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Été

[Critique commune à Printemps, Été et Automne.]

Bienvenue à nouveau dans le Demi-Monde ! Dix numéros de votre revue préférée plus tôt, nous vous parlions d’Hiver, solide premier volet de cette tétralogie. Bref rappel : le Demi-Monde selon Rod Rees est une simulation informatique — gérée par le superordinateur ABBA, créée par le gouvernement américain pour entraîner ses soldats à la guérilla urbaine — qui mêle lieux, époques et figures historiques dans un joyeux et sanglant bazar. Parce que Norma Williams, la fille du président américain, s’est perdue dans le Demi-Monde, l’intrépide Ella Thomas est envoyée à sa rescousse… et découvre que le duplicata numérique de Reinhard Heydrich, qui a changé le Demi-Monde en véritable enfer, a l’intention de s’attaquer au Monde Réel. Hiver se terminait en laissant nos héroïnes dans des situations tendues : Ella échouant à empêcher l’échange de personnalité entre Norma et la fille de Heydrich ; Trixie Dashwood, pasionaria de la lutte contre le régime de Heydrich, finissant prisonnière de l’impératrice Wu.

Printemps débute précisément là où Hiver s’achevait. Sous les traits de Norma Williams, Aaliz Heydrich s’éveille dans le Monde Réel… qui s’avère ne pas être tout à fait celui que l’on connaît. Se faisant passer pour la fille du président américain, elle va entamer une croisade religieuse fondamentaliste dans des buts bien sombres. Dans le Quartier Chaud du Demi-Monde, Ella tombe entre les mains de ses ennemis, mais entame une transformation inattendue : elle que l’on prenait pour un daemon, la voilà possédée par un véritable démon, Lilith. Norma Williams, tirée des griffes des SS, va peu à peu s’opposer à celle qui l’a sauvée et lancer une mouvance inédite dans cet univers : le pacifisme. Quant à Trixiebell Dashwood, elle sort de prison au rang de générale lorsque le Quatrième Règne de Heydrich se prépare à attaquer le Coven. Eté voit la guerre faire rage dans le quartier asiatique du Demi-Monde et l’intrigue se focaliser autour d’une mystérieuse colonne gravée d’inscriptions étranges. Dans Automne, le conflit se déplace vers NoirVille et le District Autonome Juif en son sein — qui est aussi le lieu où se situe le dernier portail d’accès au Monde Réel… dit monde qui deviendra l’ultime terrain d’affrontement entre Norma Wil-liams et ses ennemis. Et peut-être l’ordinateur ABBA a-t-il son mot à dire dans cette affaire ?

Un Monde Réel qui s’avère ici uchronique, avec comme point de divergence la météorite tombée en 1795 non loin du village anglais de Wold Newton : ici, la voilà chargée de « cavorite », cette matière mise au point par Cavor dans Les Premiers Hommes dans la lune d’H. G. Wells. Notons que cette météorite avait déjà inspiré Philip José Farmer, ce dernier imaginant que, radioactif, l’aérolithe provoque des mutations génétiques chez les personnes à proximité : les ancêtres de Sherlock Holmes, Tarzan, Doc Savage ou Fu Manchu (cf. Tarzan vous salue bien ou Doc Savage: His Apocalyptical Life). Bref, le « Demi-Monde » s’inscrit dans cette lignée. Pour une réussite moindre… De fait, cette imposante tétralogie (plus de deux mille pages) ressemble à une blague un peu trop longue.

Le « Demi-Monde » est bardé de bonnes intentions : la guerre c’est mal, tout comme le nationalisme, le fanatisme, le racisme et l’antisémitisme. Vive le pacifisme ; l’amour (quoique de préférence hétérosexuel) triomphera de tout. Mais les bonnes intentions ne font pas tout. D’autant que la tétralogie n’est pas dénuée de quelques défauts structurels. La volonté forcenée de suivre les quatre saisons du calendrier, dans le monde virtuel comme dans le monde réel, cause des problèmes de rythme, avec une action avançant par à-coups qui laisse des pans du Demi-Monde dans l’ombre. Faire de cette simulation informatique le véritable personnage de la série a pour conséquence de générer un casting, certes de luxe, mais quelque peu sous-exploité. Dur de s’attacher aux personnages, quand les principaux protagonistes deviennent secondaires et que les secondaires finiront mal… L’intrigue tient la route, tous les mystères trouveront leur justification, mais le final déçoit.

Enfin, conseillons la lecture en VO aux fans les plus hardcore : la série regorge de jeux de mots, dont bon nombre sont perdus à la traduction (Florence Dolisi n’a pas eu la tâche aisée, certaines trouvailles s’avérant tout simplement intraduisibles), absence qu’on perçoit dans plusieurs néologismes.

En somme, ambitieux mais trop long, le « Demi-Monde » se révèle une demi-réussite.

