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Mémoires vagabondes

Petit retour au siècle dernier : en 1997, Laurent Kloetzer faisait son entrée en littérature avec Mémoire vagabonde, roman de fantasy devant davantage aux mémoires de Casanova et à l’œuvre de Choderlos de Laclos qu’aux traditionnelles références du genre. Un récit où, par le biais des aventures libertines et picaresques de son héros, Jaël de Kherdan, l’auteur s’interrogeait sur les rapports entre réalité et fiction, souvenirs et mensonges, et développait un univers bien plus complexe que ce qu’il semblait être de prime abord.

Une Mémoire vagabonde, d’abord publiée en format poche, lauréate du prix Julia Verlanger en 1998, que Laurent Kloetzer revisitera grandement pour sa réédition en grand format : « En 2001, j’ai repris la version publiée en 97, enlevé quinze pour cent du texte et corrigé beaucoup de choses dans le style, suite aux trucs que m’avait appris Sébastien Guillot pour la réédition de La Voie du cygne », nous confie l’auteur interrogé à ce sujet pour ce dossier.

Quinze ans plus tard, Laurent Kloetzer renoue avec le personnage de ses débuts – personnage qu’il n’avait d’ailleurs jamais tout à fait abandonné, puisque deux des cinq nouvelles qui composent Petites morts, davantage roman que recueil, d’ailleurs, ont déjà été publiées précédemment.

Premier constat : Laurent Kloetzer écrit mieux que jamais. Il n’est qu’à lire les quelques scènes du premier roman qu’il revisite ici pour juger du parcours accompli. C’est également cette écriture ciselée qui donne tout leur charme aux deux nouvelles initiales au sommaire de Petites morts : « Éva » et « Mademoiselle Belle ». La première, une fois n’est pas coutume, apporte un regard extérieur sur le personnage de Jaël, héros romantique tel que le rêvent Éva, jeune valétudinaire de douze ans, et sa grande sœur Léora. Un triangle amoureux qui ne peut bien entendu que très mal finir. La seconde est une merveille d’érotisme pas toujours feutré, où l’on batifole au cœur d’un jardin luxuriant et où l’on s’émeut d’une gorge à peine découverte ou de la courbe d’une nuque, avant de s’abandonner à des jeux d’une rare perversité. L’une comme l’autre de ces nouvelles constitue une fête des sens permanente comme peu d’écrivains sont capables d’en mettre en scène. Malheureusement, la seconde moitié de Petites morts abandonne en grande partie ces célébrations charnelles pour renouer avec les principaux thèmes qui animaient Mémoire vagabonde. À la recherche de sa propre identité, Jaël y est balloté en permanence entre rêve et réalité, manipulé par des forces qui le dépassent et des individus dont il ignore tout. Dans le dernier texte au sommaire, « Immacolata », le récit bascule d’ailleurs dans la pure science-fiction, remettant en cause tout ce qu’on pensait avoir compris de cet univers. Mais à force d’empiler ainsi les strates de réalité et de remettre sans arrêt en question leur existence véritable, Laurent Kloetzer finit par perdre son lecteur. Et il est d’autant plus difficile de suivre ses développements que les textes n’offrent pas grand-chose à quoi s’accrocher. Pas les univers, qui se succèdent sans révéler leur vraie nature, ni les protagonistes, qui dissimulent leurs motivations – quand ce n’est pas leur identité – sous plusieurs épaisseurs de faux-semblants. Certes, « Immacolata » parvient in fine à renouer certains fils, en même temps qu’il offre à Jaël l’une de ses incarnations les plus intéressantes et qu’il prolonge dans une nouvelle direction la plupart des thèmes précédemment abordés. Néanmoins, à trop souvent se montrer cryptique dans sa narration, Laurent Kloetzer finit par perdre de vue l’essentiel, et les bonheurs de lecture qu’il a si bien su susciter dans la première moitié de Petites morts ne se retrouvent que trop rarement dans la seconde.

Réminiscences 2012

À vue de nez, Réminiscences 2012 contient les plus anciens textes publiés de Laurent Kloetzer. Même si le recueil a paru en 2001, plusieurs de ses nouvelles sont datées de 95-96, et la toile de fond porte nettement les stigmates d’un imaginaire fin-de-siècle pré-apocalyptique déjà un peu daté (ambiance Strange Days, Millennium de Chris Carter et bug de l’an 2000).

