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D’un seul sang

Ce roman, paru sous forme de feuilleton entre 1902 et 1903, inédit jusqu’alors en français, est présenté comme précurseur de l’afro­futurisme. Récit empreint de culture biblique, D’un seul sang tire son titre des Actes des Apôtres (17:26) : « Il a fait d’un seul sang toutes les races des hommes. »

Le résumer oblige, si l’on ne veut pas occulter l’importance et la force du deuxième mouvement de l’histoire, à divulgâcher largement — écueil que la quatrième de couverture ne parvient pas non plus à éviter.

Reuel Briggs, brillant étudiant en médecine, fils d’une mère esclave, parvient à cacher ses origines, à la faveur d’un passing racial lui permettant d’apparaître comme blanc, là où la société et le droit l’excluraient d’office de la blanchité. L’autrice démarre son histoire comme une romance, avec toute la « gênance » possible de l’époque, nous narrant la découverte de l’amour par Reuel, seule chose à même de le soustraire à ses recherches sur le magnétisme animal. À la faveur d’un accident, il se retrouve à pouvoir concentrer les deux dans un même élan. Une atmosphère d’occultisme flotte d’emblée sur le récit, donnant un cachet fort gothique à cette histoire se déroulant dans les interstices de la haute société bostonienne.

Après quelques pages d’atermoiements, et sur les conseils de son ami Livingston, Reuel s’embarque pour l’Éthiopie, en tant que médecin, pour une expédition sur les traces d’une civilisation alors méconnue, à Méroé. Adieu l’atmosphère sombre et froide de la Nouvelle-Angleterre, nous voici projetés en plein désert, où les mystères règnent. Place au roman d’aventures, mais épuré de la négro­phobie usuelle. Si le regard des protagonistes donne lieu à quelques descriptions peu amènes des villes et peuples « orientaux », le chef de l’expédition poursuit une intuition toute révolutionnaire pour l’époque. Au gré des péripéties, Reuel découvre un incroyable royaume, dissimulé au reste du monde. Une sorte de Wakanda avant l’heure, avec une foi bien plus centrale.

Résolument antiraciste, le ro­man de Pauline Hopkins aborde de front des applications concrè­tes du racisme. Ainsi, la règle de « l’unique goutte de sang » et la « ligne de couleur » sont dénon­cées sans ambiguïtés. Concer­nant la « ligne de couleur », il est saisissant de noter que le terme, apparu sous la plume de Frede­rick Douglass en 1881, est po­pularisé par W.E.B. Du Bois dans Les Âmes du peuple noir, essai publié en 1903, soit la même année que la fin du feuilleton D’un seul sang. Cette dénonciation, périphérique dans la première partie, devient bientôt primordiale.

Traitant à la fois de la question, contemporaine pour Pauline Hopkins, de la ségrégation raciale légale (on pardonnera cette redon­dan­ce pas vraiment innocente) aux USA, et plus généralement de la place des peuples noirs dans l’histoire et l’historiographie mondiale, D’un seul sang est assurément un texte marquant par sa modernité et son avant-gar­disme. Glorifiant certes à la manière d’afrocentristes qui lui succéderont l’importance centrale d’une antique civilisation noire, mais s’acharnant surtout à défendre un universalisme non dévoyé, ne feignant pas de ne pas voir les couleurs, mais œuvrant à les dépasser — ici dans un cadre religieux, mais dont on peut s’affranchir.

 

 

 

