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Des Fleurs pour Algernon

[Critique commune à Algernon et moi et Des Fleurs pour Algernon.]

D’abord publié sous forme de nouvelle en 1959 (prix Hugo l’année suivante), puis sous forme de roman en 1966 (prix Nebula), Des Fleurs pour Algernon est un des chefs-d’œuvre incontestés de la science-fiction. Il a été adapté en téléfilm tourné en direct, puis au cinéma en 1968 (Charly, Ralph Nelson). Suivront encore deux téléfilms, dont un franco-suisse (en 2006) tout à fait regardable. Plus difficile à croire, Des Fleurs pour Algernon a aussi été adapté en pièce de théâtre, en comédie musicale et en spectacle de danse.

Tout le monde connaît la trame de ce classique : Charlie, arriéré mental employé dans une boulangerie, voit son intelligence accrue grâce à une opération chirurgicale ; avant lui, c’est une souris de laboratoire, Algernon, qui avait reçu le même traitement. Charlie tient son journal, tombe amoureux de sa thérapeute, couche avec une artiste un peu fofolle, jusqu’à ce que son intelligence commence à décroître, puis Algernon se laisse mourir… Roman plutôt audacieux pour l’époque (cruauté parentale, bizutages sordides, scènes de schizophrénie, sexualité explicite ; n’oublions pas que Les Amants étrangers de Farmer date de 1961), Des Fleurs pour Algernon est publié chez J’ai Lu depuis 1972, où il est réédité régulièrement tous les trois ou quatre ans. D’ailleurs, à ce sujet, il serait bon que quelqu’un se penche sur la traduction de Georges-Henri Gallet, où (entre autres erreurs/ maladresses) college est traduit collège même quand il s’agit d’une université, ce qui donne quelques faux sens assez croquignolets (Charlie, alors d’une intelligence supérieure, ne va pas à la bibliothèque du collège, mais bien en bibliothèque universitaire). Encore un de ces nombreux romans américains dont les personnages prennent leur café avec de la crème et du sucre (cream = lait).

En terme de notoriété mondiale, d’adaptations, Des Fleurs pour Algernon est LE livre de Daniel Keyes (même s’il est injuste d’oublier Les Mille et une vie de Billy Milligan) ; un phénomène qui méritait sans doute que l’auteur y revienne. Chose faite en 1999 avec Algernon, Charlie et moi, trajectoire d’un écrivain, une autobiographie partielle (il y est peu, voire pas du tout, question des autres romans de l’auteur), avec laquelle s’ouvre la collection « Nouveaux millénaires » (en sus du fort médiocre Idlewild de Nick Sagan). Un choix curieux, l’ouvrage, peu commercial, semblant s’adresser avant tout aux enseignants qui font lire Des Fleurs pour Algernon à leurs élèves (dans cette optique, c’est un livre incontournable). On ne peut pas dire que cette trajectoire d’écrivain soit très palpitante ; si on s’intéresse beaucoup à l’expérience de Keyes dans les pulps, à ses fréquentations (William Tenn, Horace L. Gold, Lester Del Rey), le reste est très en dessous. Le processus de création de Daniel Keyes est laborieux (ce qui explique sans doute son statut d’auteur d’un seul roman). Sa longue collaboration avec Stan Lee (des centaines (!) de scénarios) est évoquée en trois phrases. Globalement, l’auteur, hanté (et donc en un sens maudit, même s’il y a des malédictions plus désagréables, vu le succès de son œuvre), ne s’intéresse dans cet ouvrage qu’à Charlie et Algernon : comment ils sont nés dans son esprit, comment ils sont nés sur papier, puis à la télé, au cinéma, en comédie musicale, etc. Le tout pourrait être brillamment écrit, mais non, c’est assez terne, seuls quelques morceaux de bravoure (la mort du marin, l’embauche dans le monde des pulps) donnent du corps au texte. Quand on compare avec Une sorte de vie (suivi de Les Chemins de l’évasion) de Graham Greene, le choc est rude.

Au final, Algernon, Charlie et moi, trajectoire d’un écrivain est un livre mineur, souvent intéressant mais jamais passionnant (on s’y ennuie ferme, ici et là), un ouvrage à réserver aux enseignants concernés, aux spécialistes hardcore de la SF et aux fans absolus de Des Fleurs pour Algernon. Notons toutefois que l’éditeur a eu la bonne idée de placer à la fin de l’ouvrage la version courte, originelle, de la nouvelle « éponyme ».

Algernon et moi

[Critique commune à Algernon et moi et Des Fleurs pour Algernon.]

D’abord publié sous forme de nouvelle en 1959 (prix Hugo l’année suivante), puis sous forme de roman en 1966 (prix Nebula), Des Fleurs pour Algernon est un des chefs-d’œuvre incontestés de la science-fiction. Il a été adapté en téléfilm tourné en direct, puis au cinéma en 1968 (Charly, Ralph Nelson). Suivront encore deux téléfilms, dont un franco-suisse (en 2006) tout à fait regardable. Plus difficile à croire, Des Fleurs pour Algernon a aussi été adapté en pièce de théâtre, en comédie musicale et en spectacle de danse.

