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Adrian Humain 2.0

En ces temps de vaches maigres, du moins dans l’Hexagone, l’amateur de science-fiction se voit de plus en plus contraint de chercher sa came ailleurs, braconnant du côté du polar ou de la littérature blanche. Parfois, il tombe sur un bouquin boulever-sant, en témoigne Des larmes sous la pluie de Rosa Montero. Mais plus souvent, il doit se con-tenter d’ersatz. D’aucuns voient dans cette évolution un signe des temps. La science-fiction ayant été rattrapée par le présent et, de ce fait, constituant une part importante de notre quotidien, elle aurait abandonné le registre de la spéculation pour se diluer dans les champs du sociétal et de la métaphysique. Sans entrer sur le terrain (miné) des hypothèses et des controverses picrocholines, le chroniqueur se per-mettra néanmoins une piteuse remarque. Si la science-fiction cherche à divertir et à faire réfléchir, elle s’inscrit surtout dans la multitude des possibles. Elle se veut le médiateur des avancées impulsées par les technosciences et des inquiétudes qu’elles ne manquent pas de provoquer. Une fiction à la fois fun et intellectuelle. Tout ce que n’est pas le roman de Laurent Alexandre et David Angevin…

Avec Adrian Humain 2.0, on découvre une œuvre prospective, l’œil dans le rétroviseur, hantée par les ravages de TINA (there is no alternative). Prolongeant le propos de leur précédent titre, Google Démocratie, les deux auteurs continuent avec un bel aplomb à enfoncer les portes ouvertes. Ségrégation sociale mondialisée, échec des révolutions arabes, pérennisation du terrorisme islamiste, guerre larvée entre les Etats-Unis et la Chine, marasme économique durable en Europe : l’avenir imaginé par Alexandre et Angevin n’incite guère à l’optimisme, d’autant plus que les prédateurs y abondent comme larrons en foire. La loi de la jungle prévaut et les politiques se révèlent les marionnettes de puissances économiques occultes, aux premiers rangs desquelles figure Google, dirigé d’une poigne de fer par le « Prince des ténèbres ».

Transhumanisme, post-humanité, clonage, uploading de la conscience, singularité… Le roman brasse une multitude de thématiques science-fictives traitées toutes de manière plus convaincante et immersive par Greg Egan, Ian McDonald, Jean-Michel Truong, Paolo Bacigalupi et bien d’autres vrais auteurs de SF. Ici, il faut se contenter d’une vulgarisation brossée à gros traits, aux vertus strictement illustratives et à bien des égards frustrante. Une dystopie simpliste, jalonnée de raccourcis, dépourvue de nuances et adoptant le ton univoque, pour ne pas dire caricatural, la morgue et le mépris des maîtres du monde.

Mais tout ceci n’est pas le plus gênant. Adrian Humain 2.0 pêche surtout en raison d’une intrigue inaboutie, cousue de fils blancs et percluse de clichés. Avec le clan Crawford, le père détestable, en lice pour l’élection présidentielle américaine, la mère française, ex-mannequin dispensatrice de glamour auprès de l’opinion, le fils amélioré par la génétique, psychopathe criminel dépourvu d’empathie, les deux auteurs nous gâtent. D’autant plus qu’en face, les bioluddites — ramassis d’opportunistes, de fous de Dieu (Allah et ses autres déclinaisons), d’adorateurs de la nature, de défenseurs du principe de précaution et d’autres fascistes de tous poils — ne brillent guère par leur intégrité. Alexandre et Angevin saupoudrent de surcroît l’histoire d’un name dropping envahissant, se voulant sans doute vachard dans leur esprit. Ils sont juste racoleurs, flinguant au passage la crédibilité de leur roman.

Au final, Adrian Humain 2.0 ne fait qu’entretenir le désenchantement pour le futur. L’aspect dystopique pourrait être intéressant s’il n’était desservi par une intrigue guère convaincante, pour ne pas dire navrante, que l’on peut résumer par la formule bien connue : tous pourris. Bref, un roman à oublier. Cela ne devrait pas être trop difficile…

Côté cour

Il se passe des événements étranges dans le nouveau roman de Leandro Ávalo Blacha. Rien de nature à susciter l’incrédulité des lecteurs de son précédent titre, mais quand même… Jugez par vous-même.

