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Trystero

Joli tour de force que ce roman fait de faux-semblants, vrai-faux manuel d’écriture qui comporte une part évidente d’autobiographie à la proportion impossible à estimer. Lorsqu’on lit que le narrateur — dont on connaîtra le nom au bout d’un certain temps — a écrit un roman nommé Trystero, on pourrait imaginer que c’est Laurent Queyssi qui prend la parole, pourtant l’auteur évacue vite cette possibilité en signalant que le cadre du roman est l’Alliance européenne, pas la Communauté. Reste que des éclats d’autobiographie surgiront au gré des pages, lorsque, par exemple, le narrateur évoque ses inspirations, extrêmement variées, qui vont du roman de genre au mainstream, des comics aux jeux vidéo, en passant par les films. Le livre trouve une voix extrêmement originale, qui tient aussi à sa forme :; comme déjà évoqué, sont ici dévoilés les trucs et astuces d’un écrivain sûr de son fait, qui a eu du succès et s’adresse à un apprenti auteur afin de lui inculquer des bonnes pratiques. Mis bout à bout, ces conseils — qui abordent à peu près tous les aspects, méthodes de travail, création des personnages, gestion de l’intrigue, rapport au lectorat ou à l’œuvre elle-même, développement de l’esprit critique — forment peu à peu un magnifique hommage au pouvoir de la créativité et à la liberté que celle-ci procure. De la liberté, pourtant, le narrateur en a été privé : on apprend progressivement qu’il sort de prison, qu’il continue à vendre des livres mais qu’il ne les écrit pas. Car l’Alliance dont il est question dès le début est une société dictatoriale, que l’auteur a mécontentée par ses écrits ; Queyssi évoque ici le pouvoir subversif et contestataire de l’art sous toutes ses formes, et son roman résonne avec certaines thématiques du V pour Vendetta d’Alan Moore, référence de l’auteur Queyssi, nommément cité parmi les têtes de chapitre (au même titre que Proust, Borges, Ballard ou Dos Passos, mais aussi… Buckaroo Banzaï et Docteur Manhattan !), jusqu’à troquer le côté iconique du masque de Guy Fawkes pour le masque de son personnage révolutionnaire Fulbert Delharme, un X prolongé de deux arcs de cercle.

Très référentiel mais éminemment lisible et d’une belle fluidité, des plus original dans sa forme, Trystero, ce court roman au titre-valise et aux allures d’essai (ou l’inverse, on ne sait plus trop au final) se dévore d’une traite et constitue, à n’en pas douter, l’un des sommets de l’œuvre de Laurent Queyssi.

Les Disparus d’Hokuloa

Les romans d’Elizabeth Hand traduits en France sont suffisamment rares pour qu’on s’y arrête, surtout lorsqu’on apprécie la prose de la dame, de surcroît lauréate de plusieurs prix outre-Atlantique dans les genres qui nous intéressent. Paru dans la collection « Cadre noir » des éditions du Seuil, Les Disparus d’Hokuloa flirte avec le fantastique, même si l’intrigue ressortit principalement au thriller. On ne connait guère que Dan Simmons qui se soit aventuré en terre hawaïenne avec Les Feux de l’Eden, roman fort médiocre il faut le reconnaître. Rien de tel avec le présent titre. Roman post-covid pour le contexte, Les Disparus d’Hokuloa brosse le portrait en creux d’une société déboussolée à la fois par la pandémie et l’acculturation. Sur l’île d’Hokuloa, les disparus comptent moins que le chiffre d’affaires en berne des complexes touristiques désertés par une clientèle effrayée par les restrictions sanitaires. Les travailleurs saisonniers sont réduits à la misère, condamnés à survivre dans des taudis avec vue sur la mer et l’absence des croisiéristes partis naviguer vers d’autres horizons. Bref, l’économie florissante du tourisme n’est même plus un souvenir que l’on peut espérer vendre. Dans ce désastre, il n’y a guère que quelques milliardaires et stars fortunées pour tirer leur épingle du jeu, mettant à profit le confinement et l’internet pour s’aménager une bulle (financière) confortable. Grady est bien placé pour en parler. Au chômage depuis l’arrêt des chantiers au début de la pandémie, il a quitté son Maine natal, sautant sur l’opportunité d’un emploi de gardien. Tous frais payés, il se retrouve à veiller sur la villa de Wesley Minton pendant ses absences. Le richissime investisseur à succès ne lui a laissé que peu de consignes : s’occuper du bien être des locataires à plumes de sa précieuse volière, et ne pas s’aventurer vers la pointe où il possède une propriété au sein de la réserve protégée. De cette retraite paradisiaque contrainte et forcée durant la quarantaine imposée à tous les arrivants, Grady ne tire d’abord qu’un ennui profond et une angoisse indicible renforcée par l’apparition d’un chien monstrueux. Une créature qu’il identifie, après quelques recherches, comme étant le kaupe, variante locale du loup-garou, à la croisée de l’Homme et du chien. Mais quel message semble-t-elle lui adresser ? Quelle mission semble-t-elle vouloir lui confier ?