Lilith

George MacDonald, auteur écossais né en 1824 et mort en 1904, est peu connu en France. C’est pourtant une référence au Royaume-Uni. Lewis Carroll décida de publier Alice après que MacDonald eut lu l’ouvrage à ses filles, qui l’avaient adoré, et C.S. Lewis le dé­crit comme son « maître », jusqu’à lui emprunter le motif de la porte dérobée vers un autre monde qui marque le début de ce livre. Ici, un jeune homme de noble famille découvre dans son grenier un passage vers un univers fantastique — qu’il va parcourir guidé par un cor­beau prenant régulièrement forme humaine. Une contrée dans laquelle on peut rencontrer des squelettes qui dansent, une femme-léopard ou un peuple d’enfants souriants qui, lorsqu’ils grandissent, deviennent des Géants, où l’on traverse des forêts hostiles au péril de sa vie… et où l’on peut venir à la rescousse d’une femme au seuil de la mort qui semble revenir à la vie à mesure que Vane, le protagoniste, dépérit. L’auteur truffe ce roman d’apprentissage — sur la vie et la mort, sur le salut des âmes — de citations bibliques et religieuses, de motifs mystiques et allégoriques, qui donnent une vraie épaisseur à l’univers ainsi décrit, et que l’on se plaît à visualiser semblable aux œuvres préraphaélites. L’usage de la lumière y est d’ailleurs primordial, le décor globalement sombre trouvant régulièrement son contrepoint lu­mineux dans la joie de vivre des enfants, la pureté des rivières, ou la bonté des certaines âmes rencontrées. Comme d’habitude avec Cal­lidor, le livre est magnifique ; les illustrations de Luciano Feijão rendent à merveille l’envoûtement que suscite le récit, et la préface de l’éditeur américain Lin Carter, complétée de la post­face de la traductrice Françoise Dupeyron-Lafay, sont particulièrement éclairantes sur la place occupée par George MacDonald dans le développement de la fantasy moderne, un constat am­plement confirmé par la présente sortie.

 

 

Protocole solitude

Cambourakis poursuit son tra­vail de (re)découverte de Joanna Russ (auquel on associera celui de Mnémos, qui a réédité L’Au­tre moitié de l’homme, devenu L’Humanité-Femme) : après L’Exoplanète féministe, re­cueil d’essais, de lettres et d’ar­chives passionnant(cf.Bifrost n°114), l’éditeur propose ici un court roman, Protocole solitude. Cinq femmes et trois hommes atterrissent sur une planète disposanta priori d’une atmosphère propre à la vie ; mais la narratrice doute de leurs chances de survie réelles, et préfère envisager le pire, avouant même vouloir se suicider afin d’éviter une longue agonie. C’est compter sans les autres membres de l’équipage, qui ne partagent pas son défaitisme, tentent de jeter les bases d’une communauté, même s’ils doivent pour cela priver la narratrice de sa liberté et de ses choix. Quand ils dé­cident qu’en tant que femme, elle se doit de perpétrer l’espèce avec l’un des mâles présents, elle refuse cette reconstitution patriarcale, s’enfuit puis, rattrapée, tue un à un les membres de l’expédition. La première partie de ce roman fait plutôt mouche, grâce à un usage immodéré du sarcasme de la part de sa protagoniste principale, qui, au-delà de ses envies suicidaires, brosse des portraits ravageurs de ses compagnons, entre des hommes fiers de leur force physique ou de leur réussite professionnelle, et des femmes réduites au rôle de simples faire-valoir ou de jeune fille née avec une cuillère d’argent dans la bouche. C’est tranchant, plutôt bien vu, et ça renverse pas mal de clichés d’une certaine SF traditionnelle. Mais cela se gâte très vite dès lors que la narratrice se retrouve seule sur la planète et parle à son vocodeur, nageant entre délire, hallucinations et souvenirs personnels, qui convoquent religion et politique dans un salmigondis incompréhensible rendant cette deuxième partie hautement insipide. On ne comprend plus le propos de l’autrice. Algis Budrys, dansThe Magazine of Fantasy and ScienceFiction,et Spider Robin­son dans Analog, avaient taillé ce bouquin en pièce ; on se contentera ici de regretter que l’autrice ne se soit pas contentée d’une novella centrée sur la première partie, où son style mordant saura faire grincer quel­ques dents parmi ceux que la cause féministe indiffère…

Si le choix de l’éditeur de pro­poser un inédit de Joanna Russ est à saluer, force est de reconnaître que ce Protocolesolitude n’est pas la révélation la plus éclatante du talent de l’autrice.

