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L'Aube du soleil noir 1

Nous sommes sur Erna, une planète colonisée par l'humanité il y a plus d'un millénaire et qui ressemble à la Terre comme deux gouttes d'eau. À ceci près que sur Erna, il y a le fae. Une force (« Viens du côté obscur de la Force, Luke… ») étrange, inhérente à ce monde, un pouvoir naturel qui semble régir toute vie, influer sur toute chose, jusque dans le cœur même des molécules… Si interagir avec le fae présente un danger certain, c'est aussi le moyen d'altérer son environnement, d'acquérir des pouvoirs susceptibles de faire de vous un véritable magicien. Car ce que peut offrir le fae est à la hauteur de ce qu'il peut prendre : cette force est toute puissante et c'est pas un truc de rigolos, c'est même capable de matérialiser la peur, les cauchemars les plus profonds enfouis dans le subconscient de l'être humain — d'où les vampires et autres joyeusetés qui hantent les nuits de ce monde charmant. Sur Erna donc, les hommes, trop occupés à lutter pour leur survie contre un environnement qu'ils ne comprennent que partiellement, ont pour la plupart perdu jusqu'au souvenir de la Terre. La science, altérée par le fae (les constantes de la physique terrienne, pour cause de fae, ne fonctionnent pas sur Erna), a pour ainsi dire disparu. C'est dans cette environnement médiévalisant que le prêtre guerrier Damien Vryce, tout juste arrivé à Jaggonath après un voyage éprouvant, a la mauvaise idée de tomber amoureux de Ciani, une adepte (c'est à dire quelqu'un maîtrisant le fae de façon innée comme pas possible) bien roulée qui ne tarde pas à se faire attaquer par des espèces de vampires psychiques qui lui dévorent une partie de sa mémoire, lui faisant, en conséquence, perdre tous ses pouvoirs. Les salops ! C'en est trop pour Damien qui, en compagnie de Senzei, sorcier de son état et fidèle compagnon de Ciani, entreprend de monter une expédition afin de retrouver les agresseurs de la belle. C'est sûr, ça va chier des rondelles !

Nous voici en plein dans ce que l'ami André-François Ruaud nomme la BCF, entendez la Big Commercial Fantasy (même si L'Aube du soleil noir n'est pas à proprement parler de la fantasy). C'est joliment tourné, efficace, mais pas vraiment révolutionnaire. Ceci dit, le présent bouquin n'a rien de scandaleux. La traduction est à la hauteur, le texte bien tourné, certaines ambiances tout ce qu'il y a d'efficace (à ce sujet, le prologue est un véritable petit chef-d'œuvre). Ce serait même fort divertissant si ce n'était si long. Car nous voici face au problème majeur de ce premier volume : L'Aube du soleil noir tire à la ligne comme c'est pas possible ! On poirote, on s'égare dans des atermoiements psychologiques inutiles et forcés, bref on finit, c'est inévitable, par s'ennuyer ferme. Et c'est particulièrement frustrant car, on l'a dit, il y a dans ce roman de véritables morceaux de bravoure.

Celia S. Friedman est une jeune autrice (à peine une quarantaine d'années) américaine. Si elle a déjà signé six romans, L'Aube du soleil noir est son premier titre traduit en français — une édition française qui, contrairement à l'américaine, a été coupée en deux volumes, la suite étant annoncée pour fin juin. Même si ce roman ne nous a pas complètement convaincus, il a néanmoins le mérite de révéler un nouveau talent somme toute assez prometteur, pour peu qu'il oublie cette vilaine habitude des digressions systématiques et du souci du détail débile. Bref, néanmoins, de quoi féliciter, une fois de plus, les éditions L'Atalante et attendre (avec une once de doute tout de même) La Citadelle des tempêtes1, qui clôturera ce diptyque artificiel.