Oscillant entre thriller et roman fantastique, Les Disparus d’Hokuloa prend son temps pour faire monter la tension. Un lent crescendo sur fond de forêt luxuriante, de solitude, de croyances indigènes, de crise sociale et environnementale. Mais Elizabeth Hand nous propose surtout un roman sur la résilience, celle d’un homme meurtri par son histoire personnelle, celle d’une nature sans cesse malmenée par une humanité prédatrice. « Si tous les êtres humains de cette planète disparaissaient demain, et qu’il ne restait que ça, je n’aurais rien contre. » En attendant, on peut toujours combattre sa misanthropie en lisant le présent roman de l’autrice américaine.

Du nouveau monde T.1

Yûsuke Kishi connaît actuellement son heure de gloire en France. Après les thrillers La Leçon du mal (2023) et La Maison noire (cette année), tous deux chez Belfond, place au versant SF de l’œuvre de l’auteur japonais. Du nouveau monde est un titre divisé en deux tomes. Dans ce premier volume, l’auteur met en place le monde qu’il a imaginé : longtemps après notre ère, la société semble apaisée. Les relations entre les individus ne connaissent pas la violence ; comme chez les bonobos, les tensions sont résolues par la douceur. De plus, chaque individu possède un pouvoir psychique puissant, le jyuryoku. Les enfants sont éduqués et préparés à le voir éclore et à tenir leur place dans cette société. Saki est née et vit à Kamisu 66. Le roman suit sa jeunesse et sa découverte de sa ville, ou plutôt de son regroupement de villages. Et surtout de ses limites. Car sortir de ce périmètre est interdit. En effet, autant l’intérieur est empli de plantes et d’animaux qui vivent en parfaite harmonie avec les humains, autant l’extérieur est habité par des créatures dangereuses, mortelles. La cité s’en prémunit à l’aide du Cordon sacré qui interdit tout passage de monstres ou autres ennemis potentiels. Mais la jeunesse a besoin de se confronter aux interdits. Et Saki et ses amis flirtent avec les frontières, à leurs risques et périls — pour eux comme pour les autres habitants de Kamisu 66.

Pour qui est familier des récits fantastiques japonais, Du nouveau monde ne sera pas une surprise. Yûsuke Kishi en respecte les codes et sait instiller progressivement les motifs qui vont aller s’amplifiant. Le malaise pointe dans ce qui ressemble de prime abord à un monde parfait. On comprend peu à peu que le conditionnement dont sont victimes les enfants les empêche de voir la réalité de ce qui les entoure. Le petit groupe, dont les rapports sociaux s’affirment avec le temps, connaît les étapes classiques : querelles qui s’enveniment, amours naissantes, mise sur un piédestal de certains, humiliations d’autres. Yûsuke Kishi s’y entend pour mettre en évidence les relations balbutiantes entre jeunes gens et leur évolution. Jusqu’à ce que, bien entendu, l’équilibre en place ne vole soudain en éclats — un procédé de narration classique, à l’image du récit dans son ensemble.