Pour mémoire, avec Berazachussetts (roman tout juste réédité chez Folio « SF », ceci dit en passant…), l’auteur argentin nous avait conviés à une apocalypse carnavalesque où la satire se partageait la tête d’affiche avec la dinguerie. Côté cour n’apparaît pas moins déviant que ce premier roman prometteur. D’emblée, cette succession de cinq histoires s’apparente à la chronique d’un lotissement pavillonnaire banal aux cours et jardins mitoyens. Un quartier pourtant tombé tout entier sous la coupe d’un opérateur de téléphonie omnipotent et omniscient, poussant sa transcendance jusqu’à accomplir des miracles. Une sorte de Big Brother sans visage dont l’antenne irradie un feu magique rappelant à tous leur allégeance. De fait, ici-bas tout le monde consomme Phonemark. De la naissance à la mort, et même au-delà, tout le monde mange, boit et se distraie Phonemark. Et chacun se doit d’épuiser son quota quotidien de SMS sous peine de finir encagé. Peut-être chez le voisin, dans sa cour ou sa cave.

Bien peu de personnes cherchent à se soustraire au système. En fait, tous y participent, cherchant à tirer profit de ses failles, ou du moins des opportunités qu’il offre. La déraison ou plutôt l’intérêt bien compris semble avoir gagné tous les esprits. Ici, on loue une chambre dont la fenêtre donne sur un jardin d’éden factice. Là-bas, on organise des combats clandestins. Prisonniers consentants, au préalable entraînés, contre chiens rendus enragés, voire chauve-souris. Le spectacle vaut le détour. Il suscite une ferveur populaire dépassant les limites du quartier. Ailleurs, on réduit les têtes humaines pour les greffer sur des poupées, escomptant ainsi reconstituer l’ensemble du voisinage en miniature. Plus loin encore, une histoire d’amour se conclut par un carnage où des grands-mères droguées servent de boucliers humains.

Bref, on le voit, à la lecture des quelques éléments présentés ci-dessus, Leandro Ávalo Blacha ne semble pas s’être assagi. Bien au contraire, Côté cour se révèle un cocktail décalé mélangeant les ressorts du grand-guignol, de la dystopie, du fantastique et des télénovelas. C’est foutraque, amusant, iconoclaste, à l’occasion poétique, et pourtant, on ne peut s’empêcher de trouver tout ce cirque un tantinet répétitif. On n’arrive pas à se dégager d’un sentiment de déjà vu. L’impression d’avoir fait le tour du sujet avec Berazachussetts. La vie, la mort continuent de danser le même tango absurde sur une mélodie qui nous est désormais familière. Une partition écrite avec le meilleur des déviances humaines sur fond de consumérisme. L’air est hélas connu, il perd en conséquence de son impact. Et puis, le roman ressemble davantage à une juxtaposition d’histoires, sans véritable trame pour unir l’ensemble, si ce n’est le quartier où elles se déroulent. On papillonne d’une cour à l’autre, d’un pavillon à l’autre, sans avoir le temps de prendre ses aises. L’horizon d’attente reste maigre et il manque définitivement quelque chose pour vraiment succomber.

Au final, avec ce deuxième titre, Leandro Ávalo Blacha douche quelque peu l’enthousiasme suscité par Berazachussetts. Certes, on jubile toujours de la ferveur avec laquelle l’auteur dynamite la société argentine et fustige l’économie de marché. Mais Côté cour n’est finalement qu’un prolongement plus sombre, dépourvu de ce grain de folie qui faisait toute la saveur de son précédent roman. Dommage.

Dernières nouvelles de l'enfer

L’intérêt de Jérôme Leroy pour les genres dits mauvais ne s’est jamais vraiment démenti tout au long d’une bibliographie comptant désormais une vingtaine de titres. Quelques livres pour la jeunesse, des romans, des essais, de la poésie et une ribambelle de nouvelles. On sentait poindre déjà dans Une si douce apocalypse ou dans Big Sister le goût de l’auteur pour la dystopie, le fantastique ou les fins du monde. Une tendance également perceptible dans ses romans noirs Monnaie bleue et Le Bloc. Manière pour lui de souligner l’absurdité du monde, de pointer son naufrage inexorable tout en espérant l’irruption d’une colère généreuse pour en détourner le cours. Ici, rien de tel, même si on retrouve quelques échos des maux du monde contemporain.

Avec Dernières nouvelles de l’enfer, Leroy s’essaie à la short-story. Un format où l’on peut aisément tomber à plat. En deux, trois pages, rarement plus de cinq, il parvient à condenser ambiance, intrigue et chute, de préférence inattendue, convoquant le meilleur du cinéma d’horreur, du fantastique littéraire et de la série Z de science-fiction. Quarante-six histoires se terminant mal, très mal, mais sans jamais se départir d’un humour goguenard.

Les aficionados se réjouiront de retrouver parmi les dédicaces quelques-uns des classiques du genre. Des acteurs ou des réalisateurs, tels Donald Pleasence, Max von Sydow, Linda Blair, John Carpenter, John Landis, Brian de Palma ou George Romero. Des auteurs comme Lovecraft, Max Brooks, Arthur Machen, Charles Necrorian, Clive Barker, Robert Bloch. Sans oublier un florilège de personnages fictifs emblématiques, Dracula, Freddy Krueger, Carmilla, Jason et j’en passe, dont les méfaits hantent encore les nuits blanches de leurs laudateurs.

