Connexion

Actualités

La sélection du GPI 2016

Du Bélial' dans la première sélection du Grand Prix de l'Imaginaire, millésime 2016 ! « Facteur X » de Laurence Rivière, Lum'en et « Ethfrag » de Laurent Genefort, Le Château des millions d'années de Stéphane Przybylski, La Ménagerie de papier de Ken Liu ou encore L'Été de l'infini de Christopher Priest…

Ecriture, mémoires d’un métier

Le 19 juin 1999, Stephen King a été renversé par un van alors qu’il faisait une promenade à pied et a bien failli y laisser la vie. A ce moment-là de sa carrière, il avait écrit la moitié environ de son ouvrage en cours : Ecriture, mémoires d’un métier. Pour être précis, il avait fini la partie « Curriculum Vitae » qui ouvre le livre (pages 17 à 128, édition Livre de Poche), la partie « Boîte à outils » (pages 131 à 161) et avait à peine attaqué la partie « Ecriture » (pages 165 à 298). Evidemment, au moment de proposer son ouvrage à son éditeur (et en se levant le 19 juin 1999 au matin), il ignorait que la version finale comporterait un post-scriptum (pages 301 à 321) où il relaterait son accident et explorerait les liens très forts qu’entretiennent l’écriture et la vie.

Ecriture, mémoires d’un métier est donc un livre étrange, sur tous les plans (celui de la vie de son auteur, de son élaboration et de son architecture) ; il est tranché en son mitan. Et cet équilibre qui se joue sur plusieurs niveaux (la balance a deux plateaux, une pour l’avant-accident, l’une pour l’après) confère à l’ouvrage une saveur particulière, une chair très dense et très lourde. Lire Ecriture, mémoires d’un métier c’est partager avec un auteur ce qu’il a de plus intime : son écriture et la place qu’icelle tient dans sa vie. A ce jeu-là, Stephen King se révèle une fois de plus un maître. La partie « CV » (autobiographique) nous apprend entre autres choses qu’il fait partie d’une génération qui a eu le pouvoir de changer le monde et a préféré le télé-achat. La partie « Boîte à outils » nous montre à quoi ressemble la palette d’un écrivain aussi aguerri que Stephen King (et son acuité en la matière). La partie « Ecriture » nous apprend comment utiliser cette palette/boîte à outils et pour quels résultats. Quant au post-scriptum, il nous fait pénétrer dans les pensées d’un homme revenu d’entre les morts et qui place évidemment Dieu quelque part dans le processus de sa survie (sans prêcher, Stephen King ne prêche qu’en matière d’écriture : écrivez porte fermée, évitez les formes passives, utilisez le bon mot au lieu de chercher le beau mot, supprimez tous les mots inutiles).

On peut conseiller la lecture d’Ecriture, mémoires d’un métier à trois types de lecteurs : ceux qui veulent écrire, ceux qui aiment les romans/recueils de Stephen King et veulent replonger dans son œuvre par un biais différent, et enfin ceux qui veulent le découvrir. Car paradoxalement, Ecriture, mémoires d’un métier s’adresse presque davantage à ceux qui ne l’ont pas lu, à ceux qui voudraient comprendre pourquoi Stephen King est à part, pourquoi il n’y a qu’un écrivain au monde comme lui, à la confluence des littératures de genre et du naturalisme.

Si l’ouvrage est indispensable, on regrettera son édition française (Albin Michel/Livre de Poche) affublée d’une traduction déplorable.

Cœurs perdus en Atlantide

Années soixante. Le jeune Bobby Garfield voit arriver dans la maison familiale un étrange locataire, un homme âgé : Ted Brautigan. Malgré les réticences de la mère de Bobby, veuve, Ted va se lier d’amitié avec l’enfant et lui faire découvrir, entre autres, la beauté de la littérature, notamment grâce à Sa Majesté des mouches de William Golding. Mais Ted est décidément très étrange : il a des absences, il y a des choses qu’il sait mais ne devrait pas savoir et, pire que tout, il semble recherché par des hommes en jaune plutôt inquiétants.

