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Pandore au Congo

Albert Sanchez Pinol s’est fait connaître avec un premier roman formidable : La Peau froide, un hommage brillant à H. P. Lovecraft et à Joseph Conrad. L’histoire de deux hommes aux caractères opposés, bloqués sur une île, et qui ont à faire face aux attaques répétées de créatures mi-homme mi-poisson. La Peau froide a d’ailleurs connu un succès mérité, et a été traduit dans une trentaine de langues. Et après un premier roman d’une telle intensité, on pouvait espérer beaucoup pour la suite. Pandore au Congo, son second roman, est encore supérieur à toutes les attentes. Sur un thème — en apparence — assez proche de celui de La Peau froide, Albert Sanchez Pinol est parvenu à écrire un récit plus complexe, plus ample, et qui possède une puissance et un pouvoir de fascination rarement atteints. Un grand roman, tout simplement.

L’action se situe en 1914, à Londres. Thommy Thomson est un jeune écrivain de 19 ans, pacifiste et asthmatique. Il a d’importantes ambitions littéraires, mais pour subsister, il en est réduit à faire le « nègre » pour un écrivain mégalomane. Sa vie bascule le jour où il est contacté par Edward Norton (oui, comme l’acteur…), un avocat célèbre. Norton souhaite que Thommy écrive un roman à partir de la vie de son client, un dénommé Marcus Garvey (ce nom ne vous dit rien ?). Garvey est accusé d’un double meurtre, commis en plein cœur du Congo : il y aurait assassiné Richard et William Craver, les deux fils du duc de Craver. Intrigué par cet étonnant fait divers, Thomson accepte d’écrire l’histoire de Marcus Garvey. Il lui rend de nombreuses visites en prison, pour recueillir son témoignage. Garvey, d’abord réticent, fini par se confier à Thommy. Tout débute en 1912 : Garvey est alors employé chez les Craver, en tant que garçon d’écurie. Richard et William décident de partir pour le Congo, convaincus qu’ils sont d’y faire fortune. Garvey se joint à eux, afin de leur servir d’assistant. Les trois hommes s’enfoncent alors dans la jungle, et pénètrent dans des territoires inconnus. Obsé-dés par la soif de l’or, Richard et William n’hésitent pas à menacer de leurs armes les tribus indigènes. Entre les deux frères et Garvey, la tension monte. Mais les trois aventuriers sont rapidement confrontés à une menace d’une toute autre nature : des créatures étranges, anthropomorphes, mais qui semblent littéralement jaillir des entrailles de la terre. Les frères Craver capture l’une de ses créatures, une femelle d’une grande beauté nommée Amgam (magma, donc). Dès lors, le conflit est inévitable. Et entre ces créatures et les trois hommes, c’est une véritable « guerre verticale » qui commence…

Impossible d’en dire plus, sous peine de trop dévoiler l’intrigue de ce roman à tiroirs, qui entraîne son lecteur de surprise en surprise. Mais sachez quand même que ce court résumé n’est que le tout début d’une histoire incroyable, admirablement agencée, et qui va vous emporter très loin. On a beau chercher, difficile de trouver un défaut à ce roman magistral (quelques passages un peu longs, peut-être ?). Originalité du récit, intelligence et maîtrise de la narration, écriture fluide et nerveuse, personnages forts… Tout y est, tout concourt à faire de ce texte une œuvre intemporelle et marquante. Avec en plus cette indéfinissable touche de magie, ce sense of wonder qui fait toute la différence. En définitive, la seule question qui se pose, c’est de savoir si Albert Sanchez Pinol sera capable de faire mieux la prochaine fois (on précisera qu’il a en fait entamé une manière de tétralogie centrée autour des quatre éléments, l’eau, l’air, la terre et le feu, Pandore au Congo s’attaquant à la terre, après l’eau dans La Peau froide). Car on a vraiment la sensation qu’avec ce roman il s’est livré entièrement. Toutes ses obsessions semblent s’être donné rendez-vous là, pour y être magnifiées, sublimées par le biais de la fiction. Et ce n’est pas pour rien que le personnage principal est un jeune écrivain, ivre de tout connaître, de tout découvrir, et de traverser le miroir pour atteindre les vérités humaines les plus crues et les plus essentielles. Albert Sanchez Pinol nous ouvre sa boîte à fiction, son esprit, son cœur, et nous livre ses hantises intimes. Et tout ça, par le biais d’un récit extraordinaire, envoûtant, et qui passionne de la première à la dernière page. Ajoutez à tout cela un dénouement si inattendu qu’il en est presque choquant pour le lecteur, et qui donne à ce livre une dimension insoupçonnée. C’est du très grand art. Un de ces romans qui s’implante directement dans l’imaginaire de celui qui l’a lu, et qui distille pendant des mois des images fortes, puissantes, et une réflexion profonde. Le succès planétaire d’Albert Sanchez Pinol ne doit rien au hasard. Car lire Pandore au Congo, c’est vivre une aventure inoubliable, troublante et intense. Les écrivains capables d’écrire un roman d’une telle force, tout à la fois ambitieux et universel, ne sont pas légion. 

