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Les Sœurs de Blackwater

Les Sœurs de Blackwater nous plonge dans une Amérique post catastrophe : à une guerre civile opposant le Nord et le Sud ont succédé la famine et des fièvres mortifères jetant sur les routes les Indésirables, nomades involontaires. Les services de l’État se sont lentement désagrégés, laissant place à un système de survie où la possession de la terre arable devient cruciale et où le troc a remplacé une monnaie désormais sans valeur. L’Amérique s’est effondrée et ses habitants, repliés en communauté dispersées, en ont même oublié le passé. En Virginie, près de la rivière Blackwater, vit une femme que l’on dit sorcière et guérisseuse. Elle est une des rares à savoir encore lire et écrire, et à fabriquer encre et papier. Les lettres qu’elle rédige ont le pouvoir de soigner les âmes. Sa sœur, elle, réparait les corps et accouchait les femmes, après avoir été l’apprentie de leur père médecin. Un cairn dédié à sa mémoire a été érigé au bord de la rivière. Sa réputation de guérisseuse et le culte voué à sa sœur lui ont permis de conserver la ferme familiale aux terres généreuses et convoitées par les familles voisines et par le puissant Billy Kingery. Elle ose même accueillir un campement d’Indésirables. L’équilibre de ce petit monde reste fragile. Quand Hendricks vient demander une lettre, il semble espérer une deuxième chance. Son besoin de rédemption fait écho au sien. Plus qu’une simple missive à rédiger, c’est le début d’un voyage intérieur doublé d’un long trajet pour que le message soit délivré. Pour la narratrice, il est temps d’écrire une dernière lettre, celle qui lèvera le voile sur la vérité passée, présente et à venir.

Dans les Appalaches survit une tradition de contes oraux et intemporels et cette tradition imprègne le roman jusqu’à ses tréfonds. La narration non linéaire efface les repères temporels. L’identité de la conteuse reste un mystère. Elle s’efface derrière l’histoire à raconter et seule sa fonction importe. Elle incarne ainsi les femmes, toutes les femmes. Avec les personnages des deux sœurs, Alison Hagy convoque deux figures de la féminité. La sainte, altruiste et respectueuse de la société, fait don d’elle-même jusqu’au sacrifice ultime. La sorcière s’extrait des injonctions sociales et choisit de vivre telles qu’elle l’entend. La narratrice marchande son savoir et négocie âprement pour obtenir ce dont elle a besoin, que ce soit du tabac, la peau d’un animal sauvage ou une nuit de sexe. Si le temps dans lequel Alison Hagy inscrit son récit fait penser à la guerre de Sécession, il n’en relève pas moins d’un futur indéterminé. Avec ses rituels de dévotion païens, ses processions menées par un enfant musicien, l’irruption du fantôme de la sœur et le pouvoir guérisseur des mots couchés sur le papier, le conte se teinte de réalisme magique. L’autrice met aussi à profit les codes du western et de la conquête de l’Ouest, avec ses luttes feutrées ou brutales pour la possession de la terre. Billy Kingery incarne l’homme influent et sans scrupules, à la tête d’hommes de main obéissants, ne reculant devant aucune barbarie pour étendre sa domination sur la ville. Même s’il reste longtemps une lointaine menace, la confrontation apparaît inéluctable, plume contre fusil. On ne lit pas Les Sœurs de Blackwater pour son histoire post-apocalyptique. On lit ce conte évocateur sur le pouvoir de la narration pour éprouver la force des mots et ressentir celle des femmes.

Yardam

Yardam. Une ville aux allures médiévales, avec ses hautes murailles et ses solides portes closes à la nuit tombée… mais proche d’un certain XIXe siècle avec son musée, son hôpital, le Klementinum, ses soirées entre personnes du beau monde. Yardam et sa nouvelle maladie, cette épidémie galopante qui emplit les rues de coquilles : des corps mystérieusement vidés de leur esprit, perdant peu à peu tout trait distinctif, et ne faisant que se tourner vers la Lune. Or ces êtres sans personnalité étaient il y peu encore des habitants de la cité. Emportés par ce virus terrifiant, dont le lecteur découvre rapidement qu’il est transmissible sexuellement : une relation avec un individu contaminé et, à votre tour, vous devenez une sorte de vampire, obligé d’aspirer de nouvelles personnalités pour tenir. Et de les accueillir dans votre cerveau.