Le Château

« Il n’est pas plus grand amour pour les Ferrayor que les rebuts. »

En ce dernier quart du XIXe siècle, une immense demeure faite de bric et de broc se dresse en plein cœur d’un océan d’ordures provenant de Londres : le Château des Ferrayor. La vaste famille Ferrayor se divise entre les nobles, vivant aux étages supérieurs, et les domestiques, provenant des villes voisines et habitant les tréfonds de la construction. La particularité des Ferrayor est d’être tous, dès leur naissance ou leur arrivée au Château, liés à un objet, aussi insignifiant soit-il : une tasse, un poêlon, un robinet… L’objet en question ne devra pas les quitter tout au long de leur vie — jamais. Clod, un Ferrayor d’en haut qui peine à trouver sa place, a le don d’entendre ces objets : ils parlent, n’ont de cesse de prononcer leur nom. Le jeune homme est ainsi lié à une bonde d’évier nommée James Henry Hayward. Bientôt débarque au Château Lucy Pennant, destinée à devenir servante. Kleptomane, et surtout forte tête, Lucy refuse d’abdiquer son propre nom — au profit de celui de Ferrayor, comme le veut la tradition et sa nouvelle condition. Son arrivée et sa rencontre avec Clod vont signer le début de bouleversements dans cette étrange demeure : des menaces se font jour, telle une tempête d’ordures ou des objets prenant soudainement vie…

Malgré son titre, Le Château a peu à voir avec le roman homonyme de Kafka ; son titre original est d’ailleurs Heap House : le tas d’ordures. Ecrit dans un style faussement suranné, le livre est narré tour à tour par Clod et Lucy, ainsi qu’une poignée de personnages secondaires. Intrigante, l’intrigue louvoie et a malheureusement tendance à se perdre dans les méandres du Château. Le conte sous influence Dickens vire peu à peu au pur cauchemar, qui culmine lors d’une plongée dans l’océan d’ordure. L’intérêt du Château se situe surtout dans l’ambiance gothique, qui n’est pas évoquer, forcément, Tim Burton. On pense aussi à « Féerie pour les ténèbres » de Jérôme Noirez ou au Gormenghast de Mervyn Peake. Le livre est d’ailleurs rehaussé par les illustrations de l’auteur, dépeignant en tête de chaque chapitre les trognes mornes de l’innombrable famille Ferrayor. Jamais trop glauque ni trop cradingue, Le Château s’avère d’une lecture plaisante, même si le roman, malgré son intéressant twist final, laisse quelque peu sur sa faim. Le deuxième volume, Foulsham, est paru outre-Manche en août 2014, et le troisième, Lungdon, est prévu pour le mois de novembre 2015. Sans trépigner d’impatience, on attend cependant avec curiosité leurs traductions en français.

Automne

[Critique commune à Printemps, Été et Automne.]

Bienvenue à nouveau dans le Demi-Monde ! Dix numéros de votre revue préférée plus tôt, nous vous parlions d’Hiver, solide premier volet de cette tétralogie. Bref rappel : le Demi-Monde selon Rod Rees est une simulation informatique — gérée par le superordinateur ABBA, créée par le gouvernement américain pour entraîner ses soldats à la guérilla urbaine — qui mêle lieux, époques et figures historiques dans un joyeux et sanglant bazar. Parce que Norma Williams, la fille du président américain, s’est perdue dans le Demi-Monde, l’intrépide Ella Thomas est envoyée à sa rescousse… et découvre que le duplicata numérique de Reinhard Heydrich, qui a changé le Demi-Monde en véritable enfer, a l’intention de s’attaquer au Monde Réel. Hiver se terminait en laissant nos héroïnes dans des situations tendues : Ella échouant à empêcher l’échange de personnalité entre Norma et la fille de Heydrich ; Trixie Dashwood, pasionaria de la lutte contre le régime de Heydrich, finissant prisonnière de l’impératrice Wu.

Printemps débute précisément là où Hiver s’achevait. Sous les traits de Norma Williams, Aaliz Heydrich s’éveille dans le Monde Réel… qui s’avère ne pas être tout à fait celui que l’on connaît. Se faisant passer pour la fille du président américain, elle va entamer une croisade religieuse fondamentaliste dans des buts bien sombres. Dans le Quartier Chaud du Demi-Monde, Ella tombe entre les mains de ses ennemis, mais entame une transformation inattendue : elle que l’on prenait pour un daemon, la voilà possédée par un véritable démon, Lilith. Norma Williams, tirée des griffes des SS, va peu à peu s’opposer à celle qui l’a sauvée et lancer une mouvance inédite dans cet univers : le pacifisme. Quant à Trixiebell Dashwood, elle sort de prison au rang de générale lorsque le Quatrième Règne de Heydrich se prépare à attaquer le Coven. Eté voit la guerre faire rage dans le quartier asiatique du Demi-Monde et l’intrigue se focaliser autour d’une mystérieuse colonne gravée d’inscriptions étranges. Dans Automne, le conflit se déplace vers NoirVille et le District Autonome Juif en son sein — qui est aussi le lieu où se situe le dernier portail d’accès au Monde Réel… dit monde qui deviendra l’ultime terrain d’affrontement entre Norma Wil-liams et ses ennemis. Et peut-être l’ordinateur ABBA a-t-il son mot à dire dans cette affaire ?

Un Monde Réel qui s’avère ici uchronique, avec comme point de divergence la météorite tombée en 1795 non loin du village anglais de Wold Newton : ici, la voilà chargée de « cavorite », cette matière mise au point par Cavor dans Les Premiers Hommes dans la lune d’H. G. Wells. Notons que cette météorite avait déjà inspiré Philip José Farmer, ce dernier imaginant que, radioactif, l’aérolithe provoque des mutations génétiques chez les personnes à proximité : les ancêtres de Sherlock Holmes, Tarzan, Doc Savage ou Fu Manchu (cf. Tarzan vous salue bien ou Doc Savage: His Apocalyptical Life). Bref, le « Demi-Monde » s’inscrit dans cette lignée. Pour une réussite moindre… De fait, cette imposante tétralogie (plus de deux mille pages) ressemble à une blague un peu trop longue.