 

 

Le Laboratoire de l’imaginaire

Dans sa conclusion, l’auteur dit de la chimie qu’il s’agit d’une « science de partout et de nulle part ». Et il est vrai que, si vous demandez à un lecteur de SF de vous citer un livre dont la chimie est l’argument central de l’histoire, il y a fort à parier qu’il échoue. Pourtant, la chimie est un constituant inévitable, dès lors qu’on parle des caractéristiques géologiques ou de la faune de mondes explorés par les humains, de formes de vie extraterrestres, de moyens de propulsion de fusées et astronefs en tous genres, et de technologies associées à la SF (exploitation minière ou agricole, industries textiles et de santé, et bien d’autres…). C’est ce que s’attelle à démontrer ici Fabrice Chemla, maître de con­férences et professeur de chimie à Sorbonne Université, au travers d’un livre passionnant qui se lit comme un cours de chimie, largement — et très clairement — vulgarisé, illustré de très nombreux extraits d’œuvres de SF, parmi lesquelles, bien sûr, celles d’Asimov, qui fut docteur en biochimie, notamment sa fameuse thiotimoline (qui se dissout avant d’être en contact avec l’eau), mais aussi Verne, van Vogt, Herbert… et même Tolkien ! C’est dense, très dense — on pourra conseiller de laisser reposer le cerveau de temps à autre, sous peine de risquer l’effervescence — mais passionnant, car le livre aborde tout à la fois l’histoire du développement de la chimie, multiséculaire, ses relations avec les autres disciplines scientifiques, son rapport aux technologies, ses différentes branches de recherche, tout en rebondissant régulièrement sur des exemples de la vie courante : quel mécanisme nous permet de voir ? pourquoi sentons-nous quand nous transpirons ? et comment le savon permet-il de nous nettoyer ? À l’aide d’un découpage en chapitres qui pénètrent progressivement au cœur de la discipline, en gardant en permanence à l’esprit le fait de ne pas perdre son lecteur, Fabrice Chemla agrémente son cours d’une bonne dose d’humour, salutaire pour bague­nauder au milieu des formules chimiques et expérimentations décrites. Et, comme tout cours un tant soit peu sérieux, cela se termine par des travaux pratiques, en l’occurrence la description minutieuse des expérimentations — qui le sont tout autant — qu’un chimiste ferait s’il devait décortiquer l’Épice de Dune, en s’intéressant à ses différentes caractéristiques (son odeur, les yeux bleus associés, le développement du don de pre­science). On trouvera en annexe quelques molécules d’intérêt où le lecteur-explorateur, fort des savoirs acquis durant sa lecture, pourra s’amuser à décrypter le nombre d’atomes en jeu, de liaisons covalentes… et à se souvenir de leur utilité !

Si la chimie n’a pas toujours la faveur des étudiants (le signataire de cette chronique l’a un peu malmenée au cours de ses études scientifiques), et joue parfois le rôle du parent pauvre vis-à-vis des mathématiques et de la physique, gageons que ce Laboratoire de l’Imaginaire saura inverser la tendance, tant la passion et l’érudition de Fabrice Chemla sont communicatives. On ressort pleinement convaincu, et on a hâte de voir si, et comment, les prédictions de l’auteur en conclusion de son ouvrage vont se réaliser dans les prochaines années, tant la recherche fondamentale en chimie peut apporter, notamment en matière d’environnement et d’énergie.

 

 

 

L’Imaginaire au pouvoir

[ Ce billet porte sur L'Imaginaire au pouvoir et Philofictions ]

À l’automne 2024 sont parus deux essais ayant en commun de s’intéresser à la science-fiction et à ce que ce genre peut ap­porter pour nous amener à voir plus loin que l’horizon actuel, incertain et passablement obscurci par les populismes, la montée de l’extrême-droite, les guerres, sans oublier le ré­chauffement climatique et l’effondrement de la biodiversité.

Si les idées se transmettent volontiers par les essais, la littérature a ceci de précieux qu’elle peut les encapsuler et les rendre sous une forme plus aisément assimilable. Rien d’éton­nant donc à ce que la SF détienne, selon Vincent Gerber — historien de formation et grand connaisseur de l’œuvre de l’essayiste écologiste libertaire américain Murray Bookchin —, un potentiel politique immense. Sous-titré « Science-fiction politique et utopies », L’Imaginaire au pouvoir trace un cheminement jalonné des œuvres emblématiques du genre, s’attardant en particulier sur Les Dépossédés d’Ursula K. Le Guin et la « Culture » de Iain M. Banks. Pour l’auteur, la science-fiction n’a rien d’une sous-littérature mais, sans être divinatoire, peut nous avertir, mettre en lumière les défaillances du système et, surtout, ouvrir les possibles. Si cet essai n’apprendra pas grand-chose aux amateurs éclairés du genre, il n’en constitue pas moins une lecture instructive et enthousiasmante, écrite de manière très accessible et richement référencée.