Note :

1. Finalement publié sous le titre L'Aube du soleil noir - 2 (note de nooSFere).

La Perle à la fin des temps

Voici un time opera légèrement uchronique aux couleurs décalées du steampunk. Légèrement uchronique parce qu'il arrive à André Citroën, dans ce roman, des choses qui, de l'aveu même de l'auteur, ne se sont jamais produites dans la réalité. Ainsi, l'industriel ne s'est jamais rendu en Afrique.

C'est pourtant en Algérie, dans le Hoggar, que se déroulent les péripéties dont il est le protagoniste. Cependant, seule la biographie de Citroën et les événements qui y sont liés sont uchroniques. Le reste du monde est bien tel que nous le connaissons.

Décalé du steampunk parce que les épopées automobiles en Afrique du Nord de l'entre-deux guerres — 1924 — ne relèvent pas de la technologie de la vapeur. Les Années Folles — on évoque une jeune modiste (styliste), Gabrielle Chanel — ne sont plus la Belle Époque et le moteur à explosion est en train de triompher de la vapeur. Point de dandy romantique ni rien de gothique. Une fugace allusion à Isabelle Eberhart destinée à se plaquer sur Corinne/La Valide n'y changera rien. Pourtant, ce contexte n'appartient qu'au steampunk qui, de plus en plus, s'écarte de la période victorienne pour déborder sur tous les Temps Modernes.

C'est aussi un time opera. Enfin, c'est au time opera ce que le jus de raisin est au pinard. On y voyage bien dans le temps mais sans faire de vagues : c'est-à-dire de paradoxes. Le passé est intangible. Les voyageurs du temps ne faisant que conformer le présent — 1924 — avec leur passé. La Perle à la fin des temps est ainsi à cheval sur une frontière interne de la S-F.

Les événements, et deux autochenilles Citroën B2, convergent à la fois vers une caverne au fond du Hoggar qui abrite la perle à la fin des temps et vers un long chapitre final où tout se dénoue.

Le motif central du roman n'est autre que le conflit séculaire qui, au sein de l'Islam, oppose chiites et sunnites. Dans le futur, le monde est dominé par l'empire néo-Ottoman, dictature sunnite appliquant la Ghana et dont les dirigeants rêvent de l'immortalité du XIIe imam, « messie » des chiites disparu au IIIe siècle de l'Empire mais seulement mort en 1924, et encore pas tout à fait. Le plongeon dans la fontaine d'éternelle jouvence qu'est le lac souterrain de la Perle n'est pas sans conséquences. Ses cellules survivant toujours, les néo-Ottomans envisagent de le cloner grâce à Manat, une jeune femme qui est la protégée des Cyberderviches. Les chiites, en la personne de la Valide/Corinne, nourrissent d'autres projets pour lui vu qu'il est censé revenir peu avant la fin du monde. Projets qu'entend contrarier un éminent orientaliste ayant eu Corinne/la Valide comme élève, devenu immortel pour avoir fait le plongeon et légionnaire — car la Légion Étrangère est impliquée à ses dépens dans cette obscure affaire… Bien que très présents sur la scène, Citroën et Mattéo Campini ne sont en fin de compte que des seconds rôles quant à l'intrigue.

Le but poursuivi par Masali, à travers ce roman, est de montrer aux lecteurs que l'Islam peut se décliner de moults façons et le Coran s'interpréter de diverses manières. Ainsi, quand le Coran préconise aux femmes et filles de Mahomet de se voiler, est-ce aux seules épouses du Prophète et aux filles qui en sont nées ou, par extension, à toutes les musulmanes comme l'imposent les Talibans ? En l'occurrence, les intégristes choisissent l'interprétation la moins littérale. Ce que montre également l'auteur, c'est que l'interprétation — tout comme pour la Bible — est surtout fonction de la position sociale.

Sous des péripéties mouvementées, on tient là un roman à la fois érudit et fort intéressant. Masali parvient sans peine à présenter plusieurs facettes de l'Islam sans être didactique ni moraliste. Comme le Coran, La Perle à la fin des temps laisse le lecteur libre de sa lecture. Qui veut un roman d'aventures l'y trouvera, qui veut recevoir le message de l'auteur le pourra.

