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Le Parlement des Instincts

1582 en Toscane, naît un petit sujet, qui n’est pas Pinocchio mais le précède, au moins par la chronologie inventée. Facétie de la fiction qui instaure une véritable parenté entre le nain Ilario d’Orcia et le pantin de bois, tant ils partagent un même mélange de naïveté et de rouerie, sur fond d’improbables aventures. À ceci près que le gnome est un tueur de masse, petite taille mais grandes colères, et qu’il n’est pas bon d’être aimé par l’impuissant avorton. Dans les ors et la boue de la Renaissance, âge de lumière et de ténèbres, Ilario d’Orcia devra trouver sa voie, à petits pas ou monté sur le lion de Némée.

Disons-le tout de suite, Le Parlement des instincts est un livre-univers où l’on se plonge sans vouloir reprendre son souffle. Véritable Pic de la Mirandole à l’érudition étourdissante et généreuse, Philippe Cavalier avait déjà montré avec son cycle Le Siècle des chimères combien l’Imaginaire pouvait trouver sa place dans l’ombre de l’Histoire. D’ailleurs, ses références au Nom de la rose d’Umberto Eco, et aux Trois mousquetaires d’Alexandre Dumas relèvent moins de l’allusion littéraire que de l’univers partagé, comme s’il existait un monde merveilleux affleurant le nôtre. Ici, les occasions de mêler le vrai au faux sont légion, de la vie agitée du Caravage à l’assurance morbide d’Elisabeth Bathory, en passant par la cour du roi Rodolphe II de Bohème, mécène des arts, notamment noirs. Mention spéciale au formidable capitaine de fortune, Hagen von Baalberg, qui fait penser au film The Last Valley de James Clavell, et sert Lucifer à l’instar du capitaine von Beck dans Le Chien de guerre ou la douleur du monde de Michael Moorcock. Dans cette même veine, le siège de Brünn et son lot d’horreurs est un véritable tour de force.

Cartographe de son temps, Ilario arpente un monde sans cesse changeant, toujours en simple passage dans une époque elle-même en devenir. Le titre du roman, dont le sens nous sera révélé dans les dernières lignes, témoigne bien de cette transition entre la pluralité des émotions et l’unité de la raison que va incarner Descartes. Notre nabot, d’ailleurs, le hait. Mais l’ami d’Orcia est également archéologue, fouillant les différentes strates sociales au fil de ses aventures, il sera de fait mineur.

Tout cela nous est raconté par le principal intéressé, à la fois acteur et narrateur dont la fiabilité est sujette à caution, selon qu’on le tienne pour chroniqueur ou conteur. Cette équivoque est l’une des grandes qualités du récit, servi par un style exubérant où alternent farce et tragique, et versant progressivement dans le baroque à mesure que les temps changent.

Une véritable épopée de poche, dont le héros n’est certes pas haut, mais grand.

Le syndrome Magnéto

Il est des livres qu’on aimerait aimer et où finalement, malgré un beau départ, le courant ne passe pas du tout. Le Syndrome Magnéto est typiquement de ceux-là. Pourtant, le sujet était plus qu’alléchant : comprendre la psychologie des antagonistes de la pop culture, et voir pourquoi ceux-ci nous séduisent parfois plus que les héros. Le tout en partant d’un des personnages les plus symboliques de ces quatre-vingts dernières années : Magnéto, mutant maître du magnétisme et adversaire — quand il n’est pas leur allié – des X-Men, aussi bien dans les bandes dessinées que dans les films et séries animées.