Philofictions, d’Ariel Kyrou, sous-titré « Des imaginaires alternatifs pour la planète », suit un parcours similaire, ponctué de quatre haltes sur des œuvres marquantes — Le Ministère du futur de Kim Stanley Robinson, la série télévisée Watchmen, L’Aube d’Octavia E. Butler et Visite de Li-Cam. Dans cet essai, Ariel Kyrou y propose le concept de « philofiction », c’est-à-dire une « fiction à haute portée philosophique ». Qu’on n’aille pas croire pour autant que ce terme recouvre les plus ardus des romans : en soi, n’importe quel texte doté d’une proposition imaginaire forte envers notre avenir peut y correspondre. Ardu, en revanche, cet essai l’est davantage que celui de Vincent Gerber, Ariel Kyrou avançant de nombreux con­cepts au fil des pages et requérant l’attention pleine et entière de ses lecteurs — mais pour qui veut bien s’accrocher, la ré­flexion proposée est passionnante.

Ce sont là deux essais qui soulignent l’importance de la littérature de science-fiction et son potentiel à, comme di­raient d’aucuns, « désincarcérer » le futur ou proposer des lignes de fuite. Ariel Kyrou et Vincent Gerber n’ont toutefois rien de doux rêveurs voyant dans la SF une fin en soi : Gerber le souligne, « écrire un roman avec l’idée de devenir un influenceur d’opinion représente sans doute le meilleur moyen d’échouer dans cette double entreprise. » Et Kyrou d’ajouter : « Ouvrir les devenirs plutôt qu’en enfermer les possibles suppose plus que jamais l’amour des fictions, à la fois différentes et inséparables des faits. » À lire et méditer… avant de se retrousser les manches.

 

 

 

Le Changelin

Prévu à l’automne 2023 aux éditions ActuSF, à temps pour la sortie de l’adaptation télé sur Apple TV+, Le Changelin de Victor LaValle est paru en octo­bre 2024 aux Nouvelles Éditions ActuSF, quelques mois après Les Esseulées (cf. Bifrost n° 116).

New York, de nos jours… Si Apollo Kagwa n’a pas eu une enfance facile, abandonné par un père qui n’aura laissé derrière lui qu’une boîte de souvenirs, élevé par sa mère, il s’en sort bien adulte, merci. Devenu bouquiniste, spécialisé en livres anciens, il épouse une bibliothécaire, Emma. Bientôt, ils ont un fils : Brian. Ayant à cœur de ne pas reproduire le schéma familial, Apollo fait partie de ces « nouveaux pères », ces hommes qui prennent à cœur leur rôle et mettent en scène leur quotidien sur Facebook. Un quotidien qui tourne pourtant au vinaigre quand Emma se persuade que leur enfant n’est plus leur enfant, mais a été remplacé par… autre chose. Un change­lin ? Mettant cela sur le coup d’une dé­pression post-partum, Apollo caresse l’idée de partir avec son enfant, mais se retrouve dépassé par les événements quand Emma le ligote, lui fracasse la mâchoire d’un coup de marteau, tue Brian et prend la fuite. Le cauchemar ne fait que commencer. Après un bref séjour en prison, le bouquiniste tente de reprendre le fil de sa vie, avec cette question lancinante : pourquoi ? Un besoin de ré­ponses qui va le lancer dans une odyssée à travers New York, tant géographique — de North Brother Island au large du Bronx jusqu’aux beaux quartiers de Forest Hills, dans le Queens — que temporelle, amenant notre protagoniste à replonger dans son propre passé comme dans celui de la mégapole.

