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Le Reich de la lune

Comme l’annonce sans ambages son titre français, ce nouvel opus de la Finlandaise Johanna Sinisalo (dont trois des précédents romans, Jamais avant le coucher du soleil, Le Sang des fleurs et Avec joie et docilité, ont été respectivement chroniqués dans Bifrost) combine en une même uchronie science-fictionnelle nazisme et astre nocturne… Le Reich de la Lune épouse ainsi le point de vue de Renate Richter, descendante de nazis ayant trouvé refuge sur la face cachée de la Lune après la défaite de l’Allemagne hitlérienne. Pressentant à partir de 1944 l’effondrement du IIIe Reich, les dirigeants nationaux-socialistes conçurent alors la «  très secrète opération Papillon ». Celle-ci consistait en la fabrication d’une flotte de vaisseaux spatiaux dissimulée dans l’Antarctique. Et ce, afin de transporter vers la Lune femmes et hommes strictement sélectionnés en vue de la création d’une colonie nazie. À charge pour ces sélénites en chemise brune de partir ensuite à la conquête de la Terre… Adoptant comme dans ses romans précédents une structure composite, Johanna Sinisalo donne au Reich de la Lune la forme d’un journal intime auquel s’entremêlent des archives apocryphes. Consignées par Renate entre 2001 et 2047, ces notes éclairent aussi bien son histoire personnelle – de l’enfance à l’orée de la vieillesse – que celle « avec un grand H » de ce Reich d’outre-espace. D’abord observatrice attentive du fonctionnement quotidien de « Schwarze Sonne » — l’officiel toponyme de la colonie –, Renate deviendra une actrice essentielle de sa tentative pour s’emparer de la Terre durant l’année 2018… Ainsi que Johanna Sinisalo l’explique dans la postface du Reich de la Lune, ce roman lui a été inspiré par sa collaboration au film Iron Sky (2012). Réalisé par Timo Vuorensola, il s’appuyait en effet sur une histoire conçue par l’écrivaine. De celle-ci, le scénario final de Iron Sky ne retint cependant qu’une partie. Sorte de « writer’s cut », dixit Johanna Sinisalo, Le Reich de la Lune lui a permis de mettre littérairement en scène l’intégralité de l’univers qu’elle avait alors élaboré. Ne se réduisant donc pas à une simple novélisation, ce roman s’inscrit pleinement dans l’œuvre de l’écrivaine. Hormis son mélange formel, Le Reich de la Lune partage avec ses autres romans une même dynamique narrative : celle d’une désaliénation. Retraçant, comme le récent Avec joie et docilité, le parcours d’une émancipation féminine, Le Reich de la Lune y associe celui d’une dénazification toute personnelle. Au terme du roman, son héroïne aura aussi bien rompu avec sa soumission au patriarcat qu’avec l’idéologie hitlérienne. Convaincant quant à sa dimension féministe, le livre l’est en revanche beaucoup moins concernant son évocation du nazisme. Le Reich de la Lune révèle en effet une approche profondément discutable du racisme hitlérien. La transformation science-fictionnelle par les nazis lunaires de James Washington (un astronaute afro-américain) en aryen canonique témoigne d’une naïveté certaine quant à l’essence du nazisme. Celui-ci considérait les supposées différences raciales comme strictement indépassables. Plus gênant encore, l’antisémitisme est réduit dans le roman à quelques mentions fugaces, la Shoah est à peine évoquée. Ainsi, c’est une dérangeante manière de « nazisme soft » que Johanna Sinisalo donne maladroitement à voir avec Le Reich de la Lune. On est donc très loin du Maître du Haut Château de Philip K. Dick, ou bien encore de Rêve de fer de Norman Spinrad, œuvres qui surent tirer le meilleur parti de l’Imaginaire pour plonger au plus vrai de la Weltanschauung nazie.