Ils se lamenteront peut-être de ne pas retrouver l’atmosphère des œuvres auxquelles Jérôme Leroy rend hommage. Car les zombies, les E.T., les vampires, les tueurs psychopathes, les fantômes et le diable lui-même servent surtout de faire-valoir à l’auteur, qui néglige le registre du pastiche, préférant laisser infuser dans ses nouvelles des problématiques sociales, voire sociétales.

Certes, on peut reprocher à Jé-rôme Leroy l’aspect prévisible de ses chutes. Le caractère répétitif du traitement et des ressorts peut lasser, voire agacer. Toutefois, au milieu de cet assortiment émergent quelques bonnes surprises, comme cette histoire d’amour touchante avec une réplicante. Ou ce texte fort drôle, intitulé « Cessation d’activité », dans lequel un serial killer calcule le nombre de ses victimes pour faire valoir ses droits à la retraite auprès de la Caisse Mutuelle des Monstres Associés. Ou encore, la confession d’un acteur de slasher vieillissant qui décide de se lâcher sur un tournage parce qu’on lui reproche la faiblesse de son interprétation.

Bref, si Dernières nouvelles de l’enfer n’est pas un recueil indispensable, il recèle suffisamment de textes déviants pour divertir l’amateur de mauvais genres.

Les Solitudes de l'ours blanc

Les quatrièmes de couverture sont souvent trompeuses. Elles ouvrent un boulevard aux préjugés au lieu de titiller l’intérêt du lecteur potentiel, quand elles ne douchent pas son enthousiasme. Celle des Solitudes de l’ours blanc ne dépare pas. On s’attend à découvrir un thriller comme tant d’autres. Une énième histoire criminelle reprenant les poncifs de la vengeance. Le chassé-croisé meurtrier entre le tueur et sa victime. Une mortelle randonnée jalonnée de morceaux de bravoure et de cliffhangers. Eh bien, raté ! Si le roman débute par une scène d’exécution, pour le reste, les choses paraissent moins attendues. Thierry Di Rollo se focalise sur un tout autre sujet, nous immergeant dans la psyché de deux individus solitaires hantés par un néant absolu. Deux ours blancs, l’un de sexe mâle et l’autre féminin. Marc est un tueur. La vie n’a pas de signification à ses yeux, elle a juste un prix. Le prix fixé par ses commanditaires pour éliminer un adversaire ou quelqu’un susceptible de trop parler. Mais Marc a peur. Peur de tomber le masque. Peur que l’on devine qui il est réellement. Jenny n’a qu’un seul homme dans sa vie. Un petit bout d’homme dont les attentions réveillent en elle la mère qu’elle ne peut être. Les autres hommes, elle s’en sert avant de les jeter. Car Jenny n’est pas comme tout le monde. Elle a un but. Débusquer le salaud qui a tué sa mère. Apprendre de la bouche de cette ordure ses dernières paroles. Alors seulement, elle pourra trouver la paix.

S’il se conforme aux codes du roman noir, Les Solitudes de l’ours blanc se frotte aussi de façon presque subliminale au fantastique. Rien de trop flagrant. Du moins, rien de nature à remettre en question le pacte de lecture établi avec la scène d’ouverture. Loin d’appliquer les mêmes recettes ou de ressasser la même noirceur, tonalité à laquelle on le réduit trop souvent, Thierry Di Rollo étoffe ici sa palette avec de nouvelles émotions. Les Solitudes de l’ours blanc est porté par un superbe personnage féminin. A l’instar de l’héroïne de la chanson des Beatles, Jenny Eleanor Erin semble marquée par un destin funeste. Le passé la hante et obère son avenir. Il la condamne à la solitude et à un présent sans affect où la vengeance apparaît comme la seule thérapie viable. Un gouffre noir, insondable, menaçant de l’engloutir. A moins que les dernières paroles de sa mère ne lui offrent l’opportunité de faire son deuil du passé. De laisser émerger sa véritable identité. Pour cela, il lui faut retrouver son meurtrier, seul témoin de ses derniers mots.

Comme à son habitude, l’écriture de Thierry Di Rollo fait merveille. Sa faculté à traiter une information avec parcimonie, à en faire émerger le sens de manière progressive, impose le respect. Son style très visuel, pour ne pas dire cinématographique — on pense à David Fincher — impressionne par sa maîtrise et son naturel. Sur ce point, la narration à rebours du chapitre sept est un modèle du genre. Son art de l’ellipse, ni trop appuyé, ni relâché, se conjugue avec bonheur au pouvoir d’évocation de ses descriptions, conférant à ce court roman une densité émotionnelle fascinante.

