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Eos

Tout d’abord, des phrases. Sans verbe. Innombrables. À vous en rendre la lecture pénible. Voire insupportable. Mais aussi, par moments, parce que nous sommes en pleine fantasy aventureuse, un style ampoulé faisant la part belle à maintes descriptions adjectivées. Les dialogues ? Des changements de registre constants et invraisemblables, entre blagues potaches, envolées lyriques, pseudo-trouvailles d’allitérations… Au final, tout cela fait étalage d’un savoir-faire que l’auteur n’a visiblement pas – ce qui, pour un premier roman, n’est pas problématique, loin de là, mais aurait dû inciter Arthur à plus de modestie. Ces défauts dans la forme, on serait prêt à les supporter si le fond en valait la peine… Las ! Tout commence comme une histoire de triolisme sans aucun intérêt. Puis le personnage-titre du roman, Eos, jusqu’alors plutôt sympathique, devient soudainement d’une brutalité extrême, sans que l’on comprenne son cheminement intellectuel. S’ensuit tout un tas d’aventures qui laissent totalement indifférent. Bref, ce livre ne vaut pas tripette. Alors, que l’éditeur le compare à Glen Cook et Terry Pratchett en quatrième de couverture, c’est au mieux maladroit, au pire insultant pour ces deux grands auteurs de fantasy.

« “Vous voulez voir mes sequins et mes farins, monsieur le marchand de bouquins ? Sentent-ils le crottin ? À moins que ce ne soit l’idée que je renifle le purin de votre esprit chagrin.
— Faquin ! fait le lippu en reculant d’un pas.
— Margoulin !, réplique Eos.
— Oh, mais… Vaurien ! fait le chauve en cédant encore du terrain.
— Moins que rien ! Face de saurien ! Tête de batracien ! Cannibale païen ! Retourne dans ta niche à chien !” »

Quatre mots de fin : ça ne vaut rien.

Les Vandales du vide

Après « Une heure-lumière », voici « Pulps », la nouvelle collection du Bélial’. Une invitation à l’aventure, à de la science-fiction sur grand écran et, surtout, à la distraction sans se prendre au sérieux, voilà comment l’éditeur qualifie ce nouveau label en début d’ouvrage – et quoi de mieux pour commencer qu’un texte inédit (en français).

Les Vandales du vide de Jack Vance, paru en 1953, raconte les pérégrinations de Dick Murdock, jeune Vénusien quittant sa planète natale pour rejoindre son père astronome en chef de l’observatoire lunaire. En chemin, il apprend que des navettes ralliant Mars et Vénus à la Terre ont mystérieusement disparu. L’une d’elle est retrouvée déchiquetée dans un cimetière galactique ; le bruit court qu’un certain Basilic serait à l’origine de cette attaque. Dick, à peine arrivé sur la Lune, va enquêter sur ce mystérieux individu, et découvrir que le satellite terrien n’est pas seulement un observatoire des étoiles, mais aussi un lieu cachant bien d’autres secrets…

La courte préface qui ouvre le roman est assez amusante ; contrairement à Jean Giono qui affirmait qu’aucun homme n’irait sur la Lune et que ce n’était pas souhaitable, Jack Vance clame dès 1950 que « le voyage spatial, c’est demain », et énonce quelques suppositions : l’homme ira sur la lune vers 1965 (bien vu) ; des vaisseaux atteindront Mars en 1968 ; les colonies martiennes et lunaires seront pour 1980… Si aujourd’hui cela prête à sourire, il reste que l’esprit de découverte des auteurs de science-fiction de ces années-là est toujours un plaisir de lecture, au même titre que les explications scientifiques qui jalonnent le roman, Vance s’attardant régulièrement sur des détails (techniques) non dénués d’intérêts et qui nous permettent de garder l’esprit ancré dans ce divertissement imaginaire et science-fictif que sont les romans de l’âge d’or de la SF.

Du haut de notre XXIe siècle, il est certaines choses que l’on regarde avec tendresse en lisant Vance, Asimov, Dick et bien d’autres auteurs de cette époque. Tous imaginaient, anticipaient certaines technologies à venir, sans manquer de passer à côté de certaines autres. Ainsi, dans Les Vandales du vide, on vit sur Mars et Vénus, mais le héros doit quand même développer (en chambre noire) les photos prises sur la Lune – détail touchant, qui, mélangé à tout ce développement technologique et scientifique, nous ferait presque remonter le temps et nous plonger dans la peau d’un lecteur des années 50 découvrant avec émerveillement des romans de « voyage ».

