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Empire du Soleil

En 1985, j’allai chez Denoël pour signer les exemplaires destinés aux journalistes de mon recueil (assez ballardien) Sept femmes de mes autres vies. En partant, j’eus la bonne surprise de recevoir des mains d’Elisabeth Gille, directrice littéraire, le roman autobiographique de James Bal-lard, Empire du soleil, qu’elle venait de traduire. Je jurai à Elisabeth de faire quelque chose dans la page « livres » des Dernières Nouvelles d’Alsace. J’étais depuis longtemps un passionné de J. G. Ballard. Enfin, je pouvais lire le livre qui avait marqué un tel tournant dans cette œuvre majeure, un livre dont il avait été dit qu’il était le meilleur roman anglais sur la seconde guerre mondiale (John Sutherland). On peut toujours sourire de telles affirmations, mais celle-ci était à peine exagérée. Je n’en veux pour preuve que la considération de Graham Greene pour le livre.

Deux décennies plus tard, la même admiration m’a accompagné dans ma relecture d’Empire du Soleil, le récit des années d’internement du jeune Jim et de ses tribulations à Shanghai et dans le camp de Longhua, de 1942 à 1945. J’ai replongé dans le monde clos de Jim B. avec la même fascination, la même « stupéfaction »… Celui qui avait été pour moi le nec plus ultra de la fiction spéculative, l’explorateur de l’univers intérieur, se révélait également comme un des écrivains les plus considérables de la littérature britannique contemporaine. Ecrit à la troisième personne, le livre de Ballard n’en est que plus frappant encore : « Jim s’était mis à rêver de guerres. La nuit, c’était toujours les mêmes films muets qu’il croyait voir voltiger sur le mur de sa chambre dans la maison d’Amherst Avenue… »

D’errance en mésaventure, Jim va connaître, séparé de ses parents, les nouveaux maîtres de l’Asie, les guerriers de l’Empire du Soleil, qu’il ne peut s’empêcher de respecter, mais aussi tout un monde à la dérive d’exploiteurs minables et de victimes ambiguës, de trafiquants de n’importe quoi, jusqu’à cette journée étrange dans le stade de Nantao, où un éclair lointain lui apportera le message de mort de la bombe de Nagasaki.

Entre-temps, il aura appris à admirer les kamikazes, ces martyrs du vent divin, ces pilotes du crépuscule qui le fascinent, bien plus que les soldats nippons ordinaires, comme le seconde classe Kimura et son armure kendo. « Il s’identifiait à eux… et il était ému par les cérémonies qui se tenaient près de la piste. » Cérémonies préludes à la mort…

Entre l’enfermement finalement salvateur et les trafics de circonstance, Jim s’efforcera d’apprivoiser l’innommable, l’inhumain, afin de continuer de vivre, et échappera au grand jeu de la mort et de la damnation.

Un roman vertigineux, un livre-pivot dans l’œuvre du grand, de l’immortel Ballard. Ecrit avec une étrange et remarquable retenue et un lyrisme carré, très personnel, dénué de tout pathos.

Le Rêveur illimité

« Quels que fussent la voie que je m’étais tracée, le soin que j’apportais à tenter de suivre une orientation nouvelle, je volais droit sur le mur de briques le plus proche », dit Blake, le narrateur. Pour échapper à son destin — ou plutôt pour le trouver, car il conserve « une foi tenace en lui-même » —, il vole un avion — accessoire fréquent du théâtre ballardien, cf. « Appareil volant à basse altitude » —, mais s’écrase en flammes dans la Tamise, près d’une petite ville banlieusarde : Shepperton, au ciel enveloppé d’une lueur prémonitoire. Recueilli par les habitants d’une propriété qui s’avère être une clinique, il tente de quitter les lieux à pied, mais échoue, piégé par l’autoroute, tout comme Robert Maitland, victime d’un accident automobile, échouait à quitter son Ile de béton.

Mais, alors que Franz dans « Urbi et orbi », qui lui aussi rêvait d’abord de voler, est ramené à son point de départ (temporel autant que spatial) par le train, instrument d’une fatalité sociale, c’est ici une fatalité intériorisée qui joue, comme dans L’Île de béton, comme dans I.G.H., comme dans « L’Ultime plage » (« il s’arrangeait invariablement pour se retrouver coincé »).