Monsieur K., le narrateur principal des douze aventures de ce livre (une par mois de l’an 2012, à l’époque encore dans l’indéfini du futur), est flic privé pour une mégacorpo de la Ville. Mensuellement confronté à des énigmes, crapuleries, tas de cadavres et imbroglios cyniques, il élucide ces mystères un peu au hasard, sans grand enthousiasme et parce que c’est son job. Monsieur K. est autant une sorte de Nestor Burma nonchalant qu’un double de l’auteur, velléitaire et rêveur, partageant avec ce dernier un cadre de vie (la Ville de Paris sommairement cyberpunk), des goûts musicaux (le rock des années 60-70) et une mélancolie douce de jeune adulte.

En relisant Réminiscences vingt ans après sa rédaction, après avoir suivi Kloetzer dans ses livres brillants que sont La Voie du cygne ou Anamnèse de Lady Star, je me suis demandé si, pour un écrivain, grandir en maturité ne revenait pas simplement à mieux dissimuler ses défauts. Mieux tenir le lecteur à distance, par une forme d’achèvement de ses textes.

Réminiscences 2012 est un épatant premier livre, en cela qu’il est très souvent raté (intrigues peu passionnantes, écriture floue, personnages parfois sommaires) mais que ses défauts ne pèsent pas lourd tant l’honnêteté et l’énergie de l’auteur transparaissent à chaque page. Du fait de la liberté qu’il s’octroie dans l’écriture, son livre est un petit laboratoire des littératures de l’Imaginaire, dans ses thèmes (mélange de polar, SF, fantasy, récit de guerre, parodie, autobiographie, j’en passe) comme dans ses formes. On notera, parmi d’autres expériences narratives, une nouvelle labyrinthique bourrée de liens hypertextes, conçue pour une lecture en ligne mais qui fonctionne tout à fait de façon linéaire, entre Cortázar, livre dont vous êtes le héros et littérature numérique.

Les deux grandes inventions du livre, cependant, restent le personnage d’Alex, compagnon du héros en charge des punchlines, et sa forme même. Alex est à la fois un sidekick à la Robin, un assistant à la Watson, un ressort comique à la âne de Shrek, un narrateur de récits sordides, une source de deus ex machina et l’incarnation d’une pure fonction narrative. Bien plus dense que le falot Monsieur K., Alex est la vraie création en termes de personnage, et le doute qui demeure sur sa nature constitue le fil rouge le plus passionnant du livre.

Quant à la structure (douze nouvelles indépendantes qui, combinées, forment un roman), elle est celle du fix-up, déjà employée par Ballard ou par Priest (Vermillion Sands, L’Archipel du rêve) et qui connaît toujours un succès non-démenti dans nos littératures (Complications de Nina Allan, Cartographie des nuages de David Mitchell). C’est aussi, bien sûr, celle d’une grande partie des livres suivants de Kloetzer, depuis Le Royaume blessé jusqu’à Petites morts, proposition hybride qui impose un travail de reconstruction de la part du lecteur et qui permet, par la multiplication des ellipses structurelles, nombre d’ouvertures et de questionnements sur la nature des récits.

L’œuvre de Laurent Kloetzer est un ensemble homogène et organique, riche en passerelles de livre à livre. Pour qui voudrait voir se dessiner le tableau entier, Réminiscences 2012 est une porte et une clé du labyrinthe. C’est également une lecture délassante, un pulp doux-amer et déjà vaguement nostalgique.

Un étranger en Olondre

Fraîchement arrivées dans le milieu (oui, encore une nouvelle structure !), les éditions de l’Instant ont jeté leur dévolu sur un premier roman atypique écrit par l’Américaine Sofia Samatar, un récit couronné par le World Fantasy Award 2014 – tout de même…

À la mort de son père, riche cultivateur de poivriers dans une contrée reculée, Jevick prend en charge les affaires familiales. Des responsabilités nouvelles qui vont le conduire à Olondre, dans la cité de Bain, où il ne tarde pas à se retrouver impliqué dans une guerre de religions après avoir été visité par un Ange, sorte de fantôme vénéré par les adorateurs de la déesse Avalei…

On pourrait, à lire ces quelques lignes introductives, reléguer Un étranger en Olondre au rand d’ersatz du « Prince du néant » de R. Scott Bakker. On aurait tort.