Les Vandales du vide se lit comme un polar, une enquête menée par Dick Murdock qui n’est pas sans évoquer la recherche holmesienne d’un mystérieux coupable, exercice que Vance maîtrise déjà suffisamment pour crédibiliser les agissements de son héros et éviter d’agacer le lecteur – qu’y a-t-il de plus énervant qu’un ado sûr de lui et prétentieux ? Si la fin du roman peut sembler légèrement bâclée (un peu rapide dans son dénouement), l’ensemble, des plus honnête, n’a finalement pas d’autre but que de nous divertir. Une bonne trouvaille, en somme, que ces Vandales du vide : à l’heure où la techno va très (trop) vite, ralentir un peu, se replonger dans des romans venus d’un passé pas si lointain qui nous disent l’avenir s’avère riche de vertus roboratives. Bref, une nouvelle collection bienvenue et qui commence avec du fun, comme annoncé. On n’en demandait pas davantage.

Résidence Beau-Rivage

Pierre Stolze est certes un auteur de SF et de fantastique, mais il est un écrivain à part, extraordinaire. Terme qu’il faut prendre au pied de la lettre. Ce qu’il écrit sort complètement de l’ordinaire, loin, très loin des sentiers battus. Tout le monde a fait l’expérience de lire ces thrillers ou ces romans de fantasy (surtout), tous excellents, et a éprouvé ce sentiment frustrant d’avoir lu cent fois la même chose… Eh bien, pas de ça avec Pierre Stolze ! S’il ne renouvelle nullement ni le fantastique, ni la SF, il leur impose des traitements à nul autre pareil.

Tout d’abord, il faut oser centrer tout un recueil sur l’immeuble où l’on réside et ses environs pour en envisager l’avenir sur quelques décennies. Deux immeubles, plutôt moches, ayant tout du HLM, que l’on voit sur la couverture (NDRC : L’un des deux est effectivement celui de l’auteur, photographié par lui-même !). Rien dans ce visuel ne peut donner à penser que l’on a affaire ici à un recueil de textes ressortissant aux genres de l’Imaginaire. On y verrait plutôt un essai sociologique sur l’urbanisme ou la vie des cités.

On découvre dans la première nouvelle que non seulement l’ascenseur qui vient d’être rénové parle avec un accent allemand, qu’il dessert onze des douze étages de l’immeuble, ce qui est a priori normal, mais aussi l’enfer en dessous et le paradis au-dessus !

La novella qui suit voit son action principalement située dans la maison de retraite Les Chênes Verts, où vit la mère de Bernard Maillard, sur les berges de la Moselle. Il s’avérera que son oncle n’est pas seulement un fin connaisseur du fruit de la vigne, un cinéphile émérite et un chaud lapin ; le flic enquêtant sur la disparition de la femme de Bernard finira par en perdre son latin (Stolze s’amuse à semer et à commenter moult expressions latines tout au long de l’ouvrage). Après avoir longuement flirté avec la littérature générale, le texte fini dans une efflorescence de fantastique (ou de SF ?).

Suit une courte pochade de quelques pages sur les prophéties mayas (et aldébaraniennes), et les fins des mondes censées s’ensuivre que l’on ne saurait attendre qu’avec force verres de blanc des côtes de Moselle.

En 2024, la centrale nucléaire de Cattenom, non loin de Thionville, où tout le recueil se passe, a fini par sauter. Attentat ou tremblement de terre… La vie a repris ses droits dans ces territoires contaminés où des gens ont néanmoins survécu ; une expédition s’en vient explorer la résidence Beau-Rivage qui a résisté à l’explosion. Peut-être un endroit où rester à l’écart des turpitudes du monde…

En 2050, le réchauffement climatique a fini par noyer une bonne partie de l’Europe du nord, générant son flot de réfugiés tandis que les accords de Schengen ont été dénoncés depuis longtemps. Parmi les bateliers de la Moselle, il en est pour profiter des malheurs du monde en se faisant passeurs jusqu’à ce que, la tragédie survenant, ils ne se transforment en Charon.