Hélas, trois fois hélas, l’auteur n’arrive pas à faire décoller son sujet. Oui, dès l’introduction, nous avons compris le parallèle entre Charles Xavier, le leader modéré des X-Men, et Magnéto d’un côté, et Martin Luther King et Malcolm X de l’autre. Ce n’était pas la peine de dérouler en long, en large et de travers dans quasi tout le livre. En y ajoutant en prime les figures de Nelson Mandela – avec une histoire de sa vie aussi fidèle à la réalité qu’Invictus de Clint Eastwood – et du Mahatma Gandhi. Côté « méchants » de la pop culture, durant les 3/4 du livre (voire les 4/5e), la pêche est maigre. Outre le mutant qui donne son nom au titre, nous aurons quelques vilains de la Batgalerie (dont l’une des seules femmes abordées, Poison Ivy), un Ozymandias de Watchmen, et deux ou trois autres noms issus de la sphère des comics. Dark Vador ? Sauron ? Inconnus au bataillon. Le Phénix noir (ou la force Phénix) pour rester dans les comics ? Non plus. Light Yagami (Death Note) ou autre personnage remarquable des mangas ? Encore moins. Et ne parlons pas des séries TV ou des jeux vidéo qui ne sont tout simplement pas mentionnés une seule fois. Il faudra attendre la toute fin et le chapitre « Patients célèbres » pour avoir des exemples un peu plus variés – avec, enfin, quelques méchants de chez Disney – mais traités de façon bien superficielle.

Superficiel, c’est bien la désagréable impression que laisse cet essai. Si vous avez dévoré la pop culture – et notamment les comics Marvel – depuis votre plus jeune âge, si vous avez gardé ne serait-ce qu’une oreille attentive en cours d’histoire-géographie, de sciences économiques et sociales ou de philosophie au lycée, Le Syndrome Magnéto ne vous apprendra rien. Si, en plus, vous aimez la science-fiction et que vous avez lu, au hasard, « Dune », « Fondation » ou plus récemment « Terra Ignota », vous serez même profondément agacé par les approximations, les affirmations péremptoires et le ton très oral de l’auteur. Sans parler de la forme qui ne facilite pas l’immersion en renvoyant dans la pratique tous les exemples un tant soit peu intéressant au dernier chapitre, et rabâchant les mêmes idées et personnages plus avant.

Sortilèges nocturnes

Le projet était l’évidence même : comme il l’avait fait pour les meilleures nouvelles SF de Jean-Pierre Andrevon en composant le gros recueil Demain le monde pour le Bélial’ (critique in Bifrost n° 73), Richard Comballot souhaitait récidiver avec ses textes fantastiques, tant il est vrai que notre homme a toujours cultivé les deux registres durant sa carrière. Pour des raisons obscures, le projet n’a pas abouti au Bélial’, et c’est Flatland qui a pris le relais. Le résultat est tout simplement splendide.

Mais comment parler d’un recueil de nouvelles, surtout d’un « best-of » ? Il serait tentant de souligner ses préférences, de regretter la présence de textes jugés plus mineurs, l’absence d’autres qu’on a gardés en mémoire… En fait, les dix-huit nouvelles recueillies ici forment un bloc à la fois varié et homogène. Varié, parce qu’on y trouve une palette de thèmes et de situations participant de l’esprit même du fantastique, homogène parce que nombre d’entre elles ont pour source des terreurs, des fantasmes, des cauchemars de l’auteur (les brèves postfaces suivant chaque texte sont à cet égard édifiantes et d’une franchise rafraîchissante). Et, paradoxalement, si l’on peut juger que certaines se ressemblent (par un thème, une situation de départ, un angle d’attaque), cela ne fait que renforcer leur impact.

Jean-Pierre Andrevon déploie en effet tout son art pour prendre le lecteur d’assaut. Tantôt c’est une attaque sournoise, dans un style tout en nuances qui vous fait basculer insensiblement, tantôt c’est une attaque frontale, un coup de massue dès les premières lignes, qui vous assomme littéralement. Et on a droit à toutes les approches du fantastique : du glissement insidieux de la réalité banale (ville de province, famille ordinaire, inquiétudes diffuses) vers un univers où tous les repères s’estompent, à la plongée en apnée dans le cauchemar à l’état brut. Les brèves postfaces évoquées ci-dessus ont une autre utilité, elles permettent au lecteur de respirer.

On referme le livre terrifié et ravi.

Le fantastique peut être fragile : il suffit, pour rompre l’enchantement, d’une maladresse de style, d’un effet un peu lourd, et le cauchemar se brise. Rien de tel ici, tant Andrevon maîtrise son écriture, sait la rendre tantôt sensuelle, tantôt angoissante, toujours juste et ciselée. Du grand art.

