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Dolores Claiborne

Vingt-trois ans après sa sortie, Dolores Claiborne fait figure de chef-d’œuvre méconnu dans le corpus kingien. Il s’agit pourtant de l’un de ces romans que l’on conseillerait à ceux qui n’ont jamais lu King, mais s’en font une idée fausse sur la base de quelques films, pour leur montrer qu’il y a chez lui, au-delà des monstres et de l’hémoglobine, une vraie générosité, une empathie pour les sans-grade et les paumés, ainsi qu’un regard lucide sur la nature humaine. On regrette tout autant que l’adaptation qu’en fit Taylor Hackford en 1995 avec Kathy Bates dans le rôle-titre n’ait pas connu davantage de succès, malgré l’intelligence avec laquelle elle bousculait la structure du roman pour mieux en restituer l’esprit.

Dolores Claiborne, femme de ménage d’une soixantaine d’années, est soupçonnée du meurtre de Vera Donovan, son employeuse de longue date. Dolores nie toute responsabilité dans l’accident. Mais si elle se présente à la police, c’est pour confesser un autre meurtre qui lui pèse sur la conscience. La voici prête à raconter pourquoi, vingt-neuf ans plus tôt, elle a assassiné son mari au cours d’une éclipse solaire.

Dédié à la propre mère de King, Dolores Claiborne forme avec Jessie et Rose Madder une informelle « trilogie féminine », voire féministe. Si les trois romans sont liés par leurs thématiques (violence conjugale, inceste), Jessie et Dolores Claiborne présentent en outre une construction similaire (huis-clos, flashbacks, unité de lieu) et se rejoignent le temps d’une scène : le jour de cette éclipse de 1963 qui marque un tournant dans la vie des deux femmes, chacune a une vision de l’autre, qu’elle ne connaît pourtant pas.

Dolores Claiborne est cependant le plus abouti, mais aussi le plus poignant des trois. Contrairement à Rose ou à Jessie, plus passives, Dolores est un personnage qui prend les choses en main dès lors qu’il s’agit de protéger ses proches. Si les deux autres héroïnes sont blessées d’avoir subi ou laissé faire, Dolores est meurtrie d’avoir agi. Elle en a payé le prix depuis mais n’a jamais regretté ses actes.

Le roman se présente comme un brillant exercice de style, confession à la première personne qui donne à entendre la voix de Dolores avec son franc-parler, son langage de charretier, ses reparties cinglantes. La voix d’une femme que la vie a endurcie, qui a appris à rendre les coups et découvert que c’est parfois en voulant aider les siens qu’on les perd. Sans doute l’un des plus beaux portraits de femme de l’œuvre de Stephen King. Dolores sonne juste tout du long, dans sa volonté d’offrir à ses enfants une vie meilleure que la sienne comme dans la singulière affection qui l’unit à son dragon d’employeuse, parce qu’elles ont traversé les épreuves ensemble et ne peuvent compter que l’une sur l’autre. Loin des sempiternels clichés sur le « maître de l’horreur », Dolores Claiborne rappelle la place unique de Stephen King dans le paysage littéraire contemporain : un très grand écrivain, tout simplement.

Bazaar

« J’étais dans un état très sensible, parce que c’était le premier truc que j’écrivais sans drogue ni alcool depuis l’âge de seize ans. » — Stephen King, The Paris Review n°178 - 2006

Imaginez ce gars qui, de Rage à La Part des ténèbres, a rarement eu un regard très tendre sur ses congénères ; ce type qui a l’habitude de se vider en écrivant ses deux mille mots tous les matins ; imaginez-le assis devant sa machine à écrire, mais cette fois sans alcool ni drogue dans le sang et, avec pour seul anxiolytique, un vulgaire paquet de clopes. Stephen King observe l’un de ses laboratoires favoris, Castle Rock, ville où près de mille cinq cents âmes se tiennent prêtes à interagir sous son regard. Celui qu’on appelle le « maître de l’horreur » va décider d’anéantir tout ce petit monde. Et il est cette fois en pleine possession de ses moyens intellectuels, et sans aucune muselière chimique ou éthylique.

« J’ai toujours vu Leland Gaunt, le commerçant qui vole les âmes, comme une sorte de Ronald Reagan archétypal : charismatique, un peu vieux, ne vendant que de la camelote. Mais bien propre et brillante. » ibid.

