances souvent pénibles et généralement inutiles : combats spatiaux, empereur mégalomane et autres extraterrestres monstrueux et sanguinaires... Plus que jamais la toile de fond des romans de Genefort (les portes de Vangk, les Yuweh) est décrite dans le détail, confortant la logique d'écriture de livres-univers choisie par l'auteur (et à laquelle il consacre un mémoire dans le présent numéro de Bifrost).

À l'évidence les récits de Genefort se bonifient, ce qui ne fait que confirmer ce que chacun sait déjà : le talent de ce jeune auteur à qui l'avenir appartient...

Le Dieu avide

 

« – La nuée ! Regardez !

Les volutes stagnantes  dessinaient maintenant une sorte de visage horizontal dans les airs, qu'ils ne distinguaient que très imparfaitement vu leur angle de vision…

– Dotorg… Dotorg… Dotorg… »

Conan contre Yog-Sothoth et ses amazones déchaînées. La suite des aventures de Chatinika, belle guerrière aux pouvoirs psychiques, et de ses fidèles compagnons, cette fois confrontés à la tentative d'invasion d'une créature démoniaque venue d'un autre monde (Who you gonna call?) siphonner l'esprit des populations environnantes. Que dire de plus sinon que Chatinika et compagnie viendra, frappera et vaincra au terme d'aventures classiques et distrayantes, à l'image du premier tome…

On soulignera seulement qu'il serait peut-être intéressant de voir les héros confrontés à des menaces plus humaines, servis par des moyens occultes plus colorés ethnologiquement — le résultat des confrontations forçant à développer des personnalités plus contrastées, plus constructives et moins manichéennes ?

Star Trek, La Nouvelle Génération 39

 

« La main décharnée, telle une serre, le saisit à la gorge, broyant sa trachée :

–  C'est votre faute! grinça la voix éraillée: C'est votre faute. Vous auriez dû la sauver ! Elle vous a appelé, elle vous a supplié ! Vous étiez Imzadi vous l'avez laissé mourir !!!

 Wesley arracha la main de la gorge de Riker.

- Non ! cria Riker, j'ai fait tout ce que j'ai pu — vous devez comprendre!  »

Oubliez immédiatement le déplorable Mon ennemi, mon frère (à moins que vous soyez amoureuse de Kirk), l'événement trekkien de la rentrée est sans conteste la traduction du formidable Imzadi (« le bien-aimé ») de Peter David — spécialiste des tours de force en matière de séries dérivées (les bandes-dessinées américaines d'après Hulk et bien d'autres). La construction, du roman est surprenante, liant la formel au fond de l'histoire en plaçant la fin en ouverture, le commencement au milieu, et, évidemment, le milieu à la fin. Et tout ça se tient parfaitement!

Imzadi est un drame, celui de William T. Riker, autrefois jeune lieutenant affecté sur la sensuelle planète Bétazed aux habitants télépathes, qui, tombé amoureux de Deanna Tioi, la fille d'une pétulante ambassadrice, Lwaxana Troi, sacrifia une première fois la jeune fille à ses ambitions en la quittant pour devenir capitaine dans la Starfleet, le bras armé de la Fédération des Planètes riles. Parvenu « seulement» à la distinction de Premier officier (capitaine en second) du mythique Enterprise, Riker retrouve à bord la belle Deanna, qui désormais repousse ses avances et préfère son amitié. Seulement la nuit qui suit une négociation diplomatique de routine, Deanna Troi meurt brutalement dans ses bras, sans raison apparente, en le suppliant de la sauver. Le choc sera terrible pour Riker, mais sans nulle comparaison pour sa mère, Lwaxana Troi, liée télépathiquement avec sa fille unique, et déjà veuve de son père, également officier de la Starfleet. Persuadé que Deanna Troi n'a pu mourir sans raison, ravagé par le remords et les reproches de sa belle-mère, Riker, devenu amiral de la Starfleet, va commettre le crime qui lui permettra d'en avoir le cœur net…

L'intrique est extraordinaire (très largement au-dessus de l'usage en matière de roman Star Trek), la narration, chargée a posteriori de l'amertume de l'auteur lui-même (Gene Roddenberry est mort sans avoir pu lire le roman que Peter David lui dédiait). Seul regret : en octobre, les épisodes de Star Trek : la Nouvelle Génération n'auront pas encore été diffusés (seulement à partir de décembre), et le lecteur français n'a que très peu de chance d'être aussi familier, aussi proche des héros, que quelqu'un qui aurait suivi leurs aventures depuis quatre ou cinq ans. Et croyez-moi, dans ce cas, les émotions à la lecture sont légèrement surmultipliées.