Avec ce roman, l’auteur de La Ballade de Black Tom s’attache à donner à New York la même épaisseur, la même densité mythologique qu’un Neil Gaiman a pu le faire avec Neverwhere pour Londres — ou pour les USA avec American Gods et ses dieux immigrés —, faisant de la ville un personnage à part entière. Au fil des pas d’Apollo Kagwa, c’est tout un monde interlope que l’on découvre, de plus en plus inquiétant. L’idée n’est pas foudroyante de nouveauté, mais Victor LaValle la déploie avec conviction, sans oublier la ques­tion raciale. Louvoyant entre le conte de fées moderne et le récit d’horreur, le récit ne se montre jamais autant terrifiant qu’en l’absence d’élément surnaturel, lorsqu’Apollo, noir de peau, se retrouve à arpenter les riches quartiers blancs. Plus convaincant que le plus récent Les Es­seulées, Le Changelin gère mieux aussi son virage fantastique, sans oublier son cœur : un texte sur la paternité. Néanmoins, le roman pâtit un rien de sa longueur ; plus ramassé, il aurait gagné en punch. En l’état, il constitue un cauchemar interminable pour son protagoniste — mais n’est-ce pas le propre des cauchemars que de paraître ne jamais finir ? Demeure une lecture recommandable pour les amateurs de fantastique urbain.

 

 

Big Sur

Laurent Queyssi aime la littérature, surtout les mauvais genres, et les auteurs qui s’y adonnent. Il aime aussi leur consacrer des histoires. Après le roman Trystero publié plus tôt cette année (voir notre critique dans le Bifrost n°115) qui avait pour protagoniste un écrivain produisant un faux manuel d’é­criture, mais un vrai manuel de résistance, Big Sur embarque un auteur de mauvais romans d’horreur dans un road trip halluciné à travers les États-Unis, de New York à la Californie.

New York, années 80. Scott Pulver est un écrivain prolifique. Entendez par là qu’il pond du texte à la ligne. Toujours les mêmes histoires, écrites en quinze jours, et payées une misère par sa maison d’édition new-yorkaise Fiction Press. Mais il n’y arrive plus. Alors qu’il vient annoncer à son éditeur son intention d’arrêter, il est le témoin du meurtre de celui-ci par deux malfrats. Une sombre histoire de dette. Désormais pourchassé, il doit précipitamment quitter son appartement, mettre son épouse et son fils à l’abri, et pren­dre la route. La fuite de Scott, pour autant, n’est pas une errance affolée. Elle a un but et une destination. Il veut écrire un roman, celui qui le ramènera sur le chemin depuis longtemps oublié de la littérature. Sans plus de bagage que sa fidèle machine à écrire sous le bras, il compose, fiévreusement, un manuscrit qu’il compte livrer à Big Sur, une localité de la côte ouest, aux bons soins d’un vieil ami, éditeur à succès. Les choses prennent vite un virage vers le pire. Tout d’abord, il croise le chemin d’une jeune femme en robe jaune et Dr. Martens, qu’il pense avoir déjà vue. Puis, dans une station-service, une horde de zombies lui tombe dessus. La jeune femme pleine de ressource lui sauve la mise. Ce n’est qu’un début. Les monstres qui ont longtemps logé dans son esprit ne vont pas si faci­lement le laisser leur tourner le dos.

La virée de Scott est pour Laurent Queyssi l’occasion de parcourir une certaine Amé­rique, dont les bornes kilométriques sont des icônes de la culture et des figures tout droit sorties des paperbacks et du cinéma qui a hanté nos adolescences. Les références abondent dans ce court roman, mais tout cela n’a rien de gratuit. Les pièces du cauchemar lynchéen s’assemblent pour verser dans un acte final où le drame personnel s’impose avec la violence du réel. La destination, Big Sur, est tout aussi symbolique. C’est une fin de parcours, celui de Jack Kerouac, de Henry Miller…

Big Sur est un condensé de l’univers de l’auteur. On y trouve ses goûts littéraires, aussi bien du côté du polar que du fantastique et de l’horreur, mais aussi un aperçu de sa col­lection de vinyles et de cassettes VHS. Il ne lui restait qu’à donner un sens à ce récit per­sonnel, et c’est ce que Big Sur accomplit. Très court, trop court, une excellente lecture.