Le Magasin de jouets magiques

« L’été de ses quinze ans, Melanie découvrit qu’elle était faite de chair et de sang. » Cette phrase liminaire du roman Le Magasin de jouets magique dévoile aussi bien sa protagoniste que le cœur de son propos. Le deuxième roman de la Britannique Angela Carter narre en effet l’initiation de son héroïne aux mystères d’Éros (« la chair ») et de Thanatos (« le sang »). En « bonne » sadienne (par ailleurs essayiste, Angela Carter est l’auteure de La Femme sadienne, une réflexion féministe sur l’œuvre du divin Marquis publiée en français chez Henri Veyrier), l’écrivaine lie plus qu’étroitement les découvertes de la sexualité et de la mort par Melanie. C’est ainsi, aux instants mêmes de ses premiers émois sensuels, que décèdent brutalement sa mère et son père. La voici dès lors contrainte d’abandonner la demeure de son enfance – maison cossue de la campagne anglaise – pour une banlieue londonienne déclassée. Accompagnée de Jonathan et Victoria, ses jeunes frère et sœur, Melanie est recueillie par son oncle Philip. Ce dernier tient la boutique donnant son titre au roman, secondé par son épouse Margaret et les frères de celle-ci, Francie et Finn. C’est au sein de cette famille d’adoption que Melanie achèvera sa double initiation, entrant ainsi, définitivement, dans l’âge adulte…

Épousant le point de vue le plus intime de son héroïne, le roman déploie un univers entièrement transfiguré par l’imagination de celle-ci. Kaléidoscope de visions empruntées – entre autres sources fictionnelles – à Poe (1) ou aux films de la Hammer, l’imaginaire de Melanie métamorphose son âpre quotidien d’orpheline déclassée en une aventure empreinte de gothique. Le logis misérable de l’oncle Philip aux « interminablescouloirs bruns et [aux] portes secrètes et hermétiquement closes » se mue ainsi en « château de Barbe-Bleue ». Dans ce « monde de folie » où les objets les plus prosaïques se nimbent d’un « air bizarre et exotique », ses occupants revêtent des atours légendaires. Melanie voit en Finn «un satyre. Peut-être ses jambes étaient velues sous son pantalon élimé ». Margaret a parfois l’apparence d’une « Reine d’Assyrie », parfois celui d’«  une déesse du feu ». Mais nul n’égale en terrifiante étrangeté l’oncle Philip « sculpté ou taillé dans le tonnerre » ; celui-ci se muant au plus fort de la peur qu’il inspire à Melanie en « Bête de l’Apocalypse ».

D’une imagerie luxuriante, son écriture érige ce Magasin de jouets magique en un fascinant espace littéraire, situé à mi-chemin entre le manoir schizophrène de Nous avons toujours vécu au château (Shirley Jackson) et le mouroir à dieux de Malpertuis (Jean Ray). De ce « hors-lieu », Angela Carter fait le cadre idéal d’un conte moderne sur la violence patriarcale. Faisant naître le fantastique du trouble de la perception, l’auteure mêle à celui-ci une critique féministe, aussi radicale qu’ironique. Splendide réussite, Le Magasin de jouets magique se range ainsi aux côtés de ces autres apports majeurs aux littératures de l’Imaginaire par Angela Carter que sont Les Machines à désir infernales du Docteur Hoffman (judicieusement réédité en mars 2018 par les éditions Inculte dans leur collection de poche « Barnum ») et La Compagnie des Loups. Grâces littéraires soient donc rendues à Christian Bourgois de l’avoir remis en avant – presque vingt ans après sa première publication française – en l’incluant dans sa collection de poche.

Les Expériences siriennes

Les Expériences siriennes constitue le troisième volume (sur cinq) de Canopus dans Argo : Archives, cet ambitieux cycle science-fictionnel créé par Doris Lessing [1]. Publié au Royaume-Uni en 1981, mais jusqu’à maintenant ignoré de notre côté de la Manche, Les Expériences siriennes est enfin disponible grâce à La Volte dans une belle traduction de Sébastien Guillot. Le roman a pour protagoniste et narratrice Ambien II, native de Sirius. Elle appartient aux « Cinq », l’oligarchie présidant non seulement aux destinées de Sirius, mais aussi à celles de l’immense empire intersidéral en dépendant. À l’instar de Canopus – cette autre planète impérialiste imaginée par Doris Lessing et mise en scène dans Shikasta —, Sirius est en effet parvenue à placer sous sa coupe des milliers de mondes et de peuples. Voyageant à loisir à travers le cosmos grâce à leur considérable avance technologique, rendus en outre quasi-immortels par leur extraordinaire savoir médical, les Siriens soumettent les populations ainsi colonisées à des « expériences sociologiques comme biologiques ». Celles-ci s’étalent sur des centaines de milliers d’années, et consistent (entre autres modalités) en des déplacements contraints de peuples entiers ou bien encore en des processus de sélections eugénistes. S’appuyant sur la formidable capacité de la civilisation sirienne à se jouer de l’espace et du temps, lesdites expériences revêtent ainsi une dimension démiurgique. C’est de cette « Évolution Forcée » dont témoigne Ambien II, plus précisément au travers de l’exemple de Rohanda. Une planète dont elle a personnellement conçu et supervisé l’« ingéniérie évolutionniste » après que Rohanda ait fait l’objet d’un partage d’influence avec Canopus… [2]