Le « Demi-Monde » est bardé de bonnes intentions : la guerre c’est mal, tout comme le nationalisme, le fanatisme, le racisme et l’antisémitisme. Vive le pacifisme ; l’amour (quoique de préférence hétérosexuel) triomphera de tout. Mais les bonnes intentions ne font pas tout. D’autant que la tétralogie n’est pas dénuée de quelques défauts structurels. La volonté forcenée de suivre les quatre saisons du calendrier, dans le monde virtuel comme dans le monde réel, cause des problèmes de rythme, avec une action avançant par à-coups qui laisse des pans du Demi-Monde dans l’ombre. Faire de cette simulation informatique le véritable personnage de la série a pour conséquence de générer un casting, certes de luxe, mais quelque peu sous-exploité. Dur de s’attacher aux personnages, quand les principaux protagonistes deviennent secondaires et que les secondaires finiront mal… L’intrigue tient la route, tous les mystères trouveront leur justification, mais le final déçoit.

Enfin, conseillons la lecture en VO aux fans les plus hardcore : la série regorge de jeux de mots, dont bon nombre sont perdus à la traduction (Florence Dolisi n’a pas eu la tâche aisée, certaines trouvailles s’avérant tout simplement intraduisibles), absence qu’on perçoit dans plusieurs néologismes.

En somme, ambitieux mais trop long, le « Demi-Monde » se révèle une demi-réussite.

Ianos, singularité nue

Futur proche. La Terre est agitée de soubresauts économiques (crises financières à répétition) et politiques (les guerres ne font qu’empirer) de plus en plus violents. En 2018, une expérience de collision de particules au CERN cause la mort de milliers de personnes. Neuf années plus tard, dans ce monde en plein désarroi, une singularité apparaît au cœur de notre système solaire ; une expédition est dépêchée afin de déterminer de quoi il retourne…

Ceux qui pestent à longueur d’année sur le fait que les francophones ne sont pas capables de s’attaquer frontalement à la hard SF en seront pour leur frais : Olivier Bérenval s’est en effet frotté au genre sans la moindre hésitation, et ce dès son premier roman. Ainsi les exposés scientifiques s’enchaînent-ils, et sur un nombre de sujets impressionnants : physique quantique, astrophysique, mathématiques pures… S’il fait la part belle à la théorie fondamentale, l’auteur aborde aussi les aspects pratiques, et la technologie capable de répondre aux besoins, de telle sorte que le roman échappe au cours magistral. Même si, à vouloir embrasser trop de sujets, il se perd — et nous perd, surtout — un peu, et le lecteur a le sentiment d’assister à un étalage de connaissances davantage qu’à une extrapolation scientifique maîtrisée de bout en bout. Ajoutons à cela que Bérenval a choisi d’ancrer son histoire dans un futur très proche, ce qui n’est pas sans poser problème sur les avancées scientifiques évoquées — certaines semblent un peu trop rapides. Mais il n’en reste pas moins que, dans l’ensemble, le substrat scientifique qui constitue le livre est assez approfondi pour s’avérer satisfaisant.

Afin d’éviter au mieux l’aridité, Bérenval a travaillé spécifiquement deux aspects : la structure et les personnages. L’histoire nous est ainsi proposée sous forme de morceaux temporels présentés de manière non séquentielle, et en multipliant les points de vue. Le premier des corolaires du procédé, pour ambitieux qu’il soit, est une impression de foutraque lors des chapitres initiaux avant qu’on comprenne que, d’une manière ou d’une autre, l’ensemble est lié comme il se doit. Le second, plus positif, est un indéniable dynamisme de l’ensemble, un suspense certain et quelques coups de théâtre intéressants.

Bérenval a aussi approfondi la psychologie de ses personnages. Du fait de leur nombre, quelques-uns n’en restent pas moins très archétypaux (on notera d’ailleurs une curieuse propension des personnages masculins à raisonner en termes d’attirance mutuelle lors d’une rencontre avec une personne du sexe opposé), mais d’autres ont la faveur de l’auteur, qui tente de nous faire comprendre leurs motivations, leurs faiblesses, leurs espoirs. Pour un livre de hard SF, sous-genre qui sacrifie volontiers la psychologie sur l’autel de la science, l’intention est louable, et le résultat somme toute à la hauteur — même si on regrettera les atermoiements de Sanjay quant aux infidélités faites à sa femme.

Bref, Ianos, singularité nue se révèle un premier roman imparfait sans que cela lui soit véritablement préjudiciable, sans doute parce que ses défauts sont liés pour l’essentiel à sa très (trop) grande ambition, une ambition qu’Olivier Bérenval échoue à satisfaire pleinement. Restent une intéressante tentative de faire de la vraie SF bourrée d’idées, et une belle promesse sur ce que sera capable d’écrire l’auteur avec un peu plus de métier derrière lui.

Comme un conte

Graham Joyce est décédé en septembre 2014. La lecture de Comme un conte (dont on préférera le titre original, Some Kind of Fairy Tale), son avant-dernier roman publié, se révèle donc des plus émouvante, tout en soulignant combien le talent de l’auteur nous manquera.