Reprenant le concept de Salem, King utilise le fantastique pour faire tomber les masques dans une ville de pieux habitants bien sous tous rapports. Leland Gaunt ouvre sa boutique à Castle Rock et propose une foule d’objets hétéroclites. En fouillant, on peut trouver une carte introuvable et l’autographe d’une star de baseball, un bout de bois supposé issu de l’Arche de Noé en passant par une photo d’Elvis qui donne des orgasmes à qui la tient. Mais il y a toujours un double prix à payer.

« – Cent quarante ! Je n’irai pas plus bas. C’est ma dernière proposition.
– D’accord, répondit-elle, pantelante. D’accord, c’est d’accord, je vous les donnerai…
– Et bien entendu, il faudra aussi me tailler une pipe en prime”, ajouta Gaunt en lui souriant.
Elle leva la tête vers lui, la bouche ouverte en un O parfait.
“Qu’est-ce que vous venez de dire ? souffla-t-elle.
– Un pompier ! cria-t-il. Faites-moi une fellation ! Ouvrez cette splendide bouche corsetée de métal et sucez-moi la pine !
– Oh, mon Dieu ! gémit Myra.
– Comme vous voudrez. »
Bazaar, chapitre 4.

Outre dans cet exemple illustrant le côté carnassier du roman, ce double prix à payer est toujours constitué d’une somme dérisoire et d’un service à rendre au commerçant, le plus souvent une action portant peu à conséquence. Mais, tel un champion d’échecs, Gaunt accumule les petits avantages et, fort de sa connaissance des inimitiés locales, tisse un réseau particulièrement explosif sous les yeux de l’impuissant shérif Pangborn.

Parfois décrié pour sa longueur, Bazaar ne mérite pas qu’une seule ligne en soit coupée tant King y est précis, drôle et tragique, nous offrant ici l’une de ses meilleures satires en laissant libre cours à son humour noir. Un gros bijou. 

Ça

Ils sont sept : six garçons et une fille entre onze et douze ans vivant dans une petite ville du Maine profond, Derry. Une ville sans histoires, des vies sans histoires ? Cela pourrait… s'il n'y avait pas quelque chose d’enfoui dans les profondeurs de la ville, enfoui aussi dans les profondeurs de son passé. Derry est une bourgade visitée par des catastrophes périodiques : meurtres, massacres, inondations, qui reviennent tous les vingt-sept ans. Mais les mémoires n'en gardent pas trace, ni l'histoire, ni les journaux. Comme si quelque chose, ce quel-que chose-là, qui est enfoui, effaçait à chaque fois, des témoins survivants, le souvenir des horreurs. Jusqu'à ce que le groupe des sept soit confronté, par deux fois, à l'horreur cyclique, en garde la mémoire, et décide de la combattre, de se comporter en loups au lieu d'être des agneaux promis aux dents de l'égorgeur sans visage…

Voilà le thème de l’énorme roman du grandissime King, It en version originale… Un thème classique, que la petite ville en proie aux forces des ténèbres ? Sans doute — mais on sait bien aussi qu'on ne peut attendre du maître qu'il se répète… Ainsi, outre ses dimensions (qui ne laissent jamais place à la moindre « longueur », au moindre soupçon d'ennui), le roman est original par bien des points. Le premier est sa construction, une construction en tiroirs, en abîmes, qui fait alterner les séquences du passé (enfance) et celles du présent (les mêmes personnages, devenus adultes, vingt-sept ans plus tard), sans jamais qu'on puisse évoquer le flash-back : le passé est tout aussi présent que le présent dans l'écriture de King, puisqu'il peut arriver qu'une même phrase nous transporte d'un bout à l'autre de la flèche temporelle qui unit les deux séquences de crise. En fait, le roman est tout entier fait d'un morcellement continuel entre les personnages, les lieux, les époques, les situations, qui naturellement se répondent. Et sans jamais que le lecteur n'y perde son latin. King écrit : « Une histoire mène à une autre, puis à une autre ; elles vont peut-être dans la direction souhaitée, peut-être pas. Qui sait, en fin de compte, si la voix qui raconte les histoires n'est pas plus importante que les histoires elles-mêmes ? »

Et il est bien évident que ce qui est prépondérant, primordial même dans ce si léger pavé, c'est la voix de l'auteur. Qu'on connaît : avec ce talent si particulier qu'il possède pour donner du relief aux tout petits détails, aux tout petits incidents de la vie quotidienne américaine saisie au ras du sol, cet art pour tout rendre si vivant, si présent, si visuel, tactile. Chaque roman de King est une tranche de gâteau, certes (cf. Hitchcock), mais aussi une bonne grosse tranche de pain brut cuit dans les fours de l'Amérique profonde (ici, une attention toute particulière est accordé au cancer, qui attaque et atteint un nombre impressionnant de personnages secondaires…)