Kazan, le voleur, en possède déjà pas mal. Presque trop. Car, au bout d’un moment, cela gronde à l’intérieur. Les prisonniers, conscients de ce qui leur est arrivé et de ce qu’on leur a enlevé, tentent de se révolter. Et le risque, c’est l’explosion : on ne peut plus gérer les conflits internes et on massacre tous ceux qui vous entourent pour finir par se suicider et, enfin être libre. Trouver l’équilibre est donc indispensable, mais pas facile, car pas de professeur pour guider l’impétrant au quotidien. Chacun se débrouille comme il peut. Et Kazan, lui, ne se débrouille plus. Il a peur et voudrait se débarrasser de cette plaie. Aussi, quand un couple de médecins étrangers se présente aux portes de la ville, il leur propose ses services, intéressés. Et se lie avec eux. Au point de franchir le point de non-retour.

Bien connue des lecteurs plus jeunes, Aurélie Wellenstein a déjà à son actif plusieurs beaux romans (dont beaucoup disponibles chez Scrinéo et Pocket pour les poches) davantage destinés à cette catégorie célèbre, mais néanmoins floue des « young adults ». Même si ses livres précédents n’hésitaient pas à aborder des sujets difficiles, avec Yardam, elle attaque des thèmes résolument plus adultes, dont la passion amoureuse et ses ravages, la maladie sexuellement transmissible. Ce roman est avant tout une histoire d’amour et de haine, de passion et de répulsion. En utilisant habilement la maladie, Aurélie Wellenstein met en scène un trio impossible qui va se retrouver indissolublement lié et en même temps tiraillé dans des directions opposées. Les liens qui les unissent sont sans cesse distendus, mis à l’épreuve au gré des situations. Trop, peut-être : l’autrice tire parfois sur la corde et le roman connaît une petite baisse de rythme en son centre, mais cela ne dure pas et la quête reprend.

Quête d’une guérison, quête de la liberté, quête de l’être aimé. Quête aussi de soi-même. Car Kazan est régulièrement à deux doigts de se laisser aller à la folie. Pour lui résister, il use et abuse de la drogue. Mais cela ne suffit pas toujours. Et cette interrogation sur son identité, sur les personnalités qui le composent, qui se partagent son cerveau est subtilement traitée : on croit sans hésiter à l’évolution de Kazan, au gré des évènements, tantôt bourreau, car il a choisi de capturer ces personnalités et de les enfermer à jamais loin de leurs corps, tantôt victime, incapable de gérer ce brouhaha permanent qui l’habite. On souffre avec lui, même s’il n’est pas facile, au début, d’accepter de partager les pensées d’un tueur d’un nouveau genre, un dévoreur d’âme sans cesse en manque. On devient presque l’une de ses personnalités, embarqué avec les autres dans son existence âpre et à la recherche éperdue d’un espoir.

On aurait tort de se fier à l’aspect YA de l’objet livre. Yardam, à la magnifique couverture d’Aurélien Police, est un beau roman, dur parfois, passionnant souvent, qui fait espérer qu’Aurélie Wellenstein tentera à nouveau des incursions dans la littérature « adulte » (quoiqu’on pense de ces classements forcément limitatifs). Une histoire forte et, malgré elle, aux résonances inattendues avec la période actuelle.

Les Flots sombres

Suite directe des Chevauche-brumes, même si cela n’apparaît pas sur la couverture, Les Flots sombres nous plonge à nouveau dans ce royaume menacé par des hordes de créatures noires et monstrueuses. Une menace qui peut désormais venir de n’importe quel point de Bleu-Royaume ou de Biscale, de terre comme de mer. En effet, suite à l’explosion finale du roman précédent, les points de liquide nauséabond se sont multipliés et avec eux, les départs d’invasion. Parallèlement à la mise en place de la lutte contre ce fléau, les affaires politiques (de la basse politique, pleine d’ambitions et de rancœurs mal digérées) reprennent. Beaucoup restent aveugles au danger qui menace tous les habitants des royaumes. Au nom de la tradition, par bêtise ou opportunisme.