Porté par la plume de Sofia Samatar, le récit se pare d’une poésie remarquable, et ce dès les phrases initiales – force est d’ailleurs de saluer le travail de traduction de Patrick Dechesne, à la hauteur d’un style qui superpose les adjectifs et les métaphores avec une habileté proprement épatante au fil des pages. Une sensibilité stylistique qui infuse jusqu’au cœur même du texte ; il est ici question d’émerveiller, certes, mais en douceur, en toute subtilité. On visite à demi-mots des contrées insolites aux noms improbables que l’auteure effleure le plus souvent, avant de plonger dans des descriptions sidérantes de minutie au cœur même de certaines villes et contrées. Olondre ne se dévoile pas si facilement, elle conserve jusqu’au bout son mystère.

Cette façon si particulière de concevoir l’exploration d’un monde en rebutera plus d’un, sans doute, de même que la lenteur évidente de l’histoire… Mais ce serait nier l’effet recherché par l’auteure, à savoir imprégner lentement le lecteur d’une ambiance feutrée, magique et, en définitive, infiniment romantique. Pas tant intéressée par l’aspect politique de la chose que par le pur point de vue personnel et intimiste, Sofia Samatar fait le choix radical de tout asseoir sur l’insignifiance du quotidien, l’émerveillement constant du banal. Un résultat qui s’avère tout à fait étonnant, pour ne pas dire magistral.

D’un roman de fantasy seulement peuplé de quelques figures archétypes et d’un Ange, Sofia Samatar tire un flamboyant récit d’amour aux multiples facettes. L’amour de son pays, de ses origines, parfois difficilement conciliable avec les aléas de la vie. L’amour d’un homme et d’une femme traité avec une pudeur infinie dans une langue qui trouve alors tout son intérêt, déposant sur ce couple impossible un parfum de divin, de mythologique. Sans oublier l’amour des livres…

C’est là que réside le véritable cœur d’Un étranger en Olondre, dans cette déclaration d’amour encore plus malicieuse que le Morwenna de Jo Walton. Le livre devient un objet magique, un vallon, qui permet au récit de prendre des envolées lyriques insoupçonnées. Sofia Samatar pousse la démonstration jusqu’à construire de véritables poupées russes narratives en enchâssant des récits de légendes dans une histoire narrée par un personnage lui-même inclus dans le récit central – jusqu’à donner vie à un livre au sein même de son propre livre. L’intelligence de l’ensemble, sa manière et ses répercussions forcent le respect.

Un étranger en Olondre se révèle un trésor d’intelligence, de beauté, de subtilité et, oui, osons le mot une fois encore, de romantisme. Le genre de fantasy rare et précieuse qui confère au genre ses lettres de noblesse.

NDRC : En totale contradiction avec l’édition dans laquelle il nous est proposée, en somme, le bouquin étant d’une exceptionnelle… laideur, et d’une fabrication calamiteuse – dommage…

Jennifer a disparu

Laurent Genefort est pour le moins une figure connue en Bifrosty : on lui doit entre autres le cycle « Omale » (« Folio SF ») et, plus près de nous, Lum’en (au Bélial’), roman lauréat du prix Julia-Verlanger 2015 et du Grand Prix de l’Imaginaire 2016 – sans oublier sa nouvelle « Ethfrag », au sommaire de notre 78e livraison, elle aussi lauréate du Grand Prix de l’Imaginaire 2016, un doublé meilleur roman/meilleure nouvelle francophone inédit dans l’histoire du prix…

Donc, l’arrivée des aliens sur Terre n’est pas une bonne nouvelle pour tout le monde, à commencer par notre narrateur, romancier de science-fiction, et par là même contraint à changer ses plans de carrière pour se reconvertir en détective privé. Il faut dire que la mode littéraire du moment tend davantage aux histoires de fesses entre humain et vampire, vampire et loup-garou, ou plus simplement aux histoires de fesses tout court…

Attendant avec une impatience non dissimulée l’arrivée de clients, notre privé voit débarquer dans son local un extraterrestre – le frère de Totoro tout craché et répondant au doux nom de Patou. Un client, enfin ! Qui signale illico au désœuvré que son amant, Jennifer, a disparu. On s’en doute, c’est le début des ennuis…

De Creil à Bruxelles en passant par les restos du trajet, le récit taille son chemin, une route bourrée de références à la pop’ culture contemporaine – de Lady Gaga à Psy et son Gangnam Style, sans oublier, on l’a dit, un Totoro gigantesque doté d’un accordéon dissimulé sous sa poitrine. Ambiance Men in Black garantie, avec cohorte d’extraterrestre incluse, ce qui n’est pas non plus sans nous ramener vers Points chauds (Le Livre de poche), autre roman de l’auteur farci d’extraterrestres et prenant pour point de départ une arrivée massive d’ET de toutes sortes et espèces.