L'Homme aux semelles de foudre

Revoilà donc Mark Sidzik ! Le héros partagé de l'auguste maison Flammarion est de retour sous la plume d'Ayerdhal qui, naguère, s'était illustré dans ce genre d'exercice avec un « Macno » dont le principal mérite était d'être le premier.

« Quark Noir » propose de petits thrillers scientifiques s'inscrivant dans un futur immédiat. Le projet éditorial est sous-tendu par la volonté de défendre une certaine éthique, au point que l'on peut se demander s'il n'est pas parrainé par des comités bien réels. Plus que tout autre, Ayerdhal ne pouvait qu'être attiré par un tel projet.

Ayerdhal n'est plus ce qu'il était. Il est désormais un moraliste bien-pensant qui, à défaut d'être complètement creux, est franchement lourd et pompeux. Ici, le cadre et la courte distance l'ont contraint à ne point trop en faire. Préoccupé par la leçon de morale qu'il pense avoir à donner, il écrit un roman d'action sans jouer de l'implication spéculative, comme a su le faire Joëlle Wintrebert.

Markus Weinmar, ami de Sidzik et agent du WER, s'est mis au terrorisme, enchaînant les attentats contre des entreprises ayant investi dans les énergies propres comme des perles. Là, il faut opérer le distinguo entre propre et renouvelable. Parce que bien que renouvelables, les biocarburants n'en sont pas moins polluants que les fossiles ; ils produisent aussi des gaz à effet de serre alors que, non renouvelables, les carburants fossiles n'en produisent pas — ils ont leurs propres inconvénients. Comme le disait récemment M. Duffour, leader de la Confédération Paysanne au sujet de l'agriculture raisonnée : « S'il s'agit de polluer moins pour polluer plus longtemps, ce n'est bien sûr pas ce que nous défendons ». C'est cette tendance politico-éthique qu'Ayerdhal soutient. Sidzik est donc lancé dans une chasse à l'homme épaulé par les services de renseignements européens en la personne de l'amazone ayerdhalienne de service. Or, voilà que l'on prête à Weinmar des attentats qu'il n'a pas commis. Contre le projet (fictif) d'EDF Coriolis — un projet éolien tout à fait propre bien que technologiquement peu crédible (voir la postface). La rencontre aura lieu en Corse lors d'un colloque préparatoire à la CME (Conférence Mondiale sur l'Energie — sigle mal choisi puisque déjà utilisé pour Conférence Mondiale sur l'Eau ; sigle mal choisi donc mais lieu qui l'est tout autant alors que la guerre d'indépendance continue de faire rage dans l'Île de Beauté).

La réflexion la plus intéressante concerne EDF dont la production est principalement d'origine nucléaire. Ayerdhal souligne que son principal actionnaire est l'État ; ce qui lui permet la recherche à long terme, fondée sur les aspirations écologiques des citoyens. Dans le commerce de l'énergie, EDF fait figure à la fois de mouton à cinq pattes et surtout de mouton noir car, à l'inverse, l'industrie privée — financée pour une bonne part par les fonds de pension — , ne peut que se soucier de rentabilité immédiate. Dans 30 ans, ceux qui attendent rétribution de leur fond de pension seront morts ! Le pensionné qui finance le privé pense à son bref avenir tandis que le citoyen qui finance le public pense à assurer l'avenir de ses enfants…

Si, sur la forme, L'Homme aux semelles de foudre n'a pas de quoi casser trois pattes à un canard, le background est vecteur d'une réflexion intéressante. Quant au récit lui-même, il est facile mais assez remuant pour ne laisser nulle place à l'ennui. En passant.

Le Feu sacré

Avec Le Feu sacré, Bruce Sterling, connu comme chef de file du mouvement cyberpunk pour ses romans La Schismatrice, Les Mailles du réseau et son anthologie Mozart en verres miroirs, nous projette à une vie d'ici dans le futur. La vie de Mia Ziemann, économiste médicale californienne de 94 ans.