Tout le monde connaît la trame de ce classique : Charlie, arriéré mental employé dans une boulangerie, voit son intelligence accrue grâce à une opération chirurgicale ; avant lui, c’est une souris de laboratoire, Algernon, qui avait reçu le même traitement. Charlie tient son journal, tombe amoureux de sa thérapeute, couche avec une artiste un peu fofolle, jusqu’à ce que son intelligence commence à décroître, puis Algernon se laisse mourir… Roman plutôt audacieux pour l’époque (cruauté parentale, bizutages sordides, scènes de schizophrénie, sexualité explicite ; n’oublions pas que Les Amants étrangers de Farmer date de 1961), Des Fleurs pour Algernon est publié chez J’ai Lu depuis 1972, où il est réédité régulièrement tous les trois ou quatre ans. D’ailleurs, à ce sujet, il serait bon que quelqu’un se penche sur la traduction de Georges-Henri Gallet, où (entre autres erreurs/ maladresses) college est traduit collège même quand il s’agit d’une université, ce qui donne quelques faux sens assez croquignolets (Charlie, alors d’une intelligence supérieure, ne va pas à la bibliothèque du collège, mais bien en bibliothèque universitaire). Encore un de ces nombreux romans américains dont les personnages prennent leur café avec de la crème et du sucre (cream = lait).

En terme de notoriété mondiale, d’adaptations, Des Fleurs pour Algernon est LE livre de Daniel Keyes (même s’il est injuste d’oublier Les Mille et une vie de Billy Milligan) ; un phénomène qui méritait sans doute que l’auteur y revienne. Chose faite en 1999 avec Algernon, Charlie et moi, trajectoire d’un écrivain, une autobiographie partielle (il y est peu, voire pas du tout, question des autres romans de l’auteur), avec laquelle s’ouvre la collection « Nouveaux millénaires » (en sus du fort médiocre Idlewild de Nick Sagan). Un choix curieux, l’ouvrage, peu commercial, semblant s’adresser avant tout aux enseignants qui font lire Des Fleurs pour Algernon à leurs élèves (dans cette optique, c’est un livre incontournable). On ne peut pas dire que cette trajectoire d’écrivain soit très palpitante ; si on s’intéresse beaucoup à l’expérience de Keyes dans les pulps, à ses fréquentations (William Tenn, Horace L. Gold, Lester Del Rey), le reste est très en dessous. Le processus de création de Daniel Keyes est laborieux (ce qui explique sans doute son statut d’auteur d’un seul roman). Sa longue collaboration avec Stan Lee (des centaines (!) de scénarios) est évoquée en trois phrases. Globalement, l’auteur, hanté (et donc en un sens maudit, même s’il y a des malédictions plus désagréables, vu le succès de son œuvre), ne s’intéresse dans cet ouvrage qu’à Charlie et Algernon : comment ils sont nés dans son esprit, comment ils sont nés sur papier, puis à la télé, au cinéma, en comédie musicale, etc. Le tout pourrait être brillamment écrit, mais non, c’est assez terne, seuls quelques morceaux de bravoure (la mort du marin, l’embauche dans le monde des pulps) donnent du corps au texte. Quand on compare avec Une sorte de vie (suivi de Les Chemins de l’évasion) de Graham Greene, le choc est rude.

Au final, Algernon, Charlie et moi, trajectoire d’un écrivain est un livre mineur, souvent intéressant mais jamais passionnant (on s’y ennuie ferme, ici et là), un ouvrage à réserver aux enseignants concernés, aux spécialistes hardcore de la SF et aux fans absolus de Des Fleurs pour Algernon. Notons toutefois que l’éditeur a eu la bonne idée de placer à la fin de l’ouvrage la version courte, originelle, de la nouvelle « éponyme ».

Jade

Encore méconnu en France, Jay Lake signe avec Jade une bonne surprise, un portrait de (jeune) femme réussi doublé d’une intrigue solide, le tout situé dans un univers au parfum volontiers capiteux mais âpre avant tout.

Débutant comme le « simple » (et classique) journal d’une petite fille arrachée à une famille pauvre découvrant un monde dont elle ne comprend pas les codes et qu’elle va devoir peu à peu apprendre à maîtriser tout en demeurant à la merci de ses « ravisseurs », le roman prend bien vite une toute autre ampleur… On remerciera d’ailleurs, au passage, les éditions Eclipse pour ne pas révéler les trois quarts de l’histoire via la quatrième de couverture, comme cela arrive encore si souvent. Le contraire eût été regrettable : le lecteur prend peu à peu ses marques, tout comme l’héroïne, dans cet univers qui évoque évidemment un parfum d’Orient, ses couleurs chamarrées et ses modes de pensée, tout en disposant d’une identité propre et même assez marquée. Il y a vite quelque chose de fascinant dans ce récit, tout comme dans le comportement et le témoignage de Jade, dont le caractère bien trempé s’affirme malgré de réelles failles qui ne la rendent que plus humaine, réelle. Elle doute, fait des erreurs. On pourra bien sûr la trouver particulièrement mature pour son âge, voire un peu trop, mais n’oublions pas de tenir compte des circonstances de l’intrigue.

