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Les Rêves qui nous restent

Artiste disposant de plusieurs cordes à son arc, Boris Quercia s’était jusqu’à présent fait remarquer dans le champ littéraire en signant des romans policiers. Avec Les rêves qui nous restent, il signe son entrée dans le monde de l’anticipation, sans renier pour autant ses vieilles amours, car c’est un polar à la sauce SF qui nous est proposé.

Futur indéterminé mais proche. Une société ultra-segmentée. Spatialement d’abord, entre la City et la vieille ville, séparées par une frontière devant rester étanche et contrôlée – les petites mains journalières sont tolérées. Socialement, aussi : Natalio, le personnage principal du roman, en est l’un des symboles. Il est un « classe 5 », un flic chargé du sale boulot, d’éliminer les « dissidents », chien de garde de l’ordre social. « Classe 5 », la catégorie méprisée par toutes les autres.

Boris Quercia nous plonge au cœur de l’action, avec ce héros désabusé qui ne déparerait a priori pas dans un hard-boiled classique. Sauf qu’ici, un « Électroquant » le suit en permanence – un robot, en fait, l’auteur démontrant d’ailleurs toute sa finesse dans la création des divers diminutifs ou surnoms que la population leur donne. Réappropriation et transformation par l’usage, le peuple n’a pas dit son dernier mot.

L’une des caractéristiques principales – et marquantes – de ce monde, c’est la disparition des rêves. Littéralement. En parallèle, un événement mystérieux mais majeur s’est produit dans la ville d’Oslo. En bon auteur de polar, Boris Quercia sait distiller au compte-gouttes les pièces du puzzle, et l’attente des explications vaut le coup. Surtout que d’attente il ne sera que peu question, tant les pages défilent vite – au fil de chapitres courts, l’histoire s’avère prenante. Sans pour autant être révolutionnaire, la narration alternée entre Natalio et son électroquant fonctionne bien. Boris Quercia arrive à cocher tout un tas de cases, interrogeant l’humanité par le regard d’un électroquant, sans jamais tomber dans le cliché et en apportant constamment une touche de fraîcheur.

Un mot sur la traduction… Ce livre a d’abord été publié dans sa version française. Il est dédié à la traductrice Isabel Siklodi, déjà à l’œuvre sur deux précédents livres de l’auteur, et décédée le 6 mai 2020, après avoir participé à la première version de la traduction des Rêves qui nous restent.

Un roman qui se lit d’une traite, extrêmement plaisant et parfaitement exécuté, qui pourra séduire au-delà des frontières de chacun des genres auxquels il emprunte.

Polaris

Vers la fin du millénaire, l’univers du jeu se renouvela, les anciens jeux d’échecs, de go, de cartes, de société et autres trains électriques et petits soldats ne faisant plus recette. Sont alors apparus quasi simultanément jeux de rôles, wargames/jeux de plateau, et jeux vidéo. Un quart de siècle plus tard, ces derniers se taillent la part du lion.

C’est pourtant bien en tant que jeu de rôles que naquit Polaris. Afin d’exploiter le filon au mieux, Philippe Tessier écrivit quelques romans situés dans l’univers de ce jeu qui furent initialement publié chez un éditeur voué à ce registre : Le Khom Heidon. Et à l’existence brève : une vingtaine de livres et un titre de gloire, les débuts de Pierre Pevel sous le pseudonyme de Jacq.

Philippe Tessier, lui, continua d’exploiter Polaris, publiant quand et comme il le put. Polaris : Point Nemo est la dernière production à ce jour issue de cet univers.

Dans un futur lointain, la surface terrestre étant devenue inhabitable, la civilisation s’est réfugiée sous les océans. Après avoir un temps dominé, l’empire global des généticiens finit par s’effondrer et, depuis, diverses puissances de moindre envergure et moins évoluées se livrent à des guerres acharnées sous les eaux, se disputant les rares ressources encore disponibles.

Dans ce monde, Point Nemo est une station sous-marine très isolée, tombant en ruines et sur le point d’être abandonnée par ses derniers résidents qui ont demandé leur évacuation. Sauf que les secours tardent. Et pour cause : le sous-marin parti quérir de l’aide à lui-même fait naufrage. Dans une tentative de la dernière chance, le commandant de la station part à son tour, à pied, sur les fonds marins grouillant de monstres divers et variés. À défaut des secours espérés, il rencontre d’autres naufragés qu’il ramène à la station. Mais ne fait-il pas entrer là le renard dans le poulailler ? Ils ont l’intention d’utiliser la station pour réparer leur propre sous-marin avarié avant de repartir sans accorder l’évacuation promise. Cependant, ils sont eux-mêmes poursuivis par des forces considérables bien décidées à leur mettre le grappin dessus sans laisser de témoins. Quelques deus ex machina plus tard…