C’est un récit à la froide rhétorique que compose initialement Ambien II, reflétant de la sorte ses certitudes quant à la légitimité des conquêtes et expériences siriennes. Mais sa prose gagne peu à peu en chaleur, se faisant de moins en moins idéologique et factuelle, devenant de plus en plus critique et poétique. D’abord troublée, puis profondément ébranlée par sa fréquentation plurimillénaire des peuples de Rohanda et des envoyés de Canopus s’y trouvant, Ambien II se voit alors «  frappée de doutes existentiels ». Suivant un cheminement semblable à l’héroïne des Mariages entre les Zones Trois, Quatre et Cinq, la narratrice des Expériences siriennes va radicalement se transformer au contact d’une altérité démultipliée par l’imaginaire science-fictionnel. Tirant un fécond parti de celui-ci, la titulaire du Prix Nobel combine en un même geste romanesque une saisissante cosmogonie et une ample réflexion sur l’exercice de la puissance. Faisant certes écho à l’âge du colonialisme européen (au terme d’une jeunesse vécue en Rhodésie du Sud – l’actuel Zimbabwe –, Doris Lessing devint une militante anticolonialiste), la vision politique des Expériences siriennes conserve toute son actualité en notre temps géopolitiquement agité…

[1] Rappelons que ledit cycle compte au total cinq titres. Les deux premiers, Shikasta et Les Mariages entre les Zones Trois, Quatre et Cinq ont été respectivement chroniqués dans les numéros 85 et 89 de Bifrost (attention, la première, signée Jean-Pierre Lion, est au lance-flammes… [NdRC]). Quant aux deux derniers – Le Représentant de la Planète 8 et Les Agents sentimentaux de l'Empire volyen –, ils devraient paraître chez La Volte d’ici à 2019.

[2] La colonisation de Rohanda est évoquée du côté canopéen dansShikasta, le volume inaugural de Canopus dans Argo : Archives. Shikasta étant le nom par lequel Canopus désigne Rohanda

Machine de guerre

Après Ferrailleurs des mers et Les Cités englouties, Paolo Bacigalupi poursuit son exploration de cette Côte Est des États-Unis ravagée par les tempêtes et les guerres civiles. Dans ce troisième roman, l’action se délocalise un peu plus au nord, abandonnant les ruines de Washington pour visiter une ville de Boston relativement préservée par le chaos ambiant.

Au centre de cette nouvelle histoire : Tool, créature guerrière, mi-homme, mi-bête, conçue en laboratoire à partir d’ADN d’humain, de chien, de tigre et de hyène. Le personnage apparaissait épisodiquement dans le premier roman avant de tenir un rôle plus conséquent dans le suivant. Cette fois, il est le moteur de l’intrigue principale. Dans ce futur où le pouvoir est passé des mains des États à celles des multinationales, les hybrides tels que lui sont monnaie courante et constituent l’essentiel des troupes d’assaut de ces compagnies. Mais contrairement à ses congénères, Tool s’est défait de ses chaînes et a réussi à fuir ce qu’il faut bien appeler ses maîtres. Cette fois, on en apprend davantage sur ses origines et ce qui fait de lui un être unique, tellement dangereux que ses créateurs sont prêts à tout pour l’éliminer.