Divisé en trois grandes parties, l’histoire que brosse Jay Lake sait en tous les cas conserver un véritable fil directeur, tout en prenant le temps de s’étoffer ici ou là. A travers ses personnages — les seconds rôles marquants ne manquent pas —, mais aussi tout simplement via les lieux et les codes de ce monde, quand il ne s’agit pas de ses enjeux. Pour autant, il n’est pas seulement question d’un récit introspectif retraçant le passage à l’âge adulte d’une jeune fille ayant dû grandir trop vite…

L’apprentissage ponctué d’épreuves que traverse celle-ci donne en effet lieu à plusieurs séquences d’action de haute volée, qui, n’en doutons pas, devraient contenter les amateurs du genre. Sans pour autant que le rythme en devienne échevelé. La question n’est pas là. Le voyage en lui-même compte finalement plus que ses diverses destinations.

Mais au-delà de tout cela, le roman de Jay Lake ne se refuse jamais à une certaine amertume. Les erreurs se paient. Les regrets ne servent à rien. Le sang et les larmes ne font pas tout. Jade elle-même peut sembler parfois froide, afficher une démarche clinique, mais avec elle, c’est l’émotion qui bouillonne à fleur de peau. Il arrive même qu’elle nous prenne à la gorge sans crier gare au détour de certaines scènes.

Son histoire nous est contée avec talent, l’auteur disposant d’une plume racée, rehaussée de quelques jolies images, parfois audacieuses, mais aussi régulièrement (trop ?) empreintes de tournures de phrases un peu lourdes. Lake ne s’interdit en tout cas aucun sujet. Le roman est donc avant tout centré sur ses personnages et bien entendu son héroïne en premier lieu, mais sans négliger pour autant tous les autres aspects qui font une bonne histoire.

Reste une conclusion forcément frustrante — on s’attendait à accompagner Jade encore longtemps —, un troisième acte un rien déroutant qui pourrait bien ne pas convaincre tous les lecteurs et s’avère un bon cran en dessous de ce qui précède… Et pourtant, chaque partie du roman aurait presque pu alimenter un livre entier. La richesse de l’univers est là, de même que la complexité des personnages qui le peuplent.

Le poids des enjeux se joue de la légèreté des êtres, de la vacuité des existences. Mais il y a des choses que l’on n’oublie pas, peu importe les vicissitudes du destin. C’est aussi le cas de Jade.

Le Codex Merlin, l'intégrale

Robert Holdstock nous a malheureusement quittés en 2009. Mais si l’auteur anglais reste avant tout connu pour son cycle des Mythagos (Folio « SF »), il ne faudrait pas oublier tout un pan de sa vaste bibliographie nourrie de mythes et de légendes. Avec cette intégrale, Le Pré aux clercs propose ici une séance de rattrapage à tous ceux qui n’auraient pas plongé dans l’univers complexe de son Celtika et ses deux suites.

Une initiative à souligner, donc, du moins pour qui n’a pas déjà acheté les deux premiers tomes en poche en attendant le troisième… Dans ce cas-là, évidemment, dommage…

Ce Codex Merlin occupa l’auteur une bonne partie de la décennie passée, en fait peu ou prou jusqu’à sa mort. Les Royaumes Brisés, le tome 3, fut d’ailleurs son avant-dernier roman, ultime récit avant Avilion, un retour à l’univers des Mythagos — mais l’a-t-il jamais quitté ? — publié l’année de sa mort et toujours inédit en France (annoncé toutefois chez Denoël dans la collection « Lunes d’encre »). Autant dire qu’il ne fallait pas s’attendre ici à une série mineure…

Retrouver ces trois tomes réunis en un seul volume permet en tout cas de se rendre compte de façon bien plus évidente à quel point les thèmes de prédilection de l’auteur hantent cette trilogie : le passage du temps, le poids des mythes, leurs liens ô combien étroits, la superposition de dimensions étonnantes, entre rêve et réalité… L’occasion aussi d’éviter d’oublier la moitié du tome précédent avant d’enchaîner sur le suivant, ce qui, dans le cas présent, pourrait s’avérer problématique : la lecture de ce codex est exigeante et a tendance à le devenir de plus en plus au fil des pages : le lire en diagonale, c’est se condamner non pas à une simple lecture superficielle, mais à un véritable impair.

Comme souvent chez Holdstock, l’atmosphère constitue un ingrédient clé de la réussite de l’intrigue, soutenue par une prose minérale puissamment évocatrice, et ce sans avoir besoin pour autant de dérouler des pages et des pages de description. Le lecteur se retrouve à arpenter des mondes sombres et mystérieux, dont les lueurs fugaces croisées en cours de route s’avèrent souvent trompeuses, et, quoi qu’il arrive, toujours déroutantes.