Bad Monkeys

Jane Charlotte est arrêtée pour meurtre, et internée dans l'aile psychiatrique de la prison de Las Vegas. Un psychiatre, le Dr Vale, est chargé de l'interroger. Car les propos que Jane a tenus aux policiers sont pour le moins étranges : elle affirme faire partie d'une mystérieuse organisation qui a pour but d'éradiquer le mal en s'en prenant aux individus jugés dangereux pour la société. Ces individus, que l'organisation surnomme les « Bad Monkeys », sont pourchassés et éliminés par des agents spécialement formés. Jane Charlotte, mise en confiance par le Dr Vale, décide de tout dire. Guidée par les questions du psychiatre, elle raconte son enfance, ses rapports difficiles avec sa mère et son frère, son premier contact avec l'organisation, les tests qu'elle a dû subir durant son recrutement et les différentes missions qu'elle a été amenée à accomplir…

Bad Monkeys est un ovni littéraire. Au début, on pense avoir affaire à un de ces thrillers paranoïaques à base de complot et d'organisation secrète, comme on en a déjà beaucoup lu. Mais l'intrigue de Bad Monkeys dérape, se distord dès les premières pages. On comprend très vite que le monde décrit dans ce livre n'est pas tout à fait le nôtre, mais plutôt une sorte de réalité parallèle. On a alors la sensation d'être entré, presque par erreur, dans une autre dimension. Une dimension dans laquelle le lecteur perd tous ses repères, pour se retrouver piégé à l'intérieur d'un récit labyrinthique, survolté, qui l'entraîne là où il ne pensait pas aller. Rien que pour cet effet — assez traumatisant mais très jouissif — Bad Monkeys mérite d'être lu. Pas de doute, Matt Ruff connaît son Philip K.Dick, et ce n'est pas pour rien qu'on retrouve le nom du maître dans les remerciements. En fait, Bad Monkeys est un vrai trip hallucinatoire, une tentative d'hypnose textuelle. On ne sait pas très bien où on va, mais on y va, car on a vraiment envie de savoir comment va bien pouvoir se terminer cette histoire délirante. Du coup, Bad Monkeys se lit vite, très vite. Et c'est bien le but de Matt Ruff : imposer a son lecteur un rythme si vertigineux, des retournements de situation si rapides, qu'il n'a tout simplement pas le temps de réfléchir. Le bombarder en permanence d'informations contradictoires, sans lui donner la possibilité de démêler le faux du vrai. Pour donner encore plus d'impact au coup de théâtre final. C'est très malin de la part de Ruff, et ça fonctionne. Pour peu, bien sûr, qu'on accepte de rentrer dans son jeu ; car le procédé peut aussi agacer. Mais pour le lecteur qui aime se torturer les méninges, Bad Monkeys est un régal. C'est même dans le genre un sommet. En tous cas, Matt Ruff aime cultiver sa différence et s'amuse beaucoup à être toujours là où on ne l'attend pas. Jusqu'ici, on le connaissait pour deux romans : Un requin sous la lune (Folio « SF »), de la S-F assez proche de celle de Neal Stephenson ; et La Proie des âmes (Points « policier »), un thriller psychologique. Deux romans fourmillants de bonnes idées, complexes et ambitieux, mais qui avaient une fâcheuse tendance à être trop longs. D'où la belle surprise en découvrant Bad Monkeys : cette fois Ruff a su faire court, écrire un texte aussi nerveux qu'efficace, entremêler les genres avec brio, tout en conservant son inventivité et sa capacité à surprendre le lecteur. Et même si Bad Monkeys n'est pas encore le chef-d'œuvre qu'on est droit d'attendre de cet écrivain, il s'avère finalement plus convaincant et plus excitant que ces deux précédents romans. D'ailleurs, à la vitesse ou Matt Ruff progresse, je ne serais pas très surpris qu'il nous concocte, dans les années à venir, une petite bombe littéraire dont on aura du mal à se remettre. Car il n'y a pas le moindre doute : Matt Ruff est un écrivain à suivre de très près. En attendant, découvrez donc Bad Monkeys, une fiction mutante survitaminée, sidérante et accrocheuse, qui n'épargnera ni vos neurones ni vos nerfs. Vous voilà prévenus.

Critiques Bifrost 41

Retouvez sur l'onglet Critiques toutes les chroniques de livres du Bifrost n°41 spécial Christopher Priest !

Mémoria numérique

Mémoria, roman de Laurent Genefort est désormais disponible en numérique !

Couv Bifrost 67

Découvrez la couverture du Bifrost 67 spécial George R. R. Martin, l'auteur du Trône de fer, à paraître le 19 juillet en papier et en numérique !

Cosmicomics 05-2012 1

Sur le blog Bifrost, deuxième épisode des Cosmicomics de Philippe Boulier, où l'on s'intéresse aux sorties en kiosques de ce mois de mai !

Né avec les morts

[Critique portant sur Le Chemin de la nuitLes Jeux du CapricorneVoile vers ByzanceMon nom est TitanNé avec les morts et En un autre pays.]

Récemment encore, Gérard Klein écrivait : « Je pense après beaucoup que le roman supporte quelques ratés mais la nouvelle n’en tolère aucun (…) Une bonne nouvelle est un monde en soi qui peut se tenir dans le creux de l’attention, tandis qu’un roman se perd forcément dans les brumes du déjà lu et de l’encore à lire. » (in, Gérard Klein, Le Temps n’a pas d’odeur, le Livre de Poche, 2004). Définition qui s’applique parfaitement au travail de Robert Silverberg sur la forme courte. Si l’homme de San Francisco qui, à l’instar de Jean-Jacques Rousseau enfant, devait se croire égyptien, grec ou romain, est devenu une icône de la science-fiction pour des romans tels que L’Homme dans le labyrintheLes Monades urbainesLe Livre des crânesL’Oreille interne, etc., ce serait méconnaître son œuvre que d’ignorer la puissance évocatrice, la pertinence thématique et l’élégance stylistique des centaines de ses nouvelles et novellae publiées au cours de sa longue et prolifique carrière.