Blake est lié à Shepperton par son destin, par sa nature ; et ce lien lui apparaît d’abord comme une « frénésie sexuelle », qui le pousse vers la jeune doctoresse Miriam, vers sa mère Mrs St. Cloud, vers trois enfants handicapés, vers tous les habitants, enfin, sans distinction de sexe ni d’âge, et plus tard même vers des animaux sortis d’un « modeste zoo »… ou peut-être de lui-même : car le sexe qui, dans Crash !, se mariait à la mort, est ici source de vie.

Sur le passage de Blake, et souvent des gouttes de son sperme intarissable, germent des fleurs colorées, des plantes tropicales, toute une végétation luxuriante qui envahit la bourgade britannique en même temps que des créatures de l’eau, de la terre et des airs peu communes sous ces latitudes. Les apparences que prenaient parfois ces lieux pour les studios de cinéma qui y ont leur siège deviennent réalité. Décor paradisiaque où, avec une innocence adamique, Blake d’abord, puis les autres à son instar, vont dévêtus : « Il était heureux de sa nudité, heureux d’exhiber son corps bariolé. »

Au lieu de chercher à « échapper à cette ville étouffante », Blake ne songe plus qu’à l’ouvrir, pour une évasion collective de tous ses habitants, en les fécondant et en les libérant. Il s’agit pour lui à la fois de « repeupler Shepperton en plantant dans le ventre de ses ménagères sans défense les graines d’un cortège de créatures extravagantes », et d’opérer une « réorganisation de la réalité au service d’un dessein plus vaste et plus authentique, qui permettrait aux appétits les plus bizarres et aux instincts les plus dévoyés de trouver leur véritable sens ».

Puisque la fuite horizontale est rendue impossible par une sorte de barrière mystérieuse qui, dans l’autre sens, empêche aussi les étrangers d’entrer et même de savoir ce qui se passe, c’est verticale qu’est la voie : vers le bas, la terre et l’eau ; vers le haut, l’air et peut-être le feu puisqu’une lueur d’incendie surnaturel baigne le ciel de la ville.

Ces quatre éléments auxquels Blake a échappé, il y mène les banlieusards : ils côtoient dans les bois les cervidés qui s’y sont multipliés, ils nagent dans la Tamise parmi des cétacés en lesquels ils se métamorphosent peut-être éphémèrement, et bientôt ils voleront. Car l’union de Blake avec Miriam vêtue de blanc est aussi un envol à deux, puis en foule, littéralement un essor nuptial.

Jusqu’à sa mort, Blake est un « messie en attente de message ».

Peintre visionnaire qui, même à l’intérieur de l’homme, trouve des paysages ; chirurgien obsédé par les blessures ; c’est aussi architecte que Ballard se montre, dans la construction de chaque roman et de l’ensemble de son œuvre.

Chaque partie a sa fonction dans l’ensemble, le moindre détail est lié à tous les autres et à leur somme par un réseau serré de relations, rien n’est laissé au hasard, tout se répond et se correspond, s’équilibre et s’enchaîne, tout est cohérent… et tout est fou ! On pense à ces gravures d’Escher où les lois de la perspective sont retournées contre elles-mêmes : un escalier qui ne cesse de monter ramène finalement au rez-de-chaussée, et l’eau qui ne cesse de tomber de cascade en roue de moulin se retrouve à sa source tout en haut. Si Ballard avait pratiqué l’architecture, nul doute qu’il eût su construire « La Maison biscornue » (à quatre dimensions) évoquée par Heinlein !

Très loin, bien sûr, de la science-fiction optimiste qui peignait des lendemains qui chantent, où les projets et les recherches d’aujourd’hui s’épanouiraient en conquêtes et en pouvoirs merveilleux ; mais au-delà aussi de la science-fiction pessimiste qui dissèque les erreurs et les crimes de notre temps pour en déduire les servitudes et les désastres des lendemains qui déchantent, Ballard, avec nos espoirs et nos horreurs, avec ses fantasmes et sa culture, construit un monde personnel, clos sur lui-même et parsemé pourtant de fascinants hiéroglyphes, tracés par le vent ou par les eaux, par le sperme ou par le sang, messages indéchiffrables d’une transcendance inaccessible, sur lesquels pourtant l’homme ballardien ne cesse de se pencher.