A l’instar de l’ours blanc, Thierry Di Rollo se sert du noir pour capter un peu de chaleur humaine. Une chaleur chiche, mais généreuse pour qui sait la mettre à profit. Bref, on ne saurait trop recommander la lecture de ce roman dont l’histoire vous suit longtemps, une fois la dernière page tournée.

La Longue Terre

Voyager dans des mondes parallèles, c’est possible et d’une facilité déconcertante. On se demanderait presque pourquoi personne n’y a pensé avant ! Seules suffisent quelques composants électroniques et, surtout, une pomme de terre. Et voilà un « Passeur », porte ouverte pour des milliers de Terres. Des mondes vierges de toute présence humaine. Quelle aubaine pour les chercheurs d’or et autres explorateurs ! Quelle catastrophe pour la société telle qu’elle existait ! Les opportunités sont formidables, les bouleversements irrémédiables. Car chaque personne peu satisfaite de son existence (et il y en a plus d’une !) fait ses bagages et tente un nouveau départ, laissant derrière elle les impôts, dettes et autres tracas de la vie quotidienne.

Mais tout le monde ne pense pas qu’à s’enrichir, ou à créer une nouvelle société plus conforme à ses désirs en repartant à zéro. Certains essaient de comprendre ce qu’est cette longue Terre, cette infinité de planètes qui prolongent le berceau de l’Humanité. Sont-elles infinies ou existe-t-il une limite, une origine ? Pourquoi le fer, ce matériau essentiel, ne passe-t-il pas d’un monde à l’autre ? Et, surtout, quelle menace se profile, terrible, effrayante, derrière certains phénomènes étranges de plus en plus fréquents ?

Lobsang, une intelligence artificielle d’une puissance phénoménale et à l’humour très particulier (merci Terry Pratchett), affrète un dirigeable hyper technologique et part en quête de réponses. Elle s’adjoint les services de Josué Valienté, un jeune homme tout aussi spécial. Il est ce qu’on appelle un passeur né. Pour lui, nul besoin de machine, ni même de patate. Pour lui, pas de nausée après chaque passage. Traverser les mondes est aussi simple qu’éternuer ou respirer. Et le voyage commence, l’occasion pour le lecteur de rencontres savoureuses : des cités nouvellement bâties, des peuples étranges, des animaux fabuleux…

Mais tout cela est bien lent à se mettre en place. Même si le roman est le premier d’une série (le deuxième tome est d’ailleurs paru en juin dernier en VO), même si on se place donc dans le long terme, il est frustrant de devoir attendre la moitié du roman pour se dire qu’on entre enfin dans le vif du sujet. Les questions évoquées sont passionnantes : comment se créent de nouvelles sociétés ? Quelles conséquences pour la nôtre ? Comment réagir face à un tel bouleversement ? Mais, outre le début plus que poussif, La Longue Terre ressemble plus, sur d’interminables passages, à une galerie de mondes parallèles, avec ses descriptions d’animaux phénoménaux, ses plantes exotiques. Sans but apparent que d’occuper l’espace. Si tout pouvait être aussi rythmé que la fin !

Deux grands noms des littératures de genre qui s’associent dans le cadre d’un roman commun, finalement, ça fait saliver autant que ça inquiète. Chacun peut, bien sûr, s’appuyer sur les talents de l’autre et les mettre en valeur, rebondir sur les idées de son comparse et entraîner le lecteur vers des sommets : ça, c’est De bons présages (qui réunit Pratchett et Gaiman). Mais ils peuvent aussi se neutraliser, ne gratifiant le texte que de l’ombre d’eux-mêmes : ça, c’est La Longue Terre. Le ton mordant de Terry Pratchett, mondialement connu pour son cycle du « Disque-Monde » à l’humour ravageur, ne se retrouve que de temps en temps, plus diffus, plus inoffensif. La force de Stephen Baxter, sa capacité à susciter des voyages ébouriffants, vertigineux (ainsi, dernièrement, dans Accrétion aux éditions du Bélial’) sont atténuées. Bref, un premier voyage en longue Terre bien… long, justement ; de quoi attendre la suite avec un soupçon d’inquiétude…

L'Origine des victoires

Natacha, Euphoria, Patrizia, Gloria, Egéria, Nadia, Oruah et Coppélia 31. Toutes des femmes. Toutes des Victoires. Leur but, leur mission à travers les âges : lutter contre l’ennemi puissant et sans pitié de l’Humanité, l’Orvet. Par leur seule volonté, leur savoir transmis de génération en génération, elles sont l’unique rempart entre les humains et cet être cosmique avide de douleur et de souffrances. Malgré leur fragilité.