Voilà un des romans les plus étonnants de Stephen King, qui surprend bien davantage par sa structure que par son propos (plutôt limpide). La première moitié (pages 13 à 324 de l’édition Livre de Poche), où a lieu la rencontre entre le jeune Bobby et Ted, est un concentré de ce que King sait faire de mieux : les amours, les émerveillements et les violences de l’enfance, la peur, la menace, une description hallucinante de maîtrise des années soixante. Cette première partie, généreuse, qui prend son temps sans jamais ennuyer, force l’admiration de bout en bout, c’est tout simplement une des plus grandes réussites de l’auteur, qui se permet même de faire le lien avec une autre de ses œuvres maîtresses… je n’en dirai ici pas davantage.

Les parties suivantes du roman sont celles de la submersion de l’Atlantide, de la fin de la magie des années soixante, sorte d’âge d’or inégalable. Dans Cœurs perdus en Atlantide, Stephen King lie cette mort, ce gâchis, à la guerre du Viêtnam et à l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy (sillon qu’il creusera sur plus de mille pages dans 22/11/63). Cette deuxième moitié du roman, très américaine, est d’une certaine façon une image inversée de la première. Autant la partie avec Ted et Bobby Garfield est facile à lire, universelle, coule toute seule, autant la seconde partie demande une solide connaissance de l’histoire américaine récente et beaucoup d’attention (notamment quand on arrive sur les cinquante dernières pages). La première partie est située à une époque merveilleuse (mais pas parfaite), la seconde explore la mort et le cadavre de cette ère miraculeuse (de cette utopie ?) révolue.

Il y a des choses formidables dans cette seconde partie : les stratagèmes du vétéran Willie pour gagner sa vie en tant qu’aveugle, les longues parties de cartes (de chasse-cœur) qui vont tant coûter à Pete alors qu’il vient d’entrer à l’université, la scène d’amour dans la voiture avec Carol Gerber (personnage fil rouge qu’on verra évoluer de l’enfance jusqu’à l’âge adulte tout au long du roman). Sans oublier évidemment le morceau de bravoure naturaliste : la chute de Rip-Rip dans l’eau glacée et son sauvetage.

Il y a dans Cœurs perdus en Atlantide un destin individuel (celui de Carol Gerber), une évolution intellectuelle qu’on pourrait rapprocher de celles décrites dans le formidable Léviathan de Paul Auster. Même si les deux livres ne parlent pas de la même époque, ils évoquent l’un comme l’autre un continent perdu, une Atlantide engloutie, un idéal jadis important qui a fini par prendre l’eau et sombrer.

La Ligne verte

A l’origine de ce roman, il y a une proposition faite à Stephen King par son agent, Ralph Vicinanza : écrire, à la manière de Charles Dickens, un roman-feuilleton « à l’ancienne », où les lecteurs connaîtraient le début de l’histoire alors même que sa fin n’est pas encore écrite. Stephen King, en homme de défis, accepta le challenge, et il en résulta La Ligne verte, roman en six livraisons mensuelles, que King souhaita en outre voir publié dans les différents pays au sein de la collection la moins chère (en France, Librio fut ainsi choisie).

Alors qu’il passe ses vieux jours au sein d’une maison de retraite, Paul Edgecombe écrit ses mémoires et narre notamment les événements exceptionnels qui sont advenus durant l’année 1932. A cette époque, il était le chef du bloc E du pénitencier de Cold Mountain, le quartier des condamnés à mort surnommé « la Ligne verte » à cause de la couleur du linoléum qui recouvrait le sol. Lui et ses adjoints avaient la lourde tâche d’accompagner les condamnés jusqu’à la chaise électrique. Aussi, quelle que fût l’atrocité du crime commis, le mot d’ordre était de les traiter de manière humaine, pour éviter tout problème et ne pas surcharger inutilement une atmosphère déjà bien tendue. Paul pouvait compter sur ses adjoints, mais devait gérer le cas du gardien Percy Wetmore, jeune blanc-bec au bras long fasciné par le mode d’exécution. Paul se souvient bien de 1932, car cette année-là John Caffey (« comme la boisson, sauf que ça s’écrit pas pareil ») arriva au pénitencier : un colosse noir, coupable d’avoir tué deux fillettes, et qui prétendait « ne pas avoir pu faire autrement ». Un homme paradoxalement doué d’un incroyable pouvoir de guérison. C’est aussi en 1932 que Percy Wetmore commit l’irréparable…