IGH

« Plus tard, installé sur son balcon pour manger le chien, le Dr Robert Laing réfléchit aux événements insolites qui s’étaient déroulés à l’intérieur de la gigantesque tour d’habitation au cours des trois derniers mois. Maintenant que les choses avaient repris leur cours normal, il constatait avec surprise l’absence d’un début manifeste, d’un seuil précis au-delà duquel leurs existences avaient pénétré dans une dimension nettement plus inquiétante. »

Les premières lignes d’I.G.H. (pour Immeuble à Grande Hauteur) affirment le désastre : ne reste à en connaître que sa mécanique, son architecture. Anthony Royal, concepteur de l’immeuble perché dans son appartement en terrasse, Richard Wilder, ancien rugbyman professionnel et producteur de télévision désireux de réaliser un documentaire sur la tour, et Robert Laing, nouveau titulaire de la chaire de physiologie de la faculté de médecine, détaché et rationnel, en sont les témoins et acteurs privilégiés.

Cependant, le personnage principal d’I.G.H. est l’immeuble lui-même : une véritable petite ville, avec piscine et supermarché, un environnement conçu moins pour être habité que pour organiser « l’absence de l’homme », qui atteint sa masse critique de mille appartements occupés et se transforme ainsi en cul-de-sac vertical, espace confiné où va se déchaîner la violence. L’homogénéité sociale relative de ses habitants se fissure, laisse place à une guerre des clans entre bourgeoisie des hauteurs et classe moyenne supérieure des étages bas, dégénère en guerre, domestique plus que civile — guérilla des cages d’escalier et des vide-ordures — jusqu’à ce qu’il ne reste que des individus sauvages, retournés à un état de nature artificiel où règne la guerre de tous contre tous.

L’ascension de Robert Laing décrit ainsi l’accomplissement du désastre : comme souvent chez Ballard, le protagoniste principal va lentement se rendre aux raisons de la situation, oublier tout sentiment d’étrangeté, toute velléité moralisatrice, pour s’identifier pleinement à son processus. Mais, si les lentes apocalypses s’appuyaient sur une transformation radicale des conditions de vie, de l’écologie de ses personnages, venue de l’extérieur, si dans Crash ! et L’Ile de béton, la rupture avec la normalité nécessitait encore un événement qui vienne rompre sans retour possible le cours normal des choses, I.G.H. préfigure le Ballard de Super-Cannes ou Millenium People : ici, le paysage technologique, la structure sociale abstraite qu’il décrit et construit, permettent seuls l’irruption de la catastrophe — la façon même dont nous avons façonné notre présent reconfigure notre « espace intérieur », qu’il soit lui-même la forme imprimée inconsciemment, la condition de possibilité de cette architecture du désastre ou sa conséquence, l’expression de nos pulsions latentes.

Ballard nous rappelle ainsi que si vivre ensemble se réduit souvent à cohabiter, immunisés aux autres par des dispositifs de sécurité omniprésents, ces moyens de nous tenir en respect contiennent les prémisses de leur propre destruction — il cartographie les instincts tapis sous le ronronnement de nos sociétés pacifiées et policées : I.G.H., trente-cinq ans après sa publication, nous est toujours intimement contemporain.

Vermilion Sands

Publié pour la première fois en 1971 en Angleterre, chez J. Cape, et traduit en 1975 aux éditions Opta, dans la collection « Nébula » (avec une nouvelle de moins, « Les Statues qui chantent », que dans l’édition anglaise), Vermilion Sands est le onzième recueil de Ballard, et peut-être son plus célèbre. Il rassemble des textes publiés durant les années soixante, centrés sur un lieu, une station balnéaire imaginaire qui sert de refuge à une population hétéroclite d’artistes plus ou moins abîmés, de starlettes réfugiées dans l’oubli en compagnie de leurs avocats ou agents, et de toute la faune de marginaux qui les entoure habituellement. C’est, au sens premier, la plage terminale de l’œuvre de Ballard où les individus viennent rassembler les débris de leur existence ou au contraire les éparpiller, dans « la période bénie d’avant la Récession », comme le dit lui-même l’auteur dans sa préface à l’édition originale.