Une autre originalité tient à la caractérisation des héros, où la notion de groupe est plus forte que les individualités qui le composent, même si chaque personnage est dessiné sous toutes ses coutures… J'ai déjà souligné qu'il s'agissait d'enfants, doublement pourrait-on dire, puisque l'enfant en chacun des personnages reste vivant et fort dans l'âge adulte. Il y a Bill, affligé d'un bégaiement perpétuel, et qui plus tard deviendra écrivain de romans fantastiques (un double de l'auteur) ; il y a Beverly, la seule fille du groupe, la plus adulte, naturellement, et que la conscience de sa beauté travaille, en même temps qu'elle remue la fibre prépubertaire de ses copains ; il y a Eddie, qui souffre de crises d'asthme et ne se sépare jamais de son inhalateur fétiche qui ne contient qu'un placebo ; il y a Ritchie, qui est myope, Ben, obèse, Stan, Juif, et Mike, Noir. Trop beau pour être vrai, trop symbolique pour être réaliste ? Enoncé comme ça, sans doute. Mais le tour de force de King est d'avoir su rendre ces jeunes héros totalement humains et crédibles tout en les dotant d'une silhouette très schématisée. Ainsi prolonge-t-il la ligne déjà ébauchée dans sa novella « Le Corps », à laquelle on pense plusieurs fois.

Mais on sait que l'enfance tient une place à part dans l'univers de Stephen King. Et que la clé de toutes les peurs se situe dans l'enfance. C'est là la troisième originalité profonde du roman : les manifestations de « Ça, » ses apparitions, ses métamorphoses ont toujours un rapport direct avec le monde de l'enfance, ses magies et ses terreurs, qu'elles soient issues des films de série B vus dans un cinéma de quartier, ou de l'imaginaire nourri par une enfance pauvre et solitaire : « Le lépreux sous le porche, la momie qui marchait sur la glace, le sang dans le lavabo, les enfants morts du château d'eau, les photos qui s'animaient, le loup-garou qui poursuivait les petits garçons dans les rues désertes. » Et surtout le clown, ce clown terrible qui n'a pas d'ombre, dont les yeux ne sont que deux boules de peluche orange, cette effrayante matérialisation de la mort qui hante les égouts, les caves, les souterrains, les maisons désertes, les terrains vagues et les marais, lieux de jeu, de vie, d'agonie…

La force de l'auteur est là : avoir su donner à « Ça » autant d'apparences qu'un regard d'enfant peut prêter à une silhouette entraperçue, une ombre dans la nuit, l'épouvantail qui naît d'un rayon de lune et d'un manteau abandonné sur une patère. « Ça », c'est l'inconscient, bien sûr, mais aussi ce passage incertain entre l'innocence perverse de l'enfance et la volonté bornée de l'état adulte. C'est tout ce qui fait la vie, jusque dans ses aboutissants de douleur, de pourrissement, de mort cachée derrière le miroir. Métaphore magnifique, magnifiquement rendue.

Certes, on peut trouver quelques failles dans ce qui est naturellement un chef-d'œuvre (au sens traditionnel du terme : une œuvre magistrale qui est le couronnement de l'œuvre antérieure). Par exemple, les explications cosmiques de l'existence de « Ça », probablement inutiles ; par exemple la systématisation de l'emploi de ces phrases qui franchissent les chapitres ; surtout ce qu'on pourrait appeler le syndrome Liaison fatale, qui fait que, malgré la force de cet amour d'enfance qui lie Bill à Beverly, l'écrivain, l'épreuve passée, n'en retournera pas moins au giron conjugal… Mais ce sont là des broutilles qui n'entachent pas l'édifice. Ça demeure un bloc d'une densité exceptionnelle, d'une insolente et presque inexplicable beauté (car après tout… ce n'est qu'un roman d'épouvante un peu plus gros qu'un autre, non ?), un instant magique étiré sur plus d’une bonne dizaine d’heures de lecture.