Du nouveau monde et son habituel cocktail de magie, de monstres, de combats violents et de sentiments exacerbés, offre un agréable moment de lecture. Mais ce roman ne va pas bouleverser le monde de la SF — comme le manga et l’animé qui en ont été tirés, d’ailleurs. Peut-être le second tome se montrera-t-il plus incisif ? Si on peut le souhaiter, on peut aussi en douter.

Ni Dieux ni Monstres

De certains romans, il faudrait réussir à ne pas trop en dire, tant ils sont agréables à découvrir totalement. Arrêtez donc cette chronique ici si vous souhaitez garder intacte la surprise de cette lecture !

Vous avez donc décidé d’en savoir plus à partir de cette ligne ?

Notez donc en premier lieu que Ni dieux ni monstres est un récit d’apparence fantastique mais avec un sens du détail qui le rapproche de la science-fiction, doublé d’une critique sociale. Pour ce faire, Cadwell Turnbull s’empare avec brio de la figure du lycanthrope, qu’il applique à une réalité : les violences policières.

L’intrigue démarre par l’apparition d’une vidéo montrant que Lincoln, jeune homme noir tué par la police, était au moment du tir un immense loup-garou. Laina, la sœur du défunt, a décidé de poster cette vidéo en ligne, dépassée par ce qu’elle y a vu aussi bien que par la manière dont la vidéo est entrée en sa possession. Cette révélation, aussi brusque et claire que rapidement étouffée, sera un point de repère temporel, historique, nommé « La Fracture », et qui tiendra lieu de révélation : il n’y a pas qu’une humanité à habiter notre Terre.

Si le ressort n’est pas neuf, il est ici utilisé avec brio par la diversité des narrations et focales offertes sur cette réalité. Nous alternons les points de vue de Laina, Ridley, Rebecca (tous trois libraires dans une coopérative nommée Anarres Books — les amateurs de Le Guin apprécieront), Harry, Dragon, Sondra… et un narrateur. Certains de ces personnages sont des monstres ; tous viennent des marges concernant leur race, leur genre, leur classe ou leur sexualité.

C’est là que réside le tour de force du roman :; nous montrer l’humanité dans une diversité et réinventer l’idée du monstre en la sortant de la métaphore facile. Les « monstres » du roman le sont par naissance ou par choix, mais le manichéisme nous est, ainsi qu’aux personnages, impossible. Pour autant leur défense, leur potentielle protection, pose la question d’une humanité partagée. Tout un ensemble de réflexions intimes et de choix menés par les personnages qui culminera durant une scène de manifestation en soutien aux Monstres particulièrement marquante — dont est tiré le titre — qui se déroulera au premier anniversaire de la Fracture. Un événement clivant dans une société divisée sur l’inclusion des créatures qui, pourtant, y ont toujours été présentes.

Bien qu’on puisse se perdre avec la quantité de personnages, Ni dieux ni monstres se dévore. Notons aussi la traduction de Marie Surgers, qui fait montre, une fois de plus, d’une grande vivacité.

La narration sème d’ailleurs au détour d’un ou deux passages l’idée d’une existence plus large, d’un univers plus grand… et si ce roman peut se lire seul, de façon très satisfaisante une suite existe et paraîtra en français à l’automne : voilà qui est réjouissant !

Superméchant débutant

Charlie Fitzer est un ex-journaliste économique, un actuel prof remplaçant divorcé et un global loser si on a de lui une vision panoptique. Il vit seul avec sa chatte, Héra, et rêve d’arrêter son boulot de prof pour racheter le pub local. Mais pour cela il faudrait de l’argent, ou au moins un actif quelconque à mettre en gage afin d’obtenir un prêt bancaire, car ce n’est pas auprès de ses demis frères et sœurs, copropriétaires indivis et hostiles de la maison qu’il habite, qu’il obtiendra le moindre soutien.