Et c’est là qu’apparaît « le » méchant. Car si les monstres, appelés mélampyges (« culs noirs », rappelons-le), tiennent encore le haut de l’affiche, ils la partagent avec un homme d’église. Un de ces fanatiques auxquels les romans et les films nous ont habitués. Et celui-ci est gratiné  : un jeune homme dévoué à son maître spirituel, mais qui finit par le trouver trop mou. Un arriviste tout empêtré dans sa foi, certain qu’il est d’avoir raison et de devoir convaincre les autres. Ou les tuer, s’ils ne se laissent pas ramener dans le droit chemin. Une vraie saleté. Peut-être même un peu trop. Car en lui, pas grand-chose à sauver. Difficile de ne pas le haïr. De ne pas attendre impatiemment sa chute. Et il ressemble aussi un peu trop à tous ces prêcheurs, meurtriers au nom de leurs idées, si fréquents dans les récits : le Grand Moineau de «Game of Thrones », Kredfast dans La Lyre et le glaive de Christian Léourier, etc. C’est dommage, car Thibaud Latil-Nicolas était parvenu à dépasser certaines des facilités de son premier roman, certaines des caricatures qui encombraient par endroits Chevauche-brumes. Ses personnages gagnaient en épaisseur, s’éloignaient progressivement des clichés. Sans doute, dans le troisième tome de cette saga, Juxs, le dévot au sang sur les mains, se couvrira-t-il un peu de gris, afin d’entacher cette bure trop parfaite, trop lisse.

Troisième tome, oui, car si certaines affaires sont réglées à la fin des Flots sombres, celle-ci est ouverte, pour le moins, et il faudra donc patienter pour en savoir davantage sur les mélampyges et leur origine, plus mystérieuse qu’il n’y paraissait. Patienter pour retrouver la troupe des Chevauche-brumes et leurs armes aux noms si entraînants. Car, comme dans le premier roman, Thibaud Latil-Nicolas use de sa maitrise passionnée des termes militaires, des haquebutes aux fauchons, des énarmes aux flamberges – avec délectation. Même s’il se montre plus économe dans ce récit. Et c’est très appréciable. Il ajoute même une corde à son arc en nous plongeant dans les eaux de Biscale. Et en faisant intervenir boucaniers et pirates : batailles navales et échanges fleuris sur les ponts des navires. Une réussite ! Cette plongée en eau glacée redouble le plaisir et évite la routine. L’auteur enrichit ainsi son univers et nous offre des perspectives réjouissantes.

À l’instar d’un Pierre Pevel avec les Lames du cardinal, Thibaud Latil-Nicolas propose une série enthousiasmante, agréable à lire, aux personnages attachants. De quoi s’évader pendant quelques centaines de pages. Que demander de plus en ce moment ?

Les Flammes de l’empire

L’empire est à deux doigts d’exploser, mais ne se l’avoue pas. Par méconnaissance des faits ou par calcul politique. Pourtant, les scientifiques avaient raison. La preuve est là : un courant du Flux s’est effondré. Ce Flux sur lequel toute l’économie est fondée va disparaître – à plus ou moins longue échéance, c’est désormais une quasi certitude. Reste à savoir quand ? Cependant, au lieu de tous s’unir pour se préparer au pire, les différentes familles au pouvoir (politique, religieux ou commercial) préfèrent placer leurs pions, tenter de s’enrichir davantage, de grignoter de l’influence. La jeune emperox, pas vraiment volontaire pour le job, rappelons-le, risque de l’apprendre à ses dépends tant elle gêne pas mal de monde. Surtout depuis qu’elle déclare entendre des voix…

John Scalzi poursuit, non sans succès et brio, cette trilogie dont l’ultime tome est paru en avril aux États-Unis (malgré les bouleversements covidiens actuels il devrait, sauf accident de flux, arriver bientôt sous nos contrées). Encore plus de complots, encore plus de poignards dans le dos, encore plus d’humour. Et grâce à Kiva, encore plus de grossièretés. L’action se bouscule sur plusieurs tableaux : chacun essayant de tirer les marrons du feu, les coups bas se multiplient, les trahisons s’enchaînent, les tentatives (réussies ou non) d’assassinat également. Et c’est terriblement jouissif. Les anciennes cours royales des différents pays européens, pourtant expertes en la matière, auraient eu à apprendre de ce maelström : Machiavel est de la partie. Et l’emperox Griselda II n’est pas en reste : malheur à ceux qui ne voient en elle qu’une petite marionnette placée là par hasard ! Ils s’en mordront les doigts.