Chacune des neuf histoires qui composent ce recueil est centrée sur une invention artistique originale : fleurs chantantes, sculptures de nuages, maisons psychosensibles qui s’imprègnent de l’esprit de leurs propriétaires successifs, machines à poésie… Le travail d’invention baroque est constant, mais il constitue rarement le moteur de l’action. Dès le départ, les personnages sont enfermés dans un piège, qu’il soit géographique (personne ne sort de Vermilion Sands, c’est un angle mort du paysage), psychologique (la maison des « Mille rêves de Stellavista ») ou affectif (les héroïnes séductrices, femmes fatales aux noms prédestinés — Leonora Chanel, Lunora Goalen, Jane Ciraclydes —, qui attirent leurs proies dans des toiles d’araignée de poésie ou les précipitent sous les aiguillons des raies des sables). La façon dont le narrateur, systématiquement masculin, réagit au piège pour s’y abandonner ou en sortir varie d’un texte à l’autre ; le tout constitue une cartographie ballardienne de la psyché féminine, moins ouvertement érotique que Crash !, mais tout aussi troublante.

La station balnéaire Vermilion Sands en tant que telle est un endroit emblématique, où la léthargie est devenue un mode de vie, où chaque histoire tend vers la stase terminale d’un paysage de Dali. C’est un décor mou et reconfigurable, mais qui demeure infiniment résilient — les plages se reconstituent à chaque marée. Plus tard, Ballard parlera de sa vision du monde comme une immense banlieue où l’ennui est la force dominante, et dans ses derniers romans, comme La Face cachée du soleil ou Super-Cannes, les lieux géométriques et bétonnés brisent les élans des humains qui s’y enferment. Dans Vermilion Sands, au contraire, les contraires se juxtaposent avec indifférence, l’architecture des lieux n’est que le reflet des cerveaux qui les hantent. Ballard évoque un futur proche où le travail n’est plus qu’un jeu et le jeu la seule occupation sérieuse, voire obsessionnelle.

Ce n’est pas seulement l’omniprésence du lieu qui donne son unité au recueil, mais également le style qui est précieux, baroque, naïvement surchargé, avec un travail particulièrement approfondi sur les descriptions symboliques, en écho de l’inconscient des personnages. « Dans l’obscurité, les vagabonds de la plage se tenaient à la ligne des marées, écoutant la musique qui parvenait jusqu’à eux, portée par les vagues thermiques. Ma torche éclairait les bouteilles cassées et les fioles hypodermiques à leurs pieds. Portant leurs bigarrures mortes, ils attendaient dans l’air terne comme des clowns flétris… » (« Dites au revoir au vent »). Même si elles ont été écrites sur une période de dix ans, même si entre temps Ballard a publié les fragments au scalpel qui forment La Foire aux atrocités, il existe une unité de style et de structure dans ce recueil qui n’a pas d’équivalent dans son œuvre.

Tout Ballard est déjà dans Vermilion Sands — le monde comme banlieue, les mythologies ordinaires à la Barthes réifiées en inventions dérisoires, la sexualité trouble qui s’exprime à travers les objets symboliques du quotidien, comme si les corps demeuraient insuffisants pour exprimer l’ensemble des fonctions fantasmatiques du cerveau. Si un écrivain se définit par les marges et les frontières de son territoire intérieur, la force de Ballard a été de revenir sans cesse explorer ses propres sables mouvants pour en arracher une poignée de chefs-d’œuvre.

La Foire aux atrocités

Dans un article paru en 1962 dans le magazine New Worlds, Ballard souhaitait « que la S-F devienne abstraite et cool et invente des situations et contextes nouveaux qui illustrent obliquement ses thèmes. Par exemple, au lieu qu’on fasse du temps une sorte de super toboggan de fête foraine, l’utiliser pour ce qu’il est — l’une des perspectives de la personnalité —, et pour l’élaboration de concepts comme ceux de zone temporelle, de temps profond et de temps archéo-physique. Voir plus d’idées psycholittéraires, plus de concepts métabiologiques et métachimiques, de système temporels privés, de psychologies et d’espaces-temps synthétiques, plus de ces demi-mondes ténébreux qu’on peut entrevoir dans la peinture des schizophrènes, le tout baignant dans la poésie et les fantasmes spéculatifs de la science. »

Un souhait que l’auteur concrétise en 1966 en publiant « Toi, moi et le continuum », le premier texte de ce qui allait devenir en 1970 Atrocity Exhibition, l’ouvrage le plus marquant de la new wave anglaise.

