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La Sonde et la Taille

Conan est vieux. Perclus. Rongé par la maladie, une saloperie qui lui transforme un testicule en pamplemousse et le brise de douleur. Vieux, oui. Et moribond. À l’image de son royaume, en proie au « délitement moral, militaire et politique que chacun pouvait constater en tout lieu ». Lui, l’enfant du chaos, le barbare ayant basculé vers la loi et l’ordre, s’apprête à y retourner en un plongeon ultime. Et le corps de l’État est à l’image de celui du roi, pourri. Les ténèbres étendent leur empire…

Le roman (énorme) de Laurent Mantese est un crépuscule. Et une proposition littéraire comme il y en a peu — et moins encore en fantasy, fut-elle dark. Qui s’élabore pourtant sur un postulat on ne peut plus rebattu. Un complot, un coup d'État, une fuite. Alors ? Alors Mantese sait que l’essence première de la fantasy n’est qu’une chose : le romanesque. Servi par des personnages. Terribles, fragiles, ignobles et glorieux. Humain, en somme. Des enjeux (un royaume). Et surtout, toujours, ici : une langue. La première page du roman, ce ne sont que trois phrases. Avec un imparfait du subjonctif dès la troisième ligne. Des dialogues truculents et orduriers à foison (« Tu ressembles à une puterelle qui goberait des couilles pour la première fois »), du sang, de l’ichor, du foutre, des humeurs de tout genre, de tout acabit, de la merde et encore du sang. Et encore du foutre. Il y a du Tim Willocks de La Religion dans ce Mantese-là, du Cormac McCarthy un peu aussi, sans doute — et aussi surprenant que cela puisse paraître, comme le souligne avec aplomb la quatrième de couverture. La Sonde et la taille est une proposition, on l’a dit. Qui ne manquera pas de cliver et que d’aucuns et d’aucunes détesteront. Chez Mantese, c’est entrée, plat, dessert et pousse-mémé à tous les étages. Et on y retourne, et encore, et encore. Quitte à en dégueuler. La ligne de crête est étroite entre le sublime et le grotesque, et il arrive à l’auteur de vaciller. Il faut avoir envie de lire le compte rendu d’une opération chirurgicale par le menue, l’exérèse d’un calcul dans l’urètre écrite comme un combat, trente pages harassantes. Mais sincèrement, quelle audace. Quelle ambition ! Si La Sonde et la taille était un opéra, il serait assurément signé Wagner. S’il était une église, ce serait la Sagrada Familia. Et c’est long. Si long. Sans que pourtant, pour peu qu’on adhère à la proposition (encore), jamais on ne s’ennuie. Ici, l’épique n’est pas dans les combats à l’épée, ou en tout cas pas seulement (le premier intervient page 170). Il est partout, tout le temps, perpétuel. Son héros ne cessera jamais de lutter, du début à la fin, contre le mal qui le ronge, son entourage, la nature, l’effondrement moral.

Laurent Mantese, prof de philo de son état, publie depuis 2011. Chez Malpertuis et La Clé d’Argent, deux petites maisons spécialisées dans le fantastique ancien peu diffusées. Gageons que beaucoup le découvriront ici. Et quelle découverte ! Si vous avez aimé le Pierre Pelot de C’est ainsi que les hommes vivent, n’hésitez pas un instant. Car si La Sonde et la taille n’est sans doute pas un roman exempt de défauts (un poil long, quand même, un tantinet surécrit, çà et là, malgré tout), la sincérité, l’ambition, la puissance qui s’en dégage emportent tout. Robert E. Howard peut reposer en paix. John Milius peut ranger sa Winchester 94. La relève est assurée. Elle est française. Et elle s’appelle Laurent Mantese. Respect.