Au final, un court récit en mode road-trip déjanté assez inattendu sous la plume de Laurent Genefort, hommage assumé aux Futurs mystères de Paris de Roland C. Wagner dans lequel on retrouvera aussi quelque chose du Dirk Gently de Douglas Adams, voire de Jonathan Ames, le héros désabusé de la série Bored to Death (l’abus d’alcool et de psychotropes en moins). En somme, une petite pépite de détente que l’on conseillera sans réserve.

Une histoire naturelle des dragons

Marie Brennan, déjà auteure d’un anecdotique diptyque de fantasy paru chez Panini « Éclipse », Sorcière / Guerrière, nous revient avec les « Mémoires, par Lady Trent » dont voici le premier tome. Soit un monde de fantasy qui, par le plus grand des hasards, se trouve être un décalque de notre XIXe siècle, avec ses équivalents d’Angleterre victorienne, de Carpathes et de Russie tsariste. Depuis toute petite, Isabelle se passionne pour les dragons… mais dans la société mondaine où elle évolue, c’est là une inclination fort dommageable lorsqu’il s’agit de se dénicher un époux convenable. Par bonheur, ce jeune homme, Jacob Camherst, qu’elle rencontre au zoo face à la cage aux dragons, n’a que faire des convenances et s’avère lui aussi un afficionado de ces créatures, et, une fois marié à Isabelle, permet à cette dernière de laisser libre cours à sa marotte. Lorsque Lord Hilford monte une expédition vers la lointaine Vystranie afin d’y étudier les dragons in situ, Jacob en fait partie et, sous la pression d’Isabelle, fait tout pour que son épouse y participe. Bientôt, voilà la jeune femme sur la piste de ces créatures mythiques…

On pourra toujours s’interroger sur la nécessité évolutive d’un dragon à six membres (quatre pattes, deux ailes : admettons, ce n’est pas un vrai reptile) ou sur les circonvolutions historiques ayant mené le monde de Lady Trent à posséder des sociétés ressemblant comme deux gouttes d’eau à celles du nôtre… mais passons. Une Histoire naturelle des dragons est moins un roman de fantasy qu’un roman d’aventure scientifique avec des dragons. Des créatures fort méconnues au demeurant, et que l’appétit des hommes pourrait mener à leur perte – le lecteur souhaitant se documenter sur les dragons dans notre monde se reportera à l’essai de Michel Meurger, également intitulé Histoire naturelle des dragons (Terres de Brume, 2001). Bref, Marie Brennan restitue fort joliment cette simili-société victorienne, où les femmes restent tristement inféodées à leur père puis leur mari, et nous montre le parcours hasardeux d’Isabelle pour gagner ses galons de scientifique, de sa prime jeunesse jusqu’à ses vingt ans. Une héroïne positive, déterminée à ne pas laisser le carcan sociétal peser sur ses aspirations – et qui y parvient. En dépit des qualités du récit, les péripéties ne passionnent toutefois guère, le monde peine à intriguer et on finit par s’y ennuyer… poliment.

Une Histoire naturelle des dragons demeure un roman sympathique, au fond intéressant, doté de jolies quoique trop éparses illustrations – rarement des planches anatomiques, comme le laisse croire la couverture. Cela se lit une tasse de thé en main, le petit doigt relevé – mais en plein cœur de montagnes isolées. Les amateurs apprécieront sûrement ; allergiques à la fantasy victorienne, réfléchissez-y avant de passer votre chemin.

La suite, A Tropic of Serpents, est annoncée pour l’automne ; les tomes 3 et 4, The Voyage of the Basilisk et A Labyrinth of Drakes, sont quant à eux déjà parus outre-Atlantique.