L’imposante édition française de ces nouvelles « au fil du temps », écrites entre 1953 et 1997, fut, rappelons-le, entamée chez Flammarion en 2002, sous l’égide de Jacques Chambon, regretté directeur de la collection « Imagine »… et ami très proche de l’auteur. Sa disparition prématurée a, un temps, suspendu cette grande œuvre, mais celle-ci s’est récemment achevée (sous l’impulsion éditoriale de Pierre-Paul Durastanti, autre ami français de Silverberg), avec la parution en août 2006 chez J’ai Lu, après la reprise des trois premiers volumes parus chez Flammarion, du quatrième et dernier opus, Mon nom est Titan, couvrant la période 1988-1997. L’ensemble offre un corpus incontournable pour quiconque prétend apprécier l’œuvre de Silverberg (un ensemble complété par deux autres recueils, publiés cette même année 2006 mais chez Folio « SF », En un autre pays et  avec les morts — nous en reparlerons ci-après). Quantitativement, parce qu’il s’agit là de plus des deux tiers de sa production totale, étalée sur plus de quarante années d’écriture. Qualitativement, surtout, parce que les nouvelles et novellae rassemblées ici en constituent, véritablement, la quintessence.

Chaque texte, sélectionné par l’auteur et par l’éditeur, en étroite collaboration, est accompagné d’une préface à caractère souvent biographique, ce qui offre au lecteur avisé un bonheur supplémentaire : celui d’une « autobiographie par le détour de la fiction ». Ni fardées ni promotionnelles, ces préfaces sont une composante essentielle de ces recueils d’archéologie littéraire. Le premier volume, Le Chemin de la nuit, s’ouvre une nouvelle d’un tout jeune Silverberg qui prend la plume après avoir lu les premières lignes d’un conte de Marcel Aymé, ce qui trahit le rapport tout particulier qu’entretient Robert Silverberg avec la culture française, et plus largement européenne. Ce texte, qui donne son titre au volume, fut d’abord refusé en raison de sa noirceur et de son thème provocateur (le cannibalisme), puis publié tardivement grâce à la complicité d’Harlan Ellison. Sombre, pessimiste, cette nouvelle offre un contraste saisissant, et pas seulement sur le plan de la maîtrise stylistique, avec le texte qui clôt le troisième volume et s’intitule « La Compagne secrète ». Il s’agit ici d’une brillante novella qui s’analyse comme un hommage appuyé, voire un plagiat assumé, à l’œuvre de Conrad, envers lequel Silverberg reconnaît volontiers sa dette d’auteur. Entre ces deux repères, la nouvelle provocatrice un peu brute et la novella glorificatrice parfaitement maîtrisée, le talent de Robert Silverberg se déploie dans des petits joyaux narratifs et spéculatifs tels que « Voir l’homme invisible », « Comme des mouches », « Une fois les mythes rentrés chez eux », « Trips », « Les Jeux du capricorne », « Notre-Dame des sauropodes », « Le Palais à minuit », « Une aiguille dans une meule de temps », « Basileus », ou encore la magnifique novella qui confère son titre au troisième volume, « Voile vers Byzance ». Cette sélection, forcément subjective, ne peut rendre compte de la richesse de cette œuvre protéiforme, plongeant tantôt dans les méandres de l’Histoire, tantôt dans les circonvolutions de l’Humain, sans aucune faute de goût, sans jamais démentir son appartenance à la science-fiction. Le quatrième volume, quant à lui, malgré le caractère « tardif » des textes qui le composent, atteste que l’auteur n’a rien perdu de sa fraîcheur inventive, de sa passion pour les civilisations disparues, tout en ayant atteint le plus haut degré technique. Le tout dernier texte, « Mon nom est Titan », hommage à Roger Zelazny, fait même office de retour aux sources, puisqu’il est un véritable chant d’amour à la Grèce Antique. Mais, surtout, il prouve que la démarche de Robert Silverberg n’est jamais égocentrique, malgré les apparences. C’est à un cours d’histoire de la science-fiction, de ses bardes et de ses motifs fondateurs, qu’il nous convie, son œuvre ne nous servant, au final, que de manuel d’étude. Depuis l’époque où la S-F « n’était que peau de chagrin », jusqu’à cette extrême fin du vingtième siècle où elle a « contaminé » toute la culture, tous les médias, souvent au prix de son identité propre. Et là, parvenu au faîte de sa carrière, l’homme à la plume d’argent contemple le soir qui tombe sur tous les univers qu’il a déployés et, avec une sincérité inestimable, émouvante et rare, il nous avoue, citant Fitzgerald, qu’il passe le relais, « alors que le monde se transforme au point de [lui] échapper ».

On l’a dit, en parallèle des quatre volumes chez J’ai Lu, les éditions Gallimard, dans leur collection Folio « SF », consacrent deux volumes aux seules novellas de Robert Silverberg. De façon appréciable, la structure interne de ces recueils, parus en juin et octobre 2006, est très semblable à celle précédemment évoquée (et pour cause, ces livres étaient initialement destinés à un cinquième et dernier volet des Nouvelles au fil du temps, exclusivement consacré aux novellæ) : une introduction générale rédigée par l’auteur lui-même et, pour chaque novella, un paratexte spécifique reprenant le contexte dans lequel elle a été écrite et le défi qu’a entendu relever l’auteur. De toute évidence, l’auteur n’a pas craint d’ouvrir une fenêtre sur ses mécanismes créatifs les plus intimes. Selon les propres termes de Robert Silverberg, la novella est « une des formes littéraires les plus enrichissantes et les plus intéressantes qui soient ». A mi-chemin entre les parfois trop lourdes parures du roman et le déshabillé un rien provocateur de la nouvelle, elle offre un équilibre délicat entre l’approfondissement du contexte et des personnages, d’une part, et le déploiement de la charge spéculative du récit, d’autre part. Fondamentalement composite, la novella peut confiner à la symbiose et magnifier le plaisir du lecteur. Elle est véritablement le « sur-mesure » de la S-F et il faut admettre que les textes de Silverberg le démontrent amplement, tant l’auteur se révèle souvent plus à son aise dans ce format que dans celui du roman.