Ce qui frappe dans ce roman, c'est la pertinence des problématiques qui y sont soulevées, leur plausibilité — ou encore la médiocrité de sa traduction… Le Feu sacré parle de ce dont il faut parler. Alors que le taux de croissance de l'industrie médico-pharmaceutique ne fait que croître et embellir, Sterling le projette sur un siècle qui aboutit à une sorte de « meilleur des mondes ». La santé n'est nullement imposée et on n'est pas dans les formes du totalitarisme classique, mais dans un système basé sur l'exclusion. C'est la fameuse société où tout va à la santé, laquelle occupe la place centrale qui naguère était celle de l'agriculture. Les traitements de longévité ne bénéficient qu'à ceux qui ont eu une vie aseptisée, se sont astreints à rester en forme, tenus à l'écart de la mal'bouffe, abstenus de tout risque et, surtout, n'ont que peu coûté au système de santé, aidés en cela par les flics maternant du « Soutien Civique », intransigeants mais souriants gardiens d'une hygiène personnelle, chargés d'exclure les individus à risque. La longévité s'étant accrue, le pouvoir reste dans les mains de ses bénéficiaires, engendrant l'avènement d'une gérontocratie de fait. C'est une telle vie qu'a mené 94 ans durant Mia Ziemann.

Elle optera pour un traitement expérimental de réjuvénation des plus radicaux, qui va lui rendre le corps de ses 20 ans. Mais à 20 ans, on a du mal a supporter les contraintes drastiques qui vont de pair avec un tel traitement : à 20 ans, on veut vivre. Pas servir de cobaye. Elle s'enfuira donc en Europe pour y vivre comme une marginale, une clandestine. Elle y rencontrera de vrais jeunes tentant de résister à la gérontocratie en place.

Wanderjahr. Ces voyages qui forment la jeunesse. Ces rites de passage, au retour desquels le jeune était devenu un adulte sachant se débrouiller par lui-même, ont disparu de nos sociétés où les antipodes sont à 24 heures de vol et à portée de voix via le téléphone portable et le Net. La S-F est le révélateur de ce manque patent qui nourrit certaines de ses plus belles pages : Rite de passage d'Alexeï Panshin, L'Enfant de la fortune de Norman Spinrad, La Jeune fille et les clones de David Brin ou Molly zéro de Keith Roberts — sans exhaustivité. Comme ses prédécesseurs, Sterling a choisi de faire effectuer son voyage par une jeune femme, mais, alors que les suscités œuvraient dans le space opera ou le post-catastrophique, il a opté pour un futur prospectiviste dans le prolongement du monde contemporain. Cet éclairage révèle que l'Œdipe du XXIe siècle est une rupture forte entre mère et fille ; Mia Ziemann incarnant les deux rôles, la fille sous le nom de Maya. Ainsi, la police est vêtue du rose emblématique des petites filles. Les gérontocrates sont très majoritairement des femmes puisque les comportements autodestructeurs qui sont générés par le retournement masochiste de l'agressivité liée à la production de testostérone restent libres. Aux institutions des siècles passés a succédé une société matricielle, un cocon où les gens sont maternés en vue d'un ultraconformisme étouffant. Tous les hommes jeunes du roman apparaissent en révoltés caractériels, velléitaires et immatures. Cette société-là suffoque. La Terre toute entière n'est plus qu'un monstrueux hospice à l'échelle mondiale. Le traitement subi par Mia sera abandonné car il apporte une nouvelle jeunesse, y compris l'activité hormonale qui va avec, et non « l'éternelle vieillesse » qu'espéré cette société ménopausée.