Le livre est nanti du désormais sempiternel lexique. Les péripéties ne cessent de s’enchaîner sans temps mort aucun. Ah ! ça ira, ça ira, ça ira, les pirates on les noiera ! La parole est aux flingues, du gros calibre, et les coups de feu tiennent lieu de psychologie. Les personnages ont été grossièrement découpés dans du papier à cigarette par un môme de quatre ans, adroit de ses dix doigts comme un chien de sa queue. Ce qui se comprend. Dans le jeu de rôle, le personnage est nanti de certaines potentialités mais c’est le joueur qui lui insuffle sa personnalité. Or ici, le joueur est absent, et Philippe Tessier ne s’y substitue pas le moins du monde. La partie de jeu, brute de décoffrage.

Notons la belle couverture de Didier Graffet, parce que c’est ce qu’il y a de mieux dans ce bouquin très vite lu et bien plus vite encore oublié.

Le Dévoreur de soleil

[Critique portant sur les trois premiers volets du cycle]

Christopher Ruocchio est un auteur nouvellement apparu sur la scène de l’Imaginaire américain, plus particulièrement celle du space opera, avec cet imposant cycle du « Dévoreur de Soleil » dont un quatrième tome sera sorti outre-Atlantique quand vous lirez ces lignes. Un cinquième devrait suivre selon des sources bien informées…

L’œuvre appartient à cette catégorie de space op’ riches et foisonnants à l’envi, avec les sempiternels lexiques : un pour le vocabulaire, un index des mondes, et la liste des personnages. Ruocchio ne sacrifie pas à cette mode dont « Le Trône de Fer » est un excellent exemple, voulant que l’on suive, quitte à s’y perdre, une multitude de personnages. C’est facile et agréable à lire car l’auteur renoue avec l’ancienne manière : un seul personnage, Hadrian Marlowe, et un récit linéaire à souhait. Il nous livre en fait l’autobiographie de Marlowe.

« Un space opera rappelant Iain M. Banks et Frank Herbert », nous dit Eric Flint (auteur américain non traduit) en quatrième de couverture du T.3. Si on veut… L’empire galactique créé par Ruocchio, féodal, peut à la rigueur évoquer celui de « Dune » ; la religion y est toute-puissante. Mais l’auteur ne s’attache nullement à en montrer les ressorts, ainsi que Frank Herbert le faisait. « Le Dévoreur de Soleil » s’avère, in fine, surtout proche des préquelles et séquelles de « Dune » dues à Brian Herbert et Kevin J. Anderson, auteur de la « Saga des Sept Soleils ».

Hadrian Marlowe, lointain cousin de l’empereur, est un jeune noble dont le père entend faire un inquisiteur de la Fondation (tout à l’opposé de celle d’Asimov) afin de faire de son cadet son successeur. Hadrian, lui, se verrait plutôt devenir scholiaste, sorte de savant sur le modèle de ceux du Moyen Âge. Il « s’évade » donc de Delos, leur fief, avec la complicité maternelle, pour gagner le monde universitaire où sont formés les scholiastes. Sauf qu’il n’y parvient jamais. Et se retrouve clochard sur Emesh, une colonie attardée, fief de la famille Mataro, où sont exploités de paisibles extraterrestres et où se trouvent des ruines non humaines fort anciennes. Ici débute le périple odysséen de Marlowe : gladiateur, étalon pour princesse, mercenaire, et multiples périples de marges de l’empire où vivent des branches de l’humanité qui se sont tant éloignées de celle-ci qu’elles semblent ne plus y appartenir, avant de revenir en chœur à la cour impériale… Les personnages principaux sont assez fouillés, et de nombreuses allusions au passé contribuent à l’enrichissement de cet univers.

Idéologiquement, Marlowe ne semble guère partisan du système impérial, et on pourrait supposer que l’auteur non plus. Toutefois, page 204, puis 358/359, des réflexions peuvent nous amener à penser différemment. « Nous ne sommes pas des corps. Nous possédons des corps », écrit-il. Qui, nous ? « Il n’y a pas d’idée plus dangereuse que celle qui réduit l’humain à de la viande. » C’est certes vrai. Mais où va-t-il chercher qu’une jambe de bois, un rein greffé, une prothèse de hanche, voire un téléphone portable ou une thérapie gériatrique vous réduit à de la viande ? « Leur clientèle convaincue de s’améliorer (…) perdait son âme (…) n’était pas purifié(e) mais mort(e). » Comme si se soigner ou s’améliorer était mal en soi. Il n’est ici aucunement question de recherche de « pureté ». Un humain, entre autres, n’est qu’une physiologie en action métabolique. L’âme n’est pas une nécessité ontologique. « Ceux qui prétendent que nous ne sommes que chair sous-entendent que nous n’avons pas de volonté propre. » Là encore, où va-t-il chercher pareil raisonnement ? Pour l’auteur, créer une entité dépourvue de conscience afin qu’elle n’ait pas à souffrir des tâches ingrates serait criminel. On rejoint l’esprit chrétien selon lequel l’homme est né pour expier (quoi ?). Et le lecteur de finalement se dire qu’après tout, aux yeux de Ruocchio, l’empire et la Fondation ne sont peut-être pas si mauvais que cela…