La Peau sur les os

La Peau sur les os est l’un des sept romans publiés par King sous le pseudo Richard Bachman. On y côtoie, sur plus de 300 pages, William Haleck, riche avocat de 114 kilos (au début), nanti d’une femme et d’une fille respectivement nommées Heidi et Linda. Meurtrier involontaire d’une vieille gitane qu’il a écrasée en voiture, William, bien en cour à Fairview, la localité aisée où il vit, est acquitté par son ami le juge Rossington, après une enquête bâclée par la police locale qui, pour faire bonne mesure, expulse les gitans de la ville. Entre affaires rondement menées et parties de golf, la vie pourrait reprendre son cour pour ce gagnant du rêve américain. Mais, à la sortie du tribunal, un vieux membre du clan, excédé, l’a touché et lui a dit un seul mot : « Maigris ! ». Quand William commence à perdre du poids, beaucoup de poids, sans raison médicale aucune, il doit se rendre à l’évidence : le gitan l’a maudit. Il lui faut maintenant retrouver le vieux et faire lever le sort avant d’en mourir, sans oublier de se cacher de son entourage qui le prend pour un fou.

Il y a de bonnes choses dans La Peau sur les os. King décrit avec une justesse impressionnante les affres du malade qui visite le déni avant de s’avouer son infortune. Son William met en œuvre quantité de petites stratégies puériles pour modifier ou dissimuler les symptômes, leur cherche une explication aussi logique que rassurante, veut éviter son médecin (car seuls les malades voient un médecin), avant d’être obligé de lâcher l’affaire et d’admettre l’abjecte vérité. King oppose aussi avec pertinence la vie aussi vide de sens qu’indifférente aux autres de la middle-upper class et l’existence difficile de gitans traités comme des untermenschen par la population des braves gens, sans oublier de décrire avec drôlerie la « faune » qui hante les stations balnéaires du Maine. Il tricote enfin une histoire rapide et rythmée, un vrai thriller d’horreur qui agrippe le lecteur et ne le lâche plus tant il veut savoir comment tout ça va finir.

Mais tout n’est pas bon. L’amitié à la vie à la mort de William avec le mafieux italien Richard Ginelli, si importante pour le récit, n’est guère crédible. La haine qu’il développe pour sa femme non plus, même si la lâcheté intellectuelle de celle-ci est en effet difficile à supporter. Quant au final, on peut trouver que King y cède à la facilité d’un effet de manche surprenant.

Pour apprécier La Peau sur les os — c’est vraiment possible —, il faut débrancher quelque temps son cerveau, voir le bon et passer à côté du moins bon, se comporter en somme comme un malade qui, pour sa tranquillité d’esprit, ne voit que ce qui l’arrange.

Christine

Publié en 1983, Christine est parfois considéré comme un roman secondaire de Stephen King, et ce en dépit d’une nomination au Locus en 84. Derrière un aspect pop-corn ado simpliste (« Happy Days gone mad », King), il dissimule quelques pépites.

1978, une petite ville près de New York. Arnie Cunningham est un adolescent au visage caviardé d’acné. Martyrisé sa vie durant par tous les abrutis scolaires, étouffé par des parents (sa mère surtout) de cette étoffe CSP+/progressiste dans laquelle la domination sur les enfants est d’autant plus intense qu’elle se dissimule sous le masque de la discussion, Arnie n’est guère à envier. Solitaire, aussi puceau qu’on peut l’être, il n’a qu’un seul ami, Dennis, qui l’aime et le protège comme un frère. Sa vie, morne et peu engageante, bascule le jour où il tombe amoureux de Christine, une Plymouth Fury 58 en ruine. Car c’est d’amour qu’il s’agit. En dépit du bon sens, comme hypnotisé, Arnie achète l’épave au déplaisant Roland LeBay et se lance dans le projet fou de la remettre à neuf. Il ignore alors que Christine est bien plus qu’une voiture et qu’il vient de tomber entre les griffes d’une créature meurtrière et exclusive qui, le flattant, le conduit vers sa destruction.

Ecrit dans un langage casual, étrangement construit (Dennis en narrateur fiable au début et à la fin, mais pas au milieu), Christine peut déconcerter. Mais si on voit ce que King a mis dedans, involontairement peut-être, alors c’est un ro-man riche. On peut d’abord lire l’histoire d’Arnie comme « celle du gars qui rencontre la fille qu’il lui faut pas ». Christine l’éloigne de ses parents, de son ami, s’interpose entre Arnie et sa première petite amie. Possible. Un peu court.

