Frère Kalkin
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[Critique commune à Frère Ewen, Sœur Ynolde, Frère Kalkin et Sœur Onden.]
Quand on pense à Pierre Bordage, le premier mot qui vient à l’esprit est conteur. Créateur d’univers riches et complexes, de personnages attachants et d’aventures grandioses. Dès la trilogie des Guerriers du silence, l’auteur avait prouvé sa capacité de bâtisseur de monde, son talent pour entraîner le lecteur au fil de centaines de pages sans le laisser sur le bord de la route. Et s’il a montré qu’il pouvait à l’occasion jouer avec les textes courts dans le recueil Dernières nouvelles de la Terre, son rythme de prédilection reste de très loin celui des épopées. A-t-il voulu écrire ici son Odyssée, son Enéide ? En tout cas, dans le quatrième tome de la présente saga, Sœur Onden, un vaisseau porte bien le nom d’Odysseus. Et n’en doutez pas : des voyages, il y en aura !
La trame, comme dans toute série, est plutôt simple : un danger définitif plane sur l’humanité (une humanité pourtant répartie sur une centaine de mondes), et au-delà d’elle, sur tous les êtres vivants. Face à cette menace extrême, un groupe mystérieux, la Fraternité du Panca, envoie cinq émissaires. Ils sont censés se rejoindre, un par un, et former les cinq maillons d’une chaîne pancatvique. Les pouvoirs du dernier frère, celui qui aura recueilli les âmnas (mémoires) des quatre précédents, seront, en principe, suffisants pour lutter contre le mal et sauver l’univers… Mais encore faut-il que ces cinq-là se rejoignent. Et cela n’a rien de facile (évidemment…) ! Car tous devront traverser la galaxie et affronter des ennemis redoutables.
Raconté de la sorte, le fil narratif s’avère pour le moins simpliste. Mais après tout, quand on lit l’Odyssée, l’histoire de base l’est encore davantage : Ulysse, qui a fâché Poséidon (et d’autres), va mettre dix ans à rentrer chez lui. Point. Le reste se résume à une suite d’aventures. Un principe de simplicité qu’on retrouve dans la plupart des œuvres au long cours. Ce qui importe ici, en définitive, c’est le talent de conteur de l’auteur, sa capacité à renouveler les pièges, les ennemis, les situations. Et, dans l’ensemble, Pierre Bordage possède le souffle nécessaire — on peut même remarquer qu’en France, dans ce registre, au sein des littératures de l’Imaginaire, il est peut-être le seul à l’avoir. Même si certains passages, certaines pages tirent en longueur, manquant ça et là de l’énergie nécessaire pour maintenir la curiosité du lecteur, l’ensemble demeure entraînant, telle une machine bien huilée.
Dans le premier tome, Frère Ewen, Pierre Bordage pose son décor et met en place les schémas qui serviront de modèles. Le premier maillon (cinquième, en fait, selon le décompte de la Fraternité), appelé par le Panca, est un jeune homme ayant oublié sa foi et un serment prêté un peu vite. Jusqu’au jour où il reçoit un message, directement dans son esprit : « Tu dois te mettre en route sans attendre, frère Ewen. Un péril immense menace les espèces vivantes de la Galaxie. » Or, ledit Ewen a fondé une famille. Sa femme, enceinte, est prête à accoucher. Il a déjà une fille. Après quelques hésitations, il part pourtant sans les prévenir. C’est le début d’un long voyage (quatre-vingts ans !) qui va le voir regretter sans cesse le choix qu’il a fait : abandonner les siens pour répondre à un appel venu d’on ne sait où afin de faire barre à un danger hypothétique. Et c’est aussi le principal défaut de ce roman : l’auteur semble parfois tourner en rond. Les tourments de frère Ewen, même s’ils sont légitimes, finissent par lasser. La rencontre avec un couple de jeunes amoureux dans le vaisseau, s’il apporte un peu de diversité et quelques rebondissements, peine à maintenir l’attention. On arrivera toutefois sans trop de mal jusqu’au dénouement (prévisible), tant l’auteur sait rendre vivants et touchants ses protagonistes…