Le soir de Noël, leur fille Tara frappe à la porte de Dell et Mary Martin, un couple vieillissant. Sauf que Tara a disparu depuis plus de vingt ans — elle en avait alors seize — sans laisser la moindre trace et qu’elle revient, semble-t-il, inchangée. A l’époque, sa disparition fut un choc immense en même temps qu’un terrible mystère : le pire fut bien évidemment envisagé, à commencer par l’œuvre de quelque pervers. Son frère, Peter, inconsolable, entreprit des recherches harassantes, alors que son meilleur ami, Richie, le petit ami de Tara à l’époque, fut un temps suspecté. Depuis, Peter a fait sa vie : marié, père de trois filles et un garçon, il est maréchal-ferrant. Richie, lui, frappé par l’opprobre de son ancienne belle-famille, a tenté en vain une carrière de musicien. Il est peu de dire que le retour de Tara va tous les bouleverser. D’autant que l’explication avancée par la revenante est pour le moins difficile à accepter : elle prétend avoir suivi un homme jusque dans un autre monde, un univers féerique où elle a été retenue prisonnière six mois… pendant que vingt ans s’écoulaient dans le monde des hommes.

Ce qui frappe d’emblée ici, et ce dès les premières pages, c’est la profondeur des descriptions psychologiques. Graham Joyce parvient à faire ressentir l’ensemble des émotions qui agitent ses personnages, tout à la fois stupeur, soulagement, amour, honte, incompréhension… La puissance des sentiments convoqués est telle que le lecteur passe par tous les états — et sort sonné de cette avalanche d’uppercuts affectifs. L’impact est en outre d’autant plus fort que Joyce génère cette empathie avec une économie de moyens saisissante : il ne recourt qu’à très peu d’analyses psychologiques étayées, hormis lorsque Tara va consulter un psychiatre qui, s’il suggère quelques sourires, convainc nettement moins du fait d’une excentricité excessive et dont les notes, très précises et reproduites telles quelles, n’apportent au final pas grand-chose. De la même manière, Joyce réussit à submerger son lecteur d’émotions sans en rajouter dans le mélo (il y sacrifiera un tantinet, ceci étant, dans la deuxième partie, avec la maladie d’un des personnages).

S’il y a peu de descriptions psychologiques, beaucoup de choses passent en revanche par les non-dits, et à ce titre les dialogues sont étincelants — voire d’une âpreté insoutenable quand Peter reproche à Tara son absence et la mortifie pour son invraisemblable explication, ou s’excuse auprès de Richie de la suspicion qu’il a pu ressentir à son égard. L’aspect pesant du retour de Tara sait aussi faire place à de jolis moments d’humour, comme lorsque Peter et Genevieve gèrent leur marmaille hyperactive.

Si tous les protagonistes sont décrits avec une justesse impeccable (on oublie le psychiatre déjà évoqué), c’est bien Peter qui bénéficie du traitement le plus fin. Ce gros nounours qui semble taillé dans le granit, qui trouve son accomplissement dans son métier manuel et une vie de famille avec une femme complice et des enfants qui l’adorent, se fissure quand il voit sa sœur revenue, et davantage encore quand il refuse de la comprendre ; il lui faudra alors tenter de se reconstruire comme il peut.

En définitive, on en oublierait presque le point de départ de l’histoire : une adolescente a passé six mois au pays des fées. Toute la subtilité de Joyce est là : pour exceptionnelle qu’elle soit, cette péripétie ne peut nous faire oublier l’importance de notre monde, notre monde humain, et ce même si la féerie est une terre de liberté totale (notamment sexuelle). Le passage de Tara dans l’autre monde est ainsi décrit par petites touches entremêlées avec les scènes de son retour, autant d’éléments qui se répondent les uns aux autres à mesure que la jeune femme incorpore dans la description de ses aventures des choses issues du monde « réel ». Procédé qui, bien sûr, entretiendra le doute quant à la vérité de ce qu’elle a vécu, fantasme ou réalité…

Comme un conte est enfin, aussi, une manière de dissertation sur l’essence même du conte de fées, sur son apport à la perception de notre propre monde. Là encore, plutôt que de se lancer dans un long exposé didactique, Joyce choisit de chapeauter chacun de ses chapitres par des citations empruntées à Shakespeare, Le Guin, mais aussi Einstein, John Clute, Bettelheim… voire lui-même, sous son pseudonyme de William Heaney ! L’auteur peut alors librement illustrer tous ces propos par la narration des événements vécus par Tara.

Au final, Comme un conte se révèle un roman poignant, preuve incarnée que réalité et fiction sont perméables et s’enrichissent mutuellement. Un bien beau livre, en somme, qui nous rappelle avec tristesse combien Graham Joyce était, et restera, un auteur de tout premier plan.

Espoir-du-cerf

Le Burland est un pays de magie sur lequel règne un roi inique. Jusqu’au jour où un envoyé de Dieu, l’une des trois puissances qui se partagent ce monde avec le principe masculin du Cerf et celui, féminin, des Douces Sœurs, fait à Palicrovol une prophétie. Celui-ci entre alors en rébellion, finit par s’emparer du trône du tyran, qu’il assassine, et dont il épouse la fille en la violant publiquement, histoire de légitimer sa couronne en « vertu » des traditions locales. Le nouveau souverain, magnanime, ne fait pas tuer la princesse bien que tous l’y exhortent, se contentant de la bannir sous la garde du magicien Sleeve.