Dans la préface à l’édition américaine de 1990, William Burroughs explique que dans Atrocity Exhibition, « la ligne de démarcation entre les paysages intérieurs et les paysages extérieurs s’estompe. Des bouleversements peuvent résulter de convulsions sismiques à l’intérieur même de l’esprit humain. Tout l’univers stochastique de l’âge industriel s’effondre en fragments cryptiques. »

Mais en disant cela, ne parle-t-il pas aussi de ses propres textes, Le Festin nu, et surtout la Trilogie ? Comme si en publiant au début des années soixante La Machine molle, Le Ticket qui explosa et Nova express, Burroughs avait honoré les souhaits de J. G. Ballard. Et lorsqu’il dit, à propos de la Trilogie : « dans cette œuvre je tente de créer une nouvelle mythologie pour l’ère spatiale. J’ai l’impression que les vieilles mythologies sont définitivement brisées et ne sont pas adaptées au temps présent », n’évoque-t-il pas également Atrocity Exhibition ?

Les propos de Marshall McLuhan intensifient encore ce jeu de miroir entre les deux écrivains : « Burroughs tente de reproduire en prose ce dont nous nous accommodons chaque jour comme un aspect banal de la vie à l’âge de l’électronique. Si la vie collective doit être rendue sur le papier, il faut employer la méthode de la non histoire discontinue », méthode qui s’applique également au Ballard d’Atrocity Exhibition, premier et peut-être seul non roman discontinu de l’histoire de la S-F.

C’est en 1959 que Burroughs lance son « laboratoire expérimental » en publiant Le Festin Nu, mais il ne devance pas pour autant J. G. Ballard dont les premières tentatives de fiction expérimentale remontent à 1958, date à laquelle il inventa un roman entièrement conçu pour des panneaux d’affichage intitulé Projet pour un Nouveau Roman, avec un texte en partie illisible d’où ne se détachent que les titres et quelques observations, et dans lequel apparaissent déjà Xero, Coma et Kline, futurs personnages emblématiques d’Atrocity Exhibition.

De nombreuses lignes de forces lient donc ces deux auteurs qui, dès la fin des années cinquante, veulent éviter le langage et le côté formel de l’écriture classique étrangère à tout réalisme, toute systématisation assujettie au conformisme, à la routine, à la duplication. Mais là où Burroughs se sert de la S-F pour aller le plus loin possible dans l’expérimentation en utilisant tous les instruments lui permettant de « dépasser les limites de la page imprimée » — cut-up, permutations, épissures, montage cinématographique —, Ballard part de la S-F et essaye de transformer, radicaliser le genre en le poussant dans ses extrêmes limites.

Malgré son ardent désir de fiction expérimentale, Ballard s’est toujours considéré comme un « auteur à l’ancienne » et n’a jamais totalement dynamité la syntaxe comme ont pu le faire James Joyce, Raymond Roussel ou William Burroughs. Pour lui, la technique ne doit pas devenir le vrai sujet du roman et ne jamais reléguer l’émotion au vestiaire. Ainsi, dans la préface à l’édition anglaise de 2001, il donne la recette pour lire Atrocity Exhibition, roman mosaïque à la structure narrative peut-être déconcertante mais qu’il juge plus simple qu’il n’y paraît au premier regard : « contentez-vous de tourner les pages jusqu’à ce qu’un chapitre retienne votre attention. Si quelque idée ou quelque image vous y semble intéressante, balayez alors du regard les paragraphes voisins jusqu’à ce que vous trouviez quelque chose qui résonne en vous de façon à piquer votre curiosité. Et bientôt, je l’espère, le rideau de brume se déchirera pour permettre au récit sous-jacent d’en émerger. A ce moment, vous lirez enfin ce livre exactement comme il a été écrit. »

Et Bill Burroughs de conclure : « Grossir l’image jusqu’au point où elle en devient indistincte constitue la tonalité fondamentale de La Foire aux atrocités. (…) Et comme les gens sont faits d’images, nous avons affaire à un livre littéralement explosif. »

Crash !

[Lire également l'avis de Cid Vicious dans le Bifrost n°33.]