Une demi-couronne

Après Le Cercle de Farthing et Hamlet au paradis, l’uchronique trilogie du « Subtil changement » arrive à sa conclusion avec Une demi-couronne. Les deux premiers volets – respectivement un impeccable whodunit et un haletant thriller – avaient placé la barre très haut : ce dernier tome sera-t-il du même niveau ?

Dix ans ont passé depuis les événements narrés dans Hamlet au paradis : en cette année 1960, l’Angleterre vit sous un régime ouvertement fasciste et antisémite. Le Premier Ministre Mark Normanby n’a-t-il pas lancé la construction d’un camp de concentration ? La « guerre de vingt ans » – nom donné au second conflit mondial – a pris fin, laissant l’Allemagne et le Japon grands vainqueurs, et Londres se prépare à accueillir une conférence de paix. Aussi Normanby charge-t-il Peter Carmichaël, désormais chef du Guet, la police secrète du Royaume-Uni, de veiller à la sécurité du pays : le peuple s’agite, et le retour annoncé du Duc de Windsor, séide notoire d’Adolf Hitler, n’arrange rien. Si Carmichaël est l’une des personnalités les moins appréciées d’Angleterre, il est secrètement à la tête d’un réseau d’exfiltration de Juifs – une activité illicite ignorée de tous, bien entendu, y compris de sa pupille, Elvira Royston. Il faut dire que la jeune fille ne manque pas de préoccupations propres à son âge : son entrée imminente dans la haute société britannique, la quête d’un époux et sa présentation à la reine. Or, sa présence fortuite lors d’une manifestation qui dégénère lui vaut d’être arrêtée. De là à se demander si, à travers Elvira, ce n’est pas Carmichaël que l’on cherche à atteindre…

Avec Une demi-couronne, Jo Walton assoit l’unité de sa trilogie en conservant le même dispositif narratif que dans les précédents volumes : les chapitres racontés à la première personne par le protagoniste féminin – ici, la jeune Elvira – alternent avec ceux dédiés à Carmichaël. Mais à la différence du Cercle… et de Hamlet…, Une demi-couronne patine, et sa brièveté s’avère ici un défaut. En dépit de l’intéressante peinture d’une haute société engoncée dans sa rigidité, les atermoiements d’Elvira, adolescente agaçante, peinent à passionner, et l’intrigue ne décolle que tardivement. Conséquence : la fin apparaît précipitée, peine à convaincre et laisse trop de questions à l’imagination du lecteur. Des réserves, donc, même si sur le fond, la trilogie du « Subtil changement » est un sans-faute plus que jamais d’actualité en cette période où l’on assiste à la tentation des extrémismes et où l’hypothèse d’une dérive autoritaire et sécuritaire semble de moins en moins… hypothétique, justement. Il n’en reste pas moins que sur la forme, il faut se contenter d’un troisième tome un bon cran en deçà des deux premiers, une conclusion hâtive à ce qui aurait pu devenir une excellente trilogie.

Allez, on se consolera sûrement de cette Demi-couronne en demi-teinte avec les prochains romans de Jo Walton annoncés dans la collection « Lunes d’encre » : Tooth and Claw et surtout My Real Children, qu’auréole une jolie réputation.

L'Épée de l'Ancillaire

[Critique commune à La Justice de l'Ancillaire et L'Épée de l'Ancillaire.]

Qui sait comment et pourquoi se forme la hype autour d’un livre ?

Au début était La Justice de l’ancillaire, premier volume des « Chroniques du Radch » et premier roman de l’auteure américaine Ann Leckie. Un livre qui nous est arrivé à l’été 2015 précédé d’un prestige certain, étant entendu qu’il a raflé à peu près tout ce qu’il se fait en matière de prix littéraires science-fictifs : un doublé Hugo-Nebula, un Locus du meilleur premier roman, un prix Arthur C. Clarke, un BSFA… et même le prix Bob Morane dans nos contrées. Excusez du peu. L’Épée de l’ancillaire, la suite, n’a dû se contenter que d’un BSFA et d’un Locus.