 

 

La Doloriade

La fin du monde. En périphérie d’une Prague méconnaissable dévorée par la forêt. Une tribu vit là, fratrie épuisée par la consanguinité incestueuse, sous le joug de la Matriarche tanquée dans son fauteuil roulant, avec ses marottes opaques et une vision de l’après toute personnelle. Tous vivent ensemble, couchent ensemble, frères, sœurs, oncles, mères et pères, et violentent volontiers la pauvre Dolores, souffre-douleur cul-de-jatte et obèse de cette tribu qui, à chaque génération, s’enfonce toujours un peu plus dans les ténèbres… Et pour quoi ?

Ici tout est vain. L’horizon, l’espoir, le futur, l’ambition. Et l’écriture de Missouri Williams, par moment foudroyante, mais trop souvent elliptique et obscure. Nul doute que notre jeune autrice britannique (elle a un peu plus de trente ans) ait du talent. Mais elle confond ici ambition et prétention, et oublie dans ce premier roman le carburant essentiel de tout récit : le romanesque. Un minimum. Un horizon d’attente — même un peu. Résultat, nous voilà avec un roman de 270 pages qui semble en faire le double. La Doloriade, oui. Celle de Dolores, certes, mais aussi celle du lecteur. La quatrième de couverture parle de roman « drôle ». Pardon ? Malaisant, assurèment. Mais drôle ? Un mot nous vient à la lecture de cet étrange objet littéraire. Déréliction. Du monde décrit. De ses protagonistes. Et d’un projet littéraire qui, comme en écho à ce qu’il décrit, se perd dans l’obscure, le vain, l’abscons, ses boucles et reboucles. On en ressort aussi frustré qu’épuisé. Ce qui est toujours une expérience, dira-t-on…

On attendait ce premier inédit au sein de la collection dédiée aux littératures de l’Imaginaire des éditions Bourgois (après la réédition du cycle de « Gormenghast » de l’incomparable Mervyn Peake) avec intérêt. Curieux de voir enfin quelle orientation serait donnée à ce nouvel espace éditorial. Avec ce roman post-apo’ pénible à plus d’un titre, on est en droit de s’inquiéter…

 

Termush, côte Atlantique

Curieux événement éditorial que celui-ci : ce livre, relativement court (une novella, en fait), est proposé dans la collection « Ailleurs et demain », mais, en pages intérieures, dans une sous-collection, « Le Labo », dont il est expliqué qu’elle «propose de courts romans d’auteurs passés à la postérité ou des voix contemporaines qui donnent à voir le monde autrement ». Ce qui va sans doute de pair avec le macaron « culte » qui orne la couverture. Difficile de savoir si Sven Holm est un auteur culte qui est passé à la postérité ; au Danemark, il semble être un écrivain majeur, mais au-delà des frontières, il paraît nettement plus confidentiel, si on en croit les différentes pages Wikipédia consacrées à l’auteur — aussi ce « culte » semble quelque peu surfait, et en tout cas très marketing. Mais revenons au texte… Termush, c’est le nom du lieu où se situe cette histoire, un hôtel dans lequel des personnes prévoyantes ont réservé leur place dans la perspective d’une fin du monde. Après une première fausse alerte qui les avait vus investir les lieux, cette fois-ci c’est la bonne, les hôtes, comme les appelle le narrateur, qu’on imagine tous aisés, se rassemblent à Termush, sous la vigilance de la direction de l’hôtel et de ses nombreux employés qui vérifient régulièrement la radioactivité, les invitent à gagner les abris en sous-sol quand celle-ci est trop agressive, préviennent les actes inconsidérés des hôtes et leur proposent des sorties lorsque le temps le permet. Ces événements rythment leur vie de manière cyclique, lancinante, comme un morceau d’existence qui se retrouverait hors du temps, dans une bulle. Une impression de temps suspendu parfaitement rendue par l’auteur, au gré de la récurrence de certains motifs, de diverses scènes, le tout décrit dans un style sans effet relativement froid. On pourrait imaginer que le narrateur vive plus intensément les événements — notamment ceux de la dernière partie, à mesure que ce bastion de sécurité et d’humanité voit converger vers lui des hordes de réfugiés affamés, ainsi que son histoire d’amour avec l’une de ses coreligionnaires — mais non, tout semble lui advenir sur le même plan, comme si ses émotions, ses sentiments, avaient été annihilés par les événements l’ayant conduit à son séjour à Termush.