Il faut dire que ce Merlin n’est pas forcément le guide le plus sûr qui soit : hésitant, souvent en proie au doute, manipulateur, réticent à l’idée de contempler le futur… Si jeune et si vieux à la fois, Merlin incarne une vision de l’Enchanteur à la fois fidèle et inédite, démontrant à lui seul la réussite de l’auteur et son habileté à concevoir un canevas que d’aucuns auraient imaginé incongru. Son Merlin — en réalité, un surnom — est un être mystérieux apparu à l’aube des temps. Ses souvenirs sont incomplets, mais sa magie puissante… Pour importante qu’elle soit, cette figure narrative centrale est toutefois loin d’écraser les autres personnages. Au contraire, Merlin est souvent lui-même spectateur d’une aventure moins épique qu’il n’y paraît. Les protagonistes principaux sont nombreux et profonds, indéniablement… humains, chacun devant composer avec des forces et des faiblesses qui ne les rendent souvent que plus attachants. Et comment ne pas citer le navire Argo, lui aussi personnage à part entière, dans un monde où le surnaturel existe « pour garder la nature sous contrôle », nous dit-on.

A travers cette trilogie où les frontières sont souvent abolies, brumeuses, intangibles, Robert Holdstock démontre sa capacité à abolir les frontières, justement, entre les genres, au profit, pour le coup, de la fantasy. Non, ce genre ne se limite pas aux cycles de high fantasy interminables, aussi réussis soient-ils dans leur domaine, et c’est heureux. Le syncrétisme mythologique de l’auteur frappe également l’esprit par sa pertinence. Mais celui-ci ne se livre pas à un exercice de style vain ou un étalage de connaissances. Holdstock n’oublie jamais qu’il est là pour jouer les conteurs, à même de transmettre son histoire, de faire le pont entre les profondeurs de ces brumes flirtant souvent avec l’ésotérisme et la symbolique et le lecteur, et avec quel talent ! Dépouillés de leurs oripeaux historiques, ces diverses antiquités ne font plus qu’une et Les Royaumes Brisés (« les rois brisés », en anglais…) représente ainsi une conclusion logique et douce-amère, où les pistes inexplorées précédemment le restent parfois… pour de bonnes raisons.

Portée par des personnages travaillés et une intrigue qui ne l’est pas moins, cette trilogie se mérite. Le Graal de Fer, second volet du cycle, notamment, demandera de véritables efforts pour plonger plus loin encore dans cet univers saturé de références. Et si ses eaux sont plus calmes, elles ne sont pas apaisées pour autant. Le souffle de la quête, bien que volontiers changeant, demeure de bout en bout.

Zoo City

Dans le flot de nouveautés que charrient chaque mois les éditions Eclipse, entre deux zombies avariés et trois vampires périmés, se cachent régulièrement quelques jolies pépites qui méritent d’être découvertes. Zoo City, deuxième roman (et premier traduit en France) de la Sud-Africaine Lauren Beukes, récompensé l’an dernier par le Arthur C. Clarke Award, en fait partie sans l’ombre d’un doute.

Zinzi est une jeune femme au parcours chaotique. Ex-journaliste, ex-junkie, elle vit au jour le jour en prenant part à des arnaques minables via Internet pour soutirer de l’argent à quelques gogos suffisamment crédules, et en se servant à l’occasion de son don qui lui permet de retrouver les objets perdus. Signe particulier : Zinzi est une animalée, c’est-à-dire qu’où elle aille et quoi qu’elle fasse, elle est accompagnée en permanence d’un animal, en l’occurrence un paresseux, dans lequel elle voit le stigmate vivant de sa responsabilité dans la mort de son frère. Dans l’univers de Zoo City, du nom du quartier de Johannesburg où ils ont été relégués, ils sont nombreux, criminels ou paumés, à vivre ainsi en symbiose avec un singe, une mangouste ou un vautour. On ignore l’origine du phénomène. Certains le font remonter aux années 80, lorsqu’un seigneur de guerre afghan a commencé à apparaître en public accompagné d’un pingouin. D’autres parlent d’accident nucléaire, ou d’épidémie virale, à moins que ces créa-tures ne soient les réincarnations de proches disparus.

Original, l’univers de Zoo City emprunte autant à la fantasy urbaine qu’au cyberpunk. D’un côté on a des phénomènes magiques, auxquels aucune explication précise ne sera apportée. De l’autre, un monde contemporain où la misère la plus noire côtoie l’opulence la plus obscène. Guidé par Zinzi, qui a connu ces deux univers, on passe sans transition des boîtes de nuit les plus branchées aux bas-fonds les moins fréquentables, des zones ultra-sécurisées réservées à une élite aux quartiers insalubres où l’on meurt rarement dans son sommeil. Pas le genre de lieu où l’on aimerait s’installer, mais pourtant une ville extraordinairement vivante, débordante d’énergie, ce que rend à la perfection l’écriture de Lauren Beukes (et la traduction de Laurent Philibert-Caillat est au diapason).

Dans le rôle de la narratrice, Zinzi se révèle très vite être un personnage particulièrement attachant. C’est une jeune femme complexe qui trimballe un lourd passé. Un peu minable et paumée dans un premier temps, son sens moral anesthésié par des années de galère, elle va progressivement sortir la tête de l’eau et réapprendre, parfois de façon brutale, que chacun de ses actes a des conséquences, sur les autres comme sur elle.