La Balle du néant

« Vous savez, en général, les gens ne font pas tellement attention à moi… autant vous le dire tout de suite ; je suis un transparent.

Quelque chose se glaça derrière la nuque du colonel. Il aurait dû se douter qu'un fils de millénaristes disposerait d'un Talent parapsychique quelconque… »

Roland C. Wagner (alias Red Deff), musicien (dans le groupe Brain Damage) et chroniqueur littéraire de Casus Belli (magazine spécialisé dans les univers interactifs, jeux de rôles et autres jeux de simulation) revient au roman suite à un long silence, sous sa signature en tout cas.

La Balle du néant, véritable « Polar SF » (on s'interrogera sur sa non-affiliation à la collection du même nom au même éditeur, plutôt. qu'à celle de « Métal », l'ouvrage en question, sous-titré « Les Nouveaux Mystères de Paris », étant un hommage évident aux « Mystères » d'Eugène Sue, grand ancêtre du roman noir…) nous narre l'enquête d'un émule de Nestor Burma de la seconde moitié du XXIe siècle, confronté au meurtre d'un physicien en chambre close. Signe particulier, le détective — un mutant — dispose d'un pouvoir mal contrôlé, qui pousse la plupart des gens à oublier son existence. Plus étrange encore, cette faculté s'étend aux choses, puisque tous les renseignements concernant les dénommés Tem disparaissent également au bout d'un laps de temps assez court des banques de données et autres fichiers.

Comme promis, les paradoxes et les fausses pistes sont bien au rendez-vous et le nœud de l'intrique, tout comme l'arme du crime, sont tout ce qu'il y a de plus scientifique. Tout se tient et se lit facilement, bref de la belle ouvrage.

Mais qu'est-ce que j'aime cette rentrée, moi

Genèses

« Colibri ôta le bouchon et renversa le cylindre dans sa paume. Une motte de terre noire apparut, suivie d'une tige hérissée d'épines. À l'extrémité de la tige s'ouvrait une une unique fleur rouge, C'était la plus écarlate des perfections. »

Là voilà enfin, cette anthologie tant attendue de la nouvelle science-fiction francophone ! Après une mise en bouche signée Ayerdhal sous forme de profession de foi (la science-fiction, littérature intelligente et plus que jamais universelle), un coup d'envoi pour le moins surprenant l'ultra-courte et très savoureuse « Genèse » de… Francis Carsac, maître s'il en est de la science-fiction française des années 50-60.

Hum… L'hommage aura toutefois mérite de faire passer l’assez peu ragoûtant « Début du Cercle » d'Elisabeth Vonarburg, l'histoire d'une danseuse cyborg et de son euthanasiste, livré à son Pygmalion sadique.

Le thème de l'artiste (re)copié/transfo me va d'ailleurs revenir à trois reprises : dans « Lamente-toi, Sagesse », de Jean-Louis Trudel, c'est une musicienne qui s'est coupée les mains pour sublimer son art, et dans « Reprendre, c'est voler »,  Ayerdhal nous rejoue Mozart contre Salieri, variation sur le thème mode 31e siècle. Dans les trois cas, ça finit mal, Trudel et Ayerdhal menant cependant sans problème leur barque sur le rivages chargés du conte futuriste.

Autre fable, « La paix éternelle » chantée par Pierre Bordage : plus traditionnel, mais toujours aussi dépaysant épique et sensuel. La dernière mission du valeureux Kori Amos, le plus célèbre des guerriers des Nuées, atteint non sans une touche naïve une dimension mythologique rafraîchissante.