À une époque où le post-apocalyptique accuse une tendance au démonstratif, Termush, côte Atlantique prend le contre-pied en proposant une atmosphère plus contemplative, mais sans doute encore plus désespérée, tant l’horizon semble ici bouché. Implacable, ce roman est aussi l’occasion de lire de la SF danoise. Aussi suivra-t-on avec attention les prochains livres publiés au sein de cette sous-collection un brin curieuse.

 

Comptine pour la dissolution du monde

Dès la première nouvelle de ce recueil qui en compte vingt-deux, écrites entre 2015 et 2019, le ton est donné : courte de deux pages, elle parle d’une femme qui, quel que soit votre point de vue, se présente à vous de dos, de telle sorte que sa vue vous devient peu à peu insupportable — jusqu’à ce que vous décidiez de l’enfermer pour ne plus la voir. Et là, vous envisagez la possibilité que, quelque part, existe son pendant parfait, une femme dont on ne verrait toujours que le visage et qui vous montrerait les dents en permanence. Ce texte est un condensé de ce que propose ici Evenson : une évidente étrangeté, qui, une fois passée la surprise initiale, vous captive et bascule peu à peu dans le déstabilisant, puis l’inquiétant, voire l’horreur. Peu des personnages de ces récits s’en sortent indemnes, qu’il s’agisse de celui qui consulte un thérapeute le jour et se voit interrogé par son jumeau, mort-né, la nuit ; de ce SDF qui investit une maison supposée vide mais s’y trouve confronté à une créature inquiétante ; ou de ce père de famille divorcé qui recherche sans la trouver sa fille dont il a la garde… avant de s’apercevoir qu’il est peut-être responsable de sa disparition. Le titre du recueil — qui est aussi celui d’une des nouvelles — est ainsi parfaitement trouvé : le propos n’est rien d’autre que la dissolution du monde tel que nous le connaissons, dans la folie, la perte des repères, la violence, et dans la fusion avec un autre monde, parfois sombre, parfois simplement décalé, mais toujours autre… Une ambition servie par une petite musique douce qui semble apaisante de prime abord, mais dont la répétition lui confère des sonorités narquoises bientôt inquiétantes. Aucune lueur d’espoir ne parvient à s’extraire de ce recueil au nihilisme certain, si ce n’est à travers l’humour de l’auteur, omniprésent et reconnaissable pour qui a déjà lu ses précédents ouvrages. Un humour un peu tordu, dont on ne sait s’il est salvateur ou s’il constitue les prémisses de la folie, mais qui, à force de répétition au gré de nouvelles, se révèle d’une noirceur telle qu’elle capte la moindre particule de foi en votre prochain qu’il vous restait. Les textes vont de la short short à la vingtaine de pages, dans des genres courant du polar à la SF en passant par le fantastique, et ne sont pas sans rappeler Richard Matheson pour l’aspect sarcastique, et Stephen King pour certains des textes fantastiques (comme cette femme qui achète des lunettes biofocales… et assiste à la déliquescence de son monde à chaque fois qu’elle les chausse).

À l’instar des personnages d’Evenson, le lecteur ne ressortira pas sain et sauf de ce recueil, il aura entrevu les failles dans la trame du monde — à l’image de ce réalisateur de cinéma persuadé que son film est raté alors que tout le monde crie au chef-d’œuvre — et se sera sans doute aussi posé des questions sur la santé mentale de l’auteur. Il aura aussi passé un moment à nul autre pareil, d’une grande drôlerie et pétri d’incertitudes, et au final très revigorant pour peu qu’on n’enchaîne pas les nouvelles trop vite. Chaudement recommandé.