Autant dire que lorsqu’on a ouvert le bouquin, on a plus ou moins eu l’impression d’ouvrir l’Arche d’Alliance. Restait à voir si la hype était justifiée…

Futur lointain : l’humanité a essaimé sur de nombreuses planètes et s’est retrouvée confrontée à une poignée de races extraterrestres avec qui toute communication s’avère compliquée. Depuis trois mille ans, un empire – le Radch – a entrepris une implacable politique d’annexion, aidé en cela par sa souveraine immortelle, Anaander Mianaï, et sa cohorte de vaisseaux surarmés peuplés d’IA et d’ancillaires. Immortelle, l’empereur l’est devenue parce qu’elle est une et plusieurs : un même esprit réparti dans des dizaines (des centaines ?) de corps. Les vaisseaux (de trois classes : Justice, Épée et Miséricorde, d’où les titres des romans) sont pilotés par des IA ayant à leur disposition des centaines de corps de soldats – les ancillaires –, récupérés sur les planètes annexées. De fait, le Radch a tout d’un rouleau compresseur. Mais depuis vingt ans, le Radch a cessé de s’étendre. Pourquoi Anaander Mianaï a-t-elle changé sa politique ? Serait-ce à cause des Presgers, ces aliens brutaux rôdant aux marges de l’empire ?

Breq a été le Justice de Toren, fier vaisseau au service de l’empereur. Mais le Justice de Toren a été détruit vingt ans plus tôt, suite à une machination, et la seule chose qui en a survécu est un soldat ancillaire qui veut désormais se venger de l’empereur. Mais comment tuer une empereur théoriquement immortel ? Centré sur la vengeance de Breq, La Justice de l’ancillaire alterne flashbacks et (in)action présente. Après les révélations concluant le premier tome, L’Épée de l’ancillaire nous montre Breq mandaté en mission sur une station spatiale : complots et dégustation de thé constituent la majeure part du roman, avec un discours ténu sur les inégalités (la société radchaïe fonctionne sur une forme de clientélisme). Les deux romans sont longs, longuets, même, l’action y est rare et les humeurs de Breq finissent par lasser. L’univers du Radch impérial, dans son histoire comme sa géographie, demeure flou et monolithique, et la menace représentée par les énigmatiques Presgers reste hélas trop en marge – attendons de voir ce à quoi cela aboutira dans le troisième volet.

En l’état, les « Chroniques du Radch » apparaissent comme un terne melting-pot d’influences : on y retrouve pêle-mêle les Mentaux de la « Culture » de Iain M. Banks, les états d’âmes de L’IA et son double de Scott Westerfeld, le questionnement sur le genre faisant le sel de La Main gauche de la nuit d’Ursula K. Le Guin. De fait, la langue du Radch se distingue par son emploi par défaut du féminin : la soldat, la lieutenant, etc. Une affèterie intéressante, quoique probablement gratuite, qui peine à franchir la barre de la traduction : ce qui passe sans peine en anglais, où les déterminants n’indiquent pas le genre et où les adjectifs ne s’accordent pas, heurte en français. De plus, La Justice… pâtit d’une traduction rêche, où abondent les répétitions ; des défauts corrigés dans L’Épée…, heureusement.

Au regard de la hype évoquée plus haut et de sa kyrielle de prix, La Justice… et L’Épée de l’ancillaire suscitent l’incompréhension. Tout ça pour ça ? Une histoire sans grande originalité, avec un choix narratif particulier mais desservi dans le premier tome par une traduction râpeuse, qui se focalise jusqu’à l’obsession sur des détails, omettant au passage cet ingrédient indispensable à toute bonne histoire de SF : ce fichu sense of wonder ! Vous savez, ce vertige spatial/temporel/métaphysique qui vous a fait vibrer quand vous avez lu « Fondation », « Hypérion », « Succession »… Ici, il n’est présent qu’à doses homéopathiques. L’ensemble n’est pas nul ni même mauvais, juste affreusement décevant. Si un prix devait couronner La Justice… et L’Épée de l’ancillaire, ce serait celui du Roman le Plus Abusivement Surestimé de la décennie.

(Mais nous sommes faibles, et nous ne saurons faire l’impasse sur La Miséricorde de l’ancillaire.)

NDA : Ne parlez plus au chroniqueur de ce fichu service à thé !

La Justice de l'Ancillaire

[Critique commune à La Justice de l'Ancillaire et L'Épée de l'Ancillaire.]

Qui sait comment et pourquoi se forme la hype autour d’un livre ?