À la condition d'oublier l'anecdotique « Chaque jour est un nouveau combat » de Bernard Les Fourmis Werber (ça ressemble à de la fantasy et pas à la meilleure, et ça n'en n'est même pas), nous en arrivons aux raisons les plus fondamentales d'acquérir d'urgence l'anthologie en question : vision en cinémascope, sensorama et kinesthésitron de Jean-Marc Ligny (« Labyrinthe de la nuit »), les enquêtes du clonebuster volant de Richard Canal (« Les heureux damnés »), le jardin luxuriant et embaumé (à tous les sens du terme) de Jean-Claude DunyachLe Jugement des oiseaux ») — et surtout, encore et toujours, l'extraordinaire « Nulle part à Livérion » de Serge Lehman, impossible à apprécier totalement sans avoir lu F.A.U.S.T., dont le premier et superbe tome vient de paraître au Fleuve Noir. Livérion est-il un mythe ou la réalité? Paul Coray (qui n'est autre que le père de Chan Coray, le jeune héros de F.A.U.S.T.) s'efforce de découvrir ce que les multinationales veulent lui cacher (à moins que…). La richesse, l'ampleur de la flexion et de ses racines culturelles m'ont laissés pantois. Tout cela saura-t-il vous séduire ? Sans aucun doute.

Alors, que conclure sur la « nouvelle» génération francophone ? Premier constat, anticipation rime toujours avec dépression. Sur neuf textes récents six se terminent franchement mal, trois se concluent à peu près bien pour leur héros. Second constat, anticipation rime aussi avec évasion. En écartant cette fois-ci la nouvelle de Werber qui, de toute manière, ne touche à rien, seul Serge Lehman s'intéresse au futur proche et reste en prise directe avec le XXe siècle. Si d'un côté la littérature post soixante-huitarde, aussi véhémente que lourdingue, est bien morte, on est loin de la Terre, de l'an 2000, et de la matérialisation annoncée des rêves les plus fous et les plus dangereux de l'homme : génie génétique, omnipotence sur la matière par le biais des nanotechnologies, faillite des idéologies, survie de l'écrit, de la culture, du langage humain et des libertés à l'ère de la mondialisation et du multimédia. Aucun de ces thèmes n'est le centre véritable des nouvelles de Genèses.

Bien sûr, Trudel cite incidemment les nanorobots (version améliorée du scalpel chirurgical), Ayerdhal évoque vaguement l'immortalité (voir la chute), et on parle beaucoup de clonage et d'implants cybernétiques. Mais toutes ces intrigues se concentrent sur des « petits » drames personnels d'individus d'exception (les « artistes suprêmes » semblent triompher au palmarès). Toutes ces technologies ne s'illustrent que de manière limitée, gratuite (chorégraphier des spectacles purement distractifs), et le plus souvent destructive, quand il ne s'agit pas de simple imposture.

Dernier constat, les intrigues denses, à plusieurs niveaux, rebondissements et personnages clefs, sont encore rares. Toutefois les auteurs de Genèses (Werber excepté) sont loin de se contenter d'effets de style, comme c'est bien trop souvent le cas, hélas, en matière fantastique.

Projet Miracle

« J'ai besoin de savoir pourquoi les tiens se jettent volontairement du haut de cette pyramide…

– Tu ne sauras jamais pourquoi les Zhandi se précipitent dans le vide car pour ça, il faudrait que tu sois toi-même un zhandi. Toi qui étais un Homme jusqu'ici, comment pourrais-tu devenir un Xhandi quand Chomanche est devenu à moitié humain à ton contact ? »

Michael Diamond Resnick est réputé pour ses univers foisonnant de couleurs, de sensations et, bien entendu, d'extraterrestres. Ici c'est au problème de l'identité mentale et culturelle des espèces non humaines qu'il s'attaque (après celui de l'espèce humaine dans la trilogie Paradis, Enfer et Purgatoire) à travers un court récit semblant tout droit inspiré d'un très bon épisode d'Au delà du réel (The Outer Limits), la série originale — à savoir « Le Caméléon », dans lequel un agent secret spécialiste du déguisement était recruté par le FBI (ou l'équivalent), pour infiltrer l'équipage extraterrestre d'une soucoupe volante accidentée au moyen d'un procédé permettant de donner à son corps l'apparence appropriée, tout en conservant sur bande l'aspect humain original.