Les chiens ne faisant pas des chats, elle va se venger de la plus implacable manière. Sacrifiant sa propre fille — fruit de l’étreinte forcée —, elle s’octroie une magie si puissante qu’elle lui permet d’entraver les divinités de ce monde afin d’y régner sans partage. Trois cents années durant, elle n’aura de cesse d’assouvir sa vengeance encore et encore ; tant sur Palicrovol lui-même que sur ses proches, dont la princesse des fleurs, que Palicrovol devait épouser et dont la magicienne usurpera le corps. Le magicien Sleeve, l’épouse promise et un général devenant ainsi les souffre-douleurs de la nouvelle reine Beauté, tandis que le roi est chassé d’Inwit, la capitale. Mais ce qui reste de magie libre en ce monde va permettre au Cerf de donner un fils à Palicrovol : Orem, Hanches Maigres, qui deviendra le Petit Roi quand Beauté l’épousera sans être au fait de son ascendance…

Je vais le répéter une fois encore : Orson Scott Card est l’un des tout meilleurs conteurs des littératures de l’Imaginaire, et il le prouve ici à nouveau. Espoir-du-Cerf n’est un roman spéculatif en rien. On n’y trouve aucun renvoi à l’univers du lecteur. Il s’agit d’une histoire intemporelle sur les relations entre les gens, un récit d’amour, de vengeance, de pouvoir, porteur d’une réflexion sur la paternité.

Ce roman est donc l’histoire d’Orem, de Beauté et de Palicrovol lui-même contée par l’un des protagonistes dont l’identité ne vous sera révélée que tout à la fin. Le roman se découpe en trois parties de manière informelle. La première consacrée aux événements qui président à la naissance d’Orem ; la deuxième portant sur la jeunesse d’Orem, alors devenu Hanches Maigres ; la dernière sur sa vie au palais après qu’il a épousé Beauté. Bien des événements de la deuxième partie ne sont que de peu d’importance, mais Card raconte si bien que s’ils venaient à manquer, ils feraient défaut.

Espoir-du-Cerf est un conte cruel et magnifique qui saura ravir les amateurs du « Trône de Fer », mais le roman de Card s’apprécie comme une peinture là où l’œuvre de Martin se goûte telle une photo. On y retrouve le thème favori de l’auteur pour l’enfance confrontée à l’univers des adultes qu’il leur faut maîtriser ; l’éducation, le devenir de l’être qui ainsi survient dans un monde déjà occupé, sur ce qu’il devient et comment. La destinée vécue comme une réponse aux circonstances initiales. Cette réédition, joliment illustrée chez le principal éditeur de Card, plus de trente ans après sa parution initiale française chez Denoël, vient à point nommé.

L'Enchâssement

Sous une superbe couverture signée Manchu, voici la quatrième édition de ce premier roman de Ian Watson qui se veut définitive, le fruit d’un projet longuement mûri qui tenait particulièrement à cœur à Olivier Girard, qui l’a porté de nombreuses années durant. Le résultat est à la hauteur de l’ambition. La récente collection « Kvasar », désormais la vitrine du Bélial’, était toute destinée à l’accueillir.

On lira tout d’abord « Souvenirs enchâssés », la longue préface de près de trente pages rédigée spécialement par Ian Watson pour cette occasion. Il y revient sur le contexte socio-politique de l’époque qu’il ne faut pas perdre de vue pour saisir les tenants et aboutissants du roman. L’heure était encore à la Guerre Froide, cette période particulière que l’on appelle aujourd’hui la « détente » où, si les tensions Est/Ouest baissaient, un événement tel que celui au cœur du roman avait tout pour remettre le feu aux poudres. Hormis la visite d’extraterrestres, l’ensemble des événements et la manière dont ils se déroulent sont conditionnés par la situation politique de l’époque. De même, le lecteur va être confronté à des références historiques vieilles de quarante ans. Au premier chef desquelles l’Union Soviétique, bien sûr, mais nombre d’autres en passe de devenir obscures au public d’aujourd’hui. Ainsi, aux pages 138 & 139 entend-on parler de « Skylab » (première station spatiale), de « Concordski » (Tupolev 144, avion supersonique civil russe ressemblant au Concorde), du Jefferson Airplane (groupe de rock psychédélique formé en 65 à San Francisco avec Paul Kantner, Jorma Kaukonen et Jack Cassidy, qui deviendra Starship quelques années plus tard après de départ des deux derniers cités, partis fonder Hot Tuna — l’album cité par Watson est en fait du Starship, où officiaient entre autres Jerry Garcia (Grateful Dead) et David Crosby), de Howard Hughes (aviateur, homme d’affaires, producteur de cinéma et homme à femmes, l’un des hommes les plus riches et puissants des USA qui développa la compagnie TWA disparue par fusion en 2001). Un autre monde, en somme, où les deux blocs avaient transposé leur rivalité dans le tiers-monde. Watson revient également sur sa situation personnelle et les conditions dans lesquelles il écrivit L’Enchâssement qui sont, elles aussi, le fruit de leur époque. Il y évoque sa position et son travail d’universitaire, la genèse de son intérêt pour la linguistique. Autant d’éléments qui permettent au lecteur d’aujourd’hui d’appréhender le roman avec le recul nécessaire.