Chaque volume compte 80 chapitres d’une dizaine de pages dont certains ont assez peu d’utilité, Ruocchio ne recourant à l’ellipse qu’à minima. D’où quelques lenteurs narratives, même si rien de rédhibitoire. Pour qui a apprécié « La Saga des Sept Soleils » ou « The Expanse », sans doute que cet énorme cycle du « Dévoreur de Soleil » s’avalera sans problème.

Clarissa ou le doux attrait du mal

Clarissa ou le doux attrait du mal fut fort discrètement publié en poche outre-Atlantique en 1975, et Jacques Finné, traducteur et postfacier, grand spécialiste du fantastique américain, ne tarit pas d’éloges sur ce roman présenté comme une variation modernisée du célébrissime Tour d’écrou. Mais si bon soit-il, et il l’est, il est toutefois bien loin de son modèle, l’un des plus grands chefs-d’œuvre de la littérature fantastique et psychologique. Cela justement parce que Le Tour d’écrou est presque pile poil sur la ligne de front séparant littérature de genres et littérature dite générale, ou psychologique. Tout le génie du Tour d’écrou tient dans son ambigüité entre psychologie et surnaturel. Henry James laisse la porte entrouverte, quand bien même le lecteur veut, bien sûr, toujours sa réponse, quitte à la donner lui-même. Libre à lui.

Où Henry James est dans la littérature générale, Theodus Carroll s’inscrit davantage dans la littérature de genres, un point sur lequel Jacques Finné insiste dans sa postface. Lorsque l’on voit Clarissa quitter la foire en compagnie de deux enfants, ce pourrait être n’importe quels gosses réels, or ce sont implicitement des fantômes. Pourtant, quand Max meurt, il devrait être facile de distinguer entre une chute de plein pied sur le ballast et quelqu’un écrasé par un train, mais l’auteur laisse la confusion persister. Quant aux dessins obscènes découverts dans la chambre de l’héroïne, s’ils pourraient être son œuvre oubliée par un mécanisme de refoulement, l’explication n’est pas vraiment envisagée. N’oublions pas que tout au long du roman, l’attitude de Clarissa oscille entre ingénue et femme (déjà – elle n’a que treize ans) fatale. Le livre apparaît de fait plus subtil que Jacques Finné, qui veut y voir un roman explicitement fantastique, ne le laisse croire. Quand bien même, in fine, seule l’axe surnaturel répond à toutes les questions posées. L’interprétation psychologique est insuffisante, et il n’y a pas de lecture analytique possible.

Variation sur Le Tour d’écrou, en effet, cette histoire d’une jeune adolescente livrée à elle-même par des parents perpétuellement absents se révèle moins subtile, on l’a dit, que son modèle. La tendance actuelle est à l’explicitation, à la levée du doute, à la restauration de la croyance en la surnature et donc au fantastique. Publié voici près de cinquante ans, ce roman non dénué d’intérêt s’inscrit pleinement dans le réenchantement du monde contemporain.

L'Ex-Magicien de la taverne du Minho

Le livre s’ouvre et se ferme sur une scène de miroir. Dans celui de la taverne du Minho, il n’y a que le reflet d’un homme grisonnant. La magie vient d’ailleurs : de la poche, ou des mains, de cet homme « né fatigué et accablé d’ennui », incapable de trouver d’explication à son don. Le moindre mouvement, même dans son sommeil, lui fait produire des gens inconnus, des animaux, des objets encombrants. Las d’être un phénomène de foire, il tente de se suicider, mais sa magie, qui a la faculté de donner vie à d’autres êtres, l’empêche de se libérer de sa propre existence. En désespoir de cause, il décide d’intégrer la fonction publique, car il a entendu dire qu’être bureaucrate « c’était se suicider à petit feu »…

Inédit en français, L’Ex-magicien de la taverne du Minho donne à lire le meilleur de Murilo Rubião, présenté par l’éditeur comme le petit maître de la littérature fantastique brésilienne. La nouvelle éponyme donne la tonalité générale d’un recueil qui joue avec les codes du genre, tout en s’en démarquant. Empruntant les chemins du banal, les textes se retrouvent comme malgré eux en territoire de l’inquiétude et de l’intranquillité.