Machine de guerre se présente en premier lieu comme une chasse à l’homme-bête, menée sans aucun temps mort, brutale et fatale à nombre de ses protagonistes. Le personnage de Tool nous est proposé dans toute sa complexité, luttant en permanence contre une programmation inscrite au plus profond de son ADN pour affirmer son libre-arbitre et son humanité. Mais l’élément le plus intéressant de cette histoire comme des précédentes reste le contexte dans lequel elle se déroule. On s’éloigne cette fois des bidonvilles où tente de survivre une bonne part de la population et des bandes d’enfants soldats qui sillonnent les ruines de l’ancien monde pour s’intéresser de plus près aux organisations qui détiennent désormais le pouvoir. Un cadre en apparence plus civilisé, où la violence demeure pourtant omniprésente, et surtout s’exprime à une échelle bien plus vaste et avec des armes d’une capacité de destruction sans commune mesure. Entre effondrement sociétal global et cataclysmes climatiques majeurs, le futur à moyen terme qu’imagine Bacigalupi est d’autant plus effrayant qu’il est parfaitement crédible. Autant dire que, sur le fond comme sur la forme, Machine de guerre est remarquable de bout en bout.

De grands et beaux lendemains

Figure majeure de la science-fiction contemporaine de l’autre côté de l’Atlantique, Cory Doctorow reste assez méconnu en France, où seuls deux romans (Dans la dèche au royaume enchanté et l’excellent Little Brother) et une poignée de nouvelles ont été traduits jusqu’à présent. Il est peu probable que la parution de De beaux et grands Lendemains fasse beaucoup évoluer les choses.

Le roman se déroule dans un futur relativement proche et absolument chaotique, dans lequel aucune structure sociale ne semble avoir survécu, où des mechas tout droit issus d’anime japonais affrontent des monstres dévoreurs de cités, et où les membres de sectes vivent en réseau et prônent le retour à la nature. Et dans le rôle du guide à cet univers foutraque, Jimmy, un gamin rendu immortel par un procédé révolutionnaire, condamné à vivre à jamais dans le corps d’un enfant de dix ans.

De grands et beaux Lendemains nous parle de l’avenir, celui que l’on imaginait au siècle dernier et celui, bien différent, qui se dessine aujourd’hui. En contrepoint au chaos insondable que Doctorow met en scène, il y a le Carrousel du Progrès, cette attraction conçue par Disney dans le cadre de la foire internationale de New York en 1964, qui proposait aux spectateurs une série de scènes de la vie ordinaire illustrant l’amélioration des conditions de vie des Américains grâce aux progrès de la science et de la technologie, et que le père de Jimmy a sauvé de la destruction et remis en état. Il symbolise désormais un monde disparu, celui où l’humanité était encore maîtresse de son destin et de son évolution. À ces interrogations s’ajoutent celles du narrateur sur sa propre nature, ses origines et sa raison d’être.

Doctorow soulève ici des questions aussi pertinentes qu’intéressantes. Malheureusement, d’un point de vue romanesque, son histoire manque de chair, son narrateur se laisse trop souvent ballotter par les évènements sans même essayer d’avoir prise sur eux, et il est difficile dans ces conditions de porter un regard autre que distant sur son sort et celui de son monde. En outre, le roman souffre d’une traduction qu’on qualifiera poliment de scolaire, et les innombrables coquilles qui parsèment le texte n’arrangent rien.

À noter qu’en complément à ce court roman, on trouvera également dans ses pages le passionnant discours de Doctorow à la Convention Mondiale de 2010, dans lequel il remet en cause le droit d’auteur tel qu’il existe aujourd’hui, ainsi qu’une intéressante interview menée par Terry Bisson.

L'Envol du soleil

Paru l’an dernier, L’Académie de l’éther, premier tome de cette série, s’inscrivait d’emblée parmi les meilleures créations de Johan Heliot. Ce nouveau tome vient confirmer cette première très bonne impression. Le romancier y poursuit l’exploration de ce xviie siècle à la fois familier et étrange, dans lequel la chute sur Terre d’une intelligence extraterrestre a fait dérailler l’Histoire et initié une révolution industrielle qui fera de la France le plus puissant royaume d’Europe.