Le premier recueil, Né avec les morts, réunit quatre novellæ qui s’échelonnent de 1957 à 1973 et retracent, de ce fait, l’acquisition d’un savoir-faire en la matière. De la première à la dernière, on ressent l’intense plaisir de la création, pour un auteur qui fait voile vers la plénitude de son art. Mais surtout, Robert Silverberg s’y livre d’emblée : « Je passais sans difficultés ni scrupules de thèmes savamment construits à des récits reposant sur les poncifs de la littérature de gare, et c’est pour cette raison que j’ai pu vendre bon nombre d’histoires… ». On ne peut être plus clair : pour être un grand auteur de S-F, il faut refuser de trancher entre le ludique et le politique, mais pratiquer de concert, et avec le même élan, l’aventure et la spéculation. D’abord, en alternance, le temps de se faire la plume, puis en les fusionnant. En somme, être prolifique sans jamais se résigner à la superficialité et, inversement, ne pas exister seulement pour quelques perles rares au volatile succès d’estime. Toute l’œuvre de Silverberg illustre cette conviction profonde de l’auteur et en fait un repère historique. Le premier texte du recueil, « La Vallée hors du temps » (seul véritable inédit de l’ouvrage) est l’illustration parfaite de l’époque où le jeune Silverberg, lassé des « recettes sensationnalistes », décide de se lancer dans « un texte où les personnages et le style seraient un peu plus étudiés ». Quinze ans plus tard, les autres textes, de « Partir » à « Né avec les morts », prouvent l’acquisition de la technique et le déploiement de l’imaginaire, dans le cadre idéal, « ni trop long ni trop court », de la novella, mode d’écriture « civilisé et cultivé » que Robert Silverberg revendique depuis toujours.

Le second recueil, En un autre pays, fait figure d’ultime démonstration. En effet, si les novellæ qui le composent (quatre au total, dont trois inédites) sont toutes des textes de commande, écrits entre 1988 et 1996, elles bénéficient du savoir-faire accumulé par l’auteur pendant des décennies d’écriture professionnelle. Robert Silverberg, avec un bel équilibre de respect et de liberté, se glisse entre les personnages de « La Saison des vendanges » de Catherine L. Moore avec « En un autre pays », pose élégamment, dans « Cache-Cache », les jalons d’un univers partagé dont le fondateur n’est autre qu’Asimov, ou se paye le luxe de réinventer le récit-catastrophe avec « Ça chauffe à Magma-City ». Certes, les résultats ne sont plus surprenants à ce stade, mais le charme ne s’est pas flétri.

Il y a, bien sûr, beaucoup d’autres novellas de Robert Silverberg qui auraient dû être évoquées dans cette présentation critique. Deux textes, notamment, écrits au début des années 1990 sont presque archétypaux dans leurs composantes : voyage temporel, hommage appuyé aux mythes fondateurs et à l’histoire antique, revisitation des grandes civilisations, réelles ou fantasmées, fluidité de l’écriture et ambition humaniste du propos. Il s’agit des « Lettres de l’Atlantide », novella dans laquelle l’esprit d’un voyageur temporel investit celui de l’héritier du trône d’Atlantis et découvre la magnificence de cette civilisation avancée qui règne sans partage sur le paléolithique, il y a 20 000 ans, et de « Thèbes aux cent portes », qui nous projette dans la dix-huitième dynastie du Nouvel Empire pharaonique, à la recherche de voyageurs temporels égarés, ou plutôt fugitifs. La structure épistolaire du premier récit nous permet de plonger dans le for intérieur du personnage principal, rendant sensibles ses faiblesses et son humanité. Dans le second, Silverberg opte pour un type de narration plus convenu, mais la question reste la même que celle posée dans « En un autre pays » : que choisit l’individu qui se confronte à une autre époque, à un autre monde que les siens ? Le devoir et l’aventure ? Nouveaux textes, vieilles thématiques, et ce retour incessant vers l’Histoire à laquelle l’auteur, comme l’historien-potier d’Arnold Toynbee, revient sans cesse, pour la remodeler telle l’argile, tout en demeurant son esclave, ici consentant. Il suffit, pour s’en convaincre, de (re)lire Roma Æterna.

Bref, à présent tout le matériau est là, disponible en français, les sources rassemblées et présentées, l’intention de l’auteur connue, vérifiée et détaillée. A l’instar des nouvelles de Philip K. Dick (« Lunes d’encre », Denoël), les nouvelles de Silverberg appartiennent au patrimoine mondial de la S-F. Le dernier des Titans, après Heinlein, Clarke, Asimov, Dick, c’est bien lui. Et le pays de Voltaire et de Dumas a donné au chantre du time-opera son public le plus fidèle, peut-être le plus aiguisé. Mais éditer, rééditer, lire, critiquer et relire encore ne suffit pas pour rendre hommage à Silverberg. L’Histoire ne finit pas avec les Titans, tout au contraire. Tel Atlas, il nous soutient. Nous sommes juchés sur ses épaules, et cette altitude nous révèle des horizons lointains, bien au-delà du siècle qui vient d’éclore. 

[Voir également les chroniques de Le Chemin de la nuit, de Voile vers Byzance et la chronique commune à Mon nom est Titan et En un autre pays.]