Ce territoire angoissant, chez Rubião, c’est d’abord la ville : ses bâtiments, ses habitants, ses rituels. La ville est un acteur majeur. À la fois lieu de tentation et repoussoir, de casse-tête et d’impasses fatales, dont la géographie semble continuellement se dérober : « Il avait pour destination une ville plus grande, mais le train resta indéfiniment à l’arrêt dans l’antépénultième gare. » Comme également dans « La Construction », où l’ingénieur Joao Gaspar dirige le chantier d’une tour devant compter un nombre d’étage illimité. Dans « La File d’attente », Pererico a quitté son village pour avoir un entretien avec le directeur de la Firme. Devant lui, la file d’attente, soumise à des règles de priorité aussi fluctuantes qu’absurdes, n’en finit pas de s’allonger. Chaque matin, il se présente dans la cour de l’usine, espérant que son tour arrive. Les jours passent, les semaines. Mais tout conspire à rendre cette rencontre impossible et à retenir Pererico contre son gré… La ville de Rubião est un piège qui n’a de cesse de séduire et contrarier les personnages.

Ces désirs, contrariés ou non, deviennent parfois le moteur d’étonnants dérèglements physiques. Ainsi pour Barbara, femme excentrique et capricieuse, qui « n’aimait rien tant que demander. Elle demandait et grossissait ». Le petit lapin Teleco est quant à lui un transformiste compulsif, farceur mais serviable, jusqu’à ce que lui prenne l’envie de se fixer dans la peau d’un homme… « Aglaia » raconte les déboires d’un couple, autre balise de l’auteur. Colebra et Aglaia sont jeunes, beaux, amoureux, et ne veulent pas d’enfant. Au début leur union n’est que fête, tumulte, sexe débridé. Mais soudain Aglaia cesse d’avoir ses règles. À la suite de quoi elle n’en finit plus d’enfanter, malgré les contraceptifs, l’abstinence et même la stérilisation. Les enfants n’arrivent « jamais à l’unité, mais par portées de quatre ou cinq », après une inexplicable fécondation et une durée de gestation raccourcie à vingt jours.

La plupart du temps subies, les métamorphoses sont parfois vécues comme des échappatoires. Alfredo en fait la singulière expérience, allant jusqu’à se transformer en dromadaire spleenétique pour se délivrer de la douloureuse condition humaine (« Alfredo »). Il est aussi beaucoup question d’altérité dans ce recueil, plus précisément de « l’impossibilité de vivre parmi ses semblables », de la difficulté à repérer et à intégrer les codes, les normes d’une société incompréhensible (« L’Invité », « Les Commensaux »), où l’amnésie, le déni et la boisson constituent les meilleurs expédients à la solitude.

Les personnages de Rubião sont des héros de peu, des anormaux plongés dans un monde de nonsense qui les laisse en plein désarroi. Ses fictions relèvent de l’équivoque, combinant l’onirique, l’ironie, l’absurde et l’angoisse. Le malaise n’y est jamais frontal, mais se diffuse graduellement et se prolonge bien après la chute – ou plutôt l’absence de chute, comme un cauchemar qui n’en finirait pas. Le plus frappant tient à la collision en l’écriture au cordeau, limpide, académique, et le propos hautement fantaisiste. Lorsque l’improbable envahit l’ordinaire, la sobriété de la phrase décuple le pouvoir de saisissement. Les amateurs de Kafka apprécieront.

Proletkult

« Pourquoi avons-nous échoué ? » Telle est la question lancinante qui taraude Alexandre Bogdanov en 1927, à l’occasion des préparatifs de la commémoration des dix ans de la Révolution d’octobre. Telle est l’interrogation qui le bouscule dans ses convictions profondes lorsqu’il y pense. Lui, le révolutionnaire, apôtre d’un socialisme intégral, médecin et philosophe marxiste, compagnon de route et d’exil de Lénine avant de rompre avec le père du bolchevisme, mais aussi écrivain de science-fiction, notamment du roman L’Étoile rouge racontant le voyage d’un Terrien sur Mars la socialiste. Lui, le théoricien du Proletkult, ce mouvement d’éducation populaire promouvant une culture littéraire et artistique authentiquement prolétarienne, l’inventeur de la tectologie, cette science universelle de l’organisation, anticipation prémonitoire de la cybernétique. La cinquantaine venue, il ne nourrit désormais plus guère l’espoir de changer le monde, d’impulser un sens plus collectif à l’existence humaine afin de contribuer à l’avènement d’un avenir plus enchanteur. Alors pourquoi cette jeune inconnue l’émeut-elle autant ? Fille d’un ancien compagnon perdu de vue pendant la Révolution et la guerre civile, elle prétend être sa fille naturelle, née de l’union avec une Martienne dont elle partage en partie le patrimoine génétique. Alors, fantasme ou réalité ? L’imagination ayant présidé à l’écriture de L’Étoile rouge et dont il tire l’inspiration des propos confus de cet ancien compagnon ne serait-elle pas seulement une chimère ? Même si son pragmatisme le pousse à douter, Bogdanov aimerait tant croire que l’utopie est toujours une option défendable. En dépit des anciens camarades devenus bureaucrates sans état d’âme, en dépit des arrestations de la Guépéou, en dépit du climat de terreur et des menaces de répression qui s’apprêtent à se déchaîner contre les opposants à Staline. Croire encore une fois que l’on peut tout changer, plier le réel aux rêves de rénovation politique, sociale et culturelle. Parce qu’une révolution ne suffit pas. Il en faut cent.