Le volume se complète, outre la bibliographie signée Alain Sprauel, d’une postface du linguiste Frédéric Landragin qui se penche sur la pertinence du roman au regard des sciences du langage, des enjeux de la linguistique-fiction. Il nous permet de mieux appréhender comment et pourquoi Ian Watson s’est emparé du concept de « grammaire universelle » de Noam Chomsky. Il nous éclaire sur le renouvellement de la thématique induit par ce choix en rupture, mais pas totalement, avec des romans tels que Les Langages de Pao de Jack Vance ou Babel 17 de Samuel R. Delany, qui reposaient sur la théorie du relativisme linguistique d’Edward Sapir et Benjamin Whorf (dite hypothèse Sapir-Whorf) supposant que notre langue influe sur notre manière de percevoir le monde, avec pour corollaire, l’hypothèse totalitaire selon laquelle qui contrôle le langage contrôle la pensée. L’enchâssement qui découle du principe de récursivité, proche du concept de mise en abyme, est une règle centrale de la théorie de Chomsky. Une autre théorie de Chomsky présente dans le livre pose le caractère inné du langage, que donc, des êtres relativement semblables finiront par produire des langages suffisamment proches pour que la communication soit possible grâce à une grammaire universelle qui reste à démontrer. Watson étend cette idée aux langues extraterrestres. Tant l’hypothèse de Sapir-Whorf que les théories de Chomsky sont l’objet de quantité de contre-exemples qui tendent à démontrer, avec les linguistes modernes, que la réalité est certainement dans un entre-deux.

Le roman de Ian Watson commence par offrir trois fils conducteur qui ne vont pas tarder à s’enchâsser des uns dans les autres autour du personnage de Christopher Sole qui, en Angleterre, travaille dans un institut où sont menées des expériences linguistiques sur des orphelins à qui l’on administre une substance censée développer leurs capacités cognitives afin de voir quel potentiel sera ainsi libéré.

Dans le même temps, dans la jungle brésilienne menacée d’engloutissement par la construction d’un barrage géant, son ami Pierre Darriand, un Français, étudie les Xemahoa et leurs langages, notamment leur langage enchâssé, support des mythes auquel le chamane accède par l’entremise d’une drogue.

Enfin, des extraterrestres, les Sp’thra, lancé dans une sorte de quête mystique de tous les langages de l’univers afin d’accéder à une libération totale de leurs esprits, arrivent sur Terre où ils sont invités à se poser dans le désert du Nevada, bien à l’abri des regards. Ils envisagent de troquer leur technologie contre des cerveaux de différents locuteurs humains, dont trois indo-européens. Des choix tels qu’une langue Khoï parlée par les Bochimans, le Warao, seule langue dont la typologie syntaxique est OSV (objet-sujet-verbe), ou le Piraha, qui semble ne pas connaître de récursivité et sur laquelle le linguiste Daniel Everett s’est appuyé pour contredire Chomsky, eussent été plus judicieux en terme de diversité…

Si Ian Watson évoque les théories de Chomsky, notamment au chapitre 3, lors de la discussion entre Sole et Zwingler, l’enchâssement, lui, apparaît davantage comme une illustration de l’hypothèse Sapir-Whorf et sert de grille d’interprétation du monde.

Les problématiques posées dans L’Enchâssement restent d’actualité quarante ans après sa publication initiale et continuent d’en faire l’un des plus beaux chefs-d’œuvre de la littérature spéculative, un roman qui tient sa place dans le top 20 des meilleurs livres de SF et dont aucune bibliothèque généraliste ne saurait se targuer d’éclectisme sans l’accueillir sur ses rayons. Un livre au sortir duquel on perçoit le monde quelque peu différemment, après lequel on se pose des questions qui ne nous effleuraient même pas l’esprit auparavant. N’est-ce pas à cela que doit en fin de compte servir toute littérature digne de ce nom ?

Le Géant enfoui

Au début du Géant enfoui, deux vieillards vivent dans un trou qui, sans être déplaisant, sale ou humide, n’en est pas moins un trou, sans rien du confort recherché par un certain hobbit… Décrit brièvement, l’endroit ressemble à l’un de ces refuges troglodytes habités par les saints ermites du Ve siècle, ou peut-être un tertre funéraire. Le début intrigue. Que va-t-on lire vraiment ? Une quête à la manière de Tolkien ? Un récit d’initiation comme dans Chrétien de Troyes ? Une tragédie crépusculaire ? Le réalisme magique peut-il être le lieu de tous les détournements ? Peut-on encore produire quelque chose d’innovant en matière de fantasy ou de roman « arthurien » ?

Ishiguro, figure de l’auteur obsessionnel : la question de la mémoire est consubstantielle à son œuvre. Un homme est-il la somme de ses souvenirs ? Peut-il leur échapper ? La mémoire n’est-elle pas la condition même de la liberté ? Instrumentalisée, manipulée délibérément, ne constitue-t-elle pas, au contraire, un danger pour l’individu, pour la société ? Quand faut-il se souvenir, au nom du devoir de mémoire ? Quand est-il préférable d’oublier ? Telles sont quelques-unes des interrogations scandées dans chacun de ses livres. Le décor évolue, les thèmes et les schèmes restent identiques : un personnage central lutte avec sa mémoire, tente d’occulter ses souvenirs les plus pénibles pour se réinventer. Le Géant enfoui ne fait pas exception, à une nuance près. Ici, le personnage central est la communauté plutôt que l’individu. Il s’agit toujours d’une histoire de passé qui cherche à resurgir, mais à l’échelle d’une société.