Bruce Sterling nous propose une fin de l'Histoire peuplée de petits vieux — de petites vieilles, plutôt — , sains et frileux mais riches, gérant le présent pour que leurs lendemains ressemblent à hier. Un univers d'où les jeunes ne chasseraient plus les vieux au fil des générations mais l'auraient été une bonne fois pour toutes. Déjà aujourd'hui, la transmission du patrimoine ne se fait plus qu'au sein d'une frange de plus en plus vieille de la population. Il porte la contradiction au pays du consensus mou ; il a trouvé un bon angle d'attaque pour stigmatiser le danger géronto-féminin et l'involution inhérente. Les fins de l'Histoire n'ont-elles pas toutes en commun leur conservatisme ?

Bien que Bruce Sterling n'ait jamais été un auteur à la dynamique fulgurante, Le Feu sacré va faire l'effet d'une bombe dans le paysage de la S-F sociologique. Iconoclaste et à contre-courant, ce roman dynamite les thèses sociales en odeur de sainteté tant dans la S-F qu'en sciences humaines. Il pointe le danger insidieux parce que sous-jacent du consensus idéologique enthousiaste qui prévaut aujourd'hui. Il interroge sur l'avenir libidinal d'un monde d'où la pulsion de mort aurait été éradiquée pour accéder à un stade posthumain. Visionnaire.

Les Extrêmes

Invoquer en quatrième de couverture Thomas Harris ou Maurice G. Dantec relève du mercantilisme le plus vil, un mercantilisme qui part toutefois d'un bon sentiment : vendre au lecteur ainsi abusé un fort bon bouquin. Reste que ce n'est pas un thriller ni même un roman d'action. Certes, il y a ce qu'il faut de tueurs de masse, mais les massacres ont eu lieu six mois plus tôt. Malgré l'omniprésence de la réalité virtuelle, plus que des cyberpunks, c'est l'ombre de Philip K. Dick lui-même qui plane sur ce roman. L'ombre, car c'est du Priest, pas du Dick. Impossible de s'y tromper.

On a l'impression de dériver sur une zone morte du temps ; une fin de XXe siècle décalée par un seul aspect technologique : ici, une interface directe entre le psychisme et la virtualité. Dès 77, Priest nous avait entraînés dans les méandres d'univers virtuels avec Futur intérieur. Déjà, des êtres fragiles y cherchaient refuge alors que des prédateurs voyaient là s'ouvrir de nouveaux territoires de chasse. Déjà, Priest envisageait des univers s'imbriquant comme des poupées russes. Entre temps, le cyberpunk a déferlé et les arborescences d'univers des Extrêmes sont numériques. On retrouve ce sud de l'Angleterre cher à l'auteur, qui vit à Hastings. Après un Wessex fantasmé et le Wiltshire de Une Femme sans histoires, c'est donc le tour du Sussex. C'est là, à Bulverton on Sea, qu'une américaine, agent du FBI, vient faire le deuil de son mari abattu en mission. Pourquoi là ? Parce qu'à Bulverton a eu lieu un massacre simultané à celui où son mari trouvait la mort au Texas. Gerry Grove a descendu la Grand Rue, tirant sur tout ce qui bouge.

Teresa Simons est familière des ExEx (expériences extrêmes), pour les avoir utilisées durant sa formation au FBI. C'est une femme pas tranquille du tout, très priestienne — qui n'est pas sans évoquer la Julia de Futur intérieur —, pareille à une vitre fêlée par un impact que le moindre souffle pourrait faire voler en éclat. Ainsi arrive-t-elle à Bulverton…

On distinguera deux parties en lisant Les Extrêmes. Dans la première, une femme, une étrangère étrangère à elle-même, vient traîner ses gros sabots dans une petite ville meurtrie, traumatisée par un drame collectif. Dans un second mouvement, l'usage des équipements ExEx commerciaux conduit à un grand dérapage dickien dans les multiples scénarii virtuels possibles. La vitre — la vie de Teresa Simons — explose en une foultitude d'éclats, comme les fragments d'une rose en hologramme — l'image de Gibson convient bien. Elle explose comme Megan, la sœur jumelle devenue amie et double imaginaire, a explosé quand elle a tiré dans le miroir de la chambre parentale avec le pistolet de son père.