Comme dans le précédent roman, cet univers nous apparaît à travers le regard que portent sur lui les enfants Caron, orphelins ayant quitté leurs Vosges natales pour s’installer à Paris, et qui tous désormais ont bien grandi et se sont fait une place plus ou moins confortable dans cette société en plein bouleversement : Jeanne continue d’être la voix de la contestation politique et sociale aux commandes du journal qu’elle publie ; à l’inverse, Estienne, à la tête de l’Académie de l’éther, est l’un des personnages les plus haut placés de l’État ; Martin a rejoint le corps des Égrégores, la section d’élite des troupes de Louis XIV ; sa jeune sœur Marie, farouchement indépendante, a su gagner les faveurs du Roi ; quant à Pierre, il reste en marge de cette société qui l’a rejeté et condamné, et chacune de ses interventions menace de faire s’effondrer le nouvel ordre qui s’est mis en place.

Le choix de Johan Heliot de raconter son histoire du point de vue de ces personnages est habile, d’autant plus qu’elle lui permet de mêler saga familiale et uchronie. De manière générale, on sent l’auteur particulièrement à l’aise pour faire vivre cet univers. Son écriture s’adapte à merveille aux codes littéraires de l’époque qu’il met en scène — on lira ainsi avec délectation son pastiche du théâtre de Molière qui ouvre le roman. Par ailleurs, les innovations technologiques qui viennent bouleverser cette France du xviie siècle, qu’elles concernent les transports ou les communications, outre leur aspect original et ludique, lui permettent aussi d’étudier sous un jour singulier cette société archaïque par bien des aspects, vivant dans la crainte de Dieu et du pouvoir royal, et que rien ne préparait à une telle révolution. De ce point de vue, les Caron font figure d’exception, qu’ils s’avèrent capables de conduire cette révolution technologique, qu’ils remettent en question le pouvoir politique ou la place des femmes dans la société. En attendant l’ultime volet de cette trilogie l’an prochain, « Grand Siècle » se classe d’emblée très haut au hit-parade des uchronies françaises.

Ce qui révèle

Suite et fin de l’histoire de la Spire (cf. critique des tomes 1 et 2), cette compagnie de transport interstellaire créée par une poignée d’aventuriers en réaction aux méthodes des grandes compagnies déjà en place et qui, au fil des ans, a gravi les échelons de la respectabilité et du pouvoir, quitte à renier ses idéaux d’origine et à devenir ce qu’elle a toujours combattu. Comme les précédents tomes, celui-ci ressemble à un fix-up sans en être tout à fait un. De ce point de vue, la première partie du récit est aussi la moins convaincante. L’histoire de ces colons envoyés sur une planète où leurs prédécesseurs ont tout abandonné sans qu’on sache pourquoi ne manque pas d’intérêt, et les menaces qu’ils affrontent sont spectaculaires à souhait, mais on quitte ce monde sans connaître le fin mot de cette histoire, impression frustrante s’il en est. La suite est plus réussie. Genefort s’y attaque pourtant à ce qui constitue la tarte à la crème du space opera, les pirates de l’espace, mais la société singulière et complexe que l’on y découvre va à rebours de tous les stéréotypes du genre. Les derniers chapitres du roman sont consacrés à l’évacuation en catastrophe d’une colonie où les conditions de vie se sont brutalement détériorées et où chaque heure compte.

Chacune de ces situations permet aussi à l’auteur de mettre en lumière les relations de plus en plus tendues entre les principaux dirigeants de la Spire et l’évolution de la politique de la compagnie. Des querelles internes qui ne cessent de s’envenimer au fil des pages, et dont les conséquences s’avèreront au final dévastatrices.

Avec ce dernier tome, Laurent Genefort poursuit son hommage aux grands auteurs qui ont pavé la voie du genre, Heinlein et Anderson en tête. Mais on aurait tort de ne voir en « Spire » qu’un simple pastiche, aussi réussi soit-il. Sur le fond comme sur la forme, il s’agit d’une œuvre résolument moderne, qui s’intègre parfaitement dans l’univers que développe l’auteur depuis un bon quart de siècle maintenant, l’un des plus riches et des plus cohérents que la science-fiction française nous a donné à ce jour. On aurait volontiers signé pour trois tomes de plus.

Ce monde est nôtre

Tout essentiel qu’il fut dans le paysage de la SF française des années 1950-60, il était devenu difficile de se procurer aujourd’hui les romans et nouvelles de Francis Carsac (fameux préhistorien sous son vrai nom de François Bordes, rappelons-le). Un constat auquel L’Arbre Vengeur entend remédier pour partie en rééditant Ce monde est nôtre, roman datant de 1962 (et lié à un précédent, Ceux de nulle part, dont on peut espérer la réédition à son tour).

