Le Syndrome Indigo
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Le Syndrome indigo est le premier roman d’une des figures de proue de l’avant-garde autrichienne, le jeune prodige Clemens J. Setz.
On pourrait le résumer en disant que c’est du Vian noir et intranquille. Tentons d’être un peu plus disert.
Le titre fait référence à une divagation New Age prétendant que certains enfants seraient dotés d’une aura indigo, invisible bien sûr à l’œil nu, qui serait le signe de caractéristiques hors du commun dans les domaines de l’intelligence ou de l’empathie, au prix d’une certaine étrangeté et d’une résistance à toute autorité rendant difficile leur insertion scolaire ou sociale. Des personnalités riches mais borderline.
Dans le monde de Setz — car c’en est un — de nombreux enfants indigo ont commencé à apparaître au milieu des années 90. Malheureusement, les indigos de Setz sont toxiques, physiquement. Près d’eux, on souffre vite de maux de tête, de nausées, de vertiges ; une exposition prolongée entraine des troubles plus graves tels qu’eczéma chronique ou dépression. En Autriche, l’Institut Helianau, dirigé par l’étrange Dr Rudolph, accueille ces enfants, les isole aussi. Le jeune Clemens J. Setz, professeur de mathématiques stagiaire, y est le témoin de la « relocalisation » de certains enfants, partant pour ne pas revenir. Suite à une violente altercation avec le Dr Rudolph, Setz quitte l’Institut puis se lance dans une enquête sur ces inquiétantes « relocalisations ».
A priori ça paraît simple et balisé. Insider, mystère, enquête, complot, menace, résolution. Sauf que pas du tout.
La narration de Setz, qui met son double biographique en scène, alterne sans cesse entre deux époques et deux narrateurs. Il y a Setz, « l’enquêteur », et Robert, un indigo devenu adulte, qui a perdu son aura mais vit dans la souffrance psychique tant sa violence et sa rage cherchent à s’exprimer ; l’un est traité à la première personne, l’autre à la troisième. S’y ajoutent documents annexes et notes historiques montrant au lecteur la récurrence du phénomène indigo dans l’Histoire — mais, dans le passé, l’information ne circulait guère. Le tout forme un patchwork qui, peu à peu, prend forme. Forme toujours fuyante car la vérité d’une page est remise en cause quelques feuilles plus loin (Setz regrette dans le roman les « nouvelles ampoules », trop neutres, quand les anciennes interprétaient le réel comme les hommes le font). On doit s’y résoudre : on n’arrivera pas à une vraie résolution, tel n’est pas le but. C’est le voyage qui compte, pas la destination, et il n’est pas de tout repos. Le lecteur arpente les terres inquiétantes de l’étrangeté, où ce qu’il croit savoir sur les rapports humains s’avère faux, et où les images qu’il croit faire sens cessent d’être vraies, remplacées qu’elles sont par d’autres, à la surprenante beauté, décalées ou déviantes.
Le monde est agressif, les hommes aussi, le contact des autres engendre malaise, violence ou peur. Se frotter au réel est inquiétant et pénible. A la fin, aussi épuisé que Setz et Robert, le lecteur reposera le roman en se disant qu’une telle expérience vaut autant par sa singularité que par son charme vénéneux. Car le monde de Setz est beau, comme un tableau de Bosch. Dans un style très imagé, quelque part entre Vian (auquel il emprunte des images — la méduse — ou des moments de fusion entre organique et minéral) et Lynch (pour l’étrangeté des lieux, des actes, des discours), Setz promène ses héros sur une route aux nombreux méandres. Les digressions abondent, qui, d’un même mouvement, ralentissent la progression et permettent à Setz, entre grande culture, pop culture, histoire peut-être secrète, et délire fortéen à la Infos du Monde, de questionner la réalité, livrant au lecteur un récit fait de bribes lâchement liées où s’entremêlent réalité, réalité interprétée, rêve et imaginaire.
Au fil de cette déambulation sans cap dans un monde distordu — souvenir du Festin nu —, Setz parvient, en le déstabilisant sans cesse, à forcer le lecteur. Le forcer à s’abandonner, à cesser de lutter, à voir enfin, réceptivité contrainte oblige, certains des troubles de notre société et, peut-être, à y réfléchir. Les digressions mettent l’important et le futile sur le même plan autant qu’elles signalent l’incommunication. Le rapport aux enfants, l’amour/haine que leur voue notre société, fait face à la sensiblerie envers les animaux. La place, particulière, des enfants handicapés, victimes de leur trouble et bourreaux de leur famille, qu’on écarte pour qu’ils dérangent moins. L’invisibilité des SDF dans ce monde même où d’omniprésents iBall semblent surveiller tout et tous. La destruction de toute singularité dans un monde formaté. L’envie de tuer, de détruire, de blesser, la rage primale que ne bride que l’empathie et qui se libère quand celle-ci n’existe pas. La torture, cachée, dont l’Occident est capable ; des tortionnaires froids comme ces cadres exécutifs qui offrent leur corps au culte de la performance. Le passé qui ne passe pas, celui de l’Occident et singulièrement des Germains.
Le Syndrome indigo est une expérience éprouvante mais dense qu’on ne peut que recommander, en dépit de son faible contenu fantastique, aux amateurs de littérature exigeante qui veulent plonger dans l’uncanny valley et en être troublés.