Précision : la postface claire et concise de Katarzyna Gadomska — universitaire polonaise ayant déjà consacré des articles à l’auteur — prolonge le plaisir de lecture, mais gardez-la pour la fin de peur de gâcher quelques surprises, dont certains coups de griffes.

Lapin Maudit

Fille d’un couple de dentistes, Chung Bora (nom/prénom) est une autrice sud-coréenne qui a à son actif trois romans et trois recueils de nouvelles. Elle a étudié à Yale et à l’université de l’Indiana, où elle a terminé un doctorat en littérature slave. Elle enseigne la langue russe, la littérature et la science-fiction à l’université (privée) Yonsei, à Séoul. Elle traduit le russe et le polonais vers le coréen. Activiste, elle met aussi son énergie (qui semble inépuisable) au service de la défense des droits des travailleurs, des femmes et de la communauté LGBT. En d’autres termes, c’est une tronche doublée d’une bosseuse.

Lapin maudit, sa seule œuvre traduite en français, a été finaliste de l’International Booker Prize, millésime 2022. C’est un recueil de dix nouvelles hétérogène – tous le sont, mais celui-ci l’est vraiment, dans le sens où s’y mêlent plusieurs genres distincts : horreur, science-fiction, réalisme magique et littérature dite générale. Si tous les textes ne sont pas de qualité égale, deux ou trois sortent vraiment du lot, comme le deuxième, ou bien encore « Les Règles du corps », où une femme, mise enceinte par son contraceptif, reçoit l’ordre sociétal de trouver impérativement un père à sa progéniture pharmaceutique.

Mais revenons à l’inoubliable deuxième nouvelle, « La Tête », où Chung Bora nous refait le « monstre du caca » de Dogma en nettement plus inquiétant (d’ailleurs, qui se souvient du film de Kevin Smith ?).

« J’ai été engendrée et créée par ce que vous avez jeté dans cette cuvette, les cheveux morts, les papiers souillés avec lesquels vous vous êtes essuyé le derrière, sans parler de tout le reste, voilà pourquoi je vous appelle “mère”. » Page 36.

L’éditeur cite en quatrième de couverture Eraserhead de David Lynch, Carrie de Stephen King et les Revenants de Laura Kasischke. J’imagine que le lapin maudit rattache le livre à Lynch, les passages sur les règles à Carrie, et les fantômes du féminisme à Kasischke. Pour ma part, je ne suis pas très convaincu par ces références un peu larges, auxquelles il manque d’ailleurs Kafka. Deux autres me viennent plutôt à l’esprit : Yoko Ogawa pour la sobriété chirurgicale du style et cette capacité à énoncer les pires horreurs comme si ce n’en étaient guère, et Anna Starobinets (Le Vivant) pour l’originalité organique de leurs imaginaires respectifs.

Le ton assez uniforme du recueil et son indéniable cérébralité le rendant difficile à lire à la suite, il vaut sans doute mieux picorer.

Sorcier d’Empire (Ars Obscura T.1)

Quand il n’exerce pas son activité d’illustrateur, François Baranger est aussi romancier, ayant pour particularité de varier de genre littéraire à chaque nouveau livre (et aussi, souvent, d’éditeur). Son nouvel opus, Sorcier d’empire, le premier volet d’une tétralogie, est une uchronie dans laquelle Napoléon a pris à son service, après la campagne d’Égypte, un certain Élégast, le seul véritable sorcier au monde, les autres n’étant qu’illuminés ou charlatans. Son pouvoir, aussi obscur que terrifiant, permet au Corse de dominer ses adversaires, faisant la conquête cette fois ferme de l’Espagne, de l’Angleterre et du reste de l’Europe, écrasant l’armée russe mais ne pouvant annexer le pays du fait de la venue de l’hiver. Nommé Sorcier d’Empire, comme d’autres sont promus Maréchal, le mage a l’autorisation de monter sa propre Garde Hermétique (avec un fort parfum de Waffen SS, notamment dans son caractère peu honorable et sa concurrence avec l’armée régulière). Mais… les Anglais en exil épaulés de quelques autres montent une nouvelle coalition. Mais… les Russes tentent de mettre au point leur propre technomagie à l’aide de rituels très lovecraftiens (influence logique pour qui connaît l’œuvre de Baranger). Mais… certains militaires français se défient du Sorcier et pensent qu’il a châtré Napoléon, qui lui attribue toutes ses victoires. Mais… ledit mage n’est peut-être pas le seul à être capable de manier le vrai pouvoir. Mais… Pourquoi le mage est-il si mystérieux, et pourquoi son arrivée coïncide-t-elle avec celle de ces bulles de ténèbres relâchant des monstres qui parsèment parfois la France ?