 

 

La Vieillesse de l’axolotl

Un événement cosmique d’ori­gine inconnue engendre une va­gue de neutrons qui balaye la Terre, détruisant toute vie orga­nique. À la faveur de la lente rotation planétaire, quelques cen­taines d’individus profitent des dernières technologies développées pour les jeux vidéo afin de réaliser une copie numérique de leur esprit avant que leur hémisphère soit à son tour exposé aux radiations. Privés de corps, ils sont contraints à se transférer dans les processeurs de robots agricoles, de machines industrielles, voire de sexbots japonais, devenant ainsi des Transformers. Ceux qui ont la mauvaise idée de se télécharger sur internet ne survivent pas aux malwares et autres virus. Des alliances se créent, d’abord sur des critères géographiques, puis des groupements d’intérêt basés sur le contrôle des ressources. Des philosophies apparaissent, des religions naissent, chacun tentant de donner un sens à cette nouvelle existence. Les copies numériques n’étant que superficielles, et donc incomplètes, tous prennent conscience de la perte irréversible de leur humanité. Certains tentent alors de recréer la vie biologique à partir des banques de données génomiques. Mais rien ne se passe comme souhaité et la vie organique 2.0 va évoluer différemment de ce qu’elle était. De leur côté, les Transformers modifient leurs corps mécaniques selon leurs besoins. Mais lorsque tout est possible, rien ne pousse au progrès. La Vieillesse de l’axolotl suit le parcours de Greg à travers cette nouvelle inexistence. Rescapé de l’Extermination, Greg se dirige à petits pas vers une grosse déprime ontologique.

À la manière d’Olaf Stapledon, qu’il cite en fin d’ouvrage, Jacek Dukaj (lui-même philosophe de formation) propose une réflexion sur la nature humaine à travers un récit distrayant, voire même très humoristique dans ses références à la culture geek, qui utilise les clichés de la science-fiction moderne, pour construire un conte philosophique. En privant les humains de corps biologiques, il interroge la nature de la conscience, de la perception, des émotions, et de l’âme humaine si tant est qu’il en existe une. Bref, voilà un court roman très réussi, aussi amusant que déprimant, intelligent et passionnant à lire.

On se questionnera toutefois sur les choix éditoriaux qui l’ont amené jusqu’à nos librairies. Conçu à l’origine comme un ou­vrage numérique, accompagné d’illustrations et d’un glossaire, Starość aksolotla a été traduit en anglais sous le titre The Old Axolotl, et publié aux USA en 2015 dans son format initial, soit une novella de 160 pages électroniques. Les éditions Rivages lui ont donné un corps physique et l’ont transformé en un livre pa­pier, n’imprimant… qu’une page sur deux, usant de l’espace libre pour y coller, parfois, quelques lignes tirées d’un glossaire superflu, et en faire un ouvrage de 336 pages vendu au prix d’un roman (plus de 22 balles, donc) sous une traduction dont les incohérences laissent tout aussi songeur. Le lecteur français appréciera…

 

 

 

EcoWarriors

Après l’explosion d’une usine chimique dans la banlieue de Lyon, un petit groupe hétéroclite, pour moitié jeunes d’une cité défavorisée, pour l’autre militants écologistes, s’engage dans l’action directe au nom de la protection de l’en­vironnement. S’attaquant aux riches patrons des industries les plus polluantes, les EcoWarriors basculent rapidement dans la violence armée. Deux officiers de la SDAT (sous-direction anti-terroriste de la police judiciaire) se lancent à leurs trousses.

Le « nouveau » roman de Jean-Marc Ligny ne relève qu’à la marge de la science-fiction. Si l’on excepte Diana, l’IA qui appuie les policiers du SDAT, nettement plus performante que celles de notre époque (mais pour combien de temps ?), on est dans un roman d’action et de réflexion politique sur le recours à la violence dans le militantisme écologiste, une version moderne du Gang de la clef à molette où les wesh-wesh et les mouvements du type Soulèvements de la Terre remplacent les hippies et les vétérans du Vietnam.

Mais là où Edward Abbey livrait un récit picaresque et jubilatoire, l’auteur de Jihad et de AquaTM développe une vision sombre de l’activisme écologique. Confrontés à l’inefficacité des actions non-violentes et à l’alliance entre le capitalisme et les forces de l’ordre, les défenseurs de l’environnement ont-ils d’autres ­­­solutions que l’écoterrorisme ? C’est cette question que Ligny développe sur près de 500 pages d’un page-turner efficace mais qui souffre de quelques défauts.