Avec Proletkult, les auteurs du collectif Wu Ming renouent avec le procédé de L’Étoile du matin (cf. Bifrost n° 76) où s’entremêlaient les destins de T.E. Lawrence, J.R.R. Tolkien, C.S. Lewis et Robert Graves sur fond de Première Guerre mondiale. À mi-chemin entre le roman historique et la science-fiction, Le Docteur Jivago et L’Homme tombé du ciel, ils dépeignent la société soviétique à la croisée des chemins, entre utopie et totalitarisme, s’attachant aux pas d’Alexandre Malinovski Bogdanov. Un franc-tireur, éternel marginal à l’intérieur de son propre parti, un philosophe convaincu du bien-fondé de ses théories, mais aussi un homme fragile, qui doute et aimerait croire que l’on peut amender l’esprit humain dans un sens plus collectif et fraternel. Le personnage nous touche à plus d’un titre, d’autant plus que l’histoire l’a cruellement touché, lui. Il a connu la clandestinité, traqué par la police du tsar, mais aussi l’horreur de la guerre auprès des combattants russes sur le front des lacs de Mazurie. Il a bataillé sans faiblir au sein du parti ouvrier social-démocrate pour défendre ses idées, avant d’être frappé par la trahison et l’exclusion. Poussé peu à peu dans les coulisses du pouvoir, il n’a pourtant jamais renoncé à ses théories, les appliquant en dernier recours dans le domaine des transfusions sanguines. Son histoire personnelle sert de fil directeur au récit de Proletkult. Mais le roman est aussi celui de sa quête pour retrouver un ancien camarade, donner ainsi substance au récit d’un hypothétique voyage interstellaire et à la possibilité de l’existence d’un paradis socialiste, ailleurs. Support d’un récit empreint d’une émotion pudique et d’un regard désabusé sur l’histoire, Proletkult est également une réflexion stimulante sur notre modèle politique, social et économique, illustrant une nouvelle fois le projet Wu Ming : opposer mille histoires pour faire face au récit officiel du/des pouvoirs.

Proletkult est donc un roman historique passionnant et une fable faisant écho d’une manière décalée à la SF, du moins dans son acception utopique. On est ainsi constamment tiraillé entre la nostalgie et la tragédie, interpellé par cette question lancinante, la même qui ébranle les convictions des vieux militants du socialisme : pourquoi avons-nous échoué ?

Oiseau

Troisième titre paru dans la collection « Agullo court », Oiseau est un ouvrage qui, comme son prédécesseur Mars de Asja Baki?, relève d’une science-fiction subliminale. Une atmosphère plus qu’un véritable traitement, servant ici de prétexte à un récit contemplatif lorgnant du côté de l’épure. À vrai dire, on est plus prêt de l’ambiance cotonneuse et oppressante d’un Amatka (in Bifrost n° 91) que du vertige éprouvé à la lecture de Greg Egan. L’argument de départ reprend l’un des lieux communs de la SF : le récit de colonisation. Sur Home, la vie est rude. Soumis aux caprices d’un vent malin agissant sur les révolutions de la planète au point d’en modifier la durée, un souffle du temps que n’aurait pas désavoué Robert Holdstock, exposés à un rayonnement solaire assourdissant, les colons de l’expédition UR endurent une routine monotone dont dépend leur survie. Ils ne connaissent du monde que la poussière de la vallée qui les a vus arriver, et les crêtes des collines érodées surplombant la paroi protectrice du dôme de leur habitat. À bien des égards, leur implantation sur Home a toutes les apparences d’une greffe, mais une greffe fragile, tributaire d’un milieu hostile où les ressources sont chiches. Quelques maisons au style fonctionnel et des champs amendés avec leur propre terreau composent l’ordinaire d’un univers réduit à un microcosme étouffant. Sous le ciel bavard de la planète, leurs paroles ne portent pas. Ils écrivent donc pour communiquer, sur des écrans rudimentaires, incapables d’exprimer les non-dits de leur esprit torturé. Sans Histoire depuis l’effacement de ses archives numériques, la communauté semble également dépourvue d’avenir autre que celui de recommencer sans cesse les mêmes gestes dans une précarité permanente. Jusqu’au jour où atterrissent sur place de nouveaux colons.