Évacuons la question de l’originalité : Napoléonien et uchronie de fantasy, c’est du déjà vu (Naomi Novik), Napoléonien et dark fantasy, idem (Django Wexler), seul l’aspect lovecraftien ajouté par-dessus peut — éventuellement – donner un vague parfum de nouveauté. Ce premier tome n’est pas désagréable, le style de l’auteur est fluide et efficace, les mystères liés au monde et à l’intrigue donnent envie d’en savoir plus, et cette entrée en matière est clairement encourageante pour la suite. Mais… pour de la dark fantasy, les personnages sont trop manichéens, le principal est très stéréotypé (avec un fort parfum de Sorceleur), cumulant en plus les tropes de l’enfant aux origines mystérieuses et de l’amnésique, les points de vue sont trop nombreux, certains dialogues, manières de réagir ou éléments d’intrigues/ worldbuilding sont naïfs ou maladroits, et l’idéologie de l’auteur transparaît parfois un peu trop dans sa prose, comme lors d’une scène hors-de-propos semblant tancer populistes et autres antivax, ou dans une présentation historiquement fausse et trop manichéenne du vilain méchant dictateur Napoléon le belliciste (on rappellera que l’essentiel des guerres napoléoniennes – à l’exception, par exemple, de la campagne d’Espagne – sont défensives). Bref, prometteur, digne de lecture, mais aussi clairement digne d’amélioration sur certains points !

L’Œuf du Dragon

En 1980, Robert L. Forward publie Dragon’s Egg, roman de hard SF dans lequel il imagine une vie sur une étoile à neutrons. Publié en France en 1984 dans la prestigieuse collection « Ailleurs & demain » des éditions Robert Laffont, puis au Livre de Poche, il n’était depuis longtemps plus disponible que sur le seul marché de l’occasion. C’est donc tout naturellement que les éditions Mnémos ont intégré ce récit indispensable dans leur récente collection « Stellaire » (qui compte aussi Superluminal, de Vonda McIntyre), dans une traduction revue par l’un des directeurs de ladite collection, Olivier Bérenval, par ailleurs auteur chez… Mnémos. À l’occasion, quelques dates ont été modifiées pour conserver l’aspect « futuriste » de l’aventure. L’auteur, scientifique éminent, nous offre l’histoire d’une évolution. De la naissance de la vie à l’irruption de l’intelligence, puis à la création d’une civilisation à même de rivaliser avec la civilisation humaine en matière de connaissances. Malgré la densité extrême de leur étoile, les Cheelas parviennent donc à la vie. À quoi ressemblent-ils ? À de petites crêpes aux multiples yeux, capables de créer des bras cristallins afin de tenir des objets. Ils sont tributaires du champ magnétique extrêmement puissant de l’étoile pour se déplacer : la direction est-ouest est facile, car elle suit les courants principaux, alors que nord et sud représentent des directions difficiles, demandant bien plus d’efforts. Grâce à des inventions ingénieuses, leur civilisation va progresser par bonds, jusqu’à remarquer et comprendre l’arrivée des humains.

En effet, une expédition est lancée depuis la Terre pour aller observer de plus près cette étoile, occasion unique. La rencontre aura lieu entre les deux civilisations. Car pour les Cheelas, le temps passe beaucoup plus vite que pour les humains : un million de fois plus vite en moyenne ! Entre le départ de l’expédition et son retour, les Cheelas ont ainsi évolué de façon extraordinaire, à toute vitesse pour des yeux humains. Tout comme le temps passe vite pour le lecteur, tant Robert L. Forward sait peindre avec talent les bégaiements, les errances et les réussites de ces êtres. On s’y attache vite, à ces Cheelas, quand bien même ils n’ont pas grand-chose pour eux. Terriblement différents de nous, tant par le physique que par les coutumes, ils passionnent cependant par leurs tribulations. Et tout cela demeure des plus vraisemblable, tant les bases scientifiques sont solides. Sans pour autant s’exposer en permanence, cette hard SF est tout à fait abordable. Seul le cahier scientifique, ajouté par l’écrivain en fin de volume, peut s’avérer un peu plus ardu sans un bagage scientifique un brin conséquent.