Les Jeux du Capricorne

[Critique portant sur Le Chemin de la nuit, Les Jeux du Capricorne, Voile vers Byzance, Mon nom est Titan, Né avec les morts et En un autre pays.]

Récemment encore, Gérard Klein écrivait : « Je pense après beaucoup que le roman supporte quelques ratés mais la nouvelle n’en tolère aucun (…) Une bonne nouvelle est un monde en soi qui peut se tenir dans le creux de l’attention, tandis qu’un roman se perd forcément dans les brumes du déjà lu et de l’encore à lire. » (in, Gérard Klein, Le Temps n’a pas d’odeur, le Livre de Poche, 2004). Définition qui s’applique parfaitement au travail de Robert Silverberg sur la forme courte. Si l’homme de San Francisco qui, à l’instar de Jean-Jacques Rousseau enfant, devait se croire égyptien, grec ou romain, est devenu une icône de la science-fiction pour des romans tels que L’Homme dans le labyrinthe, Les Monades urbaines, Le Livre des crânes, L’Oreille interne, etc., ce serait méconnaître son œuvre que d’ignorer la puissance évocatrice, la pertinence thématique et l’élégance stylistique des centaines de ses nouvelles et novellae publiées au cours de sa longue et prolifique carrière.

L’imposante édition française de ces nouvelles « au fil du temps », écrites entre 1953 et 1997, fut, rappelons-le, entamée chez Flammarion en 2002, sous l’égide de Jacques Chambon, regretté directeur de la collection « Imagine »… et ami très proche de l’auteur. Sa disparition prématurée a, un temps, suspendu cette grande œuvre, mais celle-ci s’est récemment achevée (sous l’impulsion éditoriale de Pierre-Paul Durastanti, autre ami français de Silverberg), avec la parution en août 2006 chez J’ai Lu, après la reprise des trois premiers volumes parus chez Flammarion, du quatrième et dernier opus, Mon nom est Titan, couvrant la période 1988-1997. L’ensemble offre un corpus incontournable pour quiconque prétend apprécier l’œuvre de Silverberg (un ensemble complété par deux autres recueils, publiés cette même année 2006 mais chez Folio « SF », En un autre pays et avec les morts — nous en reparlerons ci-après). Quantitativement, parce qu’il s’agit là de plus des deux tiers de sa production totale, étalée sur plus de quarante années d’écriture. Qualitativement, surtout, parce que les nouvelles et novellae rassemblées ici en constituent, véritablement, la quintessence.

Chaque texte, sélectionné par l’auteur et par l’éditeur, en étroite collaboration, est accompagné d’une préface à caractère souvent biographique, ce qui offre au lecteur avisé un bonheur supplémentaire : celui d’une « autobiographie par le détour de la fiction ». Ni fardées ni promotionnelles, ces préfaces sont une composante essentielle de ces recueils d’archéologie littéraire. Le premier volume, Le Chemin de la nuit, s’ouvre une nouvelle d’un tout jeune Silverberg qui prend la plume après avoir lu les premières lignes d’un conte de Marcel Aymé, ce qui trahit le rapport tout particulier qu’entretient Robert Silverberg avec la culture française, et plus largement européenne. Ce texte, qui donne son titre au volume, fut d’abord refusé en raison de sa noirceur et de son thème provocateur (le cannibalisme), puis publié tardivement grâce à la complicité d’Harlan Ellison. Sombre, pessimiste, cette nouvelle offre un contraste saisissant, et pas seulement sur le plan de la maîtrise stylistique, avec le texte qui clôt le troisième volume et s’intitule « La Compagne secrète ». Il s’agit ici d’une brillante novella qui s’analyse comme un hommage appuyé, voire un plagiat assumé, à l’œuvre de Conrad, envers lequel Silverberg reconnaît volontiers sa dette d’auteur. Entre ces deux repères, la nouvelle provocatrice un peu brute et la novella glorificatrice parfaitement maîtrisée, le talent de Robert Silverberg se déploie dans des petits joyaux narratifs et spéculatifs tels que « Voir l’homme invisible », « Comme des mouches », « Une fois les mythes rentrés chez eux », « Trips », « Les Jeux du capricorne », « Notre-Dame des sauropodes », « Le Palais à minuit », « Une aiguille dans une meule de temps », « Basileus », ou encore la magnifique novella qui confère son titre au troisième volume, « Voile vers Byzance ». Cette sélection, forcément subjective, ne peut rendre compte de la richesse de cette œuvre protéiforme, plongeant tantôt dans les méandres de l’Histoire, tantôt dans les circonvolutions de l’Humain, sans aucune faute de goût, sans jamais démentir son appartenance à la science-fiction. Le quatrième volume, quant à lui, malgré le caractère « tardif » des textes qui le composent, atteste que l’auteur n’a rien perdu de sa fraîcheur inventive, de sa passion pour les civilisations disparues, tout en ayant atteint le plus haut degré technique. Le tout dernier texte, « Mon nom est Titan », hommage à Roger Zelazny, fait même office de retour aux sources, puisqu’il est un véritable chant d’amour à la Grèce Antique. Mais, surtout, il prouve que la démarche de Robert Silverberg n’est jamais égocentrique, malgré les apparences. C’est à un cours d’histoire de la science-fiction, de ses bardes et de ses motifs fondateurs, qu’il nous convie, son œuvre ne nous servant, au final, que de manuel d’étude. Depuis l’époque où la S-F « n’était que peau de chagrin », jusqu’à cette extrême fin du vingtième siècle où elle a « contaminé » toute la culture, tous les médias, souvent au prix de son identité propre. Et là, parvenu au faîte de sa carrière, l’homme à la plume d’argent contemple le soir qui tombe sur tous les univers qu’il a déployés et, avec une sincérité inestimable, émouvante et rare, il nous avoue, citant Fitzgerald, qu’il passe le relais, « alors que le monde se transforme au point de [lui] échapper ».