Je m'étais demandé quelle mouche avait bien pu piquer Christopher Priest pour le pousser à rédiger la novélisation du dernier film de David Cronenberg, eXistenZ. Après avoir lu Les Extrêmes — qui est paru en anglais en 97, avant eXistenZ donc —, force est de constater que Priest était, hormis feu Dick, de loin l'auteur le mieux indiqué pour cette tâche. À se demander si la lecture des Extrêmes n'a pas été l'influence prépondérante de Cronenberg qui a signé le scénario d'eXistenZ

Si le thème est on ne peut plus dickien, l'interprétation a toutes les qualités qui font de Priest un auteur majeur. On retrouve cette justesse psychologique si caractéristique, cet art de peindre une fragilité dansant sur le fil du rasoir, au risque de la schizophrénie. Si ce n'est pas son plus grand livre, ça n'en est pas moins du haut de gamme.

Billet sans titre

Une fois n'est pas coutume, le blog Bifrost vous convie à l'autopsie de la couverture du Bifrost n°64, une image d'Aurélien Police truffée de références à l'œuvre de Jérôme Noirez !

Billet sans titre

Attention, dernier jour pour télécharger gratuitement la nouvelle L'Épouvantail de Roland C. Wagner !

Billet sans titre

La version ePub de Burndive a été mise à jour. Téléchargez-la gratuitement depuis votre bibliothèque si vous avez déjà acheté le livre en version numérique.

Substance mort

« C'était un type qui passait ses journées à se secouer les poux des cheveux. Le toubib lui dit qu'il n'avait pas de poux dans les cheveux. Après être resté huit heures sous la douche, debout sous l'eau chaude à souffrir le martyre, heure après heure, à cause de ses poux, il sortait et se séchait, et il trouvait encore des poux dans ses cheveux ; en fait, il en trouvait partout. Un mois plus tard, il en avait dans les poumons. »

C'est ainsi que commence ce livre, relation romancée des rapports que Dick eut avec le milieu junkie, pendant toute l'année 1971 au cours de laquelle — pratiquant la politique de la porte ouverte — sa maison devint le repaire des drogués, dealers et marginaux de la Baie, ainsi qu'au début de 1972, lors de son séjour volontaire dans un centre de désintoxication.

À travers la trajectoire du toxico Bob Arctor, qui est également l'agent des stups Fred, chargé un jour par ses supérieurs (qui ignorent son identité réelle, l'apparence physique des agents leur étant masquée par un ingénieux complet brouillé — seul artifice S-F indispensable à l'histoire) d'espionner… Bob Arctor, Dick met en scène des personnages qu'il a connus, des anecdotes et des situations dont il a été témoin. Il narre la déshumanisation, la destruction de l'individu (poussée à son extrême par un habile renversement de la logique : Fred en vient à ne plus avoir conscience qu'il est aussi Bob Arctor…) provoquées par la drogue. Il relate les discussions oiseuses et sans but ni fin des accros, révélant la vacuité de leur existence.

Cela pourrait être une démonstration pesante. Cela pourrait être piteusement risible. Voire geignard, sur le mode « regardez comme nous avons souffert ».

Il n'en est rien.

Car l'auteur utilise un style plat, il raconte, sans fioritures, mais fait une nouvelle fois preuve de son humour noir et grinçant (comme un des drogués du livre, « il avait conservé le don de voir le côté drôle des choses malgré sa piteuse condition personnelle »). Il ne porte pas de jugement de valeur sur ses personnages, au contraire, il les aime, il parvient à faire entrevoir la lueur d'humanité, de charité, qui subsiste dans ces individus paumés et dérisoires égoïstement obsédés par leur prochain hit, leur prochain rêve. Il montre que le mal de la drogue contamine même ceux qui la combattent (« La nuit, quand je n'arrive pas à dormir, je me dis que, merde, on est encore plus froids et calculateurs qu'eux », avoue un agent des stups). Il remet une fois de plus en cause les faux-semblants (Bob Arctor n'est pas le seul à ne pas être ce qu'il paraît être), même si dans Substance Mort il ne remet pas vraiment en question la nature de la réalité.