 

 

La Maison des Saints

On avait refermé Les Profondeurs de Vénus, premier volet de ce diptyque, moyennement convaincu (cf. Bifrost n°112). Car Künsken, après nous avoir appâté avec la découverte d’un artefact à la surface de Vénus, qui conviait notre sense of wonder, s’était occupé de raconter — avec plus ou moins de finesse psychologique — la vie de la famille de Québécois à l’origine de la trouvaille, et surtout ses manœuvres pour mettre en place l’exploration de l’artefact et du trou de ver se situant derrière, laissant celui-ci, pourtant très prometteur, quasiment de côté. Quelle allait être l’orientation de cette Maison des saints ? Dans un premier temps, la réponse est : dans la lignée du précédent. Après le vol du Causapscal-des-Vents, les membres de la Maison de Styx sont recherchés par le gouvernement de Vénus. On assiste ainsi à une partie de cache-cache, tandis que la Maison tente de gagner quelques-uns des coureurs à leur cause. On se dit alors que le propos de l’auteur est finalement bien celui-ci, décrire la société vénusienne — qui présente un intérêt certain — et les évolutions du tissu familial des d’Aquillon et consorts — moins abouties —, quand finalement, après cent cinquante pages, il se décide enfin à explorer le trou de ver. Pascal et son amant Gabriel-Antoine y descendent donc, et l’intérêt du roman s’en trouve renforcé, redonnant (ouf !) au lecteur l’occasion de suspendre son incrédulité. Il faut néanmoins reconnaître que, pour intéressants qu’ils soient, ces passages interrogent quant à la structure du récit : car les deux explorateurs semblent d’un seul coup complètement coupés du monde, et rien ne semble se passer au-delà de la surface. C’est là le principal grief qu’on pourra faire au diptyque : une construction déséquilibrée, tant Künsken déploie des axes de narration qu’il peine à faire progresser conjointement, occasionnant de longs tunnels sur l’une des thématiques avant qu’une autre ne resurgisse. Peut-être qu’un seul roman, certes dense, aurait permis de couper certains passages vraiment trop longs, ainsi que diverses redites, notamment sur l’atmosphère vénusienne, dont l’hostilité évidente prélèvera in fine son lot de personnages. Il n’en reste pas moins que ce deuxième tome semble un ton au-dessus du premier, lui qui propose un final en forme d’affrontement plutôt bien géré, comme du reste les scènes d’action héroïques qui parsèment le diptyque. Demeure une lecture attrayante, même si l’ensemble apparaît comme largement perfectible…

 

 

La Gloire à tout prix

Premier roman de la Britannique Emily Tesh, La Gloire à tout prix nous emmène dans un futur lointain. La Terre et ses quatorze
milliards d’habitants ont été anéantis par le Majoda, une coalition de races extraterres- tres se servant d’une machine surpuissante, la Sagesse. Une partie des survivants a trouvé refuge sur Gaïa, un planétoïde en partie formé par quatre cuirassés endommagés. Dans cet environnement spartiate prospère depuis une douzaine d’années une société hiérarchisée et militarisée portée par un sacré esprit de revanche : « Tant que nous vivrons, l’ennemi nous craindra. » Les jeunes sont endoctrinés pour faire partie de l’une ou l’autre des équipes : celle qui ira au combat, celle qui s’occupe de produire de la nourriture, celle qui s’occupe de pondre des bébés à la chaîne. Tout juste sortie de l’adolescence, Kyr est une guerrière d’exception, la meilleure de sa cohorte, à l’instar de son frère Magnus. Hélas, lorsqu’ont lieu les affectations qui vont déterminer leur avenir, elle a deux désagréables surprises. D’une part, Magnus disparaît — a-t-il déserté, comme leur sœur aînée, ou rejoint un escadron secret ? D’autre part, elle est affectée en maternité, condamnée à enchaîner les grossesses pour fournir Gaïa en futurs guerriers. Kyr prend alors une décision radicale : fuir la station et retrouver son frère. La jeune femme ne sera pas au bout de ses surprises...