Seule petite faiblesse du roman : son intrigue. Zinzi est amenée à enquêter dans le milieu de la musique et à se lancer à la recherche d’une pop star disparue. Prétexte dans un premier temps à aborder Johannesburg sous ses différentes facettes, elle s’emballe dans la dernière partie du livre et culmine dans un invraisemblable capharnaüm où une truie ne retrouverait pas ses petits. Malgré cela, Zoo City constitue une lecture des plus enthousiasmantes, et Lauren Beukes atterrit illico sur la liste des auteurs à suivre de très près. On ne serait d’ailleurs pas fâché de voir traduit Moxyland, son premier roman, en attendant la suite.

Victimes et bourreaux

C’est désormais devenu un rendez-vous régulier, à l’occasion du festival des Imaginales, les éditions Mnémos publient pour la troisième année consécutive une anthologie de fantasy, dirigée par Stéphanie Nicot. Après la très réussie Rois et capitaines, puis la bien moins convaincante Magiciennes et sorciers, le thème de cette nouvelle mouture abandonne les figures traditionnelles de la fantasy pour se tourner vers un sujet plus inattendu, celui des Victimes et bourreaux. Une manière de sortir le genre des sentiers battus et de montrer qu’il peut lui aussi être en phase avec le monde actuel ?

Commençons par les choses qui fâchent, en l’occurrence la couverture, signée Julien Delval. Je ne sais pas trop si la créature qui y figure est un elfe surgelé ou Sire Cédric au lendemain d’une cuite à l’alcool de rutabaga de contrebande, mais en matière de repousse-acheteurs, on a rarement fait mieux.

Des douze auteurs au sommaire de Victimes et bourreaux, seule Charlotte Bousquet, lauréate aux dernières Imaginales du prix du meilleur roman, a pris le titre au pied de la lettre dans « La Stratégie de l’araignée ». Cette histoire d’une femme soupçonnée de sorcellerie et torturée dans un cachot n’est pas franchement convaincante, même si l’auteur introduit in fine une petite dose d’ambiguïté qui lui évite de sombrer dans la caricature. Torture toujours, mais davantage psychologique celle-là, dans « Au-delà des murs » de Lionel Davoust, où l’on finit par ne plus savoir si le narrateur se range dans la catégorie des coupables ou des victimes, à moins qu’il ne soit les deux à la fois. Une nouvelle bien plus convaincante, sur la forme comme sur le fond, que ce j’ai pu lire précédemment de cet auteur.

D’autres écrivains semblent ne s’être guère souciés du thème à l’honneur cette année. Michel Robert par exemple, dont le « Qjörll l’Assassin » est une longue course-poursuite sans surprises, à laquelle certains partis-pris esthétiques donnent des airs de western davantage que de fantasy. « Frères d’armes » de Jeanne-A Debats n’évoque lui aussi que d’assez loin le sujet imposé, ce qui ne l’empêche pas d’être l’un des meilleurs textes figurant au sommaire. L’histoire, où de jeunes engagés doivent se fondre au sein du groupe qui les accueille, rappelle par certains aspects le sujet de son roman Plaguers, mais le traitement s’avère ici nettement plus original et intéressant.

Pour Nathalie Dau, victimes et bourreaux se révèlent davantage dans un cadre intime, celui d’une relation amoureuse, sur fond de non-dits et de jalousie, mais le sujet a été trop rebattu pour que « Ton Visage et mon cœur » puisse espérer lui apporter quoi que ce soit de neuf. Guère plus inspiré, Paul Béorn aborde la question du point de vue de la vengeance dans une nouvelle assez mal foutue s’achevant dans de gluants élans sirupeux. Plus intéressant est l’univers singulier de « Porter dans mes veines l’artefact et l’antidote » de Justine Niogret, où les victimes sont consentantes et les bourreaux le sont presque malgré eux.

D’autres auteurs abordent la question sous l’angle politique, pour le meilleur ou pour le pire. Le pire, c’est « Qui sera le bourreau ? » de Pierre Bordage, procès d’un tyran dont on découvre qu’il fut autrefois une victime. Le propos est tellement sommaire et caricatural qu’il obtient l’effet contraire de celui visé. Le meilleur, c’est « Désolation » de Jean-Philippe Jaworski, qui, au-delà de la truculence des personnages mis en scène, se termine sur un constat glacial quant à la manière dont un peuple peut prendre l’ascendant sur un autre et le maintenir dans une position d’infériorité en réécrivant l’histoire.

D’autres enfin s’intéressent au sujet par le biais de la religion. Passons sur la nouvelle de Sam Nell, blabla mystico-bouddhiste des plus pénibles, et arrêtons-nous plutôt sur « Que Justice soit faite ! » de Maïa Mazaurette et sur son prêtre, que sa folie religieuse conduit à devenir son propre bourreau. Le traitement est sans doute un peu bref, mais le portrait de cet illuminé compte parmi les moments les plus marquants de cette anthologie. Laquelle s’achève par un court texte de Xavier Mauméjean, assez jubilatoire dans son écriture comme dans son propos, où un Dieu particulièrement sadique trouve en un croyant à la foi indéfectible la victime idéale.

Globalement, le bilan est meilleur que l’année dernière. Quasiment pas de gros ratages, quelques très bons textes, ceux de Davoust, Debats et Jaworski en tête, mais il manque sans doute un ou deux textes capables à eux seuls de porter l’anthologie. Pas grave, on retentera l’année prochaine.