En 1996, date de la parution de La Ligne verte, King a déjà pas mal d’années d’activité derrière lui, on ne sera donc guère surpris par la qualité de la narration, qui sait introduire les éléments progressivement, tout en tricotant les relations entre les différents personnages. Ainsi, le caractère des uns et des autres, les événements survenus, l’étrange pouvoir de John, tout cela constitue un ensemble logique, cohérent, dont les différentes parties résonnent entre elles. Le traitement des allers-retours entre le présent et le passé est impressionnant : alors que le lecteur pensait simplement avoir affaire à un récit en flashbacks, il s’aperçoit progressivement que les scènes dans la maison de retraite sont aussi importantes que celles de 1932, et permettent au passage à King de disserter sur la manière de raconter le plus efficacement une histoire. L’intégration des résumés de l’intrigue au début de chacun des épisodes 2 à 6, que King dit inspirée de l’œuvre de Dickens, est également une merveille d’intelligence. Et cette leçon d’écriture acquiert d’autant plus de force qu’elle sait se faire discrète. Simple comme bonjour ? Pas si sûr : de longues années de pratique, vous dit-on.

L’autre aspect qui caractérise ce roman, c’est la profonde humanité qui s’en dégage. Le bloc E représente pour les condamnés les derniers instants avant la mort et, pour les matons, une tension de tous les instants, car ils sont régulièrement confrontés à des hommes extrêmement violents. Les sentiments humains sont ainsi exacerbés, et la meilleure réponse à apporter est d’essayer de conserver un calme (de façade, au moins) permanent, ce à quoi peut contribuer l’humour. Paul et les siens alternent ainsi, comme dans un yo-yo, les moments de franche rigolade et de camaraderie, et les instants nettement plus dramatiques (les tentatives répétées de William Wharton, la méchanceté crasse de Percy…). King, encore une fois, dose parfaitement ses effets, et nous fait passer du rire aux larmes en quelques lignes, entre les pitreries de Mister Jingles, la souris intelligente, et la maladie atroce qui s’empare de la femme du directeur de la prison. Ce rollercoaster émotionnel ne laisse pas indemne, et même s’il fait la part belle aux bons sentiments, on est chez King, il contient donc sa dose de méchanceté sardonique.

Et le fantastique, dans tout ça ? Il est au cœur du roman, via le pouvoir de John. Son utilisation semble tracée à l’avance, et s’avère donc assez prévisible (Caffey guérit untel, puis untel, puis untel…) jusqu’au moment où King prolonge de manière inattendue son propos. Difficile de dire s’il avait cette idée en tête dès le début de la rédaction, qu’il a vraiment effectuée en six fois, mais si cela n’était pas le cas, sa narration rattrape merveilleusement le coup et nous fait considérer ces développements comme coulant de source.

La Ligne verte fut adaptée au cinéma par Frank Darabont, pour ce qui est l’un des meilleurs films tirés de l’œuvre de King. Sans atteindre la subtilité du livre (quelques effets grandiloquents sont malvenus), il reste fidèle et peut compter sur un casting impressionnant, dont on retiendra bien évidemment Tom Hanks dans le rôle d’Edgecombe, mais aussi le toujours impeccable David Morse et la révélation Michael Clarke Duncan dans la peau de John Caffey.

Plaidoyer contre le racisme et la peine de mort, formidable leçon d’écriture, galerie de personnages inoubliables, plongée dans l’âme humaine dans tout ce qu’elle a à la fois de beau et d’affreux, La Ligne verte est assurément l’un des tout meilleurs romans de Stephen King.

Dolores Claiborne

Vingt-trois ans après sa sortie, Dolores Claiborne fait figure de chef-d’œuvre méconnu dans le corpus kingien. Il s’agit pourtant de l’un de ces romans que l’on conseillerait à ceux qui n’ont jamais lu King, mais s’en font une idée fausse sur la base de quelques films, pour leur montrer qu’il y a chez lui, au-delà des monstres et de l’hémoglobine, une vraie générosité, une empathie pour les sans-grade et les paumés, ainsi qu’un regard lucide sur la nature humaine. On regrette tout autant que l’adaptation qu’en fit Taylor Hackford en 1995 avec Kathy Bates dans le rôle-titre n’ait pas connu davantage de succès, malgré l’intelligence avec laquelle elle bousculait la structure du roman pour mieux en restituer l’esprit.