Car la trajectoire d’Arnie, c’est celle d’un cocaïnomane. Un drogué comme King l’était à la même époque. Sentiment de puissance, exultation, c’est ce qu’apporte Christine au garçon mal dans sa peau — au point que son acné disparaît et qu’il trouve une copine. Mais dans le même temps, elle le rend agressif, lui fait mener les bons combats de la mauvaise manière, anéantit lentement sa famille, et éloigne un à un tous ceux qui l’aimaient, lassés de ses mensonges, de ses faux-fuyants, de son incapacité à se détacher de ce que tous sauf lui perçoivent comme une dangereuse compagne. Cet entourage qu’Arnie ressent comme hostile tentera vainement de le sauver et assistera, navré, au spectacle de sa propre impuissance ; possédé, Arnie n’est plus aux commandes.

Quatre ans avant Misery, c’est un rusé roman sur l’addiction que livre King avec Christine. Tout proche d’un cocaïnomane le reconnaitra en Arnie Cunnigham.

Simetierre

Début des 80’s. Louis Creed prend le poste de médecin-chef à l’université d’Orono, dans le Maine. Venu de Chicago, il s’installe avec sa famille — sa femme Rachel, leurs jeunes enfants, Ellie et Gage, et Church, le chat — dans une belle maison proche de Ludlow, en bordure de la très fréquentée Route 15. Il y fait la connaissance de Jud, son voisin âgé, qui devient vite plus qu’un ami, une figure paternelle. Peu de temps après, Jud montre aux Creed, au bout du chemin qui part de leur terrain, le charmant « simetierre » dans lequel les enfants du coin enterrent leurs animaux domestiques depuis plus d’un siècle. Au-delà des tombes maladroites, derrière l’énorme tas de bois en équilibre qui barre le côté opposé, on devine la forêt qui appartint aux Indiens Micmacs. Mais impossible de passer l’instable tas de bois pour y aller voir.

Quand Church se fait écraser par un camion, Jed, pour bien faire, livre à Louis des secrets qui auraient dû rester dissimulés pour toujours. Passé le gain immédiat, c’est pour celui-ci le début d’une lente ascension dans l’horreur ; prisonnier d’un rollercoaster que rien ne peut arrêter, Louis boira jusqu’à la lie le calice de la folie et de l’abomination.

Avec Simetierre, King écrit un roman proprement terrifiant. Il brise l’un des tabous importants de la narration contemporaine. Il construit une mécanique que rien ne peut arrêter et avance sans relâche vers une issue fatale qu’on espère ne pas voir en sachant qu’on n’y échappera pas. Il décrit finement une famille de la classe moyenne US, avec son amour et ses failles, la fait vivre sous les yeux du lecteur avant de la lui donner en pâture. Et c’était peut-être inévitable. Les Creed sont nos contemporains, enfants d’une civilisation qui a mis la mort à l’écart, l’ignore, et ne sait qu’en faire. Ils sont aussi de vrais citadins modernes, oublieux des puissances ataviques et des lieux de pouvoir. La terre qu’on croit posséder aujourd’hui, d’autres l’arpentèrent avant ; l’Occident se convainc trop facilement du contraire.

Simetierre, c’est aussi un King très personnel. On y visite le Maine, où vit l’auteur. On y voit Louis travailler pour l’Université du Maine (King y enseigna en 78), trouver un père de substitution (le père de King l’abandonna), passer l’un des plus beaux moments de sa vie en jouant avec son jeune fils (écho d’une scène similaire dans Christine), se demander ce que ça ferait de devenir aveugle. Et quant aux faits du roman (maison, route dangereuse, cimetière des animaux, chat écrasé — Smucky le chat vraiment écrasé de King a sa tombe dans le roman), King les vécut en 78 avant de les sublimer ici.

Lisons donc Simetierre, autant pour trembler que pour toucher, à distance, son auteur.

Charlie

« Ma femme raconte encore avec délices comment son mari, la première fois où il fit son devoir de citoyen, à l’âge encore tendre de vingt et un ans, vota aux élections présidentielles pour Richard Nixon. “Nixon avait dit qu’il avait un plan pour nous sortir du Vietnam, conclut-elle avec d’ordinaire une petite lueur moqueuse dans l’œil, et Steve l’a cru !” » — Stephen King, Introduction à Rêves et cauchemars

Les années 70 furent riches en électrochocs pour la population américaine : au Flower Power succédèrent l’affaire du Watergate et les révélations sans fin apparente sur l’affaire MK-Ultra. Ce projet, mené illégalement par la CIA dès 1953, fut dévoilé au public à partir de 1975 : il consistait notamment en l’étude des manipulations mentales. Les expériences allèrent de l’injection de LSD à des sujets plus ou moins avertis, à des actes de pédophilie destinés à favoriser les troubles dissociatifs de la personnalité chez les jeunes enfants.