Résultat des courses, Les Flammes de l’empire s’avère encore plus addictif que le premier tome. D’autant que Scalzi ajoute un autre niveau d’intrication, avec la recherche de l’origine du Flux, et de fait l’origine de la société qui a vu l’emperox dominer un conglomérat de plusieurs mondes, souvent hostiles, trop éloignés les uns des autres pour pouvoir survivre sans ledit Flux. Ainsi est-ce donc à une exploration spatiale que nous convie l’auteur. Et pour y découvrir quoi ? Des individus d’une autre race ? Une autre planète ? En tout cas, cette incursion montre la maîtrise évidente de John Scalzi pour l’exercice, et évite à l’intrigue de ronronner. C’est d’ailleurs bien agréable qu’un auteur sorte du cadre qu’il avait institué pour embarquer ses lecteurs plus loin, toujours plus loin. La découverte de certains éléments du passé et de personnages d’un autre temps apporte ce qu’il faut de mystère pour relancer complètement une machine qui, sans cela, aurait pu lasser. De quoi titiller la curiosité et espérer une rapide traduction de l’ultime opus de cette trilogie aussi réjouissante que jubilatoire.

Le Mur de tempêtes

Critique commune à Le Goût de la victoire et Le Mur de tempêtes.]

Kuni Garu est empereur ! Après les nombreuses luttes, trahisons et ruses diverses qui ont émaillé La Grâce des Rois, il est sur le trône. Pas nécessairement ravi d’en être arrivé là, car il sait le poids des responsabilités et se montre assez humble pour ne pas se vanter de connaître toutes les réponses. Mais l’heure n’est pas aux doutes. Car dans l’ombre, très près de lui, un complot se met en place, gigantesque, capable de mettre à bas le nouveau monarque. Et au-delà du mur de tempêtes, un danger tout aussi immense menace le royaume. Voire même l’ensemble des peuples des îles de Dara.

Le Goût de la victoire et Le Mur de tempêtes ne forment, originellement, qu’un seul et même volume. Mais sa taille pour le moins considérable (on dépasse les mille cent pages) a imposé l’exploitation en deux volumes de l’édition VF (ce qui nous fait tout de même un total de 45 euros pour un seul roman en VO…). Si les porte-monnaies font grise mine, les poignets sont soulagés.

Ken Liu est un conteur hors pair, on le sait depuis longtemps : difficile de reposer l’ouvrage une fois qu’on l’a entamé. Riche sans être trop complexe, le récit multiplie les trahisons et les changements inopinés de situation. Dans Le Goût de la victoire, c’est le retour des intrigues de cour. La traîtrise vient de l’entourage direct de Kuni, et cela rend la manœuvre d’autant plus efficace : certains trouvent les choix de l’empereur mauvais, trop faibles, peu ambitieux, pas assez favorables à leur cause. On l’a vu dans La Grâce des Rois, Ken Liu n’a rien d’un apôtre du manichéisme. Gouverner, c’est accepter les compris et se résoudre à déplaire. Kuni Garu en est conscient, mais pas au point de suspecter ce qui va lui tomber dessus. Et même si l’auteur nous implique dans tous les camps, il parvient à nous surprendre.

D’autant que la trame qui se dessine demeure impossible à appréhender dans son ensemble, aussi bien des humains que des dieux, toujours aussi présents dans ces deux opus. On est loin, en effet, des divinités toutes puissantes de l’Iliade se combattant par humains interposés. Certes, ici aussi les dieux jouent avec les hommes comme avec des pions. Mais ils sont eux-mêmes mis en danger, remis en question par ce qui vit au-delà du mur de tempêtes. Réjouissant changement d’échelle : Le Mur de tempêtes amène de nouveaux protagonistes, au niveau des hommes comme sur le plan divin. Aucune chance que le lecteur ne se lasse : les cartes sont redistribuées, la guerre est ouverte.

Dans les combats aussi, Ken Liu fait montre de maîtrise littéraire. Aucune platitude, ni non plus de complaisance amphigourique. La tension est permanente, nourrie de retournements spectaculaires, de coups de théâtre, des actes de personnages retors. On se croirait dans ces films asiatiques où les héros virevoltent d’un toit à une arche, d’un bambou à un autre, s’envolent sur des machines faites de bois et de papier, manient les armes avec une dextérité surhumaine (l’esprit de Zhang Yimou n’est pas loin). Et on y croit. Et on en redemande. D’où une certaine impatience à guetter la suite, The Veiled Throne, prévue pour mars 2021 – car rappelons-le, Le Mur de tempêtes est paru en VO en 2016. Que les dieux de Dara lui soient favorables !

Le Goût de la victoire

[Critique commune à Le Goût de la victoire et Le Mur de tempêtes.]