Dans les deux derniers textes, Pierre Stolze délaisse le ton drolatique du début sans pour autant qu’il y ait de rupture ; la dernière nouvelle, qui tient davantage du policier que d’une SF qui n’offre que le contexte, s’avère même franchement dramatique.

L’écriture et les personnages croisés dans ce recueil entretiennent le flirt permanent de ce dernier avec la littérature blanche sans cependant dénier à aucun moment les genres de l’Imaginaire – si on excepte la dimension politique, Résidence Beau-Rivage ne peut guère se comparer qu’à l’excellent recueil de Claude Ecken, Au réveil, il était midi (l’Atalante), les deux auteurs ayant en commun de tenir la distance avec les riens de la vie quotidienne de tout un chacun. Mais surtout, on s’amuse beaucoup. Bâtir un recueil cohérent autour d’une résidence quelconque d’une quelconque ville de province et y intéresser le lecteur était certes un pari un peu fou. Un pari tenu, et gagné.

Bioshock Rapture

Outre une poignée de nouvelles, on a pu lire de John Shirley La Ballade de City, un remarquable roman dans la mouvance cyber-punk (paru en 1986 chez Lattès, ce qui ne nous rajeunit pas). Plus récemment, deux romans alimentaires, l’un tiré du jeu Watch Dog et l’autre de la franchise Predator. Veine alimentaire dans laquelle se situe aussi Bioshock-Rapture, qui constitue la préquelle d’un jeu vidéo. N’étant pas joueur, le présent roman sera ici traité en tant que tel, sans référence aucune au jeu qui l’a inspiré et dont j’ignore tout.

Andrew Ryan est devenu milliardaire aux États-Unis où il est arrivé tout jeune, fuyant la révolution bolchévique en Russie. Mais l’Amérique est loin d’être assez libérale pour lui qui exècre l’état et son corollaire, l’impôt, ne jurant que par la libre entreprise et l’économie de marché. Ryan serait un thuriféraire avant l’heure des Friedrich Hayek et Milton Friedman… En 1945, persuadé que le monde court à la ruine nucléaire, Ryan décide de fonder son utopie ultralibérale là où il pourra jouir de la plus parfaite extra-territorialité : au fond de l’océan. Et notre Ryan de poser d’emblée la question qui fâche : « Ce qu’un homme obtient par son travail, à la sueur de son front… Cela ne lui revient-il pas de droit ? » Il rêve ainsi d’une cité où les artistes n’auraient pas à craindre la censure, les scientifiques ne seraient pas inhibés par l’éthique… Mais qui peut devenir milliardaire à la sueur de son seul front ? Comme dit le proverbe corrigé : l’avenir appartient à ceux qui ont des ouvriers qui se lèvent tôt. D’emblée, le ver est dans le fruit. Les dés sont pipés puisque tout appartient à Ryan. Le capitalisme repose sur le fait qu’il y a des ressources naturelles que chacun pourrait (théoriquement) exploiter par son travail pour s’enrichir. Rien de tel à Rapture. Ryan invite dans son utopie des gens embrassant le même credo libéral que lui. Il tient à en écarter les parasites – syndicalistes, communistes, croyants et même simples altruistes. Il a fait sienne l’idée que seul l’égoïsme forcené mènera à une « utopique » justice sociale. « À leur arrivée, on avait imposé à la plupart des habitants de la cité sous-marine de changer leurs dollars américains en dollars de Rapture, Ryan ponctionnant sur le change une part destinée à assurer les frais de maintenance des divers services de la ville. » (page 105). Au temps pour l’utopie sans impôts !

Rapture est aussi un univers totalement clos sur lui-même, ce qui ne facilitera guère le libre-échange… car, si on y entre, on n’en ressort pas, même si ça tourne mal.