En 1977, Stephen King termine le premier jet de deux romans très influencés par cette période bien trouble : un premier, Dead Zone, où il règle son compte à l’homme politique providentiel Stilson/Nixon ; un second, Charlie, qui essaie de rendre compte des horreurs qu’un gouvernement est capable de faire subir à ses administrés et de sa capacité à dissimuler la vérité à une population endormie par les médias.

« Charlie McGee dont les parents, un jour, avaient eu besoin de deux cents dollars. » Stephen King — Charlie

Andy McGee et Vicky Tomlinson tombent amoureux lors d’une expérience pour laquelle ils se sont portés volontaires contre quelques billets verts. On leur injecte une drogue appelée Lot 6 qui modifie les chromosomes et permet le développement de pouvoirs psychiques.

« Imaginez que vous ayez alors une gamine capable de provoquer une explosion nucléaire par la seule force de sa volonté. » ibid.

Les deux cobayes, discrètement surveillés par une agence gouvernementale secrète appelée « la Boîte » finissent par mettre au monde la petite Charlie qui, très tôt, présente de puissants pouvoirs. Tout se gâte quand la mère de Charlie est assassinée lors d’une bavure de la Boîte. Andy et sa fille de huit ans prennent la fuite et n’en reviendront pas indemnes.

« Le délai avait permis d’age-cer tous les éléments disponibles de façon à présenter ce que les habitants des Etats-Unis semblent réellement demander lorsqu’ils prétendent vouloir des “informations”. Ils veulent simplement qu’on leur “raconte une histoire” avec un début, un milieu et une sorte de fin. » ibid.

Malgré un vieillissement certain, des personnages stéréotypés et quelques longueurs pesantes, Charlie, dont le message global est toujours d’actualité et la fin absolument charmante, reste très bien adapté à la plage, à la montagne ou à toute salle d’attente un peu bruyante.

Dead Zone

John Smith est à l’image de son nom : passe-partout. Un physique quelconque, d’une nature plutôt discrète, un prof sans éclat particulier. John Smith est John Smith : le parfait produit middle-class blanche américaine de la fin des années 70, un personnage raisonnablement éduqué, plutôt pacifique et tolérant, politiquement peu engagé mais pas dupe pour autant des petites et grandes turpitudes agitant le monde qui l’entoure. Monsieur tout le monde, en somme. A ceci près qu’il a un don. Le don. (Non, pas le « shining »… un autre.) John Smith peut voir l’avenir. En partie tout du moins. Ça se produit par crises, suite à un contact physique — avec quelqu’un ou quelque chose. Un don qui, bien sûr, se pare des atours de la malédiction et va conduire notre non-héros vers un choix drastique. L’Amérique s’apprête à élire un mon-stre qui pourrait bien provoquer une catastrophe à l’échelle du monde. Et John Smith est le seul à le savoir. « Sup-posons que vous puissiez utilisez une machine à remonter le temps et revenir en 1932. En Allemagne. Et supposons que votre chemin croise celui d’Hitler. L’assassineriez-vous ? » (p. 283)

Dead Zone est le septième roman publié par Stephen King. En 1979, quand le livre paraît, l’auteur n’est pas encore la rock star des lettres qu’on connaît, mais il est déjà très riche, traduit dans quantité de pays et adapté au cinéma (le Carrie de de Palma est sorti deux ans plus tôt, le Shining de Kubrick sera diffusé l’année suivante). King est au sommet de son art, ou quasi. Il a publié ce qui reste à ce jour un de ses incontournables, Le Fléau (quoique dans une version « tronquée »). Le premier de sa dizaine de recueils à venir (Danse macabre) est encore tout chaud sur l’étal des libraires US…