Kuni Garu est empereur ! Après les nombreuses luttes, trahisons et ruses diverses qui ont émaillé La Grâce des Rois, il est sur le trône. Pas nécessairement ravi d’en être arrivé là, car il sait le poids des responsabilités et se montre assez humble pour ne pas se vanter de connaître toutes les réponses. Mais l’heure n’est pas aux doutes. Car dans l’ombre, très près de lui, un complot se met en place, gigantesque, capable de mettre à bas le nouveau monarque. Et au-delà du mur de tempêtes, un danger tout aussi immense menace le royaume. Voire même l’ensemble des peuples des îles de Dara.

Le Goût de la victoire et Le Mur de tempêtes ne forment, originellement, qu’un seul et même volume. Mais sa taille pour le moins considérable (on dépasse les mille cent pages) a imposé l’exploitation en deux volumes de l’édition VF (ce qui nous fait tout de même un total de 45 euros pour un seul roman en VO…). Si les porte-monnaies font grise mine, les poignets sont soulagés.

Ken Liu est un conteur hors pair, on le sait depuis longtemps : difficile de reposer l’ouvrage une fois qu’on l’a entamé. Riche sans être trop complexe, le récit multiplie les trahisons et les changements inopinés de situation. Dans Le Goût de la victoire, c’est le retour des intrigues de cour. La traîtrise vient de l’entourage direct de Kuni, et cela rend la manœuvre d’autant plus efficace : certains trouvent les choix de l’empereur mauvais, trop faibles, peu ambitieux, pas assez favorables à leur cause. On l’a vu dans La Grâce des Rois, Ken Liu n’a rien d’un apôtre du manichéisme. Gouverner, c’est accepter les compris et se résoudre à déplaire. Kuni Garu en est conscient, mais pas au point de suspecter ce qui va lui tomber dessus. Et même si l’auteur nous implique dans tous les camps, il parvient à nous surprendre.

D’autant que la trame qui se dessine demeure impossible à appréhender dans son ensemble, aussi bien des humains que des dieux, toujours aussi présents dans ces deux opus. On est loin, en effet, des divinités toutes puissantes de l’Iliade se combattant par humains interposés. Certes, ici aussi les dieux jouent avec les hommes comme avec des pions. Mais ils sont eux-mêmes mis en danger, remis en question par ce qui vit au-delà du mur de tempêtes. Réjouissant changement d’échelle : Le Mur de tempêtes amène de nouveaux protagonistes, au niveau des hommes comme sur le plan divin. Aucune chance que le lecteur ne se lasse : les cartes sont redistribuées, la guerre est ouverte.

Dans les combats aussi, Ken Liu fait montre de maîtrise littéraire. Aucune platitude, ni non plus de complaisance amphigourique. La tension est permanente, nourrie de retournements spectaculaires, de coups de théâtre, des actes de personnages retors. On se croirait dans ces films asiatiques où les héros virevoltent d’un toit à une arche, d’un bambou à un autre, s’envolent sur des machines faites de bois et de papier, manient les armes avec une dextérité surhumaine (l’esprit de Zhang Yimou n’est pas loin). Et on y croit. Et on en redemande. D’où une certaine impatience à guetter la suite, The Veiled Throne, prévue pour mars 2021 – car rappelons-le, Le Mur de tempêtes est paru en VO en 2016. Que les dieux de Dara lui soient favorables !

Danseuse de corde

Suite directe de Diseur de mots, Danseuse de corde est le volet final du diptyque «  La Lyre et le glaive ». Varka, abandonnée par son amant, parti pour un monde parallèle, magique, va se réfugier, sous la garde attentive d’Hòggni, dans le village de son amant disparu. Elle y donne naissance à une fille, qui finira par prendre le nom de Danseuse de corde, funambule cherchant un équilibre sur un fil, mais surtout entre la réalité des hommes et celle des êtres magiques. Pendant ce temps, Slegur se remet du dernier combat, désastreux suite à une coulée de boue imprévue. Signe des dieux ou du Dieu ? Et, sous l’impulsion de Kredfast, le servant (voire l’inventeur) de l’Unique, le dieu à la Lyre, il songe fortement à agrandir son territoire au détriment de ses nombreux voisins. Créant là les conditions idéales pour un affrontement dantesque entre les partisans de l’Axe-divin et ceux de l’Unique.