La Forêt de Cristal

Dernier opus du Quatuor apocalyptique, La Forêt de cristal est sans doute le plus beau. Même figures archétypales, même système symbolique avec son propre champ lexical obsessionnel, même désir ardent — du personnage, du lecteur — de s’abandonner à ce paysage hors du temps, de se fondre dans le tableau pour y retrouver une édénique sérénité.

Médecin dans une léproserie à Fort Isabelle, le Dr Sanders se rend à Port Matarre, ville-purgatoire sans attrait obombrée par les eaux noires du fleuve et par la jungle — d’une « obscurité aurorale » semblable à celle de L’Ile des morts de Böcklin —, à la recherche d’un couple de collègues, Max et Suzanne Clair — son ex-maîtresse —, dont il est sans nouvelles depuis cette lettre décrivant la forêt autour de la clinique comme une somptueuse demeure de pierres précieuses. Comme ses compagnons d’exil — un prêtre apostat, une journaliste française, un dandy décadent et le directeur d’une mine de diamants —, Sanders va être confronté au plus extraordinaire phénomène qui soit : la forêt camerounaise se cristallise, littéralement, faisant d’une simple feuille d’arbre, ou d’un reptile, une véritable œuvre d’art. Et la cristallisation — qui ne tue pas les êtres mais les fige — s’étend de toutes parts, sans épargner les animaux… ou les êtres humains qui la contemplent, extatiques.

Ce ne sont pas les péripéties, et au premier chef les scènes d’action en elles-mêmes, que nous retiendrons de La Forêt de cristal — roman d’une lenteur minérale —, mais l’atmosphère merveilleusement crépusculaire de la forêt, où le temps fuyant fausse les perceptions et confère à toute chose, à tout événement, la puissance évocatrice des rêves. L’auteur fournit bien une explication scientifique du phénomène, mais celle-ci vaut moins pour sa vraisemblance que pour ce qu’elle suggère : le temps, littéralement, fuit. Ainsi le « vrai » monde, le seul qui importe à Sanders une fois l’équilibre rompu (de l’équinoxe à l’illumination), sera celui du cristal, ce paysage « hors du temps », ou plutôt au temps étiré à l’infini, où sans doute demeure Suzanne Clair, telle une icône immortelle qu’il n’aura de cesse de rejoindre — pour y jouir de l’ultime transfiguration.

Sècheresse

Après le vent et la canicule, la sécheresse. La pollution industrielle est devenue telle qu’une couche solide et huileuse recouvre intégralement les océans et empêche leur évaporation. Depuis dix ans, il ne pleut plus. Rendues aveuglantes par la lumière omniprésente, calcinées par le soleil brûlant, les terres désertiques sont jonchées de cadavres d’animaux et de carcasses de voitures ou de navires ensablés. La poussière s’accumule et s’infiltre partout. Les populations assoiffées se massent vers les côtes et les plages de sel, scrutant le ciel flou chauffé au fer blanc dans l’espoir d’y voir enfin se former un nuage. Attendre, observer : voilà ce que fait aussi le docteur Charles Ransom sur les rives d’un lac asséché non loin de Mount Royal, où le manque d’eau potable répand un vent de folie sur les communautés de pêcheurs. Et bientôt Ransom, accompagné d’un jeune homme et d’une zoologiste, est lui aussi forcé de quitter Hamilton en flammes et de rejoindre la côte.

Comme Kerans dans Le Monde englouti, et comme, plus tard, Sanders dans La Forêt de cristal, Ransom et les autres habitants de Hamilton se complaisent dans la catastrophe, totalement apathiques. Sécheresse donne l’impression d’un univers déjà mort, immobile, « archipel vidé de son temps » où les hommes et les dunes se meuvent au ralenti, telles les figures étranges du tableau de Tanguy, Jours de lenteur, auquel le roman rend d’ailleurs hommage. La lenteur monotone qui caractérise le quatuor est donc ici à son apogée et, en même temps que les terres vaines et arides du docteur Ransom, c’est le roman lui-même qui s’assèche peu à peu, jusqu’à s’éteindre, sans que le révérend Johnstone, pathétique figure shakespearienne, n’y puisse rien. Sans doute l’origine trivialement humaine du désastre, et l’atterrant spectacle de la vie agonisante, empêchent-ils Sécheresse de se hisser au niveau du Monde englouti et de La Forêt de cristal, dont l’exotisme radical et la promesse d’un nouveau jardin d’Eden sont ici absents.