Dans Projet Miracle, il s'agit cette fois d'une espèce de journaliste freelance cynique à souhait, qui s'est fait une spécialité de s'introduire frauduleusement dans des sociétés extraterrestres refusant toute présence humaine, afin de vendre le récit de ses aventures aux humains avides de sensations fortes. Constatant que le dit aventurier ferait un cobaye idéal pour une expérience de chirurgie plastique intégrale, les autorités lui offrent le déguisement (presque) absolu, qui lui permettra de continuer à violer interdits et tabous extraterrestres tout en accomplissant des missions de sauvetage ou d'observation scientifique. La question posée étant, bien entendu : Xavier William Lennox (le patronyme du gugus), demeurera-t-il humain à l'issue de toutes ces transformations?

Réponse évidente : non, puisqu'il n'en était déjà pas véritablement un. En effet dépourvu d'émotions autant que de scrupules, n'accordant aucun intérêt à son intégrité corporelle pas plus qu'à ses possessions (ce qui est somme toute assez logique), on se demande très rapidement quel genre d'enfance et de vie a pu aboutir à un individu visiblement profondément atteint. Détail que Resnick se gardera bien, naturellement, de donner.

L’expérience aurait peut-être été plus enrichissante si l'auteur, au lieu de mettre en scène un psychopathe se résumant en deux traits de caractère, curiosité et bénévolence inexplicable, avait fait appel à un « Indiana Jones » pleinement intégré dans le tissu social et suivi par des scientifiques dignes de ce nom, à savoir pas seulement efficaces dans le maniement du rasoir…

Car l'idée valait le déplacement — la scène d'ouverture est effectivement fascinante : on ne demande qu'à s'immerger dans des cultures différentes de la notre (ce qui est bien là l'un des paris les plus osé de la SF, non pas transcender sa personnalité mais, mieux encore, son humanité). Malheureusement c'est exactement le contraire qui arrive au fil du roman : loin de s'immerger, le héros se détache en fait de tout. Loin de comprendre, il ne comprend plus rien du tout, Loin de devenir plus exotiques, plus mystérieuses, plus excitantes, plus révélatrices, les civilisations extraterrestres s'amenuisent, se flétrissent et perdent de leur intérêt. À vouloir à tout prix réfuter l'idée d'universalité des consciences, Resnick déshumanise son « projet miracle » : le plus qu'humain est devenu moins qu'humain dans l'opération, oubliant que son lecteur, lui, demeure humain.

Six Héritiers

« La foudre claqua et quelqu'un était dans l'embrasure de la porte. Quelqu'un ou quelque chose.

Reyan allait conserver chaque détail de cet instant à jamais dans sa mémoire, Un homme en tunique écarlate, et qui tenait une dague, l'observait silencieusement. Il était chauve et son visage était peint des orbites noires, un nez noir, des oreilles noires jurant sur un maquillage blanc, donnaient à l'ensemble l'allure morbide d'un crâne humain. Un crâne monstrueux, sans expression, où rien ne vivait, que deux foyers ardents : les yeux d'un dément.

La chose parla dans la pénombre…

– Es-tu prêt à paraître devant Zula ? »

La rentrée science-fiction est décidément un véritable festival, et les jeunes éditions Mnémos sont de la parade : encore un premier roman, et encore de l'excellent ! Car, si au dos de l'ouvrage Pierre Grimbert est comparé à David Eddings (« l'égal »), après lecture on peut affirmer, sans craindre d'exagérer, qu'il est supérieur à Eddings, lequel donne bien souvent à ses lecteurs, au regard de ses détestables opus, l'impression de mâcher du papier recyclé (désolé pour les fans, s'il yen a…).

Mais qu'en est-il au juste de Six héritiers ? Il s'agit du premier tome d'une tétralogie (aïe!) contant la fuite des descendants de sept sages, recrutés voici cent dix-huit ans par un mystérieux étranger nommé Nol, dans les plus grandes cours du continent. Tous les assassins du pays à leurs trousses, ils s'efforcent de gagner l'île de Ji où le ancêtres furent réunis une première fois présumant que la cause et peut-être solution de leur malheur s'y trouve.