Au début était La Justice de l’ancillaire, premier volume des « Chroniques du Radch » et premier roman de l’auteure américaine Ann Leckie. Un livre qui nous est arrivé à l’été 2015 précédé d’un prestige certain, étant entendu qu’il a raflé à peu près tout ce qu’il se fait en matière de prix littéraires science-fictifs : un doublé Hugo-Nebula, un Locus du meilleur premier roman, un prix Arthur C. Clarke, un BSFA… et même le prix Bob Morane dans nos contrées. Excusez du peu. L’Épée de l’ancillaire, la suite, n’a dû se contenter que d’un BSFA et d’un Locus.

Autant dire que lorsqu’on a ouvert le bouquin, on a plus ou moins eu l’impression d’ouvrir l’Arche d’Alliance. Restait à voir si la hype était justifiée…

Futur lointain : l’humanité a essaimé sur de nombreuses planètes et s’est retrouvée confrontée à une poignée de races extraterrestres avec qui toute communication s’avère compliquée. Depuis trois mille ans, un empire – le Radch – a entrepris une implacable politique d’annexion, aidé en cela par sa souveraine immortelle, Anaander Mianaï, et sa cohorte de vaisseaux surarmés peuplés d’IA et d’ancillaires. Immortelle, l’empereur l’est devenue parce qu’elle est une et plusieurs : un même esprit réparti dans des dizaines (des centaines ?) de corps. Les vaisseaux (de trois classes : Justice, Épée et Miséricorde, d’où les titres des romans) sont pilotés par des IA ayant à leur disposition des centaines de corps de soldats – les ancillaires –, récupérés sur les planètes annexées. De fait, le Radch a tout d’un rouleau compresseur. Mais depuis vingt ans, le Radch a cessé de s’étendre. Pourquoi Anaander Mianaï a-t-elle changé sa politique ? Serait-ce à cause des Presgers, ces aliens brutaux rôdant aux marges de l’empire ?

Breq a été le Justice de Toren, fier vaisseau au service de l’empereur. Mais le Justice de Toren a été détruit vingt ans plus tôt, suite à une machination, et la seule chose qui en a survécu est un soldat ancillaire qui veut désormais se venger de l’empereur. Mais comment tuer une empereur théoriquement immortel ? Centré sur la vengeance de Breq, La Justice de l’ancillaire alterne flashbacks et (in)action présente. Après les révélations concluant le premier tome, L’Épée de l’ancillaire nous montre Breq mandaté en mission sur une station spatiale : complots et dégustation de thé constituent la majeure part du roman, avec un discours ténu sur les inégalités (la société radchaïe fonctionne sur une forme de clientélisme). Les deux romans sont longs, longuets, même, l’action y est rare et les humeurs de Breq finissent par lasser. L’univers du Radch impérial, dans son histoire comme sa géographie, demeure flou et monolithique, et la menace représentée par les énigmatiques Presgers reste hélas trop en marge – attendons de voir ce à quoi cela aboutira dans le troisième volet.

En l’état, les « Chroniques du Radch » apparaissent comme un terne melting-pot d’influences : on y retrouve pêle-mêle les Mentaux de la « Culture » de Iain M. Banks, les états d’âmes de L’IA et son double de Scott Westerfeld, le questionnement sur le genre faisant le sel de La Main gauche de la nuit d’Ursula K. Le Guin. De fait, la langue du Radch se distingue par son emploi par défaut du féminin : la soldat, la lieutenant, etc. Une affèterie intéressante, quoique probablement gratuite, qui peine à franchir la barre de la traduction : ce qui passe sans peine en anglais, où les déterminants n’indiquent pas le genre et où les adjectifs ne s’accordent pas, heurte en français. De plus, La Justice… pâtit d’une traduction rêche, où abondent les répétitions ; des défauts corrigés dans L’Épée…, heureusement.

Au regard de la hype évoquée plus haut et de sa kyrielle de prix, La Justice… et L’Épée de l’ancillaire suscitent l’incompréhension. Tout ça pour ça ? Une histoire sans grande originalité, avec un choix narratif particulier mais desservi dans le premier tome par une traduction râpeuse, qui se focalise jusqu’à l’obsession sur des détails, omettant au passage cet ingrédient indispensable à toute bonne histoire de SF : ce fichu sense of wonder ! Vous savez, ce vertige spatial/temporel/métaphysique qui vous a fait vibrer quand vous avez lu « Fondation », « Hypérion », « Succession »… Ici, il n’est présent qu’à doses homéopathiques. L’ensemble n’est pas nul ni même mauvais, juste affreusement décevant. Si un prix devait couronner La Justice… et L’Épée de l’ancillaire, ce serait celui du Roman le Plus Abusivement Surestimé de la décennie.