Le récit historique est un matériau idéal pour illustrer les rapports équivoques qu’entretient une société avec son passé, avec sa mémoire collective. Le Géant enfoui n’est toutefois pas un récit purement historique, sans quoi il ne mériterait pas une recension dans Bifrost, pas plus qu’il ne verse dans la mythologie ou la fantasy débridée. Il y a bien une figure légendaire et quelques créatures issues du folklore, mais ni la personne arthurienne ni la matière de Bretagne ne sont le propos de l’auteur. Ce qui l’intéresse, en revanche, c’est cet intervalle d’environ deux cents ans, entre le départ des légions romaines et le moment où les tribus germaniques s’emparent du pays, que l’historiographie a désigné sous le vocable de Dark Ages. Un vide historique où le roman de l’Angleterre trouve son origine. On ignore précisément ce qui s’est passé durant cette période, faute de documentation. Les sources écrites sont peu nombreuses, lacunaires, souvent sujettes à caution. Suffisamment floues pour être contaminées par l’imaginaire, pour être réinventées.

Plantons le décor : nappes de brouillard, terres désolées où, depuis la mort d’Arthur, Bretons et Saxons cultivent leur inimitié, peste, famine, superstitions. Axl et Béatrice, les deux vieillards, vivotent dans un trou, en butte à la méfiance et à la méchanceté ordinaire de leurs congénères. Ils souffrent en outre d’un mal mystérieux : un écran de brume les sépare de leurs souvenirs. Les maléfices d’une dragonne sont peut-être la cause de cette amnésie d’apparence surnaturelle. La seule chose qu’ils n’ont pas oublié, c’est l’existence d’un fils, passé en pays ennemi. Ils se mettent en tête de le rejoindre. Un voyage de quelques jours, longtemps refusé par Axl à sa femme.

Le périple va pourtant durer et être prodigue en aventures. Succession de paysages : landes et tourbières, étangs gelés, souterrains infernaux, marécages dont les eaux ressemblent à celles du Styx. Succession de portraits : batelier aux allures de Charon, ogres dévoreur d’enfants, chevalier d’Arthur solitaire et fatigué, guerriers en mal de confidences, moines masochistes. Desseins cachés des uns et des autres. Trahisons. Duel de sabres au soleil levant sur un rythme de chambara. Il y a même une chèvre empoisonnée…

Au hasard des chemins et des rencontres, Ishiguro orchestre une épopée miniature, avec une délicatesse parfois brouillonne. Un voyage physique autant que métaphorique, sans retour possible. Un récit non pas tant d’initiation que de délivrance, où le but, pour les deux vieillards, n’est pas d’apprendre à vivre mais à mourir. Axl et Béatrice ne cesseront de mettre à l’épreuve leur amour, pour le consolider, dans l’attente du moment où ils pourront embarquer pour Avalon. Il importe peu, au fond, de savoir si le dragon sera anéanti et la brume dissipée. Ce qui importe c’est de peser les conséquences d’une telle dissipation. Si la mémoire est rendue aux hommes, qu’en surgira-t-il ? Le pardon ou la haine ? Paradoxalement, l’oubli peut parfois être salutaire. Ishiguro défend l’idée qu’à l’échelle d’une communauté, toute entente se fonde sur une dissimulation collective.

Porté par une ambition thématique certaine, le roman n’emporte toutefois pas totalement l’adhésion. L’écriture colle parfois trop à l’esprit nébuleux de son lieu d’ancrage et, à force d’hésiter entre le conte, la chanson de geste, la fresque historique et la high fantasy, finit par rendre la tonalité générale inexprimable. Les errements narratifs répondent aux errances des personnages, que cette structure hasardeuse ne sert évidemment pas. L’auteur peine parfois à leur donner du corps, de même qu’on ne peut se départir du sentiment que le roman, malgré sa longueur (ses longueurs ?), manque de substance. Les amateurs d’action le trouveront lent, bavard, inutilement démonstratif. Les amateurs d’histoire jugeront la reconstitution d’époque forcément imprécise, notamment en ce qui concerne les mentalités. Le livre recèle toutefois assez de qualité et d’originalité pour s’assurer, parmi le lectorat féru de mauvais genres, une audience confortable.

Le Vivant

Vaste entité de trois milliards d’êtres humains, pas un de plus, pas un de moins, le Vivant ressemble au meilleur des mondes possibles. Pour cette posthumanité, l’utopie se vit en effet au quotidien. La mort, la guerre, la maladie et l’ennui ne sont plus que de lointains mauvais souvenirs. La criminalité est désormais corrigée dans des centres spécialisés où sont rééduqués également dissidents et autres déviants. Connectés dès leur naissance, les membres du Vivant disposent d’un libre accès au Socio, le super réseau social leur permettant d’échapper à la réalité prosaïque. Ils peuvent ainsi naviguer entre plusieurs strates de virtualité et interagir avec autrui, sous le contrôle vigilant des autorités. En fait, leur personnalité entière et leur expérience intime se retrouvent enregistrées sur le Socio. Un mal nécessaire pour pouvoir jouir de l’immortalité. Jusqu’au jour où naît Zéro, humain sans code, incarnation sans passé, individu surnuméraire absent des banques de données du Vivant. Autant dire une anomalie dans un système réputé infaillible.