Ce qui aurait pu n'être qu'une suite d'assassinats avortés ou réussis se révèle un voyage agréable, même la frustration point inévitablement l'arrivée (encore trois tomes…). Les personnages sont attachants, les patronymes bien trouvés — ce qui est rare en Fantasy francophone (merci Christophe « Jet » Vasseur !), et les cultures bien définies. Bref, le roman se lit d'une traite et sans aucun déchet. Seules interrogations: où Grimbert va t-il nous mener et la suite sera-t-elle de la même qualité ? Eddings se caractérise, entre autre, par la faiblesse des tomes intermédiaires de ses interminables sagas. Gageons que Grimbert saura éviter l'écueil du remplissage. Réponse en novembre.

Alice qui dormait

« – Voilà comment je suis mort, Sam. Pouvez-vous imaginer meilleure définition de la vieillesse que penser: « Ça n'est pas pour cette fois » au moment de rendre l'âme ? Vous saisissez dans quel piège on est pris à quatre-vingts ans ? Après ça, mon vieux; croire à l'immortalité est obligatoire. Sinon, comment s'endormir le soir sans crever de trouille ? Pour tout vous avouer je me tape de la vie éternelle. Mais je veux pouvoir me dire : « Encore mille ans, Jason, le temps de faire et de défaire des centaines d'empires. Encore mille ans avant la voix qui s'éteint dans ta tête. »

À peine inférieur à La Mâchoire du dragon, l'autre titre de la nouvelle collection « Polar SF » est du même calibre, voire peut-être plus abouti en ce qui concerne l'aspect réfléchi — philosophique — de la science-fiction. Il s'agit toujours de policier bien ficelé, de l'action dénuée de démonstration pompeuse ou vaine tout ce qui est exprimé l'est sans ambages et clairement, de façon remarquablement efficace.

À partir d'un fait prospectif — l'immortalité sera une invention du XXIe siècle (entre nous, les Japonais l'annoncent pour 2015 : le vieillissement n'est pas une fatalité mais une bombe génétique à retardement susceptible d'être désamorcée…), Morrisset nous conte les mésaventures d'une jeune héritière, Alice Douglas, ressuscitée par inadvertance à une époque où la société Cryogénic Inc, chargée de congeler les morts (du moins, ceux qui en ont les moyens), s'étant approprié la fortune de ses clients, détient les rênes du pouvoir. Alice Douglas fait appel à un détective privé un peu particulier, et tous deux (trois?) devront faire face à des employés de Cryogénie Inc. remarquablement zélés.

Seul regret — qui ne remet pas en cause la limpidité de l'ouvrage — l'auteur se concentre sur un unique aspect de l'immortalité, celui de la congélation/résurrection après réparation médicale. Il néglige la question de la conscience (sans toutefois complètement l'escamoter, puisque son détective s'interroge sur la survie de sa — ses — personnalités à la cryogénisation) ; il n'aborde pas — mais peut-être le fera-t-il dans de prochaines aventures ? — le cas de l'immortalité directement obtenue par thérapie génique, c'est à dire sans qu'il soit nécessaire de « tuer » le patient en le cryogénisant. Également réduite, par l'effet du monopole, la question du devenir du patrimoine des immortels, sur laquelle McBride Allen avait, soit dit en passant, remarquablement travaillé dans L'homme modulaire (chez J'ai lu), en abordant le problème sous l'angle du transfert de conscience dans des machines.

Bref et quoiqu'il en soit, tant Alice qui dormait que La Mâchoire du dragon constituent un excellent, sinon exceptionnel, départ pour la collection « Polar SF » du Fleuve Noir; on attend la suite avec impatience.

La Mâchoire du dragon

 

« – Nous sommes bientôt arrivés, chuchota Lætitia. Trois pas, un coude du couloir.

Et l'abîme s'ouvrit devant eux. Alex eut d'abord la vision d'un immense ciel noir,  énorme, dévorant, percé d'étoiles.

Puis du vide sans fin sous ses pieds, avec loin, très loin en face, un mur métallique courbe strié de lignes et de miroirs.