Cette nouvelle publication de L’Œuf du dragon est une belle initiative : madeleine de Proust pour de nombreux lecteurs qui en gardent encore un souvenir ému, mais aussi porte ouverte vers un ailleurs merveilleux et fascinant pour de nouveaux, et, souhaitons-le, nombreux nouveaux lecteurs.

Les Trois Malla-Moulgars

Comme l’évoque Maxime Le Dain, traducteur émérite du présent volume, dans sa postface, l’histoire éditoriale de Walter de la Mare en France est extrêmement réduite car, à part quelques ouvrages au tournant des années 80-90, il n’y a quasiment rien à se mettre sous la dent, alors que l’auteur bénéficie d’une certaine renommée en Angleterre, et même jusqu’aux États-Unis, puisque Robert Silverberg révèle dans sa préface l’importance qu’a eu ce livre dans son parcours d’écrivain. Afin de combler cette pauvreté éditoriale, les éditions Callidor ont la très bonne idée de nous proposer Les Trois Malla-Moulgars, splendide récit pour enfants, mais dont l’émerveillement et l’universalité du propos parleront à tous. On y suit les aventures tour à tour drolatiques et tragiques de trois singes (moulgars) d’ascendance royale (malla) qui, à la mort de leur mère, décident de quitter leur forêt pour partir sur les traces de leur père et des palaces où il retourna vivre quelques années auparavant. Le roman s’attache plus particulièrement à Nod, le plus jeune de la fratrie, souvent naïf et gaffeur, mais également très intelligent et à même de manier la magie, lumineuse, qui imprègne tout ce monde. Quelque part entre Le Livre de la jungle pour la population animale, Alice au pays des merveilles pour l’imagination permanente, Watership Down de Richard Adams pour l’aspect fantasy animalière, sans oublier Le Hobbit tolkienien, avec lequel on peut faire de nombreux parallèles, Les Trois Malla-Moulgars brille de mille feux, tant l’auteur y déploie des merveilles d’humour, de poésie et d’originalité, en veillant constamment à ne pas perdre son lecteur sous une débauche de moyens : pour extraordinaires qu’elles soient, les aventures de ses protagonistes restent éminemment crédibles et cohérentes. Vecteur principal de cette cohérence, le langage est éblouissant : inventivité, pouvoir d’évocation et de dépaysement total (ah ! les Mirmoutes, monts Arakkaboa et autres Babbaboomiers – l’une des innombrables espèces de singes rencontrées ici !), et parfaitement rendu à la traduction, il sous-tend tout le travail sur le merveilleux qu’entreprend ici l’auteur. On imagine sans peine les yeux ronds, emplis d’étoiles, qu’un tel déluge de termes exotiques susciterait chez les enfants qui se verraient conter cette histoire, comme du reste ceux de de la Mare, qui furent les premiers auditeurs et/ou lecteurs de ce livre qui leur est dédié. Mais, encore une fois, la force de l’auteur est de rendre ce récit universel, propice à émouvoir et émerveiller également les adultes. C’est donc à une invraisemblable découverte que nous convient les éditions Callidor ; invraisemblable, car il est incompréhensible qu’un tel chef-d’œuvre d’imagination soit resté inédit jusqu’à présent (il date de 1910 !). Il ne l’est plus, réjouissons-nous, comme de l’habituel travail d’orfèvre de l’éditeur sur l’objet livre, et espérons que cela permettra de relancer l’aventure éditoriale de Walter de la Mare en France !