Dès la parution de l’Utopie de Thomas More, le ver était dans le fruit. Sous les apparences d’une société idéale, la tyrannie couvait, prompte à embastiller ou exécuter l’esprit libre. Puis, il a fallu se rendre à l’évidence, aucune utopie n’était en mesure de satisfaire le désir d’absolu de chaque individu. Très rapidement, celle-ci est même apparue comme un moyen d’aliénation idéal. Fort de ce constat, des auteurs ont usé de la science-fiction pour donner une substance romancée à leurs cris d’alarme, ont imaginé contre-utopies et autres dystopies pour procurer aux lecteurs matière à réflexion ou à indignation.

Dans l’Hexagone, on a d’abord découvert Anna Starobinets dans un autre registre et un autre format, celui des nouvelles horrifiques du recueil Je suis la reine (réédité en mars dernier chez « Folio SF »). Avec Le Vivant, la reine russe de l’horreur vient allonger la liste des visions inquiétantes de l’avenir. Sans pour autant se contenter de recycler les ressorts du genre, malgré une parenté évidente entre son roman et Logan’s Run (Quand ton cristal mourra) de George Clayton Johnson et William F. Nolan. Elle crée un monde idéal, crédible jusque dans sa langue, où chaque individu est désormais une cellule d’un organisme unique : le Vivant. Une sorte de web 2.0 poussé à l’extrême, où l’illusion de la liberté masque à grand peine les névroses d’une société enfermée dans le virtuel. L’auteur cible en effet l’addiction aux réseaux sociaux. Avec ses individus ultra-connectés, dont la conscience stratifiée délaisse la réalité au profit des mirages de la réalité augmentée, le Vivant apparaît bien comme une impasse de l’évolution. Une fin de l’Histoire engluée dans la routine d’un programme sans début ni fin.

Roman noir de l’avenir, Le Vivant amplifie ainsi les dérives déjà présentes dans notre quotidien. D’une façon subtile, utilisant les manières de communiquer sur les réseaux, Anna Starobinets dresse un portrait sombre. Et si l’on peut lui reprocher de brouiller son message dans les cent dernières pages, son propos n’en demeure pas moins désespéré.

La Terre bleue de nos souvenirs

Le premier tome de la trilogie « Les Enfants de Poséidon » fait l’effet d’une madeleine de Proust. Du genre à briser une étagère avec ses cinq cents pages bien tassées. La Terre bleue de nos souvenirs réveille en effet une ribambelle de réminiscences relevant d’une science-fiction progressiste, un brin naïve, tournée vers l’exploration des étoiles, découverte de civilisation extraterrestre comprise. De quoi faire retomber illico le quadragénaire à l’époque de l’âge d’or, quatorze ans en gros… Encore faut-il supporter plus d’une centaine de pages au rythme mollasson. Passé ce cap ennuyeux, Alastair Reynolds nous convie à un périple à travers le système solaire, de la Terre à la ceinture de Kuiper, via la Lune, Phobos et Mars. Un jeu de piste pendant lequel se dévoile la géopolitique du XXIIe siècle et des secrets de famille.

Ayant surmonté les périls qui la menacent, bouleversement du climat, guerres des ressources et mouvements migratoires chaotiques, bref, après avoir conjuré son penchant pour l’autodestruction, l’humanité se développe désormais paisiblement sous l’égide du Mécanisme, un Big Brother débonnaire, du genre à prescrire une séance de psy après avoir dispensé sa fessée au contrevenant. Si le caractère potentiellement oppressif du système ouvre un boulevard à d’éventuels développements romanesques, il ne figure pas au rang des préoccupations de l’auteur britannique qui préfère l’évacuer au profit de sa marotte : l’exploration spatiale. La criminalité et la violence étant ravalées au rang de comportements en voie de disparition, les Etats se sont dilués dans une sorte de gouvernance mondiale terrestre et aquatique. Existent-ils encore ? On ne sait pas. Tout au plus apprend-on que l’Afrique, l’Inde et la Chine sont désormais à l’avant-garde et que transhumanisme et panspermie figurent parmi les options d’évolution défendues par une frange non négligeable de l’humanité. Dans ce monde hyperconnecté, où il est possible de projeter son esprit dans un avatar mécanique, mais où on se méfie des intelligences artificielles, les ressources de l’espace proche irriguent une économie dominée par les transnationales comme celle de la famille Akinya. La mort d’Eunice, l’aïeule de la famille, fait resurgir des secrets que ses héritiers avaient choisi d’ignorer depuis la réclusion volontaire de leur grand-mère sur une station spatiale isolée. Elle fournit l’argument de départ au présent volume.

Comme Stephen Baxter, Alastair Reynolds est convaincu que l’avenir de l’humanité passe par l’espace. Cette conviction sous-tend l’ensemble de La Terre bleue de nos souvenirs, où l’auteur recycle les thématiques classiques du genre. Car on a bien l’impression qu’il écrit l’œil dans le rétroviseur, tant les images évoquées suscitent comme un air de déjà-vu. En dépit de quelques moments forts, on pense notamment au passage dans l’Evolvarium martien, l’intrigue traîne en longueur sans que rien ne vienne la relancer, ni les caractères falots — une belle galerie de têtes à claques, pour parler poliment —, ni les ressorts émoussés d’une science-fiction à l’ancienne, ni enfin les péripéties d’une histoire finalement très convenue et prévisible.

Aussi, en l’attente du deuxième volet de la trilogie intitulé On the Steel Breeze, réservons notre jugement, même si Alastair Reynolds semble se contenter ici d’une science-fiction au premier degré, sans aucune prise de risque. Une science-fiction où l’imagination se révèle percluse de nostalgie.

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Au-delà du gouffre

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