Charlie avait perdu sa mère très jeune puis son père plus récemment, et c’est maintenant son oncle, Jake, qui vient de décéder. Un oncle milliardaire sorti de sa vie depuis une dispute avec son père lors des obsèques maternelles, et dont les dernières volontés sont qu’il le représente à ses propres funérailles jusqu’à l’incinération. Étrange requête appuyée par Mathilda, une collaboratrice dudit oncle, qui lui propose en échange de ce « service » une somme permettant de régler son problème d’indivision et d’acheter le pub convoité. Arguments convaincants, Charlie accepte. Mais les obsèques sont plus qu’étranges : n’y sont présents que des thugs patibulaires dont le seul objectif semble être de vérifier, couteau à la main, puis dans le poitrail du collatéral, que l’oncle ne simule pas sa mort. Quand la maison de Charlie explose avec un agent fédéral à l’intérieur, Mathilda finit par avouer au jeune homme que son oncle, loin d’être un simple tycoon des parkings, était en fait un supervillain richissime dont elle était l’assistante, et que la chatte Héra est un animal génétiquement modifié placé chez lui pour le surveiller afin de le protéger. Le tout fait de Charlie l’héritier d’un empire du mal avec base tropicale et arme de destruction massive (genre SPECTRE) dont il ignorait jusqu’à l’existence.

Il va devoir investir sa base et vite apprendre son nouveau métier, car les associés et concurrents de Jake veulent parler avec Charlie, faute d’avoir pu l’éliminer avant qu’il n’hérite — une option qu’ils n’ont d’ailleurs toujours pas écartée.

Avec Superméchant débutant, Scalzi livre un roman léger et assez drôle. Reprenant les clichés sur les organisations criminelles comme SPECTRE ou HYDRA (en moins flashy), il place à la tête de la plus puissante d’entre elles un gentil naïf qui découvre un monde de requins et doit se mettre au niveau pour seulement survivre. On est donc dans du comique de situation par le décalage entre ce qu’est profondément Charlie et ce qu’il devrait devenir pour être un bon Superméchant ; comique amplifié par l’intervention de dauphins génétiquement modifiés qui sont revendicatifs, vindicatifs et très mal embouchés, aussi différents que possible des dauphins trillant en ternaire de David Brin.

Aussi drôle que cela puisse être, l’ensemble finit pourtant par tourner court, la faute, sans doute, à trop de bavardages et une intrigue assez creuse. Passé l’amusement initial, la lecture tourne donc un peu à vide, Scalzi énonçant sans grande conviction, entre deux interminables dialogues, quelques-unes de ces vérités premières dont il a dorénavant le secret et qui en font une des bellepersonne-étalons du fandom. Un décor original méritait une histoire passionnante, celle-ci est tout juste correcte.

Et ils revêtirent leurs fourrures d’aiguilles

Ce qui suit n’est pas une critique mais la chronique d’un abandon. Quand passé la moitié d’un roman vendu comme un « conte noir social » mêlant fantastique et horreur sociale, il ne se passe rien, il est en effet dur de continuer à le lire. Quand en plus les protagonistes — Bohumil, Bohumila et leur fils jamais nommé — vous indiffèrent au mieux, et vous exaspèrent par leur passivité et leur stupidité, ce n’est plus difficile, mais une véritable épreuve… et arrivée p.199, j’ai laissé tomber.

Certes l’autrice a le sens de l’image qui marque, de la formule qui fait mouche, mais elle n’a visiblement pas celui d’un récit construit et cohérent, ni celui de donner à lire des personnages auxquels s’attacher ou même s’intéresser. Basculant sans cesse d’un personnage à l’autre, entre le passé et le présent, voire le futur, la réalité et les fantasmes des uns et des autres, elle ne fait que présenter une coquille de récit extrêmement travaillée, mais vide de toute émotion ou sens réel. Oui, cette famille de citadins n’est pas appréciée par les villageois. Oui, ceux-ci ont un (ou des) secret violent et malsain. Oui, le couple ne s’aime plus et n’a guère d’affection pour son fils dont le handicap est devenu trop lourd à supporter… Et alors ? Rien. Les chapitres s’étalent, entrecoupés de variations autour du Petit Chaperon rouge, dans la lenteur moite de l’été caniculaire qu’ils vivent. Peut-être que la littérature dite « blanche » peut se contenter de la forme et faire semblant de se sustenter intellectuellement avec un tel vide, mais dans les « mauvais genres », sans fond solide, même la plus belle écriture du monde n’a aucun intérêt.