Et il advient ce qui devait advenir : l’utopie ultralibérale vire fissa à la dystopie la plus totalitaire tandis que gronde le mécontentement, puis la révolution…

Rétro-anticipation politique, virulente critique de l’ultralibéralisme, avec Bioshock-Rapture, John Shirley met parfaitement en relief tous les mécanismes de l’inévitable échec d’une utopie qui tourne à la tragédie, quand bien même l’auteur laisse à la fin une minuscule touche de ciel bleu dans un immense océan de noirceur. Contre toute attente, Bioshock-Rapture s’avère un bon roman, pas un chef-d’œuvre, non, mais une excellente surprise, tant on ne s’attendait pas à trouver là une critique politique aussi acerbe.

Reste le livre en tant qu’objet. Joli, certes. Mais à 28 euros, on se demande si le prix n’est pas en soi une illustration du propos…

Métaquine

La métaquine. Molécule miracle, psychotrope au spectre large, le produit semble une véritable panacée chimique pour les laboratoires Globantis qui espèrent en tirer un maximum de profit sans s’embarrasser de ses éventuels effets secondaires. On ne compte plus les usages d’un médicament tellement efficient qu’il échappe aux prévisions les plus optimistes de ses concepteurs. La métaquine réconforte les anxieux, soigne les TOC, guérit les psychoses aigües. Elle apaise aussi les troubles bipolaires, rétablissant les fonctions synaptiques endommagées, contourne les blocages ou inhibitions. Elle calme les bouffées délirantes des schizophrènes et combat même les addictions les plus retorses. Mais surtout, elle facilite la concentration des enfants hyperactifs, les transformant en agneaux dociles, en éponges prêtes à absorber les connaissances sans rechigner. Bref, la métaquine crée des individus parfaitement ajustés à la réalité de la société.

Responsable du marketing chez Globantis, Curtis ne doute pas un seul instant du succès de son plan de développement. C’est le client qu’il faut atteindre directement, quitte à zapper l’étape institutionnelle. L’argument ne laisse en tout cas pas insensible Clothilde, une élue très remontée contre le lobbying outrancier de l’entreprise pharmaceutique. Il inquiète fortement aussi Sophie, spécialiste du cerveau à la retraite qui s’est prise d’affection pour Régis, le voisin du dessus. D’une imagination débordante, le petit garçon a le seul tort de ne pas être assez attentif en classe, ce qui fait de lui une cible idéale pour la molécule. Heureusement, il peut compter sur son beaup, Henri, pour s’opposer au traitement. Le bougre a déjà recueilli sa mère Aurélia, une cybertox au stade terminal. Hélas, il flirte avec le burn-out et les envies de meurtre. Dans un monde aux contours incertains, où les faux-semblants abondent, malgré les avertissements de Ferdinand A. Glapier, le lanceur d’alerte omniscient du Web, tous semblent victimes du même tropisme. Une affinité irrésistible pour les collines boisées de La Guillane qui agit comme un attracteur étrange sur leur conscience.

Bien connu des amateurs du genre, François Rouiller ausculte depuis quelques années la science-fiction et ses représentations. Les plus chenus ont peut-être lu son essai Stups & fiction et le guide qu’il a consacré à la SF chez Les Empêcheurs de penser en rond. Le voici qui passe de l’autre côté du miroir pour nous livrer avec Métaquine® un récit tenant davantage du roman coupé en deux que du diptyque.

Au-delà de la simple dénonciation du milieu pharmaceutique, l’auteur suisse réveille de multiples réminiscences, mettant son érudition au service de son propos. En lisant Métaquine®, on pense à la « Trilogie Chronolytique » de Michel Jeury, à Nancy Kress ou à Greg Egan. Mais au jeu des références, c’est bien entendu Philip K. Dick qui s’impose en raison de thématiques assez proches des obsessions de l’auteur américain. Les fables de la gnose et du catharisme entrent ainsi en résonance avec les simulations hyperréalistes des ordinateurs à qubits, pendant que la physique quantique se coltine aux neurosciences pour redéfinir la conscience et la perception du réel. François Rouiller s’aventure sur un terrain aux frontières mouvantes, armé des outils de la science-fiction, pour susciter ce vertige spéculatif si familier à l’amateur du genre. Il bouscule nos certitudes sur le réel à grand renforts de superpositions d’univers, d’état quantique et de conduction synaptique, transformant nos crânes en boîte de Schrödinger. Et il nous abandonne, épuisé mais heureux, au terme de 800 pages d’un crescendo constant et maîtrisé.