Le récit débute en 1973 à Marseille. Une jeune fille, Natacha, va brutalement apprendre sa condition de gardienne ; sa mère lui transmet le flambeau avant de mourir sous les coups des victimes de l’Orvet. Capable de percevoir les pulsions les plus secrètes, les plus malsaines, de tous les hommes (mais pas des femmes), et de les amplifier, l’Orvet transforme de simples passants en brutes sanguinaires. Ainsi pérît une Victoire, aussitôt remplacée par sa fille. Car, autant le dire d’emblée, on est loin des grandes sagas pleines d’écoles de sorciers ou autres défenseurs du Bien contre le Mal. Pas de superproduction hollywoodienne ici, l’ambition de l’ouvrage est ailleurs. Plus qu’un roman, Ugo Bellagamba propose avec L’Origine des Victoires une série de portraits fins et touchants liés par une trame commune, mais aussi un motif : l’acceptation de sa destinée. Au nom d’une idée, de la défense des autres et de l’humanité. Ces quelques femmes prennent vie en une poignée de lignes, em-plies de doutes et, parfois, d’incompréhension devant ce qui les attend. Les Victoires sont, en effet, étonnamment seules, incroyablement peu armées contre leur ennemi. Tout juste possèdent-elles la connaissance, le savoir de leur invulnérabilité mentale à la tentation induite par l’Orvet. Pour la plupart d’entre elles, il ne reste donc qu’une énorme force de conviction et, surtout, la séduction pour guider les hommes, les éloigner de l’influence maligne de l’Orvet. Même si la violence n’est pas totalement exclue, comme le montre bien la jeune Nadia. Mais toutes ont en commun un courage sans faille, qui les entraîne le plus souvent vers le sacrifice ultime.

Grand atout de ce livre, l’écriture, riche et en même temps fluide, coule comme une évidence. Les points de vue varient : on est tantôt dans l’esprit de Natacha ou d’une autre Victoire, tantôt dans celui, perfide, de l’Orvet. Et ainsi comprend-on, progressivement, les tenants et aboutissants de cette lutte millénaire sans merci. Erudit et curieux d’histoire, Ugo Bellagamba conduit son lecteur à travers les âges avec gourmandise. Pas de pages grandiloquentes ou plombées d’une surcharge de références absconses. Mais une culture solide de l’écrivain, qui permet au lecteur de se glisser sans même y penser dans des habits anciens. Le récit commence au XXe siècle avant de remonter le temps en quête de la première Victoire, loin, très loin dans notre passé. Où l’on rencontre, en chemin, Gustave Eiffel, victime bien involontaire de l’Orvet. Mais aussi, au XIIIe siècle, un Thomas d’Aquin bien surprenant. Et Octavien, futur premier Empereur de Rome, lors d’une halte sensuelle.

Il ne faut pas hésiter à découvrir cet hymne à la femme, à son courage, à sa force. Ce roman simple et beau à la fois. Tout simplement.

Chroniques de la grande séparation

Fut un temps, G.-J. Arnaud écrivit ses chroniques de « La Grande Séparation », publiées au Fleuve Noir (dernière édition en 2000). Rien à voir avec celles-ci qui sont « l’œuvre » de Gabriel Eugène Kopp.

Prologue : on nous montre quatre colons galactiques perdus qui récréent en un siècle une population viable et une civilisation, dans un recommencement accéléré qui évoque autant l’Ouroboros qu’une boite de Petri avant de se conclure en Planète des Singes. Ouch !

La suite nous décrira l’aventure spatiale qui a conduit ces explorateurs à devenir des naufragés et à se changer en Adam à trois Eve. Kopp nous explique donc pendant une centaine de pages comment l’Humanité, ayant admis l’impossibilité de la vitesse supraluminique ainsi que celle des vaisseaux arches, a développé une technique basée sur un « repliement (plus ou moins) de l’espace ». Il détaille les expériences, les échecs, les raffinements progressifs du concept et de la technique, jusqu’à la colonisation d’une bonne partie de la galaxie par l’espèce humaine, conduisant à l’abandon progressif de la Terre et à sa régénération écologique subséquente.

Pourquoi pas ? Mais, comme pourrait l’écrire Kopp, il y a maldonne.

En 1996, le physicien Alan Sokal réussit à publier un article de sciences sociales, que lui savait pastiche, dans la prestigieuse revue Social Text. Pompeusement intitulé « Transgresser les frontières : vers une herméneutique transformatrice de la gravitation quantique », Sokal y prouvait par l’exemple qu’il était possible de paraître brillant et post-moderne, jusqu’à leurrer un comité de lecture, en utilisant à l’emporte-pièce des concepts et des termes scientifiques durs mal compris et mal utilisés. Cet article fit ensuite l’objet d’une développement en France avec le livre Impostures intellectuelles (chez Odile Jacob), écrit par Sokal et Bricmont.