Nous sommes dans un lointain futur, et l’humanité, ou plutôt les humanités, se sont répandues à travers plusieurs galaxies. Afin de fédérer cet ensemble disparate en proie à la menace des mystérieux Misliks qui éteignent les étoiles, la Ligue des Terres Humaines a été constituée, à savoir une association fédérant aussi bien les Terriens que les Hiss, mais aussi quantité d’autres espèces « humaines ». La Ligue a un besoin criant d’unité – la menace mislik est telle qu’elle ne peut se permettre de connaître des dissensions, sans même parler de conflits armés. Aussi, face au constat que la présence de plusieurs humanités différentes sur un même sol dégénérait forcément, la Ligue, habituellement non contraignante, a-t-elle promulgué la Loi d’Acier, en vertu de laquelle chaque monde ne doit être habité que par une seule humanité.

La Ligue découvre sans cesse de nouveaux mondes – ainsi, celui de Nérat… qui abrite trois humanités différentes : les Brinns « primitifs », que l’on suppose autochtones, mais proches des Hiss, et deux vagues ultérieures de Terriens ; d’abord les Vasks, originaires du pays basque et qui ont mis en place une société pastorale ; ensuite les Bérandiens, de souche française, et qui ont bâti une civilisation médiévale inspirée des romans de Walter Scott. Pour ces trois peuples, il est évident que Nérat est « leur » monde. Mais la Loi d’Acier ne saurait permettre leur cohabitation, et la Ligue dépêche des observateurs, Akki et Hassil, pour trancher la question — décider à qui Nérat appartient. Mais leur simple présence précipite le cours des événements… et donc la guerre.

L’auteur était très imprégné de la SF américaine de son temps, et cela se sent. On n’en fera pas mystère : formellement, surtout, Ce monde est nôtre accuse son âge, et se montre tour à tour kitsch, naïf, désuet, suranné… L’exposition, tout particulièrement, est problématique – avec ces personnages qui ont de longs échanges sur des sujets qu’ils maîtrisent pourtant parfaitement. Les fulgurateurs sont de la partie, les astronefs aussi, et les princesses inévitablement enlevées comme dans tout bon planet opera d’aventure. Pour tout amateur peu rétif à la poussière, voilà qui peut suffire à faire un divertissement honnête.

Mais il y a bien plus dans Ce monde est nôtre – roman paru au moment de l’indépendance algérienne, et qui interroge avec pertinence le colonialisme et la décolonisation, un débat que l’on peut sans doute poursuivre de nos jours en y insérant les notions d’identité ; sous cet angle, le roman n’a pas le moins du monde vieilli, il est même tout à fait actuel. D’autant que, si l’exposition du problème est simple, la complexité frustrante de sa résolution ne lâche ni les observateurs, ni le lecteur, de la première à la dernière page – et la pertinence de la Loi d’Acier n’est pas si assurée qu’on pourrait le croire.

Sous cet angle, davantage que sous celui la SF américaine de « l’âge d’or  », Ce monde est nôtre anticipe étonnamment une œuvre majeure encore à venir : le cycle de « L’Ekumen » d’Ursula K. Le Guin – la Ligue des Terres Humaines peut assurément faire penser à la Ligue de tous les mondes, et les observateurs préparent les mobiles. De manière moins superficielle, l’accent mis sur des sociétés dites « primitives », dont il s’agit de montrer la réelle complexité, unit encore les deux œuvres, et il en va de même de l’ingérence de la Ligue ou des diverses formes de colonisation décrites, brutales comme dans Le Nom du monde est Forêt, ou davantage soft power comme dans, mettons, Le Dit d’Aka. Si la forme plus aventureuse de Ce monde est nôtre lorgne davantage sur Jack Vance, il est tentant d’envisager tout cela au même prisme d’une SF anthropologique subtile.

Intéressante réédition, donc – en dépit de la poussière (ou en s’en accommodant très bien par goût du vintage). L’entreprise vaut sans doute d’être poursuivie.