Avec Métaquine®, François Rouiller met sur la sellette le fameux cogito de Descartes, en faisant entrer dans l’équation les neurosciences. Il propose ainsi au lecteur de quoi phosphorer longtemps sur la nature de la réalité : un remède contre l’ennui à ne pas rater, assurément.

Note : On renverra les convaincus vers le site suivant, histoire de prolonger l’expérience : http://www.metaquine.com/

La Faim du loup

La dynastie Wylie reste un grand mystère et la mort de son aîné Ben, dont on vient de retrouver la dépouille nue, lovée dans la neige de l’Alberta, ne risque pas de modifier ce fait. Parfaite incarnation du mythe du self-made-man, la famille a bâti sa fortune, la huitième plus importante du monde, en amassant les milliards sur trois générations grâce aux médias, au pétrole et à l’immobilier. Réputés surtout pour leur avarice, les Wylie ont toujours fui les univers de la politique et de la célébrité, leur préférant l’ombre des marchés financiers. Pourtant, leur plus grand secret n’est pas celui de leur réussite. Il se trouverait plutôt caché dans leur demeure du Grand Nord canadien. Fils de ses gardiens, James Cabot en sait long sur le sujet. Il espère d’ailleurs en tirer un maximum de profit, histoire de s’offrir une vie dorée à New York…

L’annonce de la création de la collection « Exofictions » chez Actes Sud a suscité chez l’amateur de science-fiction une curiosité teintée de scepticisme. Fallait-il y voir une victoire à la Pyrrhus du genre ? Dans un monde où la science-fiction apparaît partout, l’hypothèse venait-elle confirmer les propos des thuriféraires d’une dissolution du genre dans le quotidien ? Près de trois ans plus tard, avec désormais plusieurs livres inscrit au catalogue, les choses semblent plus claires. Un Big commercial space opera, un feuilleton post-apocalyptique, plus quelques autres romans guère stimulants, si l’on fait abstraction de Lafferty, et peut-être de Vollmann, les choix de l’éditeur ne font que conforter les préjugés à l’encontre de la science-fiction et relèvent d’un traitement subliminal du genre. Et ce n’est hélas pas La Faim du loup de Stephen Marche qui viendra bouleverser la donne. On devrait d’ailleurs s’en tenir à la lecture de la quatrième de couverture qui place la barre très haut en matière de faux ami. Adonc, le roman de Stephen Marche serait un conte sanglant ? Le seul sang répandu dans La Faim du loup est celui reproduit sur la toile Le Loup attribué à Paul Klee. L’histoire serait également une « subtile et glaçante métaphore de la bestialité du capitaliste » ? Le mot est lâché : métaphore. À croire que la science-fiction et le fantastique se réduisent à ce procédé littéraire. L’image plutôt que la réflexion. Le cliché plutôt que la transgression. En fait, le roman de l’auteur canadien s’apparente surtout à une immense supercherie où l’argument fantastique n’apparaît qu’à la marge. Le loup-garou est ainsi utilisé comme une figure de style, un prétexte déroulé en mode mineur pour filer la métaphore et ponctuer l’histoire d’une touche d’étrangeté. À vrai dire, les mâles de la dynastie Wylie auraient été affligés d’un eczéma purulent au moment de la pleine Lune, cela n’aurait pas changé grand-chose à l’affaire. Bref, oubliez tous vos classiques, La Faim du loup n’est rien d’autre qu’une énième fresque familiale, celle d’un empire multinational, dont la construction balaie avec nonchalance le XXe siècle. Un récit monotone et nombriliste, où le fric sert de leitmotiv et où même les sarcasmes se révèlent dépourvus de mordant.

On renverra donc les aficionados de la lycanthropie vers Glen Duncan, autrement plus incisif et ironique avec la trilogie initiée par Le Dernier loup-garou. Entre l’ersatz et l’authentique, mieux vaut privilégier le second.

Un chant de pierre

Une journée d’hiver, en pleine campagne. Au milieu d’un paysage marqué par les combats chemine une marée humaine dont le ressac vient battre les berges d’une route boueuse, déposant une laisse d’épaves calcinées ou pillées. Des hommes, des femmes, des enfants, jetés pêle-mêle, indistincts les uns des autres, harcelés par des groupes d’irréguliers aux armes dépareillées. Une foule de piétons angoissés obstruant le passage des rares véhicules qui tentent de se frayer un chemin parmi eux. Une déroute, en temps de guerre.