Ce roman reprend au même rythme que le premier tome : à hauteur d’homme. On y retrouve le plaisir des contes, et ses personnages forts, pleins d’amour et de haine, d’envies et de dégoûts. Avec des paysages croqués en quelques mots, mais qui s’imposent à nous, évidents. Avec une once de magie, la présence de créatures et de forces puissantes, tapies à la limite du monde des humains, à les observer, à intervenir parfois. Plaisir des contes, donc, mais contes cruels, ancrés dans la violence des hommes, dans le tourbillon de leurs désirs parfois contradictoires, souvent antagonistes. Les questions et les doutes minent les esprits. L’ambition et l’orgueil fouaillent les cerveaux. Les tensions s’exacerbent et montent jusqu’au final d’anthologie qui se déploie, magistral, sur des dizaines de pages.

La langue de Christian Léourier, si elle se montre riche et précise, n’est en rien obscure ni pédante. Les mots ont un poids, et cet auteur sait les choisir en conséquence. Légers ou lourds selon les circonstances, graves ou joyeux. Il entraine ainsi son lecteur sans barrière dans une histoire pourtant foisonnante de détails, de noms propres et de péripéties. Son habileté et la rapidité du rythme induite par le changement fréquent de protagonistes lui permettent de mener son récit sans brisure, sans temps mort. On se croirait à une veillée, avec un orateur talentueux aux commandes. Les silhouettes prennent des couleurs et des formes sous les coups de pinceau de l’artiste. Certains personnages ressortent du lot, comme Elyhora, la reine aux trois fils, auxquels elle tient comme à la prunelle de ses yeux. Elle possède un petit côté Cersei (Lena Headey dans la série HBO), obnubilée par la réussite de sa progéniture ; par la prudence, en opposition totale avec la fougue de sa descendance, pleine de testostérone et de désir d’en remontrer à tous. Comme Hòggni, aussi, le guerrier brutal, quasi animal, mais au sens de l’honneur irréprochable et au cœur tendre quand il est en présence de Kélia, la fille de Varka.

Après la très bonne surprise du Diseur de mots, la lecture de Danseuse de corde confirme l’aisance de Christian Léourier dans le registre épique. « La Lyre et le glaive » fait plus que convaincre, il emporte, et après avoir refermé l’ultime page de ce gros roman coupé en deux livres, impossible de ne pas souhaiter que l’auteur renoue bientôt avec la fantasy héroïque, tant il y excelle.

Thin Air

Dopé par l’adaptation en série Netflix de la trilogie «  Carbone modifié », Richard Morgan revient à la science-fiction bodybuildée avec Thin Air, un polarpostcyberpunk et martien. Le roman emprunte à l’univers de Black Man (prix Arthur C. Clarke 2008) et se déroule trois siècles plus tard. Le vieux rêve technologique d’une terraformation de Mars a fait long feu sur l’autel de la rentabilité économique. Le Martien vit au fond des trous. Valles Marineris est un système de canyons de près de quatre mille kilomètres, couvert par la Lamina, une coupole qui remplace les cieux et enferme un semblant d’atmosphère. Le ciel au-dessus de la vallée est couleur écran plasma en nuances de paprika. C’est la Nouvelle Frontière vendue aux colons par la LINCOLN, entreprise privée derrière chaque pas effectué par l’homme dans l’espace dès qu’il y a du fric à faire. Valles Marineris a des allures de Far West. La vie politique et économique de la colonie est rongée par la corruption au point que la LINCOLN envoie une centaine d’inspecteurs depuis la Terre pour réaliser un audit trop longtemps repoussé et faire le ménage. Mais nul ne sait encore combien, à Valles Marineris, tout repose sur le mensonge. Madison Madekwe enquête sur la disparition du gagnant d’un billet de retour sur Terre, symptomatique de la corruption du système. Voyage financièrement inaccessible à la plupart, la loterie fait partie de la construction du rêve martien et de son dévoiement. Pour sa protection, la police de Valles Marineris lui adjoint les services d’un certain Hakan Veil.

Hakan Veil est terrien. Pour survivre, sa mère avait le choix de vendre sa chair ou vendre la chair de sa chair. Le fœtus fut acquis par Blond Vaisutis, compagnie de sécurité spécialisée dans la protection de vaisseaux spatiaux. Veil est un humain modifié, cybernétiquement et génétiquement, construit pour être mis en hibernation pendant des mois en fond de cale et réveillé en cas de crise, prêt à l’emploi. Il intègre une IA militaire sous forme de filaments-processeurs insérés dans le cerveau et le système nerveux. Licencié suite à une opération qui a mal tourné, il gagne sa vie comme il peut sur Mars. Là, il sort de sa période obligatoire de sommeil annuel et il est au taquet.