Avec Chroniques de la Grande Séparation, Kopp renverse la proposition. Il est un poète qui « écrit » une novella de SF, voire de hard SF. Il le revendique en postface comme une blague, celle d’un « imposteur guilleret » ou d’un « farceur ».

Problème : Kopp n’est jamais convaincant, jamais drôle, en plus d’être atrocement franchouillard.

Dans son texte, il n’y a aucun personnage qui dépasse le statut générique d’un pion de Monopoly, et aucune prospective ni réflexion intéressante sur les conséquences de l’évolution technique. Dans le but d’être « guilleret », je suppose, il offre au lecteur quelques vannes de bien piètre qualité et une bonne grosse rigolade sur des problèmes de pipi caca (ça fait toujours marrer). De plus, mais là, j’ignore s’il y a un but, il utilise régulièrement un vocabulaire argotique que n’aurait pas renié André Pousse, « bourrin », « piaf », « zozios », « on rase gratis », etc. Sans compter une déformation transparente de Galilée.

Quant à son « imposture SF », les néologismes et concepts qu’il invente rendent juste la lecture pénible, tant il accumule les mots boursouflés qui, peut-être, le font rire, mais donnent uniquement au lecteur l’impression très justifiée de perdre son temps sans rien comprendre. Qu’on me permette d’écrire que ce ne sont que billevesées et calembredaines hypnagogiques et superfétatoires.

Y a-t-il des lecteurs qui peuvent consacrer 9,50 euros et 1 heure 30 de leur vie à lire ça et en sortir satisfaits ? J’en doute.

Nuigrave

2030. Trahi par son addiction au tabac et sa peur de l’avion, Arthur Blond, rétroarchéologue, rate son vol pour l’Egypte. Il devait y inspecter l’obélisque de la Concorde, brisé accidentellement après sa restitution par la France. Non content d’avoir conclu sa mission avant même de l’avoir commencée, et d’avoir attiré l’attention d’une police française qui ne plaisante pas avec les accros à la nicotine, il plonge, sans le vouloir et par la grâce de l’amour vestigial qu’il croit ressentir pour son ex-compagne venue se faire tuer près de lui, au cœur d’une machination internationale qui l’amènera, pour protéger les deux derniers plants d’un végétal amazonien rare, à se cacher dans la plus internationale des zones de France, le Petit Kosovo. Car de cette plante, on peut tirer une drogue aux multiples applications, et s’affrontent pour elle ceux qui veulent l’utiliser et ceux qui veulent la détruire.

Nuigrave décrit un avenir qui ressemble à ce que le nôtre pourrait être. L’hygiénisme y est devenu dominant dans un monde vieillissant, l’interdiction totale de la nicotine en étant le symptôme le plus visible. Parallèlement, nonobstant un discours écologiste de bon aloi, on continue allègrement à gaspiller des ressources pour entretenir des bars glacés et la grande mode est, pour les femmes, d’arborer un perpétuel ventre de cinq mois, tant il est excitant d’avoir l’air enceinte dans un monde définitivement conquis par l’admiration pour les « mamans ».

Sur le plan géopolitique, le Sud est en passe de prendre sa revanche sur un Nord fatigué perclus de rhumatismes ; restitution des œuvres d’art pillées (et même données, comme l’obélisque), « désimmigration » par laquelle les hommes suivent le même chemin retour que les œuvres, apparition des Emirs, ces Arabes « blanchis » qui ont pris le pouvoir dans une grande partie du Moyen-Orient, en utilisant leur fortune pour acheter des armées privées et s’offrir par la Bourse une bonne partie de l’économie occidentale. Sauf que l’Orient est encore plus compliqué que ne le supposait De Gaulle, et les Emirs s’y heurtent aux arabes, plus ou moins islamistes, réactivant apparemment, un siècle après Aflak (deux siècles après la Nahda) et Hassan al Banna, la querelle entre panarabistes et panislamistes. Mais les Emirs sont-ils autre chose que des ploutocrates sans attache, avatars d’une puissance financière qui a changé de camp ?

Le Nord, en déshérence, se souvient de ce qu’il fut et sombre lentement dans la grande vieillesse. Le désespoir de voir le temps couler de plus en plus vite, poussé par le poids écrasant des souvenirs, y rend infiniment séduisant un produit qui promet de le ralentir. Ses feux mourants attirent néanmoins, pour quelques temps encore, les plus misérables des misérables. Immigrés fuyant la pauvreté de leur pays, « nettoyés ethniques » victimes de l’effondrement des Etats nations dans un monde où chaque groupe revendique « son » nationalisme, y compris sur un territoire grand comme un timbre-poste, tous se retrouvent dans des camps en Occident. En France, le Petit Kosovo est un distillat de toute la misère du monde. Il est facile de s’y cacher, facile aussi d’y mourir, ignoré de tous. C’est là qu’Arthur se réfugiera, c’est de là qu’il commencera à éclaircir les évènements, c’est là qu’il reviendra quand tout aura été accompli.