Abel et Morgan ont fui leur demeure, un château ancestral entouré de douves, abandonnant un refuge désormais trop exposé aux coups de la technologie militaire moderne. D’un regard volontiers cynique, Abel observe le spectacle désolant de la horde des réfugiés. Morgan se contente de le suivre, compagne silencieuse et un tantinet effrayée par l’inconnu et la violence latente imprégnant l’atmosphère. Les voilà bientôt contraints de rebrousser chemin, sous la bonne garde d’un groupe de soldats, vers leur château aux défenses bien dérisoires. Prisonnier du Lieutenant, une jeune femme dangereuse et inquiétante, ils vont assister au renversement inexorable de leurs valeurs.

Lorsqu’il signe ses romans sans l’initiale « M » insérée entre ses nom et prénom, Iain Banks troque le sense of wonder de la science-fiction contre les visions plus terre-à-terre de la fiction contemporaine ou contre des textes plus insolites mettant en scène l’absurdité de l’humanité. Un Chant de pierre relève de cette dernière catégorie. On pardonnera au chroniqueur d’afficher d’emblée un enthousiasme sans détour pour ce roman sombre, magnifié par une écriture impeccable. Mais que voulez-vous, difficile de résister lorsque la tragédie se pare de si beaux atours.

Un Chant de pierre est en effet un requiem, celui d’un monde à l’agonie dont on perçoit les ultimes soubresauts. Mais le roman s’apparente aussi à une complainte d’où ne ressort aucune noblesse d’âme ni aucun idéal. On serait d’ailleurs bien en mal de déceler la moindre rédemption dans ce récit cruel, à l’humour grinçant, où Abel, un bien piètre narrateur, nous relate ses derniers jours et la chute irrémédiable de sa maisonnée. Adressant ses derniers mots à sa compagne de jeu et d’amour, muette une grande partie du texte, il lui confie des pensées teintées de sadomasochisme, décrivant la relation perverse qui s’amorce entre eux et le Lieutenant. Son récit s’apparente à un huis clos angoissant, à une parade nuptiale placée sous le signe de la lutte des classes, de l’humiliation et de la paranoïa.

Situé en un temps indéfinissable, dans une contrée anonyme, le décor du roman évoque ces innombrables contrées frappées par les malheurs de la guerre. Un Chant de pierre se pare ainsi d’une résonance universelle, évoquant à la fois le passé de grands empires et le présent d’une multitude de conflits contemporains, y compris fratricides. Aussi vieille que l’humanité, la guerre et son cortège de fléaux accompagnent l’homme, imposant à l’ordre ancien le chaos et la loi du plus fort. L’instinct de survie se substitue à la morale, les premiers devenant les derniers dans une funeste comédie où se rejoue le même scénario. La guerre apparaît ainsi comme le grand égalisateur, réduisant la condition des uns et des autres à peu de choses.

Après Efroyabl angel, les éditions L’Œil d’or nous offrent donc un nouvel inédit indispensable de Iain Banks. Servi dans un écrin de qualité et bénéficiant d’une traduction de Anne-Sylvie Homassel rendant justice à la langue originale, Un Chant de pierre séduit par son caractère atypique et le charme vénéneux de son histoire. Ce serait un crime de le négliger.