Chimera

Après un prologue où il se met en scène en observateur désabusé du désastre environnemental et social provoqué par la paupérisation et la pression démographique dans le delta du Niger, Gert Nygårdshaug nous projette vingt ans dans l’avenir, au cœur du continent africain, dans le parc national des Virunga. Une équipe internationale rattachée au Congo Rainforest Center (CORAC) y effectue des relevés, constatant l’étiolement irrésistible de la biodiversité, y compris dans cet espace protégé. Ce groupe hétéroclite composé de botanistes, zoologistes, entomologistes, ornithologues et biochimistes, ausculte l’environnement avec conviction et passion, mais aussi le secret espoir de parvenir à enrayer le processus de détérioration. Une équipe mixte et affûtée, dirigée par Gauthier de Payens, seul lien avec le GIEC, dont le CORAC émane comme bien d’autres structures scientifiques installées au chevet d’un monde mourant. La dynamique de l’effondrement ne s’est pas ralentie, hélas. Bien au contraire, l’inertie des gouvernements, l’incurie des choix économiques, le déni et les arrangements comptables avec la réalité restent plus que jamais d’actualité, poussant bien des tempéraments optimistes à la résignation, la colère, voire au cynisme. Mais une nouvelle menace a surgi de la forêt. Une souche virale inconnue dont le patient zéro, jusque-là placide, dominait un groupe de gorilles sur les flancs de la montagne avant qu’on l’abatte pour l’autopsier. Nelson, comme l’ont surnommé les scientifiques du CORAC, était en effet l’hôte d’un virus virulent, létal et transmissible à l’homme. De quoi éradiquer une tribu indigène et susciter l’effroi.

À l’ombre de la Sixième extinction et de Stephen Hawking, dont les prédictions sur le devenir de l’humanité résonnent encore sinistrement à nos oreilles, Chimera est un redoutable page turner dont la lecture ne risque pas de provoquer que des nuits blanches. Convoquant la science et les ressorts du roman catastrophe, Gert Nygårdshaug ne se contente pas de dérouler un récit sous-tendu par l’urgence et le suspense. Il dresse le portrait crédible d’un avenir en sursis, tributaire de notre faculté à nous coltiner avec le réel d’une croissance destructrice, guidée uniquement par le profit à court terme. « Laissons la politique, les actes de guerre et la Bourse à la partie la moins évoluée de notre espèce ». Si le propos de Gert Nygårdshaug n’incite guère à la fraternité, l’auteur ne se cantonne cependant pas à dérouler le spectacle désabusé des maux suscités par les choix économiques et politiques qui confortent nos modes de vie et de consommation. L’acidification croissante des océans, les pics du pétrole et du phosphore, la stérilisation des sols et la désertification des fonds marins ou fluviaux contribuent au moins autant à l’emballement mortifère de l’anthropocène que l’effet de serre si prisé des médias. Mais, surtout, comme le pressentaient certains auteurs de SF des années 1970, la surpopulation conjuguée au développement économique sont les adjuvants puissants du désastre. Entre économie et écologie, il faudra bien un jour choisir ou envisager de coloniser l’espace avant qu’il ne soit trop tard, comme l’appelait de ses vœux Stephen Hawking.

Après la « Trilogie de Mino » (critiques in Bifrost 77, 79 & 82), dont le propos fait écho au présent roman, Gert Nygårdshaug dresse à nouveau un réquisitoire sans pitié de notre civilisation. Et si d’aucuns jugent qu’il flirte un peu trop avec le nihilisme, attendons avant de lui jeter la pierre de voir ce que nous réserve l’avenir. On pourrait le regretter.

