Pour le commun des mortels, Ray Bradbury est l’homme qui a écrit Chroniques martiennes et Fahrenheit 451. Dans cette frange « informée » des mortels, une bonne partie n’a même pas lu les livres cités. Alors les nouvelles… Considéré comme un classique, sans cesse réimprimé en France depuis sa première parution, cet Homme illustré est un très bon choix pour découvrir les textes courts de l’auteur. Il s’agit d’un recueil de dix-neuf récits rédigés autour de 1950, précédés d’une préface et encadrés d’un prologue et d’un épilogue qui en font en quelque sorte un roman.
Un voyageur rencontre un homme intégralement tatoué, un freak comme on en exposait dans les cirques américains au début du XXe siècle. Lui ne se dit pas tatoué ; il est « illustré », ce qui semble supérieur. Une vieille femme, une « sorcière » qu’il recherche depuis cinquante ans pour la tuer, lui fit sur le corps ces illustrations qu’il hait, qu’il veut détruire car elles sont vivantes, mobiles, et prédisent l’avenir, même le plus tragique.
Tout au long du recueil — chaque nouvelle étant l’histoire « racontée » par une illustration —, Bradbury aborde les grands thèmes qui sont au cœur des préoccupations au début des années 50 : famille, société de consommation, racisme (et réconciliation), peur de la guerre, peur de l’anéantissement atomique, fascination pour une exploration spatiale devenue envisageable. Il s’attaque aussi aux deux thèmes qui le rendront célèbres : Mars et les autodafés.
Comme la plupart des auteurs de l’époque, il le fait de manière très prosaïque. Bradbury décrit des personnages qui sont, fondamentalement, des Américains des années 50, mis en scène plus tard ou ailleurs. De ce point de vue, la SF de Bradbury ressemble à ce fantastique défini comme l’intrusion du surnaturel dans le réel. Ce n’est pas le surnaturel qui s’immisce ici, c’est le scientifique, mais l’impression est la même : un élément scientifique, inédit pour le lecteur et pas toujours pour les personnages, interagit avec une personne ou une famille qui fleurent bon la classe moyenne américaine (on y boit de la citronnade dans la véranda à claire-voie avant de prendre la fusée). Ce n’est pas du world-building contemporain, la totalité du système politique, social, économique et technique n’est pas bouleversée ; ce sont des nouveautés scientifiques, imaginées par l’auteur et posées sur une trame connue, qui la transforment, dans une littérature que Bradbury lui-même qualifie de littérature du « Et si ? » ; l’auteur change un détail et rapporte ce que les hommes en font.
On trouvera donc dans cet Homme illustré, entre autres :
• Une première intuition des dangers de la réalité virtuelle, surtout laissée entre des mains d’enfants — « La Brousse ».
• Un accident spatial qui confronte ses héros malheureux à leur propre mort et à leurs insuffisances de caractère — « Kaléidoscope », un texte maintes fois joué sur scène.
• Le plaidoyer antiraciste sur le mode arroseur/arrosé — « Comme on se retrouve », que Bradbury ne parvint pas à publier aux USA.
• La guerre et l’anéantissement dans « La Grand-route » et « La Ville » ; l’espoir de les fuir dans « Le Renard et la forêt ».
• Le rêve du voyage spatial, si risqué et si beau ; tragique dans « L’Homme de l’espace », heureux dans « La Fusée ».
• L’incapacité à profiter d’une chance de rédemption, que ce soit dans « L’Homme », où un astronaute, à deux doigts de rencontrer Jésus sur une autre planète, ne peut se débarrasser des oripeaux qui l’empêchent de voir, ou dans « Le Visiteur », texte dans lequel des désespérés tuent par égoïsme celui qui leur apportait un peu d’espoir.
• Des planètes proches vivables, habitées, ou colonisées, comme on pouvait encore faire semblant d’y croire à l’époque, dans le terrifiant et excellent « La Pluie », ou le surprenant « Les Bannis ».
• Des automates indiscernables de leur modèle, « Automates, société anonyme », qui préfigurent Les Femmes de Stepford de Ira Levin, voire la série TV Real Humans.
• Des invasions extraterrestres, menées par des enfants complices dans « L’Heure H », ou vouées à se briser sur les charmes vénéneux de la société de consommation dans « La Bétonneuse ».
Un bien beau kaléidoscope de textes puisant dans l’inconscient de son époque pour se projeter dans l’avenir.