La Gloire à tout prix fait mine de commencer comme un space opera militariste, pour mieux dévier en chemin et démonter de l’intérieur la société de Gaïa, mélange entre Sparte et la Corée du Nord, avec un maximum de bonnes intentions. Si le début fonctionne, Emily Tesh se prend les pieds dans le tapis dès lors que Kyr quitte la station : un lot de coïncidences improbables, des rebondissements drastiques qui aboutissent à pas grand-chose, des dialogues patauds, des personnages post-ados sans aspérités, aux sentiments dits mais jamais montrés, et dont les questionnements d’identité sexuelle sont amenés avec la légèreté d’un tank. On a envie de supposer l’univers mis en place riche et fouillé, mais il demeure vague, et l’autrice se livre à des approximations agaçantes lorsqu’il est question de science-fiction (parle-t-on d’une civilisation interstellaire ou intergalactique ?). Les technologies mentionnées ressemblent plus à des paravents pour de la magie (oui, oui, la 3e loi de Clarke, mais quand même !). Hésitant entre les cases marketing du roman adulte et du young adult, La Gloire à tout prix reste insatisfaisant en tous points, et ce n’est pas l’attribution du prix Hugo qui y changera grand-chose.

 

 

D'où viennent les nuages ?

De Régis Goddyn, on connaît surtout sa saga du « Sang des 7 Rois », avec ses neuf volumes parus entre 2013 et 2022. Entre les sept romans du cycle principal et les deux tomes de la préquelle, l’auteur a également publié un roman indépendant, L’Ensorceleur des choses menues (2019). Dix romans, donc, mais une production sur la forme courte bien moins étoffée, puisque le présent recueil rassemble dix textes, soit une bonne part des nouvelles publiées par l’auteur.

« Les Comptes fantastiques de Paris » est une sympathique pochade brodant sur le thème de l’alchimie et des mystères de la capitale. « La Tour de Lille » nous propulse dans un futur où la montée des eaux a recouvert une bonne part de la France : des plongeurs récupèrent des artefacts des temps passés ; dans cette nouvelle à chute, les babioles d’aujourd’hui seront les trésors de demain. « Un radeau sur le Styx » commence comme une histoire d’un futur lointain avant de bifurquer en un conte pour enfant, sans vraiment convaincre. C’est aussi le cas de « Albedo », qui ne décolle pas en dépit d’intéressantes prémisses : lors de jeux paralympiques du futur, on y suit une course de bateau sur les mers d’hydrocarbure de Titan. Huis clos sans issue dans un astronef, « Altea » est hélas pareillement anecdotique. « D’où viennent les nuages » est autrement plus réussie : sur un monde réellement plat à la gravité variable, les habitants cherchent à comprendre d’où viennent, eh bien, les nuages, en se lançant dans des expéditions insensées sur les pentes ardues bordant le monde. La révélation sera bien sûr spectaculaire. Après des textes relevant pour l’essentiel de la SF, « Beauté » opère un retour en fantasy avec… ce qui n’est rien d’autre que le premier chapitre du tome IV du « Sang des 7 Rois ». Une intéressante mise en bouche, pour qui n’a pas lu la série, mais… pourquoi ? Même interrogation pour la fin du volume : « Le Sac », « La Tombe » et « Le Livre » donnent moins l’impression d’être des nouvelles que des extraits d’un roman à paraître. Trois fragments mettant en scène un assassinier équipé d’un set de billes et une scriptrice chargée de raconter une guerre au jour le jour… Au mieux, voilà de quoi aiguiser l’attente des curieux d’ici le prochain roman de l’auteur.

En somme, un bilan très mitigé pour ce recueil, qui vaut essentiellement pour la nouvelle-titre.