La Maison dans laquelle

La Maison est un pensionnat où se retrouvent pour sept ans des garçons et des filles que l’on a envoyés là parce qu’à l’Extérieur, ils sont trop inadaptés, à cause d’un handicap lourd, physique ou psychologique, ou bien, plus tristement encore, parce que personne ne veut s’occuper d’eux. Ils en sortiront à leur majorité, qu’ils le veuillent ou non. Chassés du Dehors vers le Dedans, ils forment une communauté divisée en groupes qui se nomment pour certains d’entre eux Faisans, Rats, Oiseaux, Chiens… Chacun de ces groupes a son chef, son code vestimentaire, ses coutumes. Parmi ces gamins extraordinaires, quelques-uns se distinguent par leur charisme : le tout puissant Aveugle, maître de la maison et de ses passages secrets vers d’autres dimensions ; Sphinx, phénix et manchot ; Lord, à la beauté fatale ; l’angélique Macédonien, qui paie le lourd tribut du miracle ; Fumeur, le mécréant aux baskets rouges ; la brute Noiraud ; l’excentrique et flamboyant Chacal Tabaqui, prince du verbe, monté sur son destrier de fer ; sans oublier les Filles, et en tout premier lieu l’âpre Rousse et la discrète Sirène. On y trouve quelques adultes : un petit nombre d’enseignants médiocres, un directeur violent mais impuissant nommé Requin, et quelques surveillants parmi lesquels Ralf, qui saisit le mieux le fonctionnement des pensionnaires.

L’autre grand personnage, bien entendu, c’est la Maison, qui ne connaît guère de limites, pleine d’ailes, de greniers et de recoins. Elle laisse bruire une voix bavarde de ses murs recouverts de graffiti, poèmes et petites annonces en tout genre, autant d’inscriptions qui appellent l’élucidation prophétique. Et elle a ce terrible double, cette Forêt dans laquelle quelques pensionnaires, riches d’un don qui les effraie, peuvent « sauter », d’un degré de réalité à un autre, au risque de n’en jamais revenir.

Pendant près de mille pages, au sein de cette demeure, nous allons voir ces adolescents se créer un monde de légendes, parcourir des nuits sans fin à s’enivrer de contes, d’alcools forts et de cigarettes, découvrir la mort et l’amour, et enfin se préparer à la sortie, si tant est qu’elle est possible. L’univers de la Maison sera perçu à travers les lentilles colorées et légèrement déformantes de la personnalité de ses pensionnaires, ce qui contribuera grandement à donner au récit sa tonalité fantastique.

Tout est légende dans ce livre, et en premier lieu sa propre histoire : roman unique d’une parfaite inconnue, dont le manuscrit circule obscurément depuis quinze ans et qu’un hasard sauve d’un anonyme naufrage en le déposant dans la boîte d’un éditeur. Sa légende noire se rehausse avec brillant des éclats d’argent parsemés sur la très belle couverture sombre du volume, qui semble un morceau de mur détaché de la Maison.

Ce livre est bien plus qu’un nouveau récit, fantastique, de l’initiatique adolescence : on ne pourra plus lire sans lui tous les grands prédécesseurs qui hantent ses pages, comme Dickens, Carroll, Hammett, Bach, Golding, Borges, Andersen, Rilke, l’Ecclésiaste même, mêlés à Peak, Rowling, ou encore Bob Dylan et John Lennon… Par son ton, sa richesse, sa profondeur, La Maison dans laquelle rappelle que des lecteurs adultes, ça n’existe pas, et que nous sommes tous des adolescents, fragiles et blessés, doués du verbe qui métamorphose, et sauteurs perpétuels d’un univers à un autre. Franchissons au plus vite le seuil de cette Maison !

Exil

L’action se déroule aux États-Unis. Un homme, dont on ne connaîtra jamais le nom, attend dans une limousine allemande. Chaque soir, il transporte des prostituées de luxe vers un rendez-vous qui change à chaque fois. Pour tuer le temps, il fume en lisant ce qu’on pourrait appeler de la littérature facile. Il n’est rien d’autre que cette attente et ce transport dont il ignore tout. Jusqu’au soir où la prostituée qui regagne le véhicule est blessée mortellement et lui remet avant d’agoniser une carte électronique qui, selon toute apparence, lui a coûté la vie. Une folle course-poursuite s’enclenche avec les hommes qui cherchent à récupérer cette carte. En tentant de gagner la frontière canadienne, l’homme finit par échouer dans un village perdu, Grey Lake, qui condense tout ce que l’Amérique peut avoir de plus attardé. Il y devient malgré lui l’adjoint d’un shérif vieillissant et se met à enquêter sur une série de meurtres atroces qui viennent d’avoir lieu. Ceux-ci ne se révèleront pas sans lien avec sa propre histoire, que le lecteur découvre peu à peu au fil de flashbacks de son enfance mais aussi de sa jeunesse, passée dans la Silicon Valley avec les pionniers de l’informatique…