Et il signe là un chef-d'œuvre douloureux, un roman terrible, qui frappe au cœur, fort, et que seule une petite fleur bleue empêche de refermer avec un sentiment de désespoir.

Le Guérisseur de cathédrales

Dick n'aimait pas ce livre-là. « J'avais griffonné quelques notes en vitesse, et je me suis lancé. Je n'avais pas d'intrigue, rien. […] On aurait dit que je faisais semblant. Que j'essayais d'éblouir avec un feu d'artifice », a-t-il par exemple déclaré à Gregg Rickman. Mais un auteur est-il le meilleur juge de ses œuvres ? Et l'on sait que l'opinion que Dick proférait sur ses œuvres variait selon le moment… et l'interlocuteur !

Quoiqu'il en soit, c'est un curieux roman. Écrit juste après Ubik, dont on retrouve quelques côtés anecdotiques (les objets « récalcitrants », les messages insolites), il s'interroge moins sur la nature de la réalité que sur l'individu, son aliénation comme son accomplissement dans la société et le travail et par rapport à eux. Mais on voit aussi ressurgir cette thématique divine que Dick explorera sans relâche pendant les huit dernières années de sa vie.

Au départ, le terrain semble pourtant familier. Un monde surpeuplé, une société communautaire et totalitaire qui écrase les individus, constamment sous contrôle, jusque dans leurs rêves. Comme personnage principal, un réparateur, variante « guérisseur de poteries » : Joe Fernwright. Divorcé d'une femme castratrice, sans travail depuis sept mois, il rumine, doute de ses talents d'artisan, craint l'échec, ne trouve plus vraiment d'intérêt à la vie. Aussi est-il très attiré par l'offre d'une mystérieuse créature extraterrestre : participer, sur une lointaine planète, au renflouement et à la restauration d'Heldscalla, une cathédrale engloutie dans l'océan. Serait-ce l'œuvre de sa vie, l'occasion de se réaliser pleinement ? Mais cet attrait ne serait peut-être pas suffisant pour l'arracher à l'engluement de son quotidien sans un petit coup de pouce du destin. À moins que ce ne soit une manipulation du Glimmung. Car c'est ainsi que se nomme l'entité aux pouvoirs pratiquement divins qui l'a embauché, lui et de nombreux autres spécialistes venus de tout l'univers, pour relever Heldscalla.

Tous ces nouveaux collègues se révèlent d'ailleurs très vite être dans la même situation morale que Joe. Ce qui, considérant la nature de leur employeur (« Par rapport à nous, il a la puissance et la nature d'un dieu »), les amène à s'interroger sur la raison de leur recrutement. « Pour qu'à la fin vous vous connaissiez vous-mêmes », leur explique le Glimmung. Un dieu bienveillant. Bienveillant, alors que de terribles colères le saisissent à la moindre contrariété ? Divin, alors qu'il reconnaît lui-même l'infaillibilité de ce mystérieux Livre des Kalendes dans lequel « tout ce qui a été, est et sera se trouve enregistré » ?

Sur cette planète du Laboureur, confronté à son étrange employeur ainsi qu'à l'effrayant monde des morts qui, sous l'océan, entoure la cathédrale, Joe va repousser la tentation d'abdiquer son individualité et retrouver un statut d'homme libre d'entreprendre et de progresser à partir de ses échecs, un homme responsable de sa propre existence… fût-elle absurde et solitaire.

Présenté ainsi, le propos peut sembler lourd, d'autant plus que le roman irradie la tristesse. Mais ce serait oublier l'humour grinçant dont Dick ne se départit jamais et qui contribue au charme de cette parabole ironique dans laquelle se côtoient robots pontifiants, visions de cauchemar et quasi-divinité gaffeuse.

Oui, un bien curieux livre.

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