 

Vues des rives

[ Ce billet porte sur Vues des rives et Fins de siècle ]

Actualité chargée en ce printemps 2024 pour Yves Letort, avec la parution de deux recueils. Commençons par le second : Vues des rives nous emmène du côté du Fleuve, un univers déjà arpenté par l’auteur dans un premier recueil, Le Fleuve, justement, et dans un roman, Le Fort (cf. critique in Bifrost n°96). Dans sa préface, Mikaël Lugan insiste : oui, il est tentant de voir dans le monde mis en place par Yves Letort les influences de Julien Gracq (Le Rivage des Syrtes), Dino Buzzati (Le Désert des Tartares), Jacques Abeille (le « cycle des Contrées »), voir Yves & Ada Rémy (Les Soldats de la mer). Néanmoins, les récits s’articulant autour du Fleuve possèdent leur propre singularité — une ambiance floue, languide et volontiers humide, tout semblant possible sur les rives de ce cours d’eau innommé à la longueur inconnue. Tout juste grapille-t-on çà et là quelques vagues repères géographiques et temporels, mais ce n’est pas Vues des rives qui viendra élucider les mystères. Les récits ici rassemblés se placent à différents moments, différents endroits du Fleuve. D’un texte l’autre, on passe de la pochade d’une paire de pages à la nouvelle longue d’une vingtaine, y suivant le test d’un étrange pyroscaphe, les derniers jours d’un cartographe dans une zone de guerre où la réalité se délite, les aventures d’une géante navigatrice, apprenant pourquoi la Grande Encyclopédie du Fleuve n’a jamais eu le succès attendu. Si la longueur des textes est variable, il en va de même pour l’intérêt, mais l’ensemble dessine un monde aussi peu hospitalier que fascinant. À vrai dire, la meilleure description vient de l’auteur dans la harangue titrée « Les Bocaux » : « Ces vestiges sont destinés à rester orphelins, comme les segments d’une existence, comme le Fleuve qui se délite au moment de son agonie à l’entrée du delta. »

Changement d’ambiance pour Fins de siècle, bref recueil fort de quatre nouvelles ayant en commun une thématique steampunk. Si la première, « Un incident dans le métropolitain », peine à convaincre en raison de sa brièveté, et si la troisième, « Le Congrès dentaire de 1896 et ses conséquences », au sujet d’une mode très spécifique, amuse sans plus, la pièce de résistance du livre est sans conteste « Gelée ». Dans cette novella épistolaire, on suit la progression de ce qu’il faut bien se résoudre à appeler un blob géant à travers la France. Un texte savoureux et saisissant. Le recueil s’achève par « Une curiosité bibliophilique », nouvelle signant les débuts littéraires d’Yves Letort dans la fameuse anthologie steampunk Futurs antérieurs proposée par Daniel Riche en 1999. Ce texte déploie la vie et l’œuvre d’un certain Théophile Grandin, dont les gravures firent sensation à l’Exposition Universelle de 1916, dans un monde où l’humanité est entrée en contact avec une race alien ; le texte s’achève sur une série de gravures de ce Grandin (Fabrice Le Minier, en réalité), pastichant avec talent le style de l’époque.

Deux bonnes pioches, en somme, pour découvrir le travail d’Yves Letort.

 

Une autre lumière

Autrice américaine à l’œuvre relativement parcimonieuse, Elizabeth A. Lynn a publié une dizaine de romans entre la fin des années 70 et le début des années 2000. Parmi eux, Une autre lumière, paru initialement en France dans la mythique collection « Titres SF » de Jean-Claude Lattès, sous le titre plus approximatif L’Œil du peintre.

Le peintre en question, c’est Jimson Alleca. Habitant de la planète Nouveau Terrain dans un futur qu’on imagine lointain, il se languit de l’absence de son amant, Russell. Celui-ci arpente le cosmos à bord de son astronef, les flux de l’hyperespace l’amenant où bon lui semble. Jimson l’accompagnerait bien, mais une maladie désormais rarissime l’en empêche, sous peine d’une dégénérescence rapide menant à la mort. Pourtant, cet artiste souffre de ne pouvoir quitter sa planète, de ne pouvoir admirer la lumière d’autres soleils sous d’autres cieux. La tension et la frustration montent, jusqu’à devenir irrésistibles.