(Mais nous sommes faibles, et nous ne saurons faire l’impasse sur La Miséricorde de l’ancillaire.)

NDA : Ne parlez plus au chroniqueur de ce fichu service à thé !

Infinités

De Vandana Singh, auteure indienne née à New Delhi, mais vivant et travaillant désormais aux États-Unis, on avait pu lire jusqu’alors des nouvelles éparses (dans les revues Fiction, Angle Mort et le Bifrost 82) qui laissaient présager une plume très intéressante. Le présent recueil, fort de dix récits, d’un essai qu’on se permettra de juger relativement convenu, et d’un glossaire, vient confirmer cette impression de manière éclatante. Sous une sublime couverture d’Aurélien Police, servie par une traduction d’une grande finesse signée Jean-Daniel Brèque (y compris pour les trois textes repris), Singh use de son statut de femme indienne, professeur de physique, pour conférer à ses récits une empreinte très personnelle, où la sensibilité se marie à la subtilité sans pour autant négliger une dimension plus scientifiques.

Le premier trait saillant, c’est la prégnance de la culture indienne. Née et élevée en partie en Inde, l’auteure recourt à ses racines pour le cadre global de la quasi-totalité de ses récits – d’où le glossaire de termes indiens, à tout le moins bienvenu. Aux antipodes d’un décor inhabituel qui viserait à créer un sentiment d’exotisme propice au dépaysement du lecteur, ce cadre fermement ancré dans le quotidien, où le poids parfois trop lourd des traditions ne saurait faire oublier les vertus de la simplicité et du rapport à la nature et aux anciens, sert de terreau extrêmement fertile pour l’imagination de l’auteur. Ici, une femme souffrant du rigorisme exacerbé de son mari se découvre planète et n’aura de cesse de convaincre son entourage de la véracité de sa théorie. Là, une autre craint le retour annuel de la mousson, car elle sait qu’elle devient autre… Il n’aurait sans doute pas été possible à Singh de développer certaines des nouvelles de son recueil en dehors du cadre culturel indien, et de son code de conduite extrêmement rigide.

Si les thèmes abordés sont variés, et peuvent emprunter au fantastique, il s’en dégage néanmoins un attrait évident pour des histoires à fort contenu mathématique ou physique. Professeur de physique, donc, Singh puise dans ses connaissances pour en tirer des visions d’une beauté formelle évidente et hautement suggestives. On y croise donc un tétraèdre qui apparaît brutalement, tel le monolithe de Clarke, en pleine quatre-voies de New Delhi, ou encore un mathématicien qui tente d’accéder à l’infini via son étude de certains nombres remarquables. On y parle souvent d’univers parallèles qui seraient poreux, permettant l’irruption, dans le strict cadre indien qu’on vient d’évoquer, de phénomènes extraordinaires, dont on ne comprend au final pas grand-chose si ce n’est qu’ils génèrent un questionnement permanant sur nous-mêmes.

Car le dernier pan de l’écriture de Vandana Singh, peut-être le plus important, c’est son humanité, une humanité qui imprègne le livre de sa première à sa dernière page. Nous rencontrons ici des personnages authentiques, qui vont nous convier en toute simplicité à partager leur quotidien l’espace de quelques heures, jours, semaines. Cela tient à peu de choses, à une page initiale formidable pour chaque texte qui dévoile en douceur celui ou celle qui va nous accompagner, suscitant aussitôt l’empathie du lecteur. La quatrième de couverture évoque Theodore Sturgeon – on ne saurait être plus d’accord. Même si elle a tendance à prendre pour protagonistes des femmes, ce qui n’a rien d’étonnant du fait de son identité et de la place de ces dernières dans la société indienne, l’auteure brosse également le portrait d’hommes avec une finesse qui n’est accessible qu’à quiconque sait sonder l’âme humaine dans toute sa profondeur, une âme que Singh n’a de cesse de placer au même niveau que les merveilles scientifiques qu’elle nous donne à voir.

Oscillant entre science et poésie, mais d’un humanisme permanent, Infinités révèle de manière éblouissante le talent d’une auteure des plus attachante et à la voix unique, dont on attendra avec une grande impatience la prochaine parution.

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