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Le Cycle du Midi

L’un des principaux reproches adressés à l’utopie par ses détracteurs est qu’il ne s’y passe rien. Une fin de l’histoire – des histoires – en somme. Qu’à cela ne tienne : à partir du début des années 50, deux écrivains soviétiques de SF, les frères Arcadi et Boris Strougatski, ont entrepris l’élaboration d’un ensemble de récits prenant place dans un avenir utopique, le « Cycle du Midi ». De ce côté-ci du Rideau de fer, la publication dudit cycle s’est faite de manière anarchique, alternant entre des traductions à la fidélité discutable et un manque flagrant d’har­monisation. Il fallait bien un champion pour remettre les choses en l’état. En l’occurrence, deux champions : Viktoriya et Patrice Lajoye, spé­cialistes en science-fiction slave et plus particulièrement russe, auteurs de plusieurs ouvrages ou anthologies sur le thème (on se reportera par exemple à l’es­sai Étoiles rouges - La littérature de SF so­viétique, critiqué dans notre 88e livraison). Cette intégrale s