En romancier naturaliste qu’il est, et en adepte d’une gestion toute psychologique de l’horreur, King pratique ici par petites touches, découpe son intrigue comme au scalpel. John Smith est un personnage brisé. Doublement. Les cinq ans de coma ayant suivi son terrible accident de voiture lui ont volé la vie qui lui était promise. Une vie que son « don » achève d’éparpiller aux quatre vents. A l’image du livre, construit autour de chapitres très courts (un procédé peu courant chez l’auteur) réunis en sous-ensembles qui tous racontent une cassure supplémentaire de notre non-héros, un chemin de croix, littéralement, jusqu’à l’ultime bascule qui poussera John au don de soi radical pour le faire changer de statut de façon extrême, conférant au personnage une dimension quasi messianique, presque christique. Dead Zone est l’un des romans les plus tristes jamais écrits par King, le récit d’un personnage à l’hypersensibilité hors normes, inapte par essence, brossé par un romancier surdoué de la caractérisation. Le tout sous-tendu par une figure du mal comme seul l’auteur de Ça sait en produire (à ce dire, l’apparition dudit « mal », pages 10 à 15 du livre, est une pure leçon d’écriture). Au final un excellent Stephen King, ayant bénéficié d’une adaptation cinématographique toute aussi excellente par un David Cronenberg en plein bourre (et qui clôt là une manière de trilogie hallucinée constituée par Scanners, Vidéodrome et donc Dead Zone — peut-être la meilleure période du réalisateur canadien) ; difficile, d’ailleurs, à la lecture du livre, de se débarrasser de la vision d’un Christopher Walken hanté incarnant John Smith… Bref, une très bonne pioche, un jalon important dans l’énorme corpus qui nous occupe, dans lequel King règle ses comptes avec la politique en général, et Nixon en particulier, et restitue à merveille l’époque dans laquelle le récit prend racine — la fin du Flower Power, le début des désillusions ; ce en quoi King est grand. N’était malheureusement une édition française dégueulasse (maquette repoussante, qualité d’impression fluctuante, et une traduction au mieux passable — bordel, c’est trop demander que de remplacer « Anges de l’enfer » par « Hell’s Angels » ?), une quasi constante concernant King en France pour le moins inadmissible…

Le Fléau

Le fléau qui donne son titre au roman, c’est cette super-grippe qui, en ce début d’été 1990, s’échappe accidentellement d’un laboratoire de l’armée américaine et ne tardera pas à se répandre à travers les USA puis le monde. On la surnomme l’Etrangleuse ou le Grand Voyage. Et pour cause, avec un taux de mortalité qui frôle les cent pour cent. Cependant, certaines personnes y semblent naturellement immunisées : c’est le cas de Frannie, jeune femme qui envisageait de se marier avec celui qui l’a mise enceinte ; de Larry Underwood, chanteur qui venait de décrocher son premier tube mais se retrouve dans une galère financière ; de Nick Andros, sourd-muet propulsé adjoint du shérif ; de Stu Redman, l’homme le plus tranquille du Texas ; d’autres encore, dispersés à travers les USA… Alors que l’épidémie se propage, tous ont en commun de faire le même rêve : une vieille femme, la plus âgée de tout le pays, sûrement, mère Abigaël, les invite à la rejoindre chez elle, au Nebraska. Mais non loin rôde l’homme en noir. Randall Flagg, véritable incarnation du mal. Peut-être est-ce lui, le véritable fléau ? Au cours de cet été délétère, deux communautés de survivants vont se former. La première, centrée autour de mère Abigaël, à Boulder, Colorado, va tenter de réinventer l’Amérique tant bien que mal ; la seconde, vivant sous la coupe de Flagg, de l’autre côté des Rocheuses, à Las Vegas, nourrit des plans bien plus occultes. L’affrontement (un des sens du titre original du roman) est inévitable…

Quatrième roman publié de Stephen King (cinquième si l’on compte Rage écrit sous le pseudonyme de Richard Bachman), Le Fléau a eu une genèse complexe : à l’origine, King voulait écrire une histoire au sujet de Patty Hearst (petite fille du magnat de la presse Randolph Hearts, victime d’un enlèvement et qui a fini par se rallier à ses ravisseurs). Faute d’y parvenir, il s’est tourné vers une autre idée, dérivant du classique de George Stewart, La Terre demeure, et d’une précédente nouvelle, « Une sale grippe » (1969). Le roman est publié originellement en 1978, après que l’éditeur a obligé l’auteur à des coupes drastique (l’équivalent de 400 pages) dans le matériau romanesque. En 1990, fort de ses succès en librairie, King republie Le Fléau, dans une version actualisée, qui inclut la majeure partie des passages coupés. Dans sa version poche, le roman tutoie les 1600 pages : c’est là, hors « La Tour Sombre », l’œuvre la plus imposante de l’auteur, plus longue (de peu) que Ça et Le Dôme. Pourtant, malgré son effarant format fleuve, Le Fléau s’avère d’une fluidité exemplaire. King prend son temps pour poser ses personnages, les admirables comme les haïssables, et suivre le développement de l’épidémie. A l’inverse, au vu du rythme lent où l’on voit l’expansion du virus et le rassemblement auprès de mère Abigaël, le dénouement du roman apparaît presque précipité.