Réécriture d’un roman pour adolescents publié en 2010 chez Intervista, GreenWar (que nous n’avons pas lu), EcoWarriors contient de nombreux clichés, des personnages stéréotypés à la psychologie simpliste, des méchants caricaturaux… L’intri­gue est également affaiblie par beaucoup de facilités. Quelle chance d’avoir un voisin trafiquant d’armes qui fournit complaisamment un arsenal digne d’un film de guerre ! Quant à Marjorie, l’informaticienne du groupe, sa facilité à venir à bout de tous les systèmes de sécurité désamorce une partie du suspens : hacker vaillant rien d’im­possible, certes, mais on aurait apprécié un peu plus de réalisme.

Malgré ces réserves, ce ro­man efficace et rythmé présente l’intérêt d’aborder des problé­matiques comme les limites de la non-violence dans le militantisme, ou encore la remise en cause radicale du modèle actuel pour éviter la catastrophe écologique vers laquelle nous fonçons. Si la fin du roman, un peu expéditive, laisse ces questions en suspens, l’avant-dernière partie, « Al liorzh », est sans doute la plus intéressante sur ce sujet en confrontant deux visions, l’une isolationniste, l’autre révolutionnaire. On saura gré à Jean-Marc Ligny d’amener son lectorat à réfléchir sur ce débat actuel à travers un roman d’action qui se lit facilement.

 

 

Je suis Vaisseau

Olivier Bérenval revient avec ce cinquième roman à la Communauté, univers dans lequel se déroulaient déjà Nemrod et Le Janissaire (cf. les critiques dans Bifrost 89 et 101), continuant d’y explorer les contours d’une humanité confrontée à ses propres limites. Et d’aborder, non sans finesse, des thèmes bien connus de la science-fiction : la colonisation spatiale, l’intelligence artificielle ou encore le transhumanisme, au cœur de cette nouvelle intrigue, à laquelle le penchant de l’auteur pour la hard science parvient à apporter une bonne consistance en quelques trois cents pages. Bien qu’Olivier Bérenval soit loin de bouder les termes tech­niques propres aux différentes disciplines, ce souci d’efficacité et cette économie d’effets fastidieux lui évitent les écueils bien connus du genre.

Au sein d’un vaste vaisseau-ruche dont la mission est d’accompagner l’humanité dans sa colonisation de nouveaux mondes, de nombreuses destinées s’entremêlent pour former le récit de cette histoire sans que l’on puisse véritablement accorder plus d’importance à l’une ou l’autre. Il faut dire que le titre du roman est sans équivoque : le Ganymede, couramment appelé « Vaisseau » par ses occupants séculaires, est le véritable protagoniste central du récit car c’est à lui qu’est confiée la survie de ces voyageurs en quête de nouvelles planètes et la bonne marche de leur mission, une cette gestion à grande échelle qui dépasse de très loin le facteur humain.

Car c’est bien là le sujet : une humanité dépassée par ses propres ambitions, par les outils dont elle s’est dotée pour les accomplir, en fin de compte bien plus pilotée qu’elle n’est pilote, bien plus ressource gérée que gestionnaire de ressources. En cela, l’explo­ration d’Olivier Bérenval est fascinante, car tout au long de l’intrigue, la part de décisions appartenant à l’humain ou à la machine n’est jamais claire, et il se plaît à tromper son lecteur en ménageant une certaine confusion entre l’intuitif et le rationnel, l’émotion et l’algorithme, l’autorité de l’un et la capacité de l’autre à la contourner.

L’auteur puise dans ces thèmes sans étouffer sa narration, entremêlant péripéties, flash-back et spéculation scientifique, réussissant ce périlleux exercice d’équilibriste visant à dérouler un récit qui parvient vaillamment à maintenir l’intérêt de son lecteur sans le noyer d’informations trop complexes tout en développant un véritable intérêt pour ces différents personnages. Et cette question qui traverse l’ouvrage : l’humanité est-elle encore maîtresse de sa destinée quand sa survie dépend intégralement de la machine ?

 

 

 

Ça vient de paraître

L'Énigme de l'Univers

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 118
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