Lyonesse

Les rééditions patrimoniales de Mnémos se poursuivent avec un pavé… Non, à ce stade, un parpaing, qui fait très joli dans une bibliothèque mais n’est pas d’un maniement des plus aisé – un parpaing, donc, qui reprend l’ensemble de la trilogie de « Lyonesse », une œuvre de fantasy de Jack Vance datant des années 1980.

Nous sommes à l’aube du Haut Moyen Âge, dans les Isles Anciennes, un archipel au large des côtes anglaises et françaises. Là cohabitent bien des peuples très divers, avec autant de riches traditions, et qui, comme de juste, se font sempiternellement la guerre. Le machiavélique roi Casmir de Lyonesse, tout particulièrement, entend bien régner sur l’ensemble de l’archipel, perspective qui ne séduit guère ses voisins – il compte s’emparer de ce trône et de cette table ronde qui, dit-il forcément, lui reviennent de droit…

Mais la guerre ne fait pas tout : un solide réseau d’alliances est un atout de poids – aussi Casmir entend-il négocier un mariage avantageux pour sa fille Suldrun. Celle-ci n’a pas vraiment son mot à dire, mais son tempérament rebelle nuit aux ambitions paternelles – Suldrun est alors enfermée dans ce jardin où elle aimait tant à se retirer… et, le destin étant ce qu’il est, elle y fait la rencontre du jeune Aillas de Troicinet, naufragé suite aux méfaits de son rival pour la succession au trône. Les deux amants ont tout juste le temps de concevoir un enfant, Dhrun, avant d’être séparés. Aillas, qui parvient à s’échapper de son oubliette, part en quête de son fils – et bientôt de son trône. Casmir ne sait rien de lui — mais une prophétie, dès lors, se met en branle, qui a quelque chose de particulièrement contrariant… Cependant, Dhrun a été enlevé par les fées — et remplacé au château de Lyonesse par un changelin inconscient de sa nature, une fille du nom de Madouc…

Bon, arrêtons notre résumé ici : l’extrême densité du récit ne permet guère d’aller plus loin dans une critique de Bifrost. C’est que «  Lyonesse » est un magnifique exemple d’un Jack Vance particulièrement en verve, qui élabore une trame complexe et riche de digressions, avec un goût marqué pour le picaresque et les rencontres savoureuses – certaines tiennent en quelques paragraphes à peine, qui auraient fourni à eux seuls le matériau d’une excellente nouvelle.

À maints égards, « Lyonesse » répond à «  La Terre mourante », dont on retrouve la faconde débridée – et son content de réjouissants ou répugnants filous et butors. Sans parler des sandestins. Mais le cadre particulier de «  Lyonesse » distingue pourtant les deux œuvres – et le registre de la fantasy dans lequel elles opèrent. La trilogie s’inscrit dans un folklore celtique expansif : les fées dansent et jouent dans les forêts (leur sens de l’humour est redoutable), et suscitent avec entrain la matière délicieuse, nonsensique et infinie des contes ; des chevaliers pré-arthuriens (à deux générations près) se lancent dans la quête presque parodique d’un Graal qui s’avère très vite bien moins enthousiasmant que la moindre babiole marquée du sceau de la féerie (sentiment appliqué au christianisme de manière générale, le détestable Père Umphred ne plaidant pas vraiment en faveur de sa foi d’importation) ; de puissants magiciens, qui ne sont pas supposés prendre part aux affaires de ce monde, ont leurs propres dissensions politiciennes – et leurs méthodes uniques et imaginatives pour les résoudre ; et, sur les côtes, Ys et quelques autres arrogantes cités attendent dans la décadence le grand bouleversement qui les fera définitivement entrer dans la légende…

Vance s’approprie tout cela – et avec un brio typique. Si Le Jardin de Suldrun débute sur un rythme relativement posé, la féerie et les quêtes initiatiques s’imposent pourtant bientôt, qui multiplient les rebondissements les plus fantasques, tandis que la haute politique, et la basse aussi, suscitent mille complots et autant de faits d’armes, dimension peut-être plus marquée dans le deuxième roman, La Perle verte ; Madouc, en son temps, offre de par son personnage titre un intéressant miroir au premier volume, tout en parvenant avec une impressionnante apparence de facilité au terme d’une trame complexe dont il s’agit de nouer les nombreux fils rouges – mais l’ensemble est si prolifique que bien d’autres récits auraient pu être racontés par l’auteur.

