Dans l’univers de Dichronauts, il n’y a pas trois dimensions de l’espace et une du temps mais deux de l’espace et deux du temps. Le monde qu’y installe Egan est, du fait des spécificités de la gravité locale, un hyperboloïde infini. La partie centrale et resserrée en constitue la zone habitable, autour de laquelle orbite le soleil. Une zone habitable étroite mais qui s’explique par les particularités de cet univers dont les caractéristiques physiques impliquent l’existence de deux cônes obscurs pour la lumière. De ce fait, le soleil n’éclaire que la partie qui lui fait directement face ; au « nord » ou au « sud » sa lumière disparaît, et le « terminateur » forme une bande de radiation solaire extrême nommée Été absolu où toute vie est impossible en raison de la distance soleil/ hyperboloïde qui y est minimale. Une barrière infranchissable car mortelle. Qu’importe, dira-t-on, il suffit de vivre dans la zone habitable et d’envoyer paître la géométrie. Hélas, ce n’est pas si simple, car l’hyperboloïde subit une rotation lente qui déplace le cône de lumière solaire – et donc la zone habitable – vers le sud. Les habitants de ce monde migrent donc, de générations en générations, emportant avec eux leurs villes, toujours plus loin vers le sud, pour fuir l’Été absolu qui approche et rester dans la zone vivable.
Jusque-là, on pourrait se croire dans Le Monde inverti de Christopher Priest. Mais Egan pousse le bouchon plus loin – trop, sans doute. Sur ce monde vivent des Walkers qui naissent orientés Est ou Ouest. Un Est, comme Seth, le protagoniste du roman, peut voir et avancer vers l’est, il peut voir vers l’ouest en retournant sa tête et y aller à reculons, mais il ne peut voir ni le sud ni le nord, et ne peut jamais se tourner dans ces directions sous peine de s’allonger indéfiniment en raison de la géométrie particulière de l’univers. Pour aller vers le nord ou le sud, Seth et les autres Walkers progressent donc en crabe, et ils se fient pour cela à la « vision » sonar de leur Sider. En effet, chaque Walker abrite dans son crâne un Sider, parasite hématophage sentient – celui de Seth se nomme Théo et, des deux, il est le plus pertinent – avec lequel il entretient une relation faite de visions échangées (au sens propre) et de communication interne.
Seth et Théo viennent d’embrasser la profession d’arpenteur. Leur première mission, au sein d’une équipe plus expérimentée, les conduit loin vers le sud, à la recherche d’une rivière près de laquelle déplacer leur ville d’origine. Vers le sud car l’Été absolu est chaque jour plus proche, et près d’une rivière car sinon aucune agriculture ne sera possible. Mais voilà que l’équipe tombe sur un immense gouffre qui barre l’axe O/E. Est-ce le bout du monde ? La migration s’arrêtera-t-elle au bord de l’abîme ? Ou y a-t-il une solution à découvrir en plongeant dans l’inconnu ?
Avec Dichronauts, son tout dernier roman hard SF, Egan poursuit l’exploration des univers à physique différente. Si « Orthogonal » était étrange, la trilogie portait une vraie histoire, avec de vrais développements. Et même si la physique y était parfois complexe, le lecteur comprenait toujours en quoi elle posait problème aux héros ou au contraire leur offrait une solution. Enfin, les personnages y étaient très développés, incroyables et attachants à la fois.
Hélas, rien de tout cela dans Dichronauts. Les bonnes idées foisonnent pourtant. Géométrie si particulière du monde, enjeu vital, relations parfois tendues entre Walkers et Siders, monde sous le monde, mécanismes d’évolution, difficultés de communication, etc. Mais le soubassement physique, souvent trop ardu, éloigne le lecteur du récit, et les points politiques ou sociaux d’une telle société ne sont qu’effleurés. Ainsi, une grosse partie du roman, qui pourrait être terrifiante, tourne essentiellement autour de questions de gravité, de positionnement des pieds et des membres, afin d’éviter autant la rotation axiale N/S que la chute vers le haut que risque tout corps positionné sur une rampe d’angle inférieur à 45°. Le tout devient vite aussi opaque que très ennuyeux. Puis, une fois en bas, alors que la gravité a changé, il faut régulièrement se demander dans quelle position se trouvent les personnages ; là aussi ça constitue une partie des questions problématiques de l’histoire. Et alors qu’Egan avait réussi à faire des personnages de ses héros d’« Orthogonal », il échoue ici. Trop peu de background, trop peu de biographie ou de désir propre, Seth et Théo sont un couple de buddies aussi conventionnels que presque transparents, et les personnages annexes intéressants n’ont que trop peu à dire. Dans le dernier tiers du roman, un personnage inattendu ranime l’intérêt, mais c’est trop peu, trop tard ou trop facile. Il y aurait vraiment eu à faire avec les couples de nécessité que forment les Walkers et leurs Siders, mais cette relation n’est jamais poussée jusqu’au bout de son étrangeté.
Avec Dichronauts, Egan a peut-être écrit le roman hard SF de trop. Ou alors, il aurait fallu une nouvelle trilogie afin d’approfondir tous les points que le récit ne fait qu’effleurer, et diluer dans le même mouvement ces pages illisibles dans lesquelles le souci principal de Seth est de bien orienter son axe par rapport à la gravité ou au terrain.