Le Monde englouti

Deuxième essai, premier coup de maître. Comme dans Le Vent de nulle part, une modification climatique majeure — tempêtes solaires, grandes chaleurs, montées des eaux — bouleverse les modes de vie. Cette fois, c’est l’eau — infestée d’alligators — qui recouvre les terres — où rampent les basilics —, soumises au climat tropical. Ballard excelle à nous faire voir, et sentir, ces lagons écrasés de chaleur, cette moiteur, cette flore gigantesque, ce contraste entre la civilisation déchue et la luxuriante végétation, cette Europe d’après la pluie humide, brûlante et surréaliste.

Kerans, biologiste, est censé étudier les nouvelles formes de vie qui se développent dans ces conditions particulières, mais ni l’auteur, ni, selon toute vraisemblance, le personnage, ne s’intéressent à une vie qu’ils savent transitoire, simple zone de transit temporel vers un environnement « radicalement nouveau, doté de ses propres paysages et logique internes, où les anciens modes de pensée ne constitueraient aucun fardeau ». Si dans Le Vent de nulle part ceux qui ne luttaient pas pour leur survie se jetaient littéralement dans le vide, Kerans, lui, guère préoccupé de rejoindre le nord salvateur aux températures plus clémentes, s’adapte avec la langueur des rêves à ce retour à l’ère triassique, au règne des reptiles. Le regard tourné vers le sud surchauffé, vers les « berges perdues mais à jamais tentantes du paradis amniotique », Kerans remonte le fleuve génétique de la forêt fantasmagorique, en quête du soleil archaïque qui pulse dans son crâne, comme Marlow remontait le Mékong dans Au cœur des ténèbres. Il y rencontre même un faux Kurtz, le flibustier dandy nommé Strangman, l’homme aux alligators. Mais le visionnaire, ici, l’homme qui se laisse engloutir par la jungle primitive et sauvage, c’est Kerans, dont la folie terminale confère au roman une puissance onirique et hallucinatoire que seule La Forêt de cristal saura égaler.

Le Vent de Nulle Part

« Au début, il y eut la poussière ». Maitland, chercheur en génétique microbienne, assiste aux prémices de la catastrophe : des vents dont la vitesse augmente chaque jour de huit km/h balayent la surface de la Terre sans faiblir. Les avions sont cloués au sol, le Queen Mary s’est échoué non loin de Cherbourg, et les tours TV se sont écroulées comme de vulgaires châteaux de cartes. La poussière, c’est celle des reliefs littéralement arasés par ce vent furieux d’origine inconnue. Poussière d’un monde terrassé par un simple désordre climatique, poussière de civilisations qui, hier encore, croyaient pouvoir asservir la nature à leur guise. Et tandis que les immeubles s’effondrent — spectacle grandiose que certains préfèrent contempler avant de disparaître —, tandis que l’humanité s’enterre tant bien que mal dans ses abris de fortune, le milliardaire Rex Hardoon érige une pyramide monstrueuse et ses infranchissables murailles, les Grandes Portes du Vent.

Ecrit en quelques semaines, le premier roman de J. G. Ballard — qui ne souhaitait plus entendre parler de cette « œuvre commerciale à cent pour cent » et s’opposait à sa réédition — est encore loin du niveau du Monde englouti et La Forêt de cristal, mais n’en déploie pas moins le même dispositif, à commencer par cette fameuse résignation des personnages, leitmotiv de toute son œuvre. Le Vent de nulle part est d’abord le récit d’un abandon, celui des hommes, qui se traduit par l’effacement de toute dynamique narrative : aucune acmé ici, aucun creux. Comme le vent lui-même, qui souffle sa mort brûlante sans discontinuer, le roman ne réserve ni ralentissement, ni accélération, seulement une inéluctable (et monotone) ascension vers la folie furieuse des huit cents km/h. Certains, comme Lanyon, trouvent les ressources pour se frayer un chemin dans cet enfer vers un avenir rien moins qu’incertain, mais la plupart, incrédules puis léthargiques, se contentent d’attendre que la mort vienne les saisir, comme l’ex-petite amie de Maitland, Susan, qui, fascinée, regarde les édifices tomber.