Exil est le quatrième roman du Suisse Frédéric Jaccaud et le troisième à la « Série noire » après La Nuit et Hécate (2014). On y navigue entre une atmosphère de polar et un fantastique esquissé, rempli d’horreur et proche de l’absurde. Mais qu’on ne s’attende pas à trouver un réel dénouement : tout le ressort de l’intrigue repose sur l’identité d’un inconnu qui se révèle être la clé d’un code dont on comprendra à demi-mot seulement quel noir projet il permet de réaliser. Ce roman se fait l’écho de notre société moderne, contrôlée mystérieusement par des puissances obscures qui ne sont que les filles dénaturées des utopies hippies de la fin des années 60, mais aussi de celles des années 90 où l’on rêvait le hacker comme nouvel homme libre. Ce sont donc Allen Ginsberg, William Burroughs, Philip K. Dick, William Gibson et tant d’autres de cette trempe que F. Jaccaud convoque au fil de son texte pour nourrir son écriture.

Au final, nul sens général à dégager sinon pointer presque métaphysiquement vers un sujet qui, hélas, ne sait rien de lui-même, perdu dans un univers un peu convenu… Frustrant.

Jouer des parties de jeu de rôle

Le jeu de rôle « sur table » est une pratique vieille d’une quarantaine d’années, si on la fait débuter avec la publication de Donjons & Dragons, en 1974. Dans la forme la plus classique de cette activité, un petit groupe d’amis se rassemble dans un endroit tranquille. L’un d’eux, le meneur de jeux, prépare la structure (ouverte) d’un récit, dont les autres joueurs vont incarner les personnages, construisant l’histoire à travers un dialogue à la forme assez libre. Si la réflexion sur le jeu de rôle a atteint le monde universitaire, peu de livres existent qui s’adressent au grand public des joueurs et traitent non pas d’un jeu en particulier, mais du jeu de rôle en général.

Mener des parties de jeu de rôle est un recueil d’articles abordant un grand nombre de sujets du savoir-faire rôlistique, à savoir comment, en tant que meneur de jeu, animer des parties agréables, intéressantes et mémorables. Le livre ne se vend pas explicitement comme tel (et c’est un tort), mais sa lecture est tout à fait recommandable pour les meneurs débutants. On y trouve nombre d’évidences (organiser des parties, enseigner un jeu, commencer…) que j’ai rarement vues abordées ailleurs. Les articles sont longs, fouillés, et explorent une belle gamme de sujets. Les plus « classiques » (improviser, décrire, incarner des PNJs, jouer en musique) n’apprendront que peu de choses aux meneurs expérimentés, mais même ceux-ci trouveront leur bonheur dans les articles les plus théoriques (rassembler et diviser, dompter la linéarité, animer les scènes spéciales…). J’ai aussi été intéressé par les articles sur le jeu procédural (avec génération de donjon semi-aléatoire), le jeu à distance, ou les techniques de narration partagée.

Le livre est sérieux, touffu, bien dirigé, avec une approche quasi-universitaire. Tout meneur de jeu trouvera des idées et des techniques à y piocher, amenées sans dogmatisme avec la volonté affichée de théoriser un peu notre pratique pour enrichir l’expérience de tous.

Je regrette toutefois que le livre ne se soit pas encore plus tourné vers les débutants. La mise en page est austère, les exemples rares, les illustrations absentes. Sérieux, mais pas très attirant, donc pas évident à recommander. De même, le livre est basé sur la conception « classique » du jeu (un meneur prépare une partie en avance pour un petit groupe de joueurs). Même s’il permet des incursions vers des façons plus modernes et expérimentales de jouer (jeu à distance, Old school renaissance…), il ne va pas au fond de cette pratique classique. Voici quelques titres d’articles que j’aurais aimé y lire : Que faites-vous ? : passer et reprendre la parole, relations de personnages et relations de joueurs, utiliser et dépasser le cliché : la construction d’un imaginaire commun, mener pour des enfants, faire croire à son univers, mener une histoire en temps contraint

Bref, Mener des parties de jeu de rôle est une lecture passionnante, mais il reste de la matière à traiter ! À quand un tome 2 ?

Ça vient de paraître

Au-delà du gouffre

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 120
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