Dolores Claiborne, femme de ménage d’une soixantaine d’années, est soupçonnée du meurtre de Vera Donovan, son employeuse de longue date. Dolores nie toute responsabilité dans l’accident. Mais si elle se présente à la police, c’est pour confesser un autre meurtre qui lui pèse sur la conscience. La voici prête à raconter pourquoi, vingt-neuf ans plus tôt, elle a assassiné son mari au cours d’une éclipse solaire.

Dédié à la propre mère de King, Dolores Claiborne forme avec Jessie et Rose Madder une informelle « trilogie féminine », voire féministe. Si les trois romans sont liés par leurs thématiques (violence conjugale, inceste), Jessie et Dolores Claiborne présentent en outre une construction similaire (huis-clos, flashbacks, unité de lieu) et se rejoignent le temps d’une scène : le jour de cette éclipse de 1963 qui marque un tournant dans la vie des deux femmes, chacune a une vision de l’autre, qu’elle ne connaît pourtant pas.

Dolores Claiborne est cependant le plus abouti, mais aussi le plus poignant des trois. Contrairement à Rose ou à Jessie, plus passives, Dolores est un personnage qui prend les choses en main dès lors qu’il s’agit de protéger ses proches. Si les deux autres héroïnes sont blessées d’avoir subi ou laissé faire, Dolores est meurtrie d’avoir agi. Elle en a payé le prix depuis mais n’a jamais regretté ses actes.

Le roman se présente comme un brillant exercice de style, confession à la première personne qui donne à entendre la voix de Dolores avec son franc-parler, son langage de charretier, ses reparties cinglantes. La voix d’une femme que la vie a endurcie, qui a appris à rendre les coups et découvert que c’est parfois en voulant aider les siens qu’on les perd. Sans doute l’un des plus beaux portraits de femme de l’œuvre de Stephen King. Dolores sonne juste tout du long, dans sa volonté d’offrir à ses enfants une vie meilleure que la sienne comme dans la singulière affection qui l’unit à son dragon d’employeuse, parce qu’elles ont traversé les épreuves ensemble et ne peuvent compter que l’une sur l’autre. Loin des sempiternels clichés sur le « maître de l’horreur », Dolores Claiborne rappelle la place unique de Stephen King dans le paysage littéraire contemporain : un très grand écrivain, tout simplement.

Bazaar

« J’étais dans un état très sensible, parce que c’était le premier truc que j’écrivais sans drogue ni alcool depuis l’âge de seize ans. » — Stephen King, The Paris Review n°178 - 2006

Imaginez ce gars qui, de Rage à La Part des ténèbres, a rarement eu un regard très tendre sur ses congénères ; ce type qui a l’habitude de se vider en écrivant ses deux mille mots tous les matins ; imaginez-le assis devant sa machine à écrire, mais cette fois sans alcool ni drogue dans le sang et, avec pour seul anxiolytique, un vulgaire paquet de clopes. Stephen King observe l’un de ses laboratoires favoris, Castle Rock, ville où près de mille cinq cents âmes se tiennent prêtes à interagir sous son regard. Celui qu’on appelle le « maître de l’horreur » va décider d’anéantir tout ce petit monde. Et il est cette fois en pleine possession de ses moyens intellectuels, et sans aucune muselière chimique ou éthylique.

« J’ai toujours vu Leland Gaunt, le commerçant qui vole les âmes, comme une sorte de Ronald Reagan archétypal : charismatique, un peu vieux, ne vendant que de la camelote. Mais bien propre et brillante. » ibid.

Reprenant le concept de Salem, King utilise le fantastique pour faire tomber les masques dans une ville de pieux habitants bien sous tous rapports. Leland Gaunt ouvre sa boutique à Castle Rock et propose une foule d’objets hétéroclites. En fouillant, on peut trouver une carte introuvable et l’autographe d’une star de baseball, un bout de bois supposé issu de l’Arche de Noé en passant par une photo d’Elvis qui donne des orgasmes à qui la tient. Mais il y a toujours un double prix à payer.