Holly

Connaissez-vous l’éponyme héroïne du dernier roman en date de Stephen King ? Si tel n’est pas le cas, rappelons que Holly Gibney fut d’abord un personnage (de moins en moins) secondaire de la trilogie « Mr Mercedes » (2014-2016). Après y avoir fait ses premières armes de détective privée sous la compétente houlette de l’ex-policier Bill Hodges, elle s’imposa au premier plan avec L’Outsider (cf. Bifrost n°95). Y achevant de domestiquer les démons psychiques la taraudant depuis une enfance brisée par une mère toxique, la jeune femme y venait encore à bout d’un très singulier criminel, le roman agrégeant polar et fantastique. Une mixité générique qui caractérisait aussi « Si ça saigne » (cf. Bifrost n°103), une longue nouvelle avec, à nouveau, Holly en vedette.

Pour les « kingophiles », Holly est donc une connaissance de longue date… mais dont la fréquentation ne fut pas toujours des plus plaisantes. S’inscrivant dans l’une des veines les moins convaincantes de Stephen King, celle de la littérature criminelle, les enquêtes de Holly furent rarement exaltantes. Seul L’Outsider avait jusqu’alors échappé à l’apathie narrative, défaut de fabrique récurrent des autres enquêtes de la privée neurasthénique…

Ce qui n’est nullement le cas de ce très séduisant Holly ! Certes, comme dans les textes précédents, l’auteur demeure toujours aussi attentif à la peinture à la fois intime de sa protagoniste, et collective de la nation étatsunienne. Campant l’essentiel de son récit durant l’été 2021, Holly fait ainsi résonner les doutes existentiels de son héroïne avec ceux, sociétaux, d’un pays en proie au COVID et au post-trumpisme (à ce jour). Mais l’auteur n’a cette fois-ci pas oublié son art consommé du thriller. La réussite en la matière tient sans doute à la nature des adversaires contre lesquels se dresse Holly. D’une monstruosité rien moins que surnaturelle, les tueurs du roman horrifique qu’est Holly en sont ainsi d’autant plus effrayants. Car le mal qu’ils commettent n’est qu’une réponse atroce et délirante à quelques-unes des angoisses les plus partagées par l’humanité…

Reus, 2066.

Pablo, vieux cabochard comme il se définit lui-même, a 89 ans. Il vit dans un asile psychiatrique, en Espagne, le Pere Mata, qui est devenu le refuge d’une douzaine de personnes après la Grande Panne ayant privé une bonne part de la planète d’énergie et de technologie, et le Pacte de la Grande Honte qui ne manquera pas de faire de son pays un no man’s land à l’issue d’une Troisième Guerre Mondiale qui s’est ouverte par la propagation volontaire d’un terrible virus. Mais ces douze résistent : pas question pour eux de quitter leur pays. Retranchés derrière les portes de cet asile, ils repoussent les assauts sporadiques de pauvres hères, plus ou moins agressifs, à la recherche de quoi survivre. Leurs ressources sont limitées, et leur jardin souffre beaucoup d’une sécheresse qui a rendu les prévisions météorologiques inutiles. Pablo, qui se blesse à la cheville, se retrouve à l’infirmerie, sous les bons soins du docteur quinquagénaire Audrey. Celle-ci va lui apporter quelques caisses de livres, car elle sait qu’il a jadis été écrivain. Pablo commence à écrire son journal sur les pages blanches qui demeurent dans chacun de ces ouvrages, pour faire savoir aux générations futures comment on vivait après la Grande Panne. Du 24 juin au 30 septembre 2066, date ultime après laquelle son pays devra être abandonné, il va consigner la vie du camp retranché, ses réflexions de vieil homme, méditer sa relation amoureuse avec la doctoresse, refaire son trajet personnel au sein d’une Histoire qui a amené cette situation, composer un poème pour se souvenir des décimales du nombre pi…

Pablo Martín Sánchez poursuit ici la vie imaginaire de son double écrivain qu’il s’est créé dans deux autres romans, L’Anarchiste qui s’appelait comme moi (2012) et L’Instant décisif (2016). Cette fois-ci, il s’agit de sonder le futur à partir des peurs d’aujourd’hui et d’y projeter ce que pourrait être l’écriture une fois que le monde se sera résumé à une fonction essentielle : survivre. Dystopie qui n’est pas sans rappeler Malevil, de Robert Merle, bien sûr, ou encore La Route de Cormac McCarthy, ce roman n’est pas pour autant une énième variation sur un récit de fin du monde et sur la lutte de ses derniers survivants. Avec des règles multiples inspirées de l’OULIPO dont fait partie Sánchez, qui mêle au récit les écritures à contraintes (recettes, passages explicatifs, poésie, examen complet d’une situation ou d’un objet, etc.), ce livre est plus qu’un simple ouvroir où se mirent un écrivain et sa propre habileté. Par ses règles exposées et ses ressorts cachés mais sensibles, une étrangeté délicate se dégage de l’union entre l’écriture d’anticipation et un quotidien en quelque sorte émerveillé de littérature, en cette petite ville de Reus, peu connue, mais qui a vu se croiser des personnages célèbres. Dans cette autofiction anticipatrice, Sánchez réinvestit le banal de nos existences en faisant fleurir les angoisses de notre présent : n’hésitez pas à plonger dans cette chronique de nos épreuves annoncées !

Deux hommes dans les confins

Argyll nous avait régalés, il y a deux ans, en publiant le recueil Le Temps des retrouvailles, de Robert Sheckley (cf. Bifrost n°106). Un choix pertinent de treize nouvelles écrites dans les années 50 donnait à lire un riche éventail du talent de satiriste de l’auteur américain né en 1928 et disparu en 2005. La maison d’édition remet ici ce dernier à l’honneur avec la sortie de Deux hommes dans les confins. Sa lecture toutefois ne soulève pas autant d’enthousiasme.

Huit textes sont regroupés dans ce recueil, dont deux inédits en français. Les sept premiers ont été écrits entre 1954 et 1956, et le dernier, plus tardif, date de 1986. Ils ont en commun de raconter les aventures rocambolesques de deux héros, Frank Arnold et Richard Gregor, s’improvisant décontamineurs de planètes par opportunisme dès « Spectre 5 », la première des nouvelles au sommaire. La paire fonctionne comme un duo comique — à la Laurel et Hardy, comme le note Leo Dhayer dans la postface à l’ouvrage — composé de deux caractères opposés et générateurs de péripéties périlleuses et rocambolesques. Arnold est le cerveau, couard mais impétueux, qui déniche pour leur petite affaire des contrats loufoques, généralement refusés par les compagnies concurrentes, et menant inévitablement à placer Gregor, les muscles du binôme, dans des situations dangereuses ou inconfortables. Chacun des récits est l’occasion d’une nouvelle mission, vers une nouvelle planète, où le pauvre Gregor doit faire preuve d’ingéniosité pour se sortir des mauvaises passes où son ami le plonge. Le lecteur, lui, voit arriver de loin les problèmes, car Robert Sheckley manie aussi bien l’inconséquence de ses personnages que la logique de l’univers qui les entoure. Arnold et Gregor sont ainsi bien souvent les seuls responsables des situations absurdes dans lesquelles ils doivent se débattre. Le moteur est ici le comique de situation — qui n’échappe pas à la caricature.

Dans sa préface, le regretté Philippe Curval met en avant la dimension satirique des écrits de Sheckley, évidente ici, où l’auteur moque les travers de l’appât du gain au-delà de toute raison et l’expansionnisme de l’Homme qui ne considère les territoires qu’il occupe qu’en terme de profits. Mais cette dimension se heurte au côté burlesque des aventures des deux compères en infortune, et n’a jamais la finesse qu’on trouvait dans Le Temps des retrouvailles. Si on s’amuse à lire ces huit textes qui ont le charme suranné de l’âge d’or, on referme le recueil moins émerveillé qu’on a pu l’être par d’autres textes de Robert Sheckley.

Les étoiles ne fileront plus

Au XXVIIIe siècle, l’humanité a essaimé dans toute la galaxie et a colonisé moult planètes sans jamais découvrir aucune trace de vie extraterrestre intelligente. Pourtant, un curieux phénomène optique est étudié par une astronome-zoologue ; à certains endroits, à certains moments, les étoiles du ciel semblent se déplacer, et Camille Grandbois a l’intuition que ce fait étrange a une origine (exo)biologique. Lorsqu’un randonneur-explorateur rapporte avoir observé la chose depuis les montagnes de la planète Evoria, la scientifique part en expédition, à la découverte de ce qu’elle appellera bientôt les « baleines célestes ».

D’étranges cétacés cosmiques à l’apparence de constellations mouvantes nagent dans l’éther et descendent du ciel pour frotter leur ventre rocheux sur les reliefs montagneux d’une planète lointaine… Que pourrait-on imaginer de plus merveilleux ? L’humanité stupéfaite s’aperçoit alors que son expansion ultra-planétaire bouleverse l’écosystème sidéral de cette espèce étonnante, et que la cohabitation va se révéler délicate. S’engage bientôt une bataille entre scientifiques tenants de l’étude et de la conservation des baleines célestes, décideurs politico-industriels soucieux de profits, et population générale à l’opinion volage qui fait passer sa sécurité et son confort personnels avant toute autre considération. Toute ressemblance avec le monde réel…

Sans manichéisme (si si), l’ouvrage révèle les différentes facettes d’un monde humain qui n’a jamais su accepter la cohabitation avec le sauvage et qui, semble-t-il, ne le saura jamais. Le sujet est parfaitement maîtrisé par une autrice formée à l’école vétérinaire de Toulouse et dont la thèse de doctorat a pour intitulé « Le loup dans les littératures de l’imaginaire ; quelle image ? » Cette idée forte, soutenue par une écriture fluide et agréable, pâtit hélas d’un format court mal maîtrisé… La psychologie des personnages est survolée, les paysages et les créatures à peine décrits ; il est dès lors difficile de se laisser totalement emporter par un récit pourtant prometteur. Dommage…

Nonobstant, cette écotragédie empruntant au space opera et à la cryptozoologie ne manque pas d’intérêt, d’autant que la première partie offre un final figurant le rêve absolu de tout naturaliste assoiffé d’aventures. La surprenante deuxième partie — l’épilogue ? —, tenant davantage du cauchemar scientifique, assène un rude coup au lecteur et pose la question ambiguë de la relation entre science et activisme lorsqu’il s’agit de préserver la biodiversité en péril. Belle idée, belle réussite.

Enfin, l’essai « Notre relation à la nature et aux prédateurs », en postface, permet de mieux comprendre l’intention de l’autrice et ajoute à l’ensemble une dimension militante. Les Étoiles ne fileront plus, récit poétique et engagé dédié au respect du monde vivant, fait du bien en ces temps de post-apo climatiques et de solarpunk consensuels un brin surabondants dans la production SF actuelle. Comment saurons-nous préserver l’écosystème interstellaire le jour où nous quitterons la Terre ? Telle est la question joliment traitée par Élodie Serrano dans cet ouvrage qui, s’il manque d’ampleur, mérite davantage qu’un coup d’œil
 

Ça vient de paraître

Les Armées de ceux que j'aime

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 116
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