On l’a dit, en parallèle des quatre volumes chez J’ai Lu, les éditions Gallimard, dans leur collection Folio « SF », consacrent deux volumes aux seules novellas de Robert Silverberg. De façon appréciable, la structure interne de ces recueils, parus en juin et octobre 2006, est très semblable à celle précédemment évoquée (et pour cause, ces livres étaient initialement destinés à un cinquième et dernier volet des Nouvelles au fil du temps, exclusivement consacré aux novellæ) : une introduction générale rédigée par l’auteur lui-même et, pour chaque novella, un paratexte spécifique reprenant le contexte dans lequel elle a été écrite et le défi qu’a entendu relever l’auteur. De toute évidence, l’auteur n’a pas craint d’ouvrir une fenêtre sur ses mécanismes créatifs les plus intimes. Selon les propres termes de Robert Silverberg, la novella est « une des formes littéraires les plus enrichissantes et les plus intéressantes qui soient ». A mi-chemin entre les parfois trop lourdes parures du roman et le déshabillé un rien provocateur de la nouvelle, elle offre un équilibre délicat entre l’approfondissement du contexte et des personnages, d’une part, et le déploiement de la charge spéculative du récit, d’autre part. Fondamentalement composite, la novella peut confiner à la symbiose et magnifier le plaisir du lecteur. Elle est véritablement le « sur-mesure » de la S-F et il faut admettre que les textes de Silverberg le démontrent amplement, tant l’auteur se révèle souvent plus à son aise dans ce format que dans celui du roman.

Le premier recueil, Né avec les morts, réunit quatre novellæ qui s’échelonnent de 1957 à 1973 et retracent, de ce fait, l’acquisition d’un savoir-faire en la matière. De la première à la dernière, on ressent l’intense plaisir de la création, pour un auteur qui fait voile vers la plénitude de son art. Mais surtout, Robert Silverberg s’y livre d’emblée : « Je passais sans difficultés ni scrupules de thèmes savamment construits à des récits reposant sur les poncifs de la littérature de gare, et c’est pour cette raison que j’ai pu vendre bon nombre d’histoires… ». On ne peut être plus clair : pour être un grand auteur de S-F, il faut refuser de trancher entre le ludique et le politique, mais pratiquer de concert, et avec le même élan, l’aventure et la spéculation. D’abord, en alternance, le temps de se faire la plume, puis en les fusionnant. En somme, être prolifique sans jamais se résigner à la superficialité et, inversement, ne pas exister seulement pour quelques perles rares au volatile succès d’estime. Toute l’œuvre de Silverberg illustre cette conviction profonde de l’auteur et en fait un repère historique. Le premier texte du recueil, « La Vallée hors du temps » (seul véritable inédit de l’ouvrage) est l’illustration parfaite de l’époque où le jeune Silverberg, lassé des « recettes sensationnalistes », décide de se lancer dans « un texte où les personnages et le style seraient un peu plus étudiés ». Quinze ans plus tard, les autres textes, de « Partir » à « Né avec les morts », prouvent l’acquisition de la technique et le déploiement de l’imaginaire, dans le cadre idéal, « ni trop long ni trop court », de la novella, mode d’écriture « civilisé et cultivé » que Robert Silverberg revendique depuis toujours.

Le second recueil, En un autre pays, fait figure d’ultime démonstration. En effet, si les novellæ qui le composent (quatre au total, dont trois inédites) sont toutes des textes de commande, écrits entre 1988 et 1996, elles bénéficient du savoir-faire accumulé par l’auteur pendant des décennies d’écriture professionnelle. Robert Silverberg, avec un bel équilibre de respect et de liberté, se glisse entre les personnages de « La Saison des vendanges » de Catherine L. Moore avec « En un autre pays », pose élégamment, dans « Cache-Cache », les jalons d’un univers partagé dont le fondateur n’est autre qu’Asimov, ou se paye le luxe de réinventer le récit-catastrophe avec « Ça chauffe à Magma-City ». Certes, les résultats ne sont plus surprenants à ce stade, mais le charme ne s’est pas flétri.

Il y a, bien sûr, beaucoup d’autres novellas de Robert Silverberg qui auraient dû être évoquées dans cette présentation critique. Deux textes, notamment, écrits au début des années 1990 sont presque archétypaux dans leurs composantes : voyage temporel, hommage appuyé aux mythes fondateurs et à l’histoire antique, revisitation des grandes civilisations, réelles ou fantasmées, fluidité de l’écriture et ambition humaniste du propos. Il s’agit des « Lettres de l’Atlantide », novella dans laquelle l’esprit d’un voyageur temporel investit celui de l’héritier du trône d’Atlantis et découvre la magnificence de cette civilisation avancée qui règne sans partage sur le paléolithique, il y a 20 000 ans, et de « Thèbes aux cent portes », qui nous projette dans la dix-huitième dynastie du Nouvel Empire pharaonique, à la recherche de voyageurs temporels égarés, ou plutôt fugitifs. La structure épistolaire du premier récit nous permet de plonger dans le for intérieur du personnage principal, rendant sensibles ses faiblesses et son humanité. Dans le second, Silverberg opte pour un type de narration plus convenu, mais la question reste la même que celle posée dans « En un autre pays » : que choisit l’individu qui se confronte à une autre époque, à un autre monde que les siens ? Le devoir et l’aventure ? Nouveaux textes, vieilles thématiques, et ce retour incessant vers l’Histoire à laquelle l’auteur, comme l’historien-potier d’Arnold Toynbee, revient sans cesse, pour la remodeler telle l’argile, tout en demeurant son esclave, ici consentant. Il suffit, pour s’en convaincre, de (re)lire Roma Æterna.