Car c’est peu de dire que Pierre Bordage, à l’instar d’un Orson Scott Card, sait inventer des personnages auxquels on ne peut que s’attacher, tellement il montre de l’empathie envers eux. Pour enrichir son histoire, il fait dès le deuxième volume, Sœur Ynolde, appel à son point fort et multiplie les intervenants : c’est à présent trois personnages que nous suivons en alternance. En plus de sœur Ynolde, le quatrième maillon, le lecteur est invité à mettre ses pas dans ceux de son possible assassin, Silf. Car si le danger encouru par l’univers devrait forcer les hommes à se serrer les coudes, il n’en est bien évidemment rien. Certaines factions pensent que le Panca est néfaste : la dernière fois qu’une chaîne s’est créée, les victimes ont été innombrables. Aussi, les meilleurs tueurs sont lancés à la recherche de la jeune femme. Multiplication des intervenants, mais également variation dans la narration : Bordage utilise la forme du journal pour un troisième personnage. Ce qui apporte une variété bienvenue. Ajoutez à cela quelques surprises dans l’intrigue et nous voilà devant un roman très agréable. Tout comme les deux volumes suivants (Frère Kalkin et Sœur Onden), où l’auteur poursuit dans cette veine. Les doutes continuent à travailler les maillons de la chaîne (surtout que tous n’ont pas choisi cette voie), mais sont moins constamment ressassés que dans Frère Ewen. Les aventures se suivent et s’interpénètrent avec une évidente fluidité et une grande maîtrise.
Et l’on voit, au fur et à mesure que les pages se tournent, l’univers évoluer. C’est surtout flagrant avec les modes de transport. Si, au début de Frère Ewen, les voyages durent parfois une vie d’être humain, dès la fin de ce roman, un nouveau moyen de propulsion est mis en place. Et cela va en s’accélérant. Dans Sœur Onden, traverser la galaxie devient d’une grande rapidité. Mais les risques encourus sont bien plus importants. Certains vaisseaux n’ont pas une chance sur deux d’arriver à bon port. Pour parachever cette course de vitesse, le facteur « temps » fait son entrée dans ce quatrième volume : sous la forme de couloirs temporels, aux flux chaotiques et aléatoires.
Toutes ces évolutions densifient le monde inventé par l’auteur. Ce n’est pas une simple juxtaposition de planètes à la faune et à la flore diverses, aux sociétés plus ou moins différentes, mais un univers construit, crédible (en tout cas, pour une odyssée) et décrit par petites touches, avec le sens du détail qui donne vie à une cité, à ses habitants. Le riche bestiaire est utilisé dans la narration, pas comme simple décor, mais comme élément clef de l’histoire. De plus, l’auteur use d’un procédé mis en œuvre, entre autres, par Isaac Asimov dans le cycle de « Fondation » : à chaque début de chapitre, il place une citation ou une définition tirée d’ouvrages d’Odom Dercher (qu’on rencontre d’ailleurs en chair et en os dans Frère Kalkin). Cela crée du relief : un regard lointain et faussé par la distance ou le temps. Ainsi qu’un clin d’œil au lecteur qui découvre, lui, la réalité des choses, à la différence de l’historien, qui fait souvent fausse route.
Dans Sœur Onden, avant-dernier volume de la série, Pierre Bordage commence à lever le voile sur certains mystères : on découvre quelques réponses à des questions de fond, on en apprend davantage sur cette fameuse organisation du Panca dont personne ne sait rien. Mais ce n’est encore que le début des explications. Prévu pour novembre 2011, le cinquième et dernier tome, Frère Elthor, est donc attendu avec impatience. Pour clore en beauté cette saga en définitive si attachante. Pour savoir si l’univers patiemment construit par Pierre Bordage prendra fin du fait de cette menace mystérieuse. Ou s’il survivra, lui et tous ses habitants, qu’on a appris à aimer. On l’a dit, Bordage est un conteur. Le cycle de La Fraternité du Panca en est un nouvel exemple.