Au long des pages, Le Fléau prend des proportions quasi-bibliques dans cette réécriture du Déluge. Si mère Abigaël est une incarnation récalcitrante de Noé, pas insensible au péché d’orgueil, Randall Flagg est quant à lui l’antagoniste, la figure du mal, jamais aussi puissant que lorsqu’on le craint. Un personnage ignoble, qui ressurgira sous ce nom ou ses seules initiales dans les œuvres ultérieures de King. Sans que le roman fasse montre de quelque prosélytisme religieux, les bondieuseries abondent toutefois dans Le Fléau, et pourront agacer athées et autres mécréants : c’est là le principal point d’achoppement du roman, avec son américano-centrisme forcené — rien n’existe hors des USA — et son relatif manichéisme. Pas que les personnages manquent de nuances, mais Bien et Mal sont peut-être trop évidents et laissent peu de place à l’entre-deux.

Il n’empêche : King est ici au meilleur de sa forme. Peut-être pas chef-d’œuvre, mais grande œuvre assurément. Une fois le lecteur pris dans Le Fléau, difficile pour lui de lâcher le livre ou d’abandonner ses personnages inoubliables — ou de voir quelqu’un se moucher sans lui jeter un regard suspicieux.

Salem

« Chantier aura sûrement l’estime de la critique, mais Second Coming, c’est Peyton Place avec des vampires ! C’est captivant et ça peut faire un best-seller. » — Bill Thomson, éditeur de Stephen King dans la préface de l’auteur à Salem.

Chantier devra attendre 1981 pour être publié sous le pseudonyme de Richard Bachman, tandis que Second Coming deviendra ’Salem’s Lot, où l’apostrophe rappelle que « Salem » est le diminutif de Jérusalem, bourgade du Maine inventée de toutes pièces par Stephen King. Cette version primitive du « laboratoire » Castle Rock s’inspire en partie du roman à succès de Grace Metalious, Peyton Place, qui fut adapté au cinéma puis à la télévision pour une série de… 514 épisodes ! A Peyton Place, petite ville paisible de Nouvelle-Angleterre, les apparences sont trompeuses et les secrets parfois lourds à porter. Un vrai terrain de jeu pour des générations à venir de scénaristes qui donna à King l’une des plus brillantes idées de sa carrière.

« C’est amusant de voir les monstres au cinéma, mais l’idée qu’ils existent effectivement et qu’ils rôdent autour de nous, ça n’est pas drôle du tout. » — Salem

L’originalité de Salem réside dans l’utilisation du vampire en milieu moderne, du moins pour l’époque puisque qu’il s’agit de 1975, année sans doute préhistorique aux yeux de tous les jeunes qui voient en leur smartphone l’extension naturelle de leur personne. Néanmoins, voici enfin la créature magnifiée par Bram Stoker, cette fois dépouillée de ses oripeaux gothiques, partant à l’assaut d’un monde où l’électricité et le pétrole sont maîtres (même si le téléphone demeure un ustensile filaire). L’objectif de Stephen King reste bien entendu de terrifier son lecteur en perturbant la réalité de son quotidien à l’aide une créature issue de son tarot de base (Vampire, Loup-garou et Chose sans nom, tels que définis dans l’excellent Anatomie de l’horreur).

« Le gens de Salem sont opulents et pleins de vie, des gens qui ont en eux la hargne et la noirceur si vitale pour un… il n’y a pas de terme dans votre langue pour ça… » ibid.

Si Stephen King ouvre une voie royale à Anne Rice et Charlaine Harris, il ne faut pas perdre de vue la satire sociale qui sous-tend son œuvre. Singularité remarquable, erreur de jeunesse ou les deux, Salem contient quatre projections distinctes et particulièrement transparentes de l’auteur dans ses personnages. Eclairantes à plus d’un titre sur la nature et les intentions du maître, elles frapperont davantage le relecteur assidu que le novice, mais elles frapperont fort.

Salem n’a pas pris une ride et se permettra même le luxe d’offrir aux plus aguerris lecteurs du XXIe siècle de véritables frissons glacés assortis d’images résiduelles inquiétantes qui ne manqueront pas de se manifester dans son esprit juste avant de dormir. Un nouveau classique.

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