Vu à travers les yeux d’Arthur, le récit de Nuigrave est d’abord obscur. Balloté dans une histoire qu’il ne comprend pas, notre héros (?) est bien en peine d’éclairer le lecteur. Peu à peu, toutefois, sa compréhension progresse, à l’instar de celle du lecteur, justement, jamais abandonné à lui-même. In-complétude des informations disponibles, souvenirs douteux de la paramnésie, l’éche-veau est difficile à démêler, pour Arthur comme pour nous, mais patience et attention font le travail d’éclaircissement.

Très écrit, Nuigrave jouit d’un tempo syncopé, heurté, et d’une prose souvent el-liptique. Déroutant au début, ce style donne son rythme particulier au roman et traduit fort bien les raccourcis d’une pensée en mouvement qui saute de point d’intérêt en point d’intérêt sans chercher à tout décrire. Cette pensée, c’est celle d’Arthur, dont le lecteur est le spectateur mais également le double, tant le personnage voit de choses aussi par les yeux des autres, et tant la compréhension leur arrive simultanément.

Un très bon livre.

Utopia

Le Caire, 2023. La population cairote vit scindée de chaque côté d’un mur d’argent matérialisé qui exclut et discrimine. Un jeune homme de l’enclave aisée, blasé à mort et mort d’ennui, décide, comme d’autres avant lui, de partir à la chasse au pauvre. Littéralement. Son aventure, mal préparée, va mal tourner. Quoique…

Dans Utopia, nous voyons une société qui a rendu concrète l’inégalité croissante, le gouffre béant en train de se creuser entre une classe en ascension sans limite (les « gagnants de la mondialisation » pour le dire vite), et une autre en descente rapide vers des niveaux qu’on ne peut plus que difficilement qualifier de civilisés.

Avec un chômage endémique à niveau très élevé, le retour des émigrés au pays après la chute des monarchies pétrolières, et la désintégration d’un Etat privé progressivement de ressources fiscales, la société égyptienne a éclaté sous l’effet des forces économiques centrifuges liées à l’enrichissement excessif d’un petit nombre, comme le prévoyait déjà Platon.

Loin des interactions qui font société, les (très) riches vivent dans des gated communities protégés par des marines mercenaires ; servis par le lumpenprolétariat circadien venus des bidonvilles, ils consomment sans limite tous les plaisirs qu’on peut inventer sans jamais être rassasiés ni satisfaits. Quant aux très pauvres, ils survivent dans les taudis qui les abritent. Malades, malnutris, sales, ils se procurent le peu qu’ils mangent en travaillant tels des bêtes dans le bidonville ou des « esclaves » dans les enclaves. Ils ajoutent à l’ordinaire ce qu’apporte un mélange de trafics, vols, prostitution. Environnés d’une violence permanente, s’abrutissant de drogues bon marché ainsi que de sexe pas toujours consenti et souvent tarifé, ils mènent une vie sordide dont la seule qualité est d’être brève.

Ces deux mondes, si proches et si lointains à la fois, se rencontrent quand le fils pourri d’un ploutocrate décide d’aller capturer un pauvre pour en faire ensuite la chasse. Identifié par un habitant des ghettos, il y passera plus de temps que prévu, et en verra plus qu’il n’aurait cru. Mais une vraie communication est impossible ; la haine des pauvres, si intense soit-elle pour ceux qui les ont abandonnés à leur sort, n’est rien face au mépris et à la morgue d’une classe qui a fait sécession. Alors que le lecteur voit qu’au fond ces hommes se ressemblent, qu’ils sont poussés par les mêmes désirs, les plus riches ont grandi dans la certitude qu’ils méritent leur bonne fortune et que les pauvres sont les premiers responsables de la misère dans laquelle ils crou-pissent. Chosifiés, ne valant guère mieux que des « outils animés », il convient de les utiliser à loisir, jusqu’à la mort. Et même le bien qu’ils peuvent faire ne crée aucune dette à leur endroit, car on ne peut être débi-teur que d’une personne, pas d’une chose.

Haut et bas. Il y a donc deux classes antagonistes sans espoir d’armistice, deux classes dont l’existence même a effacé tous les autres clivages, religieux ou nationaux. Les nobles, à l’abri, et les gueux, vivant dans un monde qui s’effondre progressivement sans qu’ils y réagissent autrement que par quelques révoltes éruptives vite matées. La fin de l’Empire romain a dû ressembler à ça.