Midnight Movie

Tobe Hooper est incontestablement l’un des plus célèbres réalisateurs de films d’horreur. Mais contrairement à certains autres maîtres du genre, comme John Carpenter ou George Romero, il doit l’essentiel de sa réputation à un seul et unique film, vieux de bientôt quarante ans : Massacre à la tronçonneuse. Un phénomène tel qu’il a éclipsé le reste de sa filmographie. Certes, Hooper n’a pas tourné que des chefs-d’œuvre, il est même responsable de quelques gros ratages (Lifeforce, le remake d’Invaders from Mars) et de quantité de choses médiocres tombées depuis dans l’oubli (qui se souvient de Spontaneous Combustion, Red Evil Terror ou Night Terrors ?). Mais le cinéaste a également signé quelques excellentes série B, qui, si elles mettent en scène divers psychopathes meurtriers (l’aubergiste du Crocodile de la mort, les forains déjantés de Massacre dans le train fantôme, sans oublier le retour de Leatherface et de sa petite famille dans Massacre à la Tronçonneuse 2), intègrent également d’authentiques moments de comédie. Qu’il joue avec les conventions du genre comme dans Massacre dans le train fantôme, ou qu’il s’amuse de tous les clichés attachés aux rednecks texans qui peuplent Massacre à la Tronçonneuse 2, dans les meilleures œuvres du réalisateur, le second degré occupe une place aussi importante que l’épouvante. Et c’est ce mélange des genres que l’on retrouve dans Midnight Movie.

J’ignore quelle part a joué Tobe Hooper dans la conception et l’écriture de ce roman, mais il en est en tout cas l’un des deux personnages principaux, l’autre étant Destiny Express, film qu’il est censé avoir tourné alors qu’il était encore adolescent. Un court-métrage que l’on croyait perdu, jusqu’à ce qu’un organisateur de festival mette la main sur une copie et invite le réalisateur à une projection publique dans une salle miteuse d’Austin, Texas. Le film en question s’avère être un invraisemblable navet, filmé en dépit du bon sens, mais au cours de la séance, Hooper est témoin de comportements étranges de la part des spectateurs. Et dans les jours suivants, la situation ne cesse d’empirer…

Pour décrire la pandémie qui va se développer au fil des pages, Tobe Hooper et Alan Goldsher ont eu la bonne idée de faire de leur roman un collage d’articles de journaux, d’interviews ou d’extraits de blogs, d’échanges de courriels et de discussions sur les réseaux sociaux, de carnets intimes ou de rapports de police. On pense au procédé utilisé par Max Brooks dans World War Z, mais Midnight Movie offre de ce point de vue une plus grande variété de tons. En outre, il permet de suivre l’évolution de la maladie jusque dans ses manifestations les plus intimes et les moins ragoûtantes. Et dans ce registre, les auteurs s’en donnent à cœur joie, nous décrivant dans le détail les pulsions sexuelles ou anthropophages qui assaillent soudain les victimes du virus, et mettant en scène quelques passages gore des plus goûtus. On ne comprend pas vraiment comment la projection de Destiny Express a pu être à l’origine du monumental chaos qui nous est montré, et on comprend encore moins comment Hooper va réussir à y mettre un terme, mais entre les deux, pour peu qu’on ait l’estomac solide, on s’amuse beaucoup. Nul besoin d’ailleurs de connaître par cœur la filmographie du réalisateur pour apprécier le roman, il n’y est presque jamais fait référence. Les fans, de leur côté, auront le plaisir de retrouver un Tobe Hooper en pleine forme, dans un exercice inédit mais un registre familier.

Manuscrit zéro

Au travers de ses nombreux textes, d’abord de très courts récits (comme « La Grossesse », prix Akutagawa, ou « L’Annulaire »), puis des romans de plus en plus longs (Hôtel Iris, Parfum de glace, Le Musée du silence…), Yôko Ogawa a assurément démontré qu’elle était l’une des plus brillantes plumes du Japon contemporain. Sa production, nourrie d’obsessions (pour le classement, la mémoire, les sens — déficients ou au contraire exacerbés —, l’organique et le médical…), tend régulièrement vers le — juste un peu — bizarre, le subtilement décalé, ce qui justifie à coup sûr sa place dans les pages de Bifrost. Elle déploie dans ses récits une imagination souvent déconcertante, magnifiquement servie par une plume à la musique très particulière, faite d’émotions à fleur de peau et de cruautés du quotidien déguisées sous un vernis de politesse et de douceur.

Manuscrit zéro est la dernière de ses publications françaises, toujours chez Actes Sud, son éditeur attitré. Et c’est un livre pour le moins étrange, résistant à la classification : s’il est présenté comme une « pause formelle » et une sorte de journal d’écrivain, on tend bien vite à ne pas se satisfaire de cette désignation, somme toute improbable. S’agit-il réellement d’une sorte « d’autofiction », mais alors passablement fantasmée, tant le bizarre est omniprésent ? Faut-il y voir des nouvelles (de plus en plus) entrelacées, comme pour l’excellent Tristes revanches ? Un roman ? Ou bien de simples amorces de romans, vite abandonnées, mais qui, jointes ainsi, prennent un nouveau sens ? Ce Manuscrit zéro, quel est-il au juste ? On peut bien fournir une réponse, malgré tout : une invitation au voyage intérieur, dans l’imaginaire d’un écrivain qui, peut-être, effectivement, se cherche, mais se livre pourtant, et, en nous confiant ces fragments narratifs souvent déroutants, fait œuvre et fait sens.