Bref, à présent tout le matériau est là, disponible en français, les sources rassemblées et présentées, l’intention de l’auteur connue, vérifiée et détaillée. A l’instar des nouvelles de Philip K. Dick (« Lunes d’encre », Denoël), les nouvelles de Silverberg appartiennent au patrimoine mondial de la S-F. Le dernier des Titans, après Heinlein, Clarke, Asimov, Dick, c’est bien lui. Et le pays de Voltaire et de Dumas a donné au chantre du time-opera son public le plus fidèle, peut-être le plus aiguisé. Mais éditer, rééditer, lire, critiquer et relire encore ne suffit pas pour rendre hommage à Silverberg. L’Histoire ne finit pas avec les Titans, tout au contraire. Tel Atlas, il nous soutient. Nous sommes juchés sur ses épaules, et cette altitude nous révèle des horizons lointains, bien au-delà du siècle qui vient d’éclore. 

[Voir également les chroniques de Le Chemin de la nuit, de Voile vers Byzance et la chronique commune à Mon nom est Titan et En un autre pays.]

Roma Æterna

Roma Æterna se compose de dix textes (nouvelles, novelettes et novellas) parus dans plusieurs revues et anthologies sur une période de treize années (le premier, « Vers la Terre promise », remonte à 1989. En France, c'est en 2004 dans la collection « Ailleurs & demain » que le lectorat a pu découvrir dans son intégralité Roma Æterna. Cependant, il ne lui aura peut-être pas échappé que deux textes issus de ce livre étaient déjà disponibles en français : « Une fable des bois véniens » qui figure au sommaire du recueil Le Nez de Cléopâtre (Folio « SF »), et « Se familiariser avec le Dragon », novelette aperçue dans l'anthologie Horizons lointains (J'ai Lu).

Roma Æterna est, pour reprendre la terminologie de Eric B. Henriet, une pure uchronie. Ici, pas de paradoxe généré par un voyage temporel, ni d'univers parallèle. La ligne historique résultant de la divergence est la seule existante. Comme l'exprime le court prologue — un dialogue entre deux historiens romains — les Hébreux n'ont pas accompli leur exode vers la Palestine. Ceux-ci sont demeurés en Egypte et le judaïsme n'a pas donné naissance par la suite au christianisme. Nous nous trouvons donc devant un Empire romain qui a perduré au-delà du terme historique dont nous avons connaissance par ailleurs. Et si les Hébreux avaient émigré, quelle voie aurait emprunté l'Histoire ? Cette conjecture, hautement improbable aux yeux de nos deux historiens, d'autant plus que leur dialogue prend place en 1203 AUC (Ab Urbe Condita, retranchez 753 années pour retrouver notre datation habituelle) leur paraît tout juste bonne à stimuler l'imagination d'un plumitif œuvrant dans le domaine de la littérature plébéienne. Cette divergence ne doit évidemment rien au hasard. Elle s'inspire d'une œuvre majeure de la culture historique classique anglo-saxonne, l'essai de l'historien Edouard Gibbon (1737-1794) : Histoire de la décadence et de la chute de l'Empire romain. Pour l'auteur britannique, il ne fait aucun doute qu'une des raisons déterminantes de la décadence de l'Empire romain est imputable au christianisme. Gibbon considère que celui-ci a contribué à détourner la population romaine de la défense de l'Empire et du consensus civique, au profit des récompenses du paradis. Les empereurs ont ainsi laissé l'armée se barbariser pendant que la classe dirigeante s'amollissait, troquant ses vertus civiques contre des vertus chrétiennes inappropriées au maintien de la cohésion de l'Empire. L'essai de Gibbon a bien entendu été la cible de nombreuses critiques, en particulier de la part de l'Eglise chrétienne. Pourtant celui-ci reste un modèle d'analyse historique doté de surcroît d'une grande qualité d'écriture.

Il n'est pas exagéré d'affirmer que Roma Æterna, est plus convaincant que La Porte des mondes (même auteur, dernière édition française chez Pocket en 1999, publié aux USA en 1967). Il se dégage de ce titre tardif une véritable réflexion sur l'Histoire alors que dans l'uchronie juvénile de l'auteur, la divergence n'offrait qu'un prétexte à des aventures tout au plus distrayantes. Robert Silverberg balaie mille cinq cents années de Pax Romana en se focalisant volontairement sur quelques instants cruciaux de cette Histoire alternative. Il instaure un dialogue entre les œuvres vives de l'Histoire — ce temps long des permanences mentales et structurelles délimité par l'historien Fernand Braudel — et le tressautement éphémère de l'existence humaine. De cet échange résulte, non une révision de l'Histoire, mais une variante, et on se rend compte que si l'Histoire a bifurqué, ce n'est pas pour emprunter un sentier radicalement différent. Pour s'en convaincre, il suffit de dérouler le fil des événements relatés dans Roma Æterna. On y retrouve globalement et jusque dans les dates — une fois la conversion faite dans le calendrier chrétien — une ligne historique qui correspond à la nôtre.