Ne nous voilons pas la face, Oiseau a l’aridité de son cadre désertique, rejouant un scénario déjà vu sur un mode intime et contemplatif. Écartelé entre deux époques, elles-mêmes entrecoupées par les extraits d’un journal de bord, l’auteur Sigbjørn Skåden déroule un récit fondé sur l’incompréhension, la méfiance et l’instinct de survie. La narration oscille ainsi entre un quotidien prosaïque, ordonné autour de tâches répétitives, et la contemplation des paysages désolés de Home. La planète écrase les êtres humains de toute son indifférence minérale, réduisant leur empreinte à peu de choses, sous le murmure implacable des rayons de son soleil. De ce camaïeu de couleurs primaires faisant écho à l’état d’esprit des colons, émerge une histoire d’amour qui se transforme en haine, nécessité de la survie oblige. Et de ce combat permanent contre l’agression sonore ressort un univers étrange dont on apprivoise petit à petit les contours, au fil d’une narration ou prévalent les temps morts.

D’aucuns trouveront les choix narratifs de Sigbjørn Skåden trop alambiqués, s’agaçant de l’ennui distillé par Oiseau. D’autres déploreront le dénouement abrupt, ouvert sur un avenir cruel et incertain. Dans tous les cas, nul doute que l’expérience soit clivante. Après tout, c’est la prérogative des artistes que de provoquer.

Austral

Si l’on fait abstraction de la novella Le Choix (2016, critique in Bifrost n° 82), éditée au Bélial’ dans la collection « Une heure-lumière », Paul J. McAuley s’est montré plutôt discret dans nos contrées ces derniers temps. Il faut en effet remonter à 2010 pour trouver trace d’un roman inédit, en l’occurrence La Guerre tranquille (critique in Bifrost n° 61), premier épisode d’un cycle éponyme laissé en jachère, faute de succès (chez Bragelonne, comme le présent roman, éditeur assez coutumier du fait). La traduction d’Austral apparaît donc comme un retour en grâce, même si la perspective de son adaptation sur le petit écran, annoncée en quatrième de couverture, n’est sans doute pas complètement étrangère à cette initiative…

Délaissant l’échelle cosmique du space opera, l’auteur britannique enracine son récit dans le proche avenir, en territoire hostile. Nous nous retrouvons ainsi immergés aux antipodes, en terre Antarctique, à la fin du XXIe siècle. Le changement global impulsé par l’élévation des températures a balayé la planète, bouleversant les milieux bioclimatiques et la géopolitique mondiale. Exit la domination de l’hémisphère Nord, ravagé par les guerres et les catastrophes naturelles. Place aux nations australes, désormais confrontées au défi de l’aménagement de la péninsule Antarctique. Après l’expiration du traité international garantissant le statu quo sur le continent austral, les lieux sont naturellement devenus un enjeu disputé par les uns et les autres. Pendant un temps, les États ont cru pouvoir compenser les déprédations des multinationales contre leur participation à des projets de géo-ingénierie. Les bonnes intentions ont fait long feu face à la tyrannie du court terme et à la course au profit. Les tenants de l’écopoïèse ont ainsi dû remiser leur rêve de démocratie technocratique dans les cartons de l’utopie, laissant en jachère les biomes aménagés sur les terrains découverts par la fonte des glaciers. Leurs enfants huskies, une descendance génétiquement améliorée pour pouvoir vivre au Pôle Sud, sont devenus des parias, en butte aux vexations et discriminations de politiques peu enclins à la bienveillance, comme Austral Morales Ferrado a pu le constater dès sa plus tendre enfance. Mais, la jeune husky compte bien prendre sa revanche, mettre à profit le savoir-faire acquis auprès de sa mère, des écopoètes libres et de la pègre locale pour s’affranchir de son existence terne et sans espoir.

Course-poursuite sur fond de moraines glacées et de forêts subarctiques, entrecoupée de digressions en forme de flashback, Austral ne déroge pas aux codes et poncifs du thriller. L’amateur de roman noir y trouvera tout ce qui fait le sel de ce genre, en particulier la dimension critique et sociale. Le post-apo’ y apparaît presque secondaire. Certes, on croise bien quelques espèces génétiquement transformées pour survivre dans un milieu restant fondamentalement hostile en dépit du réchauffement, notamment des oiseaux et des souris. On côtoie aussi des chimères, en particulier des mammouths utilisés comme animaux de trait. La science- fiction dont se prévaut le roman reste cependant un décor dont Paul J. McAuley tire profit pour dérouler un récit portant surtout sur les conséquences du changement global. De ce point de vue, Austral est une réussite, l’auteur proposant une anticipation post-réchauffement très convaincante. Mais les coïncidences paraissent parfois un tantinet forcées, et l’amateur de thriller trouvera sans doute le dénouement inachevé, voire abrupt, la fin restant ouverte.