On suivra dès lors, au fil des pages, le parcours d’une femme écrivain — mais s’agit-il bien de Yôko Ogawa ? — multipliant les expériences fantasques : manger dans un restaurant où ne sont servies que des mousses, préalablement observées dans des boîtes de pétri ; resquiller dans des réunions sportives d’écoles, et plus tard mettre à profit cette expérience pour venir en aide à un pilleur de cocktails débutant ; raconter comment et pourquoi elle s’est livrée au plagiat ; subir l’indiscrétion d’un assistant social épiant tous ses faits et gestes, mais la récompensant néanmoins en jouant pour elle de la trompette (une composition personnelle sur des crevettes d’un genre pour le moins particulier) ; dégager les grandes lignes des romans d’un vieil écrivain ; assister à un concours de pleurs d’enfants ; participer à une excursion touristique où le retard est fatal…

On reconnaît dans ces histoires courtes l’univers si singulier de Yôko Ogawa, et on s’y baigne avec plaisir, comme dans du lait maternel (ce que propose le Santé Super Land). Mais on devine aussi, sous la surface, au-delà des motifs récurrents, une vision d’ensemble : Manuscrit zéro, avec sa forme déconcertante, est assurément le livre d’un écrivain qui s’interroge sur son travail et en dévoile les mécanismes, avec un brio proprement fascinant. Une excursion touristique, là encore, faite de rencontres étranges, d’amorces d’histoires, de fragments, de parcelles, témoignant peut-être d’une certaine frustration, mais s’élevant pourtant, par la juxtaposition, au statut d’œuvre à part entière.

On ne fera pas de Manuscrit zéro le plus séduisant des écrits de Yôko Ogawa, tant elle a su par le passé nous prodiguer petits bijoux de récits et romans remarquables. Mais il a tout du livre rare, qui vient éclairer sous un jour nouveau toute la production de l’auteur. En tant que tel, il est indispensable pour les amateurs de la dame. Il peut aussi constituer une porte d’entrée tout à fait recommandable pour son œuvre, ainsi mise à nu comme peu d’auteurs se le permettent, et qui gagne à cette exposition une aura étonnante et brillante.

L'Homme que les arbres aimaient

Ainsi que le rappelle fort à propos un bandeau, H.P. Lovecraft considérait Algernon Blackwood comme « le maître absolu et indiscuté de l’atmosphère fantastique ». On imagine mal parrainage plus flatteur, et ce quand bien même, semble-t-il, le créateur du mythe de Cthulhu émettait quelques réserves sur la production inégale de cet auteur ; il ne l’en plaçait pas moins au pinacle de la littérature fantastique britannique, aux côtés de Lord Dunsany et d’Arthur Machen.

L’Homme que les arbres aimaient, recueil de cinq textes (dont deux longues novellas) agrémenté d’une intéressante préface d’Alexandre Marcinkowski et d’une abondante bibliographie « multimédia », se veut une porte d’entrée idéale à l’œuvre de celui que les Anglais surnommaient « l’homme fantôme ». Promenons-nous dans les bois, puisque l’on nous y invite aussi joliment…

On commencera par évoquer les deux novellas de ce recueil, tant elles sont proches par leur thématique. Difficile en effet de ne pas établir un lien entre « Les Saules » et « Celui que les arbres aimaient », deux textes placés sous le signe de la nature ambiguë, « à la fois attirante et inquiétante », nous dit-on, où la surnature surgit insidieusement au détour des fourrés.

« Les Saules », récit de 1907, qu’on jugera a posteriori passablement pré-lovecraftien, justement, décrit le périple de deux individus, un Anglais et un Suédois, descendant le Danube en canoë. Le paysage est superbe, tout de nature sauvage, et nos deux héros ne sont pas du genre à tenir compte des superstitions locales. Aussi font-ils escale pour la nuit sur une petite île ployant sous les saules, mais doucement l’atmosphère en vient à changer, et le cadre idyllique à se parer de couleurs plus sombres ; on voit des ombres, on entend des bruits étranges ; un passé immémorial semble ressurgir ; et l’on commence à s’inquiéter vraiment quand les saules se rapprochent du campement… Un petit bijou d’atmosphère fantastique, effectivement : on frissonne délicieusement plus qu’à son tour au fil de ce long texte à la beauté du diable, ou de quelque évocation païenne. Algernon Blackwood y déploie tout un art de la description minutieuse, suscitant un paysage délicatement angoissant où la surnature ne semble qu’esquissée, tant la nature, à elle seule, paraît déjà menaçante.