Puis il vit une forme blanche immaculée, au fond de l'abîme, avançant lentement vers l'obscurité. »

Décidément une rentrée S-F exceptionnelle que celle qui voit aujourd'hui, avec la nouvelle collection « Polar SF » au Fleuve Noir, les auteurs francophones s'arracher de la gravité écrasante du roman d'anticipation classique à la française (tout dans le style, rien dans l'intrigue j'exagère un brin, quoique…), rivaliser avec les auteurs anglo-saxons, voire même en dépasser un bon nombre. Le fait que les auteurs de La mâchoire du dragon (deux regroupés sous un pseudonyme) — et le directeur de collection, Jean-Claude Malle, si je ne m'abuse — soient en fait des traducteurs des fameuses séries monothématiques qui ont envahi encore très récemment nos librairies (Star Trek, Royaumes Oubliés, Shadowrun) explique peu être la nouveauté de leur approche.

Alex Green, tout jeune inspecteur frais émoulu de l'académie de Police découvre la pratique en prenant la tête d'une petite équipe au cours d'un enquête sur la défenestration d'un extraterrestre nommé John Lennon. En 2341 (peut-être un petit peu trop loin dans le futur, non ?) la Terre a en effet été contactée par la Fédération Galactique — et soigneusement tenu à l'écart : reléguée comme planète touristique et interdite de technologie interstellaire. Bref, un pays tiers-mondiste d'aujourd'hui, niveau de vie mis à part. Trois races extraterrestres sont installées sur la planète. Les Shivas à quatre bras et aux yeux globuleux, des touristes impénitents profitant du cours ridicule du dollar vis à vis des monnaies galactiques pour tout acheter ; les Echidnédésius, surnommés « ratons » et qui font, quant à eux, de petites affaires sur place, montant des superettes, important des produits galactiques ; les Hittites, à l'apparence humaine, qui régissent les rapports diplomatiques de la Terre avec la Galaxie.

L'enquête de l'inspecteur Green est bien ficelée, émaillée de détails prospectifs sonnant juste (les realvir, emprunté au Cyberpunk, le télétravail appliqué à la police, etc.), le tout laissant une impression durable chez le lecteur. Aucun doute, c'est du bon. Longue vie, donc, et constance à G. Elton Ranne, c'est tout le mal qu'on puisse lui souhaiter.

Les garçons sous la pluie

 

« La main de Dieu a touché Gerald Greyson et l'a rappelé à lui au sein de notre troupeau, entonna le pasteur avec toute la conviction requise. Mais la bonté qui est l'essence de Gerald Greyson… sera toujours parmi nous !

La musique d'orgue était presque insupportable. Quand les vagues sonores atteignirent leur crescendo, un homme écarta les rideaux et s'avança.

– Papa ! hurla Rita. »

La grande prêtresse du Cyberpunk est également une nouvelliste surdouée au registre impressionnant, passant successivement de l'épouvante intimiste au biscornu cybercomique, de l'horreur sordide à la grâce mystique.

Ainsi « Résurrections, prix raisonnables », l'un des sommets du recueil, rappellera par son ambiance « décalée » aux amateurs d'Aux frontières du réel, l'épisode-culte « Faux frères siamois ». Autres textes parmi les plus dérangeants, « La Poupée », ou que faire quand votre bébé a été remplacé par une affreuse chose en plastique, et « L’Étang », ou quand votre fille adore jouer près de l'endroit que vous haïssez le plus au monde… En revanche, Cadigan nous égare à nouveau dans son style cérébral « un-rien-prise-de-tête » avec « Le pouvoir du nom », ce qui n'exclut pas, après tout, que d'aucuns y trouvent un certain intérêt. Intrigues faibles, aussi, avec l'onirique « Les garçons sous la pluie » et l'apocalyptique « Vivre et mourir un peu », la fascination pour les ambiances l'emportant sur l'intérêt des histoires. Restent le très étrange remake du Roi pêcheur version Urgences, « Un pacte avec Dieu », plus confus que la légende originale ; l'amer « Dans le noir » où deux petits enfants se voient offrir (croient se voir offrir) une occasion sur laquelle bons nombres d'esprits médiévaux eussent, en leur temps, sauté à pieds joints… ; enfin le superbe et fulgurant « Une nouvelle vie ».

Bref un recueil sensible et réussi pour sa majeure partie : un très agréable moment en perspective pour vous autres, très chers lecteurs !

Ça vient de paraître

Les Armées de ceux que j'aime

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 116
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