Paru en VO en 1978, Une autre lumière avait pour particularité de mettre en scène des personnages n’étant pas hétérosexuels par défaut : l’un est bisexuel, l’autre gay, aucun n’est strictement monogame. L’aspect le plus novateur du roman pour l’époque était que les personnages sont présentés comme étant ainsi, sans que leur sexualité constitue un sujet en soi. Pour le reste, le récit accuse le coup en matière de chatoyance et de sense of wonder — on entrevoit à peine un univers riche hélas peu exploré. Au-delà des questions de la représentation et de ce que l’on est prêt à sacrifier pour l’Art, Une autre lumière laisse sur sa faim, en tout cas en 2024. Dommage.

 

 

 

Mirror Bay

On ouvre le roman sur le journal d’un adolescent, Wilder Harlow. Juin 1989. Son oncle Vernon est décédé et ses parents ont hérité du cottage de Whistler Bay. Ils vont passer l’été là-bas, loin de New York. Wilder a dix-sept ans et, comme beaucoup de jeunes gens de son âge, ce qui lui importe est de trouver l’amour. Dans cet endroit reculé où le vent siffle sur les rochers, où l’océan impose une présence inquiétante, il rencontre Harper, jeune anglaise comme lui en séjour estival, et Nathaniel, fils d’un pêcheur du coin. Un trio amoureux se forme, une rivalité entre les deux garçons émerge et une amitié se crée. Les jeunes gens se défient, jouent à se faire peur et partent en quête de frissons, explorant les clairières, les criques et les grottes des environs. Les lieux s’y prêtent. Depuis quelques années, un mystérieux rodeur effraye la population en prenant par effraction des photos de jeunes enfants endormis dans leur chambre. Puis, des femmes disparaissent sans laisser de trace. Usant de l’attrait des rumeurs et des tourments du passage à l’âge adulte, des classiques de l’horreur psychologique, Catriona Ward crée une atmosphère inquiétante qui s’alourdit à chaque page, laissant imaginer que tout peut basculer à tout moment. Et tout bascule. Le trio d’amis fait une découverte sordide qui mène à l’arrestation du rodeur et la découverte de l’horreur insoupçonnée de ses crimes. Pour Wilder, Harper et Nathaniel, c’est la fin de l’innocence, de l’amour et de leur amitié.

Nous n’en sommes qu’au début. Ce qui suit, c’est l’après. Le récit des traumatismes qui va s’étendre sur des dizaines d’années. Cette première partie n’est qu’une mise en abîme qui se poursuivra en se déclinant, un livre dans le livre dans le livre. En prenant appui sur un récit d’horreur d’apparence très classique — trois adolescents en vacances, un tueur en série — Catriona Ward s’intéresse au récit en tant qu’acte, à l’écriture, et à ceux qui le font. Les écrivains sont des monstres... ils dévorent tout ce qui passe à leur portée, prévient-elle. C’est là le cœur de roman. Wilder Harlow n’est pas le seul narrateur de ces événements de juin 1989, d’aileurs l’a-t-il jamais été ? Qui dit, qui raconte, pourquoi ? Qui va puiser dans les vies, suce la moelle des vivants et des morts, trahit le réel et ses protagonistes ? Qui vit, qui souffre, qui s’en nourrit ? L’autrice crée de nombreuses pistes, autant de faux chemins, livre des indices sans lendemain et promène son lecteur dans un dédale où les personnages et les souvenirs sont imbriqués dans la construction d’un récit métafictionnel. Mais à jouer à se faire peur, on réveille parfois des démons.

S’il n’est pas le chef-d’œuvre annoncé — quelques facilités ici et là —, Mirror Bay est un roman très réussi autant dans ses prémisses que dès qu’il sort du cadre qu’il a lui-même proposé comme point d’ancrage. C’est un roman sombre, empreint d’une tristesse aussi insondable que l’abîme qui nous contemple dès que l’on s’y penche un peu trop. Une lecture hautement recommandable.

 

Ça vient de paraître

Le Magicien de Mars

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 118
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