Utopia est un roman très court, pourtant le world building y est de grande qualité. Au lieu d’utiliser un narrateur omniscient, Towfik choisit de décrire le monde par le biais des sensations et impressions de ses protagonistes. Ceci lui permet de concentrer l’attention du lecteur sur ce qui fait sens pour les habitants de son monde, et sur la manière dont ils le perçoivent. En peu de pages, l’auteur décrit finalement peu, mais tout ce qu’il décrit importe. C’est une approche très efficace.

Utopia, premier roman d’anticipation traduit en français du médecin et écrivain égyptien Ahmed Khaled Towfik, est un ouvrage glaçant. Car ce qu’il imagine est certes très dur, mais surtout crédible dans un monde, a fortiori un tiers-monde, où les inégalités se creusent toujours plus, soutenues par un discours qui les justifie en naturalisant les phénomènes sociaux, et les excuse en réifiant les perdants de la compétition généralisée.

La Ville où les morts dansent toute leur vie

Roque Grange, nom pour le moins rugueux, à l’image du personnage, illustrateur sur le retour, alcoolo, voit débarquer un jour Léonore, une jeune femme dont il serait le père et que la mère, qu’il n’a pas revue depuis leur brève liaison, avant qu’elle ne soit enceinte, lui confie car, malade, elle ne peut plus s’occuper d’elle. Mais Léonore est schizophrène et elle veut rejoindre « la ville où les morts dansent toute leur vie », où se serait réfugiée sa mère, ce à quoi consent Roque qui refuse d’assumer cette paternité impromptue. Léonore, belle, fantasque, impudique, est fermement ancrée dans ses rêves…

On pense à Elle qui ne sait pas dire Je.

Commence alors un road movie en direction de l’Est, alors qu’on est en train d’évacuer la région suite à une catastrophe climatique qui n’est pas précisément nommée, mais se révèle d’envergure, voire apocalyptique…

On pense alors au Sourire des crabes.

Nous sommes dans un futur indéterminé, où Nadine Morano est décédée depuis un certain temps des suites d’un AVC. Le pays semble à la dérive, les villes livrées aux délinquants, comme ceux qui se dressent sur la route de Roque et Léo, laquelle, pour ingénue qu’elle soit, peut se révéler redoutable quand elle a une arme dans la main. Elle rêve d’être croquée par Roque en personnage de western, avec une carabine à la main.

Progressivement, on en sait davantage sur Roque, dont les carnets de notes parsemés de dessins (signés Pelot, appartenant à toutes les périodes) racontent la trajectoire à rebours, entre journal intime et scènes dialoguées comme au théâtre. De même qu’on cerne un peu mieux la personnalité fantasque et perturbée de Léo, dont le confident imaginaire se nomme Pas-Robert.

Du récit post-cataclysmique au polar urbain, on traverse divers types de récits, au gré des rencontres et des scènes marquantes, le temps d’une fusillade mémorable, improbables ou fantasmagoriques, comme ce lion couché sur la banquette arrière de l’automobile, poétiques assurément, ainsi la troublante danse érotique de Léonore. On passe du rire aux larmes, de la poésie au tragique, brutalement, à l’image de l’humeur de Léo, jusqu’à une conclusion encore plus brutale. Voilà tout Pelot en un livre, œuvre picturale et théâtrale comprises.

A l’origine, La Ville où les morts dansent toute leur vie est une pièce diffusée sur France Culture en 2009. Elle se limitait à la confrontation entre le père et la jeune fille de vingt ans. Pelot a entièrement repris l’histoire, la plaçant sur une autre trajectoire. Relecture transversale d’une œuvre, toutes ses histoires se télescopent ici, tous les genres qu’il a abordés, les ambiances qu’il a travaillées, patchwork résumant une formidable carrière et accouchant au final d’un récit généreux et sensible, que domine l’attachante figure de Léonore.

Reste à parler de l’écriture. Depuis le temps que Pelot s’attache à raconter sans expliquer, même indirectement, à croquer les attitudes, à retranscrire la banalité d’é-changes qui en disent bien plus, il est passé maître dans l’art de laisser le contexte faire résurgence, comme il peut affleurer aux yeux et aux oreilles d’un étranger immergé dans un quotidien dont il ignore tout. Il confine ici au sublime, et de ce traitement vient en grande partie l’émotion que suscite cette tranche de vie. Il faut se laisser porter par le récit, vivre avec les personnages pour recomposer le puzzle de leur histoire et en sortir bouleversé. On ne peut conclure sans évoquer la très belle couverture de Manu Larcenet, ni aussi, surtout, l’émouvante dédicace au fils disparu, à qui ce formidable conteur racontait des histoires petit, avant qu’il ne se mette à en imaginer à son tour.

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