Austral n’en demeure pas moins un roman efficace, certes peut-être parfois un peu trop plan-plan pour susciter l’enthousiasme. Mais, la climate fiction est suffisamment bien rendue pour séduire l’amateur de ce sous-genre. À voir.

À l'assaut du ciel

À l’occasion du cent-cinquantenaire de la Commune insurrectionnelle de Paris, Histoire et littératures de l’Imaginaire entrent en résonance avec le désir d’utopie exprimé lors de cet événement historique. Si elle fut à n’en pas douter le théâtre d’une tragédie funeste, la Commune est également l’objet d’une passion franco-française dont le retentissement a marqué durablement les mémoires du socialisme international, au point d’en devenir un marqueur fort durant des décennies, avant de se voir ravir la première place par la révolution bolchevique.

La littérature ne pouvait évidemment pas faire l’impasse sur les perspectives romanesques de l’événement, y compris dans l’Imaginaire où l’utopie des communeux a également infusé, mettant à profit le fameux « Et si ? » spéculatif tant prisé par les amateurs de science-fiction et d’uchronie. On renverra les curieux vers le cycle des « Futurs mystères de Paris », de Roland C. Wagner, ou vers La Lune seule le sait, de Johan Heliot, pour ne citer de mémoire que ces deux références. La présente anthologie en propose une nouvelle déclinaison en dix-huit textes qui, s’ils ne suscitent pas tous l’enthousiasme, voire même un embryon d’émotion, n’en demeurent pas moins une tentative honorable de rendre hommage à cet épisode de l’histoire de France et de la mémoire populaire.

Paradoxalement, ce sont les préface et présentation de Philippe Videlier et Jean-Guillaume Lanuque qui retiennent l’attention, les textes rassemblés ne présentant pas toujours un intérêt incontestable. Selon les goûts des uns et des autres, on appréciera ou pas les propositions des auteurs, s’agaçant de voir l’événement réduit exclusivement à la « Semaine sanglante » et à quelques figures historiques majeures. Mais c’est surtout le peuple qui pointe aux abonnés absents, un comble pour un épisode où il se fait le principal acteur de son histoire…

Entre science-fiction, fantasy, fantastique et uchronie, on croise ainsi la route de Louise Michel, la « Vierge rouge » de la Commune, mais aussi d’Arthur Rimbaud, Jules Allix, militant socialiste et féministe, expérimentateur d’une méthode de communication mettant à profit les supposés liens télépathiques entre les escargots, Louis Rossel, le hussard rouge de la République sociale, et bien entendu Adolphe Thiers, leur Némésis à tous. On côtoie également quelques créatures issues de l’imaginaire, le comte de Maldoror retranché dans un palais du Louvre transformé en antre du Mal, des dragons, des zombies, un alchimiste immortel et tout le petit peuple de la féerie assemblé en embuscade. En dépit des promesses, on reste hélas dubitatif, partagé entre l’envie d’y croire et l’impression que tout cela est très sage, voire un tantinet terne, l’utopie demeurant dans un angle mort de l’anthologie, à quelques exceptions près.

Des dix-huit textes inscrits au sommaire, on n’en retient finalement qu’une poignée. « 1871 - Je suis de ce parti dangereux qui fait grâce », de Fabien Clavel, reprend ainsi le personnage d’Anatole Ragon, le protagoniste de Feuillets de cuivre (critique in Bifrost n° 81) nous embarquant dans une enquête alchimique qui voit les rêves d’immortalité des uns et des autres s’envoler en fumée. En lisant « Rosa », de Marc Danrémont, on cherche à discerner le vrai du faux dans un jeu de dupes entre IA batailleuses. On frémit d’effroi devant les visions surréelles d’Abraxas, « Le Sang des cerises » nourrissant cependant encore l’espoir de lendemains qui chantent, en dépit de la tristesse et du deuil. On frissonne devant le futur dystopique dépeint par Maël Garnotel dans « Un crachat rouge et noir », la lutte des classes s’y poursuivant encore et toujours malgré l’épuisement des ressources. Heureusement, on s’amuse beaucoup des univers parallèles avec « Adolphe mon amour », de Nagan Lenec, espérant voir tous les possibles du multivers s’effondrer en une seule réalité socialiste. De son côté, « En commun », de Martin Zeugma, nous émeut d’une variation douce-amère autour du paradoxe du grand-père. Enfin « Le Hussard rouge », de Louis-Xavier Pérez, revisite le personnage historique de Louis Rossel à l’aune d’une uchronie dynamique et revigorante, où la République sociale finit par triompher de la réaction et des Prussiens.