Hakan Veil incarne les archétypes du héros morganien et de la SF musclée qui a fait la réputation de l’auteur. Anti-héros cynique et violent, il se distingue toutefois du protagoniste de « Carbone modifié » par le sens moral et la conscience politique qui l’anime, lorsque que Takeshi Kovacs en était totalement dépourvu. Veil ne s’arrête pas aux réponses toutes prêtes que lui servent les autorités martiennes ou la LINCOLN, et va faire dérailler la machine avec extrême préjudice. Certes, Thin Air n’échappe pas aux clichés gros flingue, gros seins, grosse queue, mais est sauvé par un scénario dynamique au profit d’une intrigue complexe qui va de rebondissements en rebondissements et d’un worldbuilding de première classe. Les amateurs du genre seront ravis.

Eriophora

Dans l’entretien accordé à Bifrost en 2018, Peter Watts déplorait la paresse des auteurs qui reprennent poussivement les trous de ver de leurs prédécesseurs pour s’affranchir des longues distances spatiales. Il revisite ce trope en se penchant sur la condition des ouvriers chargés de créer les portes, maçons de l’espace sacrifiés pour la cause, qualifiés de spores qui facilitent l’essaimage de l’humanité, mais aussi d’hommes des cavernes au regard de l’évolution qui s’est forcément poursuivie entre-temps.

L’Eriophora, du nom d’une araignée plus communément appelée tisserand, est un astéroïde transformé en vaisseau spatial qui sillonne la galaxie depuis soixante-six millions d’années pour créer ces futures autoroutes de l’espace. Trente mille membres d’équipage sont réveillés par petits groupes à intervalles de milliers d’années chaque fois que Chimp, l’intelligence artificielle du bord, a besoin d’assistance humaine. Elle est en effet d’une capacité limitée, une précaution des concepteurs pour éviter, à terme, une dérive vers l’autonomie qui contreviendrait au projet. Les humains, ingérables de nature, mais contrôlables par l’accès aux ressources, constituent le contrepoids nécessaire. Cependant, que vaut cet équilibre au regard d’une échelle de temps étirée en millions d’années ?

En effet, les passagers, ravalés au rang d’outils, finissent par s’interroger sur le sens d’une mission sans fin destinée à une humanité qui les ignore et n’existe sans doute plus sous sa forme originelle, voire plus du tout. Au centre du récit, la relation privilégiée de Sunday Ahzmundin avec l’IA. La loyauté de la première est mise à rude épreuve lorsque Chimp ment ou manipule pour rassurer les humains ou garantir la paix sociale. Et bientôt, la question de sa fiabilité se pose lorsque, en vertu des intérêts supérieurs de la mission, l’IA devient tueuse en série… La révolte gronde.

Mais comment s’opposer à une intelligence qui a des yeux et des oreilles partout, ne se repose jamais et suit les activités de chacun via ses terminaux ? Comment savoir si des révoltes n’ont pas été étouffées dans l’œuf dans un passé lointain ? Il faut beaucoup d’ingéniosité et de détermination pour ourdir en toute discrétion un complot alors qu’on passe des milliers d’années endormi sous la surveillance de son ennemi…

Peter Watts reprend ici ses thèmes de prédilection avec son implacable lucidité, et à travers ses modes de traitement préférés. À l’image de Starfish, Eriophora est un récit en vase clos qui offre des conditions d’observation dignes d’un laboratoire. L’auteur y démontre qu’aucune entreprise humaine n’est viable à long terme  : la conception même du projet, incluant des précautions et des garde-fous retors, contient les germes de son échec. Effondrement est d’ailleurs le titre d’un des chapitres de ce récit.

Mais s’il est question, au centre de l’Eri, d’un trou noir fournissant l’énergie à la création des portailles, Eriophora est un roman psychologique plus que technologique. Watts cerne les petits signes annonciateurs de changements majeurs, la fragilité croissante des personnages, auxquels il réserve sa sympathie malgré leurs compréhensibles errements. Ceux-ci éprouvent davantage d’amertume devant la situation que de colère contre une IA, paramétrée par les concepteurs qui les ont également formés. Le sentiment d’impuissance prévaut : en cas de victoire, quel bénéfice tirer d’une autonomie retrouvée sachant que le vaisseau restera à jamais leur seul horizon ?