Cristalhambra

Présent sur la scène de la SF française vers la fin du XXe siècle, Richard Canal s’est fait plus rare au début du XXIe. Récemment revenu aux affaires avec plusieurs nouvelles (dont sa participation aux Galaxiales de Michel Demuth, lauréates du Grand Prix de l’Imaginaire 2023) et le roman Upside Down (Bifrost n° 101), c’est un deuxième roman qui nous arrive : Cristalhambra. Histoire à trois voix, ce récit prend place dans un avenir où l’humanité, grâce à la maîtrise des trous de ver, a essaimé parmi les étoiles, et semble avoir trouvé un équilibre entre les différentes puissances qui la constituent. Chaque groupe, chaque Quadrant, correspond peu ou prou à une ancienne zone de la Terre, se confondant parfois avec une entreprise tentaculaire : la ShanShan Tencent Corporation (SSTC), par exemple, ou le Nouvel État Islamique (NEL). Bien entendu, chacun cherche à placer ses pions et ménager ses propres intérêts. Or, un point d’achoppement risque de déstabiliser le fragile édifice : la volonté de certains, dont la Chancelière de la Fédération, de mettre un terme à l’essaimage irraisonné de l’humanité à travers les étoiles – ceci afin de mieux gérer les terres déjà conquises. Et qui dit fin de l’expansion dit frein de la croissance commerciale, une perspective que les compagnies apprécient peu. Idem pour la propagation des idées religieuses. L’Ordre du Renouveau Charismatique et ses Templiers semblent prêts à tout pour contrecarrer les vues de la Chancelière.

Richard Canal scinde son roman en trois voix, destinées, bien entendu, à se réunir en fin de récit. Au secrétaire de la Chancelière, les rouages du pouvoir, au cœur des complots et des tentatives plus ou moins honorables pour maintenir l’ordre et l’équilibre. Au fils du puissant et tyrannique dirigeant du huitième Quadrant, Kuniaki Toshigawa, le patron, en quelque sorte, des trous de ver, les méandres de l’économie, mais aussi de la recherche spirituelle (un petit parfum du siècle précédent, avec la mode puissante du Japon et de sa spiritualité vite concassée, transformée à la sauce occidentale). Enfin, reste un jeune garçon, perdu sur une planète de glace oubliée du pouvoir et dont les maigres ressources s’épuisent… Ni d’une originalité foudroyante, ni non plus d’une finesse absolue (certains personnages sont à la limite du caricatural), l’intrigue de Cristalhambra fait son office, offrant au lecteur un moment plutôt plaisant.

Richard Canal nous est revenu, non pour bouleverser la SF, mais pour apporter sa pierre à l’édifice avec modestie et efficacité. Qui s’en plaindrait ?

Saletés d’hormones et autres complications

Si vous ne connaissez pas déjà Ketty Steward, le recueil Saletés d’hormones et autres complications est la porte d’entrée idéale pour découvrir sa plume. Ce livre regroupe différents textes déjà parus ailleurs dans différentes anthologies, ou proposé et refusé pour des anthologies thématiques, intercalant chaque nouvelle avec des poèmes, là aussi bien dans les thématiques abordées par l’autrice. De quoi parle Saletés d’hormones et autres complications ? De féminité. Du corps des femmes, de la maternité, qu’elle soit voulue ou refusée, de la filiation, du racisme, de la peur de vieillir ou de l’acceptation de l’âge, de la douleur, de la violence subie et renvoyée… Vaste programme, n’est- ce pas ? Et pourtant, ne vous détournez pas. Les nouvelles du recueil sont souvent courtes et percutantes, à l’image de « Saletés d’hormones », de « Dolorem Ipsum », de« Supervision »ou de « HeLa est là ». Elles sont organiques, bourrées d’émotions et parfois mystiques, comme « Les Flûtes de Peels » ou « Le Meilleur de l’Humanité ». Ce sont pourtant toujours pleinement des nouvelles de science-fiction parlant parfois d’un futur très proche (« Blanche-Neige et le triangle quelconque », « Mère, suffisamment bonne ») ou bien plus lointain (« Un Jeu d’enfant »), mais qui forcent le lecteur ou la lectrice à faire un pas mental de côté pour pleinement les apprécier. L’alternance entre prose et vers, voulue, le poème qui suit la nouvelle sert souvent d’épilogue ou de coda au texte qu’il précède. Ainsi, mine de rien, ligne après ligne, texte après texte, Ketty Steward raconte ce que signifie être une femme hors des canons hollywoodiens de beauté et des stéréotypes fonctionnels (le fameux « care » associé à la femme et à la mère) dans notre xxie siècle pas si émancipé que cela. Le tout sur un ton intime, et avec suffisamment de légèreté pour ne pas transformer son livre en pur essai militant, et en gardant à l’esprit le propre de la littérature de l’Imaginaire : distraire et étonner son public. Mission accomplie !

Ça vient de paraître

Le Magicien de Mars

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 119
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