En l’état, quoi qu’il en soit, nous avons bien Jack Vance à son sommet – un auteur qui s’amuse avec sérieux, et enchante littéralement ses lecteurs : «  Lyonesse » est un point culminant de sa carrière, une de ses plus grandes réussites.

Les Jardins de la lune

« Le Livre des martyrs » est une série de fantasy due à l’auteur canadien Steven Erikson, qui compte dix volumes à ce jour ; elle a rencontré un immense succès… et sa traduction française semble pourtant maudite. Deux éditeurs s’y sont déjà cassé les dents. Aujourd’hui, un troisième se lance dans l’entreprise, les discrètes éditions Leha — auront-elles les épaules pour mener l’entreprise à terme ? On peut en douter ; on doit l’espérer.

Les Jardins de la lune , de manière caractéristique, ne prend pas le lecteur par la main, en lui expliquant posément où il se trouve – non, on est au cœur de l’action, et les personnages ne vont pas s’embarrasser de clarifier ce qui est parfaitement clair pour eux. Or l’univers en question est dense, complexe, coloré – éventuellement au prix de la cohérence ? Et les intrigues qui s’y nouent de même, la multiplication des personnages n’arrangeant rien à l’affaire. Mais ce sont des atouts du cycle, libéré des pesantes scènes d’exposition fatales à bien des récits : l’immersion y gagne.

« Résumer » l’histoire de ce premier tome est ardu – d’autant que l’auteur prise les bifurcations inattendues, qui font le sel de son histoire. Contentons-nous de poser que l’empire malazéen, avec à sa tête l’ambitieuse (et paranoïaque ?) impératrice Laseen, commence à ployer sous le poids de ses conquêtes : les ultimes proies ne sont pas les plus aisées à abattre, et la politique cruelle de l’empire suscite la grogne parmi les peuples vaincus comme au sein de l’armée – complots et purges semblent devoir sonner le glas de l’empire. La suspicion de Laseen à l’encontre de ses propres troupes a de quoi motiver la mutinerie – les « Brûleurs de Ponts » commandés par Mésangeai et promis à l’extermination, la magicienne Loquevoile qui a vu tous les siens périr dans un piège élaboré par son propre commandement sont autant de survivants miraculés, qui se doutent qu’ils ne feront pas long feu dans ces conditions. La prise de la ville de Pale a été coûteuse, celle de la perle du continent, Darujhistan, paradis des voleurs et des assassins, sera fatale à tous – la mystérieuse lune-forteresse d’Anomander Rake flotte au-dessus des deux cités…

Peut-être la vraie malédiction de ces hommes et ces femmes qui vivent sous la botte de l’empire malazéen est-elle que les dieux marchent parmi les mortels. L’univers de Steven Erikson n’est pas « réaliste » : la magie est omniprésente, avec ses mystérieuses « garennes », et les dieux sont joueurs. L’auteur a dit s’être inspiré de l’Iliade, et c’est flagrant : les mortels font les frais de manipulations tortueuses par des êtres éminemment supérieurs – reste cependant à savoir ce qui est le plus à craindre, de l’ombre… ou de l’incertitude. Mais les dieux ont parfois été des mortels jadis, et les mortels parfois leur tiennent tête !

L’entrée en matière est un peu laborieuse. On peut penser à «  La Compagnie noire », et redouter à ce stade que la série pèche par les mêmes aspects, ne sachant finalement pas quoi faire de son pitch. Les choses s’améliorent par la suite, pourtant – et les intrigues à Darujhistan, savoureuses, ont quelque chose qui évoque Fritz Leiber ou parfois Jack Vance, avec une bonne dose de haute politique à la George R. R. Martin. Là où le roman convainc véritablement, pourtant, c’est quand il se libère de ces références, pour affirmer, sinon une originalité fondamentale, du moins une certaine singularité. Le lecteur hésitant au début est globalement emballé à la fin – et sans doute prêt à remettre ça.

Le deuxième tome doit sortir sous peu – avec un traducteur alternatif (au passage, cette version française est peut-être un peu inégale à cet égard, émaillée de maladresses çà et là). Et la suite ? Les dieux regardent les éditions Leha, et la pièce tourne sur elle-même…

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