On peut évidemment avancer quelques bémols. L'approche historique de Silverberg privilégie le point de vue des puissants. L'auteur s'écarte très rarement du milieu de l'aristocratie et délaisse les petites gens, cette plèbe ravalée au rang de prolétariat laborieux et dangereux. C'est également une approche très politique qui remise en arrière-plan l'évolution des arts, des sciences et des techniques. À l'exception des textes « Avec César dans les Bas-Fonds » et « Une fable des bois véniens », on relève l'absence de ce souffle vital qui anime les plus belles réussites de l'auteur. La reconstitution historique est impeccable de vraisemblance, mais on aurait souhaité davantage de chaleur humaine et de passion ; tout ce qui finalement fait le sel de l'Histoire et distingue le roman de l'essai académique.

Néanmoins, malgré ces quelques réserves, Roma Æterna demeure un modèle d'uchronie dont la cohérence suscite l'admiration.

[Lire également l'avis d'Emmanuel Jouanne.]

Le Grand Silence

Mike Carmichael, ancien pilote de l'Air Force, prête comme chaque année main forte aux secours qui luttent contre les incendies de forêts qui ravagent les collines de Los Angeles. Mais quelle n'est pas sa surprise lorsqu'il découvre que, pour une fois, ce ne sont pas les mégots d'inconséquents touristes qui ont allumé les brasiers, mais les réacteurs de vaisseaux manifestement extraterrestres. Leurs occupants ne se sont manifestés qu'indirectement, en faisant monter à leurs bords une poignée de volontaires humains, parmi lesquels sa propre épouse, un néo baba new age passablement azimutée.

L'incroyable puissance des envahisseurs va les dispenser d'une véritable attaque. Leur suprématie est tellement incontestable, qu'à aucun moment, les hommes n'auront le loisir de se défendre. De se défendre, peut-être pas, mais de résister, oui. Un acte désespéré. Futile, peut-être. Mais une affirmation de la vie. Sur cent cinquante ans nous allons suivre les générations successives du clan Carmichael, devenu fer de lance de cette sédition tenace, mais étrangement vaine. Ainsi donc, Le Grand silence, c'est d'abord un triste essor pris sur les bases d'une médiocre novella — « Le Rémissionnaire » — parue en France en 1989 dans Compagnons secrets (Denoël « PdF »). La thématique est fadasse, typique du Silverberg « troisième époque ». Une idée simple, destinée à un public mainstream (celui de Playboy en l'occurrence), sauvée d'extrême justesse par une écriture qui tutoie la perfection technique absolue. On s'accroche donc, par respect peut-être, sur une poignée de chapitres. Et on fait bien ! À dire vrai, tout comme c'était le cas pour Ciel brûlant de minuit, le roman est un habile fix-up, articulant quatre nouvelles autour d'une intrigue inédite. Une présence plutôt qu'une intrigue d'ailleurs, celle de ces extraterrestres, que Robert Silverberg va magnifier par leur silence.

Mais ce qui ne pourrait être qu'un retour flemmard (et un peu cynique) sur une thématique classique chez lui, celle de l'invasion va devenir ce dont il n'hésitera pas à parler comme de « sa réponse à La Guerre des mondes de Wells ». Une affirmation qui pourrait être d'une prétention risible, si elle n'émanait pas de la bouche même d'un des plus grands écrivains de S-F vivants.

Naturellement, Silverberg va sacrifier aux canons du genre. Chez ses personnages, avec ce patriarche, viet-vet revêche et conservateur (prénommé Anson, clin d'œil à Robert Anson Heinlein), la collabo, le rebelle, etc., mais aussi dans son intrigue, ne reculant devant aucune situation attendue. Il va même prendre un malin plaisir à se plier à ses passages obligés. Confortant son lecteur sur ses acquis, il va en profiter pour prendre ses aises, et se réapproprier le genre avec toute l'intelligence qu'on lui connaît. Auteur du conflit intérieur, il va utiliser cette menace immanente des Entités. Forçant le trait, il ira même jusqu'à nous refuser à nous, lecteurs, ce contact que les extraterrestres vont refuser aux hommes tout au long de leur présence sur Terre. De leurs origines, apparences, motivations, etc., nous ne saurons rien. Créatures semi-divinisées, leurs actions ne sont lisibles que par les réactions du clan Carmichael. Elles ne seront qu'une ombre planant sur les cinq cents et quelques pages du roman. Ce qui va permettre à Silverberg, par le prisme du clan Carmichael qu'il va transformer en balise de détresse d'un monde démantibulé, de traiter une fois encore avec son matériau de prédilection : l'humain.

Ainsi, c'est bien une lutte d'émancipation que nous suivons, mais c'est celle de l'esprit humain cherchant à gagner son indépendance et à briser le carcan de la superstition. Carcan matérialisé, comme une licence littéraire, dans la présence immanente de ces aliens mystérieux.

On le voit, se rejoignent ici, plusieurs des thématiques privilégiées de Robert Silverberg. Le conflit intérieur tout d'abord, ici projeté sur les Entités. Ensuite l'obscurantisme superstitieux, fortement teinté de religiosité. Problématique récurrente chez celui qui s'est toujours méfié des dogmes, et a vécu les croyances avec un mélange égal d'intérêt et de scepticisme. Et enfin, ce thème de l'invasion, comme catalyseur du changement. Changement qui est toujours douloureux, même s'il est finalement libérateur. C'est ce syncrétisme qui fait du Grand Silence un grand roman. L'œuvre d'un auteur arrivé à l'automne de son inspiration, mais qui jette sur ses obsessions un regard lucide. Au point de les retravailler jusqu'à l'épure. Presque jusqu'à l'abstraction. C'est aussi, à ce jour, la dernière manifestation d'intérêt de la part de Robert Silverberg pour la chose littéraire. Ultime sursaut d'art dans la routine mercantile qu'est, hélas, devenue aujourd'hui la carrière du dernier des géants.

Ça vient de paraître

Les Armées de ceux que j'aime

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 116
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