Rien que l'acier

Rien que l’acier se déroule dans un monde de fantasy classique mais dépourvu des clichés habituels. On n’y trouve aucun Seigneur Noir de l’Ombre de la Mort rêvant de conquérir le dernier bastion des justes hommes libres, mais des pays aux régimes politiques variés qui, à l’instar de la Reine Victoria, n’ont ni amis ni ennemis, seulement des intérêts. Comme sur notre bonne vieille Terre, cela suffit amplement à générer conflits, guerres commerciales, meurtres, corruptions, perversions et autres joyeusetés propres au genre humain. L’homme sera toujours un loup pour lui-même.

Le monde est en paix depuis dix ans, date de la fin d’une guerre violente qui a uni les hommes mais également les Kiriaths, peuple humanoïde technologiquement avancé, contre des reptiles semi-intelligents fuyant la destruction de leur habitat et qui, tels des nazis aquatiques, cherchaient un indispensable « Lebensraum ». Cette guerre a profondément marquée l’inconscient collectif et a provoqué le départ des Kiriaths vers d’autres dimensions.

L’humanité panse ses blessures tout en pleurant la disparition de ses mentors et se remet, lentement mais sûrement, à se diviser, oubliant l’union sacrée, pour reprendre ses querelles ancestrales là où les reptiles les avaient interrompues.

Mais les archi-ennemis des Kiriaths préparent leur retour à grands coups de magie aussi impressionnante que destructrice, comptant bien profiter du vide laissé pour reprendre possession de ce qu’ils estiment être leur légitime royaume.

Ce grand retour constitue la guerre épique dont cette trilogie narre le récit à travers les actions de trois héros aussi différents que sympathiques. On suit donc les aventures d’un vétéran, héros de la guerre contre les reptiles et homosexuel assumé, voir revendiqué, une Kiriath métisse et donc abandonnée par les siens lors de leur grande téléportation, et un nomade des steppes, lui aussi vétéran de la guerre et qui, tel un ancien du Vietnam, ne s’en est jamais tout à fait remis. Les trois personnages se sont connus pendant la guerre et, s’ils sont dispersés aux trois coins du monde au début du roman, ils se retrouvent bien évidemment à la fin pour lutter de conserve contre les envahisseurs interdimensionnels.

Classique et obéissant aux canons du genre, Rien que l’acier joue avec les clichés sans jamais tomber dans la caricature ni sacrifier à l’intérêt de l’intrigue. Ainsi les Kiriaths, race extrêmement évoluée qui s’avère constituée d’humains noirs, ou encore le héros homosexuel assumant ses orientations et en jouant — et l’auteur de nous gratifier de quelques scènes de sexe entre mâles virilités qui, sans atteindre le niveau d’un Michel Robert, n’en sont pas moins originales et crues.

Tout ceci agrémente plaisamment un récit d’une redoutable efficacité ponctué de rebondissements fort bien amenés et tout à fait crédibles. Qu’on y ajoute des descriptions de divinités pas vraiment catholiques, des scènes de combat efficaces et aussi « réalistes » que possible, sans oublier des dialogues enlevés, et nous voici avec un bon roman de fantasy.

Son seul défaut est d’ailleurs la modernité des dialogues, qui font parfois penser à des retranscriptions d’altercations de métro parisien, ce qui a tendance à gâcher l’ambiance. Certains passages en deviennent même irréalistes à force de vocabulaire et de tournures de phrases fleurant bon le 9-3. Si la version originale doit certainement être écrite de manière assez moderne, il semble évident que la traduction a grossi le trait et qu’elle est en grande partie responsable de ce décalage fâcheux. Intuition renforcée par les nombreuses erreurs grossières. Ainsi le terme « mariniers » (pour « marines » en VO ?) est à graver dans le marbre du monument à l’incompétence de traduction. On imagine Clint Eastwood dans le Maître de guerre hurlant à ses soldats : « En avant, Mariniers ! ». Et pourquoi pas « A l’assaut, les marins pêcheurs ! » ?

Cette traduction constitue, avec le choix de la citation de la quatrième de couverture signée Abercrombie et l’illustration de couverture elle-même, les moins-values de la version française. Si The steel remains est un très bon roman de fantasy, Rien que l’acier en est une version un peu saccagée et pas à la hauteur de l’original. Dommage pour Richard Morgan, qui aurait mérité d’être mieux traité.

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