« – Cent quarante ! Je n’irai pas plus bas. C’est ma dernière proposition.
– D’accord, répondit-elle, pantelante. D’accord, c’est d’accord, je vous les donnerai…
– Et bien entendu, il faudra aussi me tailler une pipe en prime”, ajouta Gaunt en lui souriant.
Elle leva la tête vers lui, la bouche ouverte en un O parfait.
“Qu’est-ce que vous venez de dire ? souffla-t-elle.
– Un pompier ! cria-t-il. Faites-moi une fellation ! Ouvrez cette splendide bouche corsetée de métal et sucez-moi la pine !
– Oh, mon Dieu ! gémit Myra.
– Comme vous voudrez. »
Bazaar, chapitre 4.

Outre dans cet exemple illustrant le côté carnassier du roman, ce double prix à payer est toujours constitué d’une somme dérisoire et d’un service à rendre au commerçant, le plus souvent une action portant peu à conséquence. Mais, tel un champion d’échecs, Gaunt accumule les petits avantages et, fort de sa connaissance des inimitiés locales, tisse un réseau particulièrement explosif sous les yeux de l’impuissant shérif Pangborn.

Parfois décrié pour sa longueur, Bazaar ne mérite pas qu’une seule ligne en soit coupée tant King y est précis, drôle et tragique, nous offrant ici l’une de ses meilleures satires en laissant libre cours à son humour noir. Un gros bijou. 

Ça

Ils sont sept : six garçons et une fille entre onze et douze ans vivant dans une petite ville du Maine profond, Derry. Une ville sans histoires, des vies sans histoires ? Cela pourrait… s'il n'y avait pas quelque chose d’enfoui dans les profondeurs de la ville, enfoui aussi dans les profondeurs de son passé. Derry est une bourgade visitée par des catastrophes périodiques : meurtres, massacres, inondations, qui reviennent tous les vingt-sept ans. Mais les mémoires n'en gardent pas trace, ni l'histoire, ni les journaux. Comme si quelque chose, ce quel-que chose-là, qui est enfoui, effaçait à chaque fois, des témoins survivants, le souvenir des horreurs. Jusqu'à ce que le groupe des sept soit confronté, par deux fois, à l'horreur cyclique, en garde la mémoire, et décide de la combattre, de se comporter en loups au lieu d'être des agneaux promis aux dents de l'égorgeur sans visage…

Voilà le thème de l’énorme roman du grandissime King, It en version originale… Un thème classique, que la petite ville en proie aux forces des ténèbres ? Sans doute — mais on sait bien aussi qu'on ne peut attendre du maître qu'il se répète… Ainsi, outre ses dimensions (qui ne laissent jamais place à la moindre « longueur », au moindre soupçon d'ennui), le roman est original par bien des points. Le premier est sa construction, une construction en tiroirs, en abîmes, qui fait alterner les séquences du passé (enfance) et celles du présent (les mêmes personnages, devenus adultes, vingt-sept ans plus tard), sans jamais qu'on puisse évoquer le flash-back : le passé est tout aussi présent que le présent dans l'écriture de King, puisqu'il peut arriver qu'une même phrase nous transporte d'un bout à l'autre de la flèche temporelle qui unit les deux séquences de crise. En fait, le roman est tout entier fait d'un morcellement continuel entre les personnages, les lieux, les époques, les situations, qui naturellement se répondent. Et sans jamais que le lecteur n'y perde son latin. King écrit : « Une histoire mène à une autre, puis à une autre ; elles vont peut-être dans la direction souhaitée, peut-être pas. Qui sait, en fin de compte, si la voix qui raconte les histoires n'est pas plus importante que les histoires elles-mêmes ? »

Et il est bien évident que ce qui est prépondérant, primordial même dans ce si léger pavé, c'est la voix de l'auteur. Qu'on connaît : avec ce talent si particulier qu'il possède pour donner du relief aux tout petits détails, aux tout petits incidents de la vie quotidienne américaine saisie au ras du sol, cet art pour tout rendre si vivant, si présent, si visuel, tactile. Chaque roman de King est une tranche de gâteau, certes (cf. Hitchcock), mais aussi une bonne grosse tranche de pain brut cuit dans les fours de l'Amérique profonde (ici, une attention toute particulière est accordé au cancer, qui attaque et atteint un nombre impressionnant de personnages secondaires…)