« Celui que les arbres aimaient » est peut-être encore plus réussi. Cette fois, c’est le caractère attirant de la nature qui justifie l’inquiétude, dans la mesure où elle est perçue différemment par les deux principaux protagonistes du récit : un vieil homme attaché à son bois, et son épouse, que l’on prend tout d’abord — et sans doute à bon droit — pour une sotte et une bigote, mais qui devient au fil du texte de plus en plus humaine et touchante dans la peur qu’elle éprouve pour le sort de son cher et tendre. La menace est encore plus insidieuse ici, et se passe d’effets de manche (quand bien même, de temps à autre, le vent soufflant dans les bois…) ; c’est dans l’abandon à la forêt que réside l’effroi, dans cette attirance de plus en plus prononcée pour les arbres majestueux, dans la symbiose avec la nature, suscitant la jalousie et la crainte. Magnifique.

Les trois nouvelles restantes sont également du plus grand intérêt : « Passage pour un autre monde », variation sur le Petit Peuple, reste imprégnée par cette prépondérance de la nature, le cadre étant celui de landes giboyeuses où une élite de chasseurs vient se livrer à son sport fétiche. Mais il y a aussi une jeune fille, qui pourrait bien, à l’équinoxe, succomber à un étrange appel, et emprunter le Passage qui fait frissonner les indigènes…

Une magnifique ghost story, ensuite, avec « Le Piège du destin », récit de « maison hantée » très classique par bien des aspects, mais superbement conçu : deux hommes et une femme engoncés dans un triangle amoureux (ce qui nous vaut une très belle étude de caractères) relèvent le défi de passer une nuit dans une maison réputée inciter au suicide. Algernon Blackwood y fait montre de tout son talent de « fantastiqueur », et la nouvelle se révèle terriblement angoissante. C’est fou l’effet que l’on peut obtenir avec de simples bruits de pas…

Reste enfin « La Folie de Jones », astucieux récit sur la réincarnation, où une vengeance traverse les siècles. Là encore, Algernon Blackwood élabore un personnage complexe et attachant dans sa folie, et le résultat est tout à fait admirable.

L’Homme que les arbres aimaient est donc une réussite incontestable, une de plus à l’actif de l’Arbre vengeur (tiens, tiens), éditeur décidément fort sympathique, judicieux dans ses choix de textes, et qui nous régale régulièrement de ses trouvailles et exhumations. Un très beau recueil fantastique, qui ne peut que combler les amateurs du genre.

La Mort blanche

Témoin d’un attentat de l’IRA dans lequel il a perdu femme et enfants, John O’Neill est inconsolable. Rapidement son désespoir se transforme en une colère sans limite. Il décide de se venger des trois pays qu’il considère comme impliqués dans l’attentat : l’Irlande de ses ancêtres, évidemment, l’Angleterre et la Libye. Génial chercheur en biologie moléculaire, pharmacien, il vend tous ses biens, change d’identité et installe un laboratoire de fortune dans la banlieue de Seattle. Là, il met au point une arme bactériologique effrayante : la peste blanche, qui ne tue que les individus de sexe féminin. Il frappe d’abord l’île d’Achill en Irlande, puis les trois pays cibles de sa vengeance, mais les mesures de quarantaine insuffisantes plongent rapidement la planète entière dans le chaos. Alors que les gouvernements tentent de trouver un remède à la pandémie, O’Neill se rend en Irlande, là où tout a commencé, là où tout doit finir.

Avant-dernier ouvrage de l’auteur, roman-catastrophe de sept cents pages morcelé en une kyrielle de points de vue, La Mort blanche souffre d’inévitables longueurs et semble parfois bien plus daté que ses vingt-neuf ans (les personnages féminins font peine à lire, un comble pour un roman dans lequel on les extermine). On a l’impression que Frank Herbert a voulu tout mettre dans son livre, ce qui n’est pas sans poser quelques problèmes de rythme. Les destins des génies en lutte contre la maladie ne sont pas toujours palpitants, et le périple de John O’Neill n’est rien moins qu’interminable. Roman obèse, on l’a déjà dit, La Mort blanche est aussi traversé de fulgurances, d’idées dérangeantes, tout le monde en prend pour son grade : l’Amérique, Israël, les Chinois, les Russes… et les Français particulièrement gâtés. Merci, Frank !

Avec 200 pages de moins, un style un peu plus recherché, une traduction au diapason (là, c’est juste atroce), une intrigue resserrée autour de O’Neill et du chercheur Beckett, cette fresque apocalyptique aurait été formidable. En l’état, c’est une mosaïque qui supporte mal la comparaison avec Le Fléau de Stephen King ! Comparaison inévitable mais bancale, car là où King remet sur la table (d’autopsie) la lutte du Bien contre le Mal, Herbert s’intéresse lui davantage aux pouvoirs politiques, religieux, à la morale, à la violence des hommes. Plus dérangeant, mais pas surprenant chez cet auteur, le livre fait parfois l’éloge de cette bonne vieille solution du « Mal contre le Mal ». Chez King, on lève les yeux vers Dieu : « Pourquoi ? », chez Herbert, la pandémie meurtrière sert d’expérience de pensée politique, un terrain de jeu pour la realpolitik. Au final, un roman ambitieux, ennuyeux, très daté mais qui, paradoxalement, marque de façon durable.

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