Si À l’assaut du ciel ne tient pas toutes les promesses esquissées par un paratexte stimulant, l’anthologie n’est pas non plus une déception complète. Sept textes retiennent ainsi véritablement l’attention. Bien peu pour en faire un incontournable, sans doute, mais pas au point de remiser l’ouvrage dans les poubelles de l’Histoire (comme dirait l’autre)… ou d’ailleurs.

Le Créateur de poupées

Andrew est un homme solitaire qui n’a « jamais couché avec une femme ». Passionné de poupées depuis l’enfance, il est devenu un créateur respecté de modèles bizarres, freaks, hors des canons classiques de la beauté poupine. Il a aussi commencé à entretenir une correspondance avec Bramber, une autre passionnée qui vit à West Edge House, une « maison » de Cornouailles dont il semble difficile d’entrer comme de sortir. De lettres en lettres, Andrew développe une attirance amoureuse pour Bramber, au point qu’il décide un jour de lui faire une surprise. Il lui rendra visite et, peut-être, lui avouera son amour. Commence alors pour lui un voyage en train et bus qui sera une sorte d’épopée, proche dans l’esprit de celle de Galaad, celui qui trouva le Graal contrairement à son père Lancelot.

Nina Allan raconte cette histoire en entrelaçant le récit du voyage d’Andrew des lettres envoyées par Bramber à ce dernier, et les cinq nouvelles écrites par Ewa Chaplin (une écrivaine polonaise forcée à l’exil par le nazisme et créatrice de poupées aussi) que lit Andrew durant son trajet de plusieurs jours dans une Angleterre qui s’éteint, loin de la mondialisation.

Au fil des pages, Andrew et Bramber se racontent, tous deux éprouvés par la vie, tous deux marqués par leur différence qui les a peu à peu exclus d’une bonne part de la sociabilité.

Jusqu’ici rien de très bifrostien, ni de très allanien. Mais le monde d’Andrew oscille sans cesse – quantités de petits détails l’attestent — entre deux univers, proches mais différents ; et les nouvelles d’Ewa Chaplin, qui semblent d’abord toutes être des textes de blanche, se révèlent bientôt prendre place dans des univers imaginaires où nains et mages tiennent commerce, où les changelins existent, où une théocratie totalitaire écrase l’Angleterre de sa botte divine… Ces cinq nouvelles résonnent dans l’esprit d’Andrew, car toutes semblent raconter une forme métaphorique de la vie de Bramber ou de la sienne, lui l’exclu, le nain, parti comme un amoureux transi rencontrer sa douce en un lieu qui ressemble fort à un hôpital psychiatrique. C’est sa vie de nain promis aux quolibets ou au cirque qu’elles disent, avec ses frustrations et ses inquiétudes, en même temps que lui-même, dérivant vers l’Ouest, se remémore les moments aigres-doux qui l’ont constitué. Laissons Andrew : les vies de Bramber et d’Ewa Chaplin ne furent pas plus heureuses, entre famille profondément dysfonctionnelle et chagrin d’amour pour l’une, fuite devant l’horreur nazie et exil à l’étranger pour l’autre.

Ce sont donc trois personnages souffrant de leur différence, ou, pour être plus précis, souffrant du traitement qui leur fut imposé du fait de leur différence, que nous dépeint Nina Allan ; trois personnages suspects, forcément suspects, aux yeux d’un monde qui aimerait bien qu’ils lui ressemblent. Le lecteur même, tout à sa normalité d’évidence, commence par visualiser des personnes normales et des lieux normaux, avant qu’Allan ne mette sous ses yeux les éléments qui prouvent que cette histoire et ces personnes ne sont pas ce qu’il croyait être, une réalité objective que sa visualisation par défaut avait exclue de toute possibilité d’apparition. Ici, le glissement s’opère dans les perceptions du lecteur bien plus que dans la vie des personnages, à contrario des précédents romans de l’autrice, même si on peut considérer que l’audace dont finiront par faire preuve Andrew et Bramber est aussi une forme de glissement, ou plutôt de libération.

C’est donc à une série d’histoires en correspondances qu’Allan convoque le lecteur. Chaque partie en éclaire une autre et éclaire le lecteur sur ses propres préjugés inconscients en même temps qu’il dynamise les personnages. C’est joliment fait, on regrettera juste une peut-être trop grande langueur dans le récit, ce lent voyage en forme de quête initiatique tiré par un enjeu – fut-il métaphorique – qui peine à égaler la quête du Graal.

Ça vient de paraître

Les Armées de ceux que j'aime

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 116
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