Une autre originalité tient à la caractérisation des héros, où la notion de groupe est plus forte que les individualités qui le composent, même si chaque personnage est dessiné sous toutes ses coutures… J'ai déjà souligné qu'il s'agissait d'enfants, doublement pourrait-on dire, puisque l'enfant en chacun des personnages reste vivant et fort dans l'âge adulte. Il y a Bill, affligé d'un bégaiement perpétuel, et qui plus tard deviendra écrivain de romans fantastiques (un double de l'auteur) ; il y a Beverly, la seule fille du groupe, la plus adulte, naturellement, et que la conscience de sa beauté travaille, en même temps qu'elle remue la fibre prépubertaire de ses copains ; il y a Eddie, qui souffre de crises d'asthme et ne se sépare jamais de son inhalateur fétiche qui ne contient qu'un placebo ; il y a Ritchie, qui est myope, Ben, obèse, Stan, Juif, et Mike, Noir. Trop beau pour être vrai, trop symbolique pour être réaliste ? Enoncé comme ça, sans doute. Mais le tour de force de King est d'avoir su rendre ces jeunes héros totalement humains et crédibles tout en les dotant d'une silhouette très schématisée. Ainsi prolonge-t-il la ligne déjà ébauchée dans sa novella « Le Corps », à laquelle on pense plusieurs fois.

Mais on sait que l'enfance tient une place à part dans l'univers de Stephen King. Et que la clé de toutes les peurs se situe dans l'enfance. C'est là la troisième originalité profonde du roman : les manifestations de « Ça, » ses apparitions, ses métamorphoses ont toujours un rapport direct avec le monde de l'enfance, ses magies et ses terreurs, qu'elles soient issues des films de série B vus dans un cinéma de quartier, ou de l'imaginaire nourri par une enfance pauvre et solitaire : « Le lépreux sous le porche, la momie qui marchait sur la glace, le sang dans le lavabo, les enfants morts du château d'eau, les photos qui s'animaient, le loup-garou qui poursuivait les petits garçons dans les rues désertes. » Et surtout le clown, ce clown terrible qui n'a pas d'ombre, dont les yeux ne sont que deux boules de peluche orange, cette effrayante matérialisation de la mort qui hante les égouts, les caves, les souterrains, les maisons désertes, les terrains vagues et les marais, lieux de jeu, de vie, d'agonie…

La force de l'auteur est là : avoir su donner à « Ça » autant d'apparences qu'un regard d'enfant peut prêter à une silhouette entraperçue, une ombre dans la nuit, l'épouvantail qui naît d'un rayon de lune et d'un manteau abandonné sur une patère. « Ça », c'est l'inconscient, bien sûr, mais aussi ce passage incertain entre l'innocence perverse de l'enfance et la volonté bornée de l'état adulte. C'est tout ce qui fait la vie, jusque dans ses aboutissants de douleur, de pourrissement, de mort cachée derrière le miroir. Métaphore magnifique, magnifiquement rendue.

Certes, on peut trouver quelques failles dans ce qui est naturellement un chef-d'œuvre (au sens traditionnel du terme : une œuvre magistrale qui est le couronnement de l'œuvre antérieure). Par exemple, les explications cosmiques de l'existence de « Ça », probablement inutiles ; par exemple la systématisation de l'emploi de ces phrases qui franchissent les chapitres ; surtout ce qu'on pourrait appeler le syndrome Liaison fatale, qui fait que, malgré la force de cet amour d'enfance qui lie Bill à Beverly, l'écrivain, l'épreuve passée, n'en retournera pas moins au giron conjugal… Mais ce sont là des broutilles qui n'entachent pas l'édifice. Ça demeure un bloc d'une densité exceptionnelle, d'une insolente et presque inexplicable beauté (car après tout… ce n'est qu'un roman d'épouvante un peu plus gros qu'un autre, non ?), un instant magique étiré sur plus d’une bonne dizaine d’heures de lecture.

Ça vient de paraître

Les Armées de ceux que j'aime

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 116
PayPlug