C’est un récit basé sur le très long terme que Peter Watts a entrepris avec le cycle de « Sunflowers », qui suscite nombre de vertiges métaphysiques. La vie à bord de l’Eri devient la métaphore de l’absurdité de l’existence et des tentatives pour lui donner un sens. La brillante conclusion retourne les questions en direction du lecteur, qui se voit astucieusement pris à partie. Il lui est même proposé d’agir comme un passagers du vaisseau en récoltant les indices fournissant un lien vers une nouvelle inachevée qui se déroule dans le même univers.

Car Peter Watts continue d’explorer son univers à travers des nouvelles, dont trois ont été publiées dans le recueil Au-delà du gouffre : « L’Île » (prix Hugo 2010 et initialement parue dans le n° 61 de Bifrost), « Géantes » et « Éclat », qu’on aurait bien aimé voir réunies dans le même opus, comme un écrin pour un récit qui fait réfléchir sans jamais perdre de vue son intrigue au suspense constant.

Alliances

Situé à l’époque du troisième opus de la trilogie climatique : Aqua™, Exodes et Semences, Alliances suit le destin de petits groupes tentant de survivre aux conséquences du changement climatique survenu trois siècles plus tôt. Le précédent roman s’achevait sur une note d’espoir, avec la rencontre de Tikaani et du trio Denn, Nao et Marali, à la recherche du paradis terrestre auquel ils croient dur comme fer, emmenant avec eux quelques fourmites servant de guides, grâce au lien télépathique que Nao a établi avec elles. Ces insectes intelligents qu’on trouve désormais un peu partout, fruits d’un croisement de fourmis et de termites réalisé par génie génétique, ont en effet développé cette forme de communication avec les rares humains réceptifs.

L’action se déroule cette fois quelques décennies plus tôt, dans la communauté islandaise troglodyte de Tikaani, encore adolescent. il aide un vieil obstiné, Vinda, à restaurer un avion solaire pour voler en direction du Groenland en quête de poches de survie. Au Canada, d’autres rescapés tentent de remettre en fonction des vestiges de technologie hautement plus dangereux, à savoir une centrale nucléaire. Non loin de là, solitaire dans la jungle et fuyant désormais les hommes, Ophélie s’accommode de la présence amicale d’une mygale et d’un anaconda qui tiennent à distance alligators et insectes prédateurs. Elle recueille et soigne le jeune Natsume avant qu’il ne poursuive sa route. Tout ce petit monde se croise, se perd et se retrouve au fil d’une intrigue étalée sur plus de vingt ans.

Le lien avec le précédent opus est établi lorsque Denn, Nao et Marali font la connaissance de Tikaani et des chiens qu’il a apprivoisés. Reproduite à l’identique, cette section se poursuit avec l’acclimatation des jeunes gens dans la communauté qui a passé un pacte avec les fourmites : en échange de nourriture et de soins, celles-ci concèdent leurs cadavres riches en protéines. Mais le nid implanté au Groenland se révèle bien plus agressif et intolérant envers l’homme. Est-ce une guerre entre deux espèces qui se profile ?

Les différentes éléments s’agencent parfaitement pour donner son unité au roman, fermer les dernières portes laissées ouvertes et mettre en perspective le propos de ce qui reste une trilogie. En effet, ce quatrième opus doit davantage être considéré comme un diptyque du troisième tome auquel il est temporellement rattaché que comme le dernier élément d’une tétralogie.

Alliances porte bien son nom : partout l’accent est mis sur une possible entente entre l’homme et l’animal : les chiens de Tikaani, la faune au milieu de laquelle vit Ophélie, sont autant d’exemples basés sur des formes particulières de communication. Celle avec les fourmites, qui semblent développer des capacités encore plus extraordinaires, prend des contours plus fantastiques que science-fictionnels, mais témoignent de la même nécessité pour l’humain de cesser de se situer hors de la nature et d’agir en opposition à elle. Ici, les animaux apparaissent comme de véritables acteurs et pas seulement comme la manifestation d’une nature ayant repris ses droits. Jean-Marc Ligny en donne encore pour preuve les remerciements d’usage en fin de volume, adressés aux animaux de la campagne qui ont soutenu son inspiration durant la rédaction.

Désormais considéré comme le maître francophone de la climate fiction en raison de la constance de son engagement et d’une documentation ayant mobilisé nombre de chercheurs, Jean-Marc Ligny signe ici un roman militant plus que nécessaire en cette époque où l’on constate comme jamais l’impact sur nos sociétés de la nature malmenée.

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