Connexion

Actualités

Le Passeur de Prospera

Un chapelet de trois îles perdues au milieu de l’océan. Prospera, la plus grande, idyllique. La Crèche, là où les « retraités » de Prospera sont conduits via un ferry automatisé pour y être « régénérés » et leurs souvenirs effacés. Et enfin L’Annexe, réservée aux travailleurs, les petites mains au service des nantis de Prospera.

Proctor (mais qui s’appelle Proctor, sérieux ?) est un prosperien. Il est beau. Riche. Et sa femme est une gravure de mode (d’ailleurs, la mode, elle y travaille). Lui est passeur. Un boulot un poil touchy qui consiste à accompagner ses comparses ayant décidé qu’il était temps pour eux de partir pour la Crèche (généralement après 120 ou 130 années d’une vie paisible et satisfaisante — car, oui, les gens de Prospera vivent vieux). Tout roule pour lui dans son meilleur des mondes, et ses constantes, ces chiffres qui jaugent en permanence son état de forme, physique et mentale, communiqués par l’écran incrusté dans son bras (comme dans celui de tout prospérien) sont au beau fixe. À quelques détails près, quand même. Le suicide de sa mère lorsqu’il était jeune, une tâche dans son parcours et rien moins qu’une impossibilité, sur Prospera. Et puis ses rêves bizarres, itératifs, dérangeants, comme les échos de vies passées. Et enfin son père, qui, avant d’embarquer pour la Crèche lors d’une scène qui vire au cauchemar, lui lâche un chapelet de tirades qui le bouleversent, à commencer par celle où il lui affirme qu’il n’est pas vraiment lui, et que le monde n’est pas vraiment le monde. Sans même parler de tous ces drones, et cette question qui le hante : qu’y a-t-il au-delà de l’horizon, par-delà l’océan ?

On sait depuis la trilogie « Le Passage » (son Fléau à lui) Justin Cronin capable de pondre des monstres de six cents pages difficiles à lâcher. Ici, on pense évidemment aux faux semblants de Dick, à Huxley et au Truman Show de Peter Weir. Le monde n’est pas ce qu’il est, cette utopie n’en est pas une et il se cache derrière le voile du monde un secret qui finira bien par éclater. L’enjeu narratif est double : la société parfaite de Prospera est en train de craquer, et la vérité est ailleurs. Quelle est la nature de cette vérité, et comment la révolution va-t-elle s’orchestrer, ce sont là les deux horizons d’attente, massifs, et pas nécessairement liés, posés par l’auteur. Qui va déplier tout ça dans une mécanique romanesque on ne peut plus huilée.

Sauf que… Deux travers grèvent lourdement ladite mécanique. Cronin ne sait pas faire court, c’est entendu (le premier tome de sa trilogie apocalypticovampirique faisait déjà près de 1000 pages en grand format, dans les 800 pour les deux suivants). Mais là, il fait clairement trop long. D’un bon quart. Facile. L’autre souci, le sentiment que l’auteur se laisse prendre à son propre piège, une impression qui s’installe peu à peu. Le monde est factice, c’est entendu. Mais le souci, c’est que tout nous semble l’être, et beaucoup trop. Les dialogues sont aussi plats que les personnages sont creux, les rebondis-sements attendus, la langue même, en tout cas en français, sans la moindre aspérité, lisse comme une peau de bébé. Ici tout est faux, en toc, au point qu’on finit par douter que ce soit là la volonté réelle de l’auteur. En tout cas jusqu’à la révélation finale, assez attendue et déjà vue/lue, qui intervient après cinq cents pages de semblable traitement, et nous est livrée dans un tunnel d’infodump un peu facile, voire maladroit. Mwouais…

Si l’ensemble se lit sans réel déplaisir, on est très loin de l’efficacité ébouriffante qui soufflait tel un ouragan sur l’essentiel de la trilogie susnommée, celle qui révéla Justin Cronin aux yeux du monde. Dommage.

 

 

 

Le rivage des femmes

Mnémos a la très bonne idée de rééditer cet excellent roman de SF féministe, initialement publié en VO en 1986, et indisponible depuis plus d’un quart de siècle en France. Dans le futur imaginé par Pamela Sargent — que l’on connaît aussi comme anthologiste de la SF écrite par des femmes — les hommes, par leur propension innée à la violence, ont détruit le monde tel que nous le connaissons. Lors de sa reconstruction, les femmes ont pris les choses en main, et instauré une société dans laquelle les hommes n’ont plus d’autre fonction que d’assurer la reproduction. Les femmes sont regroupées dans des enclaves bénéficiant de tout le confort, là où les hommes sont rejetés en dehors, dans des zones inhospitalières où ils tentent de subsister, luttant en bandes pour la possession d’un bout de territoire. Ils sont de temps en temps appelés par les femmes, au travers d’un dispositif de suggestion mentale, qui assimile celles-ci à l’image omnipotente de la Déesse désincarnée pour que leur semence soit recueillie pendant qu’ils rêvent d’accouplement. Les relations sexuelles dans chacun des deux mondes sont, de fait, homosexuelles. Un jour, une jeune femme, Birana, est expulsée de son enclave à cause de sa mère, meurtrière d’une de ses semblables, et qu’elle n’a pas dénoncée. Dans le monde sauvage, Birana fait la connaissance d’Arvil, un jeune homme qui tombe immédiatement sous son charme, et qui va tenter de conquérir son cœur, ce qui semble d’emblée assez compliqué étant entendu que dans ce futur, de par la séparation des genres, l’hétérosexualité a totalement disparu…

Le postulat de départ de ce fort roman de 550 pages — la destruction de la société patriarcale par ceux-là mêmes qui la dirigent, les hommes, et sa réinvention par les femmes — est assez savoureux dans son retournement initial. Une fois le décor posé, l’autrice nous livre néanmoins une analyse plus fine qu’une dichotomie binaire qui voudrait qu’il y ait les méchants d’un côté, les gentilles de l’autre : dans la société éveillée des Mères, tout n’est pas utopique, loin de là, puisqu’on y retrouve des jalousies, des trahisons, et qu’on peut expulser une femme qui refuse de se conformer aux règles en vigueur ou envoyer des drones abattre des êtres masculins rebelles. Alors que parmi les hommes, réputés aussi violents les uns que les autres, certains essaient de comprendre pourquoi la déesse les maintient dans cet état sauvage, et comment s’améliorer pour espérer que le fossé entre les deux sexes s’amenuise. Birana et Arvil vont peu à peu trouver leur voie entre leurs deux mondes, au gré d’une découverte mutuelle des préjugés et des blocages de chacun d’entre eux, et de rencontres qui vont tantôt conforter, tantôt ébranler leurs certitudes. Pamela Sargent aborde ici nombre de questions sur les notions de genre, l’égalité des sexes, le rapport à la maternité et aux relations sexuelles (consenties ou imposées), les mécanismes de domination, le libre arbitre, etc. dans un roman d’aventures rythmé, où la tolérance s’érige en choix de vie, sans toutefois tomber dans une ferveur idyllique qui de toute façon s’accorderait mal de la situation initiale. C’est très intéressant, subtil, prenant, et résolument moderne dans sa façon de traiter des problématiques que ce xxie siècle, marqué par les mouvements de type #MeToo, a choisi d’aborder frontalement. Un classique passionnant et salutaire.

 

 

 

Sereine

Insaisissable Christian Chavassieux. Alternant depuis quelques années les romans d’Imaginaire le plus pur (Les Nefs de Pangée) et la littérature blanche, il est rarement là où l’attend. Ce Sereine en est un bon exemple : publié par une dynamique maison d’édition associative dirigée par Pascal Yannou, la Force G, dont le catalogue vaut le coup d’œil, il s’agit d’une novella qu’on rangera volontiers dans le genre weird. Le personnage principal de ce livre écrit au vouvoiement de politesse, une femme, a accouché une nuit, dans sa baignoire, de… quelque chose. Elle a dissimulé la naissance à son mari comme à ses deux enfants, et caché le fruit de ses entrailles dans une pièce inoccupée de son sous-sol ; car son « enfant » ne parle pas, ne vit pas même totalement, d’ailleurs, et s’avère constitué de membres minuscules malhabiles. Quand il tombe, il fait un bruit d’objet mou, seul son ou quasi à émaner de son être. Toute la puissance de suggestion de Chavassieux est là : les descriptions sont volontairement  incomplètes, déformées par le prisme de la vision de la mère, condamnant l’inconscient du lecteur à faire le reste et à ne jamais savoir ce dont il retourne vraiment. On est ainsi aux antipodes du fœtus vociférant  d’Eraserhead  de David Lynch, qui laisse peu de place à l’imagination, et pourtant on ne peut s’empêcher de leur trouver une certaine parenté, jusqu’à y voir aussi un jumeau inversé. Il faut dire que le regard de la protagoniste fait office de miroir sacrément déformant : si elle n’est pas bête, elle a du mal à se concentrer sur quoi que ce soit et semble traverser le monde comme une ombre. Toute situation normale vire au décalé lorsqu’on la vit à travers ses yeux. Même quand son mari sombre peu à peu dans le complotisme et l’extrémisme, jusqu’à participer à une milice de vigilance chargée de supprimer la menace de ces xénos qui envahissent notre société : elle est fière de lui au début, mais retombe peu à peu dans sa posture amorphe dont, seule, la tire de temps à autre la créature du sous-sol à laquelle elle s’attache petit à petit. Comme d’habitude avec Chavassieux, la langue est ciselée, précise, élégante, et fait de Sereine un texte extrêmement percutant, à nul autre pareil, et ce jusqu’au sein même de l’œuvre de l’auteur. Une expérience.

 

 

Ton temps hors d’atteinte

La science-fiction chinoise est loin de se limiter au seul Liu Cixin, chose que le traducteur français d’icelui, Gwennaël Gaffric, s’attache à montrer. À l’automne 2024, on lui doit ainsi deux parutions au format novella : Le Bracelet de Jade de Mu Ming (cf. notre précédente livraison critique), texte gentiment borgésien, et le présent Ton temps hors d’atteinte. De l’autrice, Xia Jia, les lecteurs curieux auront pu lire une poignée de nouvelles, dans les revues Galaxies ou Jentayu.

Difficile d’évoquer ce court roman sans trop en dévoiler. On peut toutefois en dire que sa narratrice est lente. Le monde autour d’elle semble se mouvoir à toute allure. Raison pour laquelle elle ne fait pas grand-chose dans sa vie : pas de musique, pas de sport, pas d’activité. Enfant, elle se prend de fascination pour un garçon de quelques années plus jeune qu’elle, bien plus accompli dans ce qu’il fait. Les deux se croisent, un bref moment. Bien plus tard, elle le retrouve à l’université. Le garçonnet est devenu un jeune homme à qui tout réussit. Elle, toujours aussi lente, ne peut espérer que capter son regard. L’un et l’autre verront leurs chemins se croiser une nouvelle fois, quelques années plus tard. Ce sera alors que le récit basculera (un peu) dans la SF.

On sait bien ce que la perception du temps peut avoir de subjectif. Ici, Xia Jia prend le concept au pied de la lettre et le déploie. Peu adepte de la ligne hard SF d’un Liu Cixin, Xia Jia propose avec Ton temps hors d’atteinte une histoire au rythme lent, aussi tranquille que sa narratrice, qui prête une attention toute délicate à l’ambiance et aux détails.

Pourquoi pas.

 

 

 

Le Pays des herbes debout

Auteur de plusieurs livres pour la jeunesse, souvent illustrés par ses propres soins, l’écrivain et artiste plasticien Jean Villemin propose avec Le Pays des herbes debout un court roman louvoyant dans les marges des genres qui nous intéressent. Qu’on en juge.

Soit un État bureaucrate, dirigé par un Directoire qui a pour charge d’appliquer un Programme aux contours flous, avec un projet mystérieux de Synthèse que bien peu comprennent. Soit un narrateur, appointé par ce gouvernement au poste de Curateur dans la lointaine ville de Nova Radom. Pour s’y rendre, il faut obligatoirement prendre le train lors d’un trajet de plusieurs jours dont l’essentiel se fait à travers une véritable mer de roseaux. Ces phragmites — les herbes debout du titre — poussent de manière anarchique et dégagent au crépuscule une odeur pestilentielle, réputée létale au point qu’il convient de se calfeutrer là où l’on peut. À Nova Radom, ville quasiment coupée du reste du monde, baignant dans une indolence lénifiante, le narrateur va chercher à s’intégrer à la vie locale, à découvrir ce qu’on attend de lui… Vient le moment où la communication avec la capitale s’interrompt. Le narrateur va alors tâcher de prendre les choses en main…

La quatrième de couverture mentionne Le Désert des Tartares, et il est vrai qu’il est aisé de placer Le Pays des herbes debout à côté du roman de Dino Buzzati (voire même du chef-d’œuvre de Julien Gracq, Le Rivage des Syrtes), dans cette catégorie de littérature immobile où l’ambiance est reine, l’action rare, le mystère latent. À cette aune-là, porté par sa plume élégante, le texte de Jean Villemin remplit parfaitement son  office. Avis aux amateurs.

 

 

 

Carcoma

Carcoma : si ce terme espagnol entretient une trouble ressemblance avec carcinome, une définition en quatrième de couverture se charge de nous détromper, puisqu’il désigne les vers à bois ainsi qu’une « préoccupation constante et grave qui vous consume, vous ronge peu à peu. » (Bon, l’analogie avec le cancer n’est pas si capillotractée.) De fait, c’est sous le signe du ressassement que se lit ce premier (court) roman de l’autrice madrilène Layla Martínez.

Quelque part en Espagne, de nos jours. Après avoir été interrogée par la police suite à un événement tragique dont on apprendra peu à peu la nature, une femme retourne dans la maison familiale, qui n’a été, pour ainsi dire, que peuplée par des femmes — quatre générations s’y sont succédées — et où ne vit plus qu’une insaisissable grand-mère. Ici, les murs grincent, les portes claquent inopinément, on pourrait croire les lieux hantés, d’autant que les époux ont une fâcheuse tendance à mourir jeunes. Alternant au fil des chapitres les voix de la grand-mère et de sa petite-fille, Carcoma dévide peu à peu leurs histoires respectives, âpres, faites d’emprise, de domination — celle des hommes, celle du franquisme, celle des riches — et de vengeance. Jusqu’à une fin, aussi incorrecte moralement que libératoire.

Les lecteurs cherchant les effusions d’hémoglobines et les fantômes hargneux en seront toutefois pour leurs frais. Si fantastique il y a, celui-ci est discret et ne s’exprime qu’au travers de charmes peut-être magiques et d’une armoire un rien trop grande. Au-delà de cette question de genre, Carcoma demeure une lecture prenante et brutale.

 

 

 

Poisson poison

Futur proche. À la mort du dernier panda, l’humanité s’est exclamée d’une seule voix « Plus jamais ça ! » Raison pour laquelle elle a joyeusement commencé à scanner le génome et le connectome du vivant et entrepris, dans la foulée, l’extermination de tout un tas d’autres espaces animales, en mettant au point un système de crédit d’extinction. Le capitalisme étant ce qu’il est, ce système fonctionne aussi bien que la théorie du ruissellement, et ces crédits ne possèdent donc pas une grande valeur. Après tout, une espèce est-elle vraiment éteinte si toutes ses données sont scannées ? Halyard est l’un des parasites qui se nourrissent de cette gabegie, mais il se retrouve bien ennuyé au cours d’une malversation, lorsque la valeur des crédits d’extinction grimpe brusquement dans la stratosphère. C’est alors qu’il croise le chemin de Karin Resaint. Biologiste spécialisée dans l’intelligence animale, Resaint se prépare à rendre ses évaluations sur le lompe venimeux (Cyclopterus venetatus), un petit poisson assez moche (juste un peu moins que le blobfish) mais censément malin, et dont l’environnement de reproduction s’est restreint à une seule zone de la mer Baltique. Zone qui vient d’être ravagée par des drones miniers en roue libre. Oups… Resaint et Halyard ne s’apprécient pas. Néanmoins, ils vont faire route commune pour tâcher de retrouver les derniers spécimens du lompe venimeux. Ce trajet les amènera à sillonner la Baltique, mer polluée au possible, des côtes suédoises jusqu’au golfe de Finlande.

Cinquième roman de l’écrivain britannique Ned Beauman, et troisième traduit de ce côté-ci de la Manche (après les très recommandables L’Accident de téléportation et Glow, tous deux aux éditions Joëlle Losfeld), Poisson Poison — titre bien plus amusant qu’en anglais — est une balade aussi désespérante qu’hilarante à travers l’Europe du Nord. Enfin, hilarante dans la mesure où l’humour est la politesse du désespoir. Il y a quelque chose de Peter Watts (d’ailleurs auteur d’une nouvelle titrée « Cyclopterus ») dans ces pages. Cette description d’un monde basculant pleinement dans la sixième extinction de masse, peuplé de technosolutionnistes plus ou moins à côté de la plaque, d’entreprises richissimes capables d’acheter des bouts de pays, de réfugiés mais pas du pays qu’on imagine, et de bestioles aux noms à coucher dehors, est saisissante.

Deux  légers  reproches  à adresser au roman : Ned Beauman abuse un rien de la rétention d’information comme s’il semblait peu confiant dans les ressorts de son intrigue, préférant faire avancer ses lecteurs au travers de révélations et d’annonces très (trop) dosées. Enfin, la conclusion du roman n’est pas son point le plus remarquable. Il n’empêche, la balade vaut le coup. À lire (en attendant la mort du dernier panda).

 

 

 

Je ne me lasse pas de vivre

5870. Depuis le Grand Bond, la science et l’intelligence artificielle ont résolu tous les maux de l’humanité, jusqu’à lui offrir l’immortalité, grâce aux korgs, des enveloppes corporelles élevées dans des korgariums destinés à accueillir les cerveaux transplantés des humains. Changer de corps pour vivre à l’infini est monnaie courante, voire obligatoire, pour mener une existence épanouie dans l’État Éternel (ETANEL). Dio, mille ans, a vécu de nombreuses vies et il espère bien continuer ainsi jusqu’à… eh bien, jusqu’au grain de sable.

Celui-ci a pour nom Kaya, une habitante de l’Oasis de Vérité où vivent tous les humains qui prônent un retour à la vie d’avant, au temps des sauvageons (comprenez, le nôtre), et ne désirent qu’une seule chose : expérimenter la mortalité. Or, cette Vérité commence à faire son nid parmi les immortels, dont certains ont rejoint les rangs de ces hérétiques. Et on ne peut pas dire que ce mouvement migratoire soit au goût de tout le monde. L’ETANEL doit faire quelque chose, et on va bientôt accuser ce dernier d’être responsable des morts qui se succèdent au sein de l’Oasis.

L’immortalité, c’est chiant. La vie de Dio n’est pas des plus palpitantes. Quand on en arrive à choisir un korg féminin pour le féconder avec la semence de son propre corps mâle qui est sur le point de mourir, on peut supposer que l’immortalité est un état tellement chiant qu’il pousse à faire des choses incroyablement glauques. Ce futur ne donne donc pas plus envie que de coucher avec son père… Mais ne vous inquiétez pas, l’inceste n’existe pas à cette époque puisque le cerveau dudit père aura intégré un korg différent de celui qui aura fécondé votre mère ; et puisqu’il vous est interdit de dévoiler votre identité à votre partenaire, vous et lui n’en saurez rien. Passé ce moment de gêne et le long explicatif sur le fonctionnement de cette société, les morts ne relèvent pas pour autant la sauce. Peu importe l’intrigue, qui repose sur des jambes fragiles, là n’est pas le but de ce roman philosophique et introspectif, le grain de sable dans les rouages ne sert au protagoniste qu’à se questionner davantage sur sa propre humanité, et sur celle de la société dans laquelle il vit depuis mille ans. Il était temps… Sans surprise, la liberté à laquelle il aspire n’arrivera jamais car l’IA est bien trop puissante pour laisser la brebis galeuse filer. Un reset et c’est reparti !

Les avancées technologiques de cette société futuriste ont bien peu d’importance. Les explications sur le fonctionnement de l’ETANEL sont longues, le style est froid, linéaire, sans saveur comme la vie d’immortel qui ne nous fait ni frémir, ni rêver. Quant à la profusion de sigles, BASET (Bases de Vie Eternelle), CONCLIM (Conseil Climatique) CONTEXT (Contact Extérieur) ou encore CERVART (Cerveau Artificiel), elle s’avère pénible et artificielle.

Melnik a construit son roman autours des nombreuses réflexions qui servent d’essence au cerveau millénaire du protagoniste, mais ce parcours initiatique n’est ni original, ni palpitant, ni hors du commun. Un énième héros qui gratte le vernis écaillé de sa vie et ne nous apprend rien de plus sur notre incapacité à sortir du rang ou les dangers de l’intelligence artificielle. On se lasse de lire ce livre.

 

 

 

Le Chant du prophète

Dublin. État d’urgence. Un soir de pluie. Deux hommes frappent à la maison des Stack. Ils appartiennent au GNSB, la police secrète mise en place par le nouveau parti fraîchement arrivé au pouvoir. En leur ouvrant la porte, Eilish sait que le mal vient de pénétrer dans son foyer. Ces deux policiers veulent voir son mari, qui est professeur, et syndiqué. Larry est absent. Le lendemain, le voilà convoqué ; on l’accuse d’agir de manière subversive et on lui demande d’annuler les grèves des enseignants. Larry se met en colère. Larry ne s’inquiète pas. « Ils mettent la pression, c’est tout. » Larry disparaît.

S’ensuit la descente en enfer d’une femme qui se retrouve seule avec ses quatre enfants ; le glissement terrible d’un pays dans le totalitarisme, la violence et l’absurde tandis qu’Eilish refuse obstinément d’ouvrir les yeux sur la situation, refuse d’admettre que son mari ne reviendra pas, refuse sa mort, refuse de partir quand sa sœur les supplie de la rejoindre au Canada, elle et ses enfants. Un entêtement qui les poussera dans un engrenage dont ils ne se déferont jamais.

Tout ça, on l’a déjà lu. Les dystopies de ce genre se comptent par dizaines. Mais Le Chant du prophète atteint une angoisse sinueuse et une plausibilité rares. Paul Lynch nous drape dans une atmosphère anxiogène où les fantômes, présences récurrentes de son œuvre, ne cessent de hanter des lignes qui nous plongent, page après page, dans une obscurité à chaque fois plus dense et étouffante. On respire mal dans ce roman sans paragraphe, où les dialogues se mélangent à la narration, tel un miroir au désarroi et à l’obstination d’Eilish. Son esprit brouillé n’en finit pas de nous questionner, et de nous exaspérer. Le lecteur lui hurle de partir quand le pouvoir bâillonne la presse et interdit les grèves. Quand les pays étrangers s’indignent sans agir. Quand l’eau boueuse coule des robinets. Quand elle perd son travail. Quand elle refuse de mettre ses enfants à l’abri. Son inertie énerve, secoue. Quel espoir entretient-elle ? Le même que nous. Celui qui nous murmure que, non, ça ne peut pas arriver chez nous.

Le Chant du prophète, récompensé par le Booker Prize, est d’une violence inouïe par la façon dont il nous renvoie à notre propre immobilisme, à notre persistance à nous croire intoucha-bles. Rien de ce qui est décrit ici n’est gratuit. Chaque détail nourrit l’ombre qui obstrue l’esprit de cette femme démunie, intelligente, cultivée, mais désarmée face à l’impensable. Eilish nous rappelle que nous ne sommes pas prêts. Et pourtant, la scène à la morgue prend aux tripes et ne peut laisser personne indifférent. La construction du nid totalitaire est si réelle que cette scène n’en est que plus violente de réalisme. Elle tord le lecteur à grand coup de phrases interminables, tel le supplice de cette mère qui n’en finit pas, qui se focalise sur les détails pour retenir la vie de son fils.

Paul Lynch prophétise notre fin, et nous rappelle que cette dernière n’est pas propre aux religions. Il nous enjoint à nous réveiller, et il le fait magistralement.

 

 

 

Requiem pour les fantômes

Les fantômes dont parle le titre sont ceux des morts de la Grande Guerre : ceux des soldats tués sur les champs de bataille, comme ceux des victimes civiles collatérales, à l’instar de celles qui périrent dans l’accident d’Halifax en 1917 (un navire rempli de munitions explosa dans ce port canadien, tuant 2 000 personnes). Laura, engagée volontaire comme infirmière, blessée pendant le bombardement de son hôpital près d’Ypres, revient en Belgique lorsqu’elle apprend que son frère a été porté disparu lors de la bataille de Passchendaele. Freddie n’est pas mort, mais il est perdu entre les lignes ennemies, en compagnie d’un soldat allemand. Au cours de leur errance dans un no man’s land terrifiant, les deux hommes rencontrent Faland, un violoniste que tous les soldats connaissent pour le réconfort qu’il leur apporte…

Bien que le roman de Katherine Arden ressortisse clairement au fantastique, les premiers chapitres sont dénués de tout élément surnaturel, tant rien ne saurait rivaliser en termes d’effroi et de sidération avec les horreurs de la guerre. Aucune malédiction n’égalera jamais le quotidien de ces hommes ensevelis vivants sous une casemate effondrée, dans le froid et la boue, dans l’obscurité, au milieu des cadavres et des rats ; aucun monstre ne suscitera autant de terreur que ces postes de secours où on trie à toute allure les blessés, les mourants et les morts au son de la canonnade, où les corps arrivent littéralement déchirés, où, en quelques secondes, on euthanasie un agonisant d’une piqûre de morphine.

Le paranormal finit cependant par s’immiscer dans l’intrigue et, après quelques signes discrets, comme ce trio de sœurs qui assurent prédire l’avenir, le vrai visage du violoniste se dévoile. Là réside le principal ressort du roman, dans le parallèle entre cette figure classique du diable, trompeur et corrupteur, et cet enfer sans maître qu’est la guerre. Faland propose un pacte faustien dans lequel les mortels perdent davantage que leur âme : ils se font dépouiller de leurs souvenirs, de leurs histoires. Perspective effrayante pour une autrice, et dilemme sans solution pour ces soldats brisés par les combats, qui ne peuvent échapper à leurs traumatismes qu’au prix de ce qui constitue leur propre essence.

Traitant d’un thème sombre dans un contexte qui l’est tout autant, on pourrait s’attendre à un roman d’une noirceur absolue. S’il compte plusieurs scènes difficiles et de nombreuses situations déchirantes, le livre est cependant traversé par la pulsion vitale de l’héroïne et des deux femmes qui l’accompagnent. Il n’y a jamais de légèreté, bien entendu, mais le roman compte de nombreux passages apaisés, voire lumineux. Katherine Arden réussit même à glisser dans son histoire quelques traits d’humour et une intrigue amoureuse sans naïveté ni mièvrerie. Avec naturel, tout simplement. Et tous ces personnages permettent également à l’autrice de souligner le courage et le dévouement des personnels soignants durant la Grande Guerre.

Mentionnons pour terminer que l’écriture de Katherine Arden ne manque pas de charme. Le roman est rythmé par des évocations de poèmes et des références à l’Apocalypse de Jean. Et se termine par une postface très éclairante sur le regard que les États-Unis portent sur la Première Guerre mondiale. Une réussite.

 

 

 

Ça vient de paraître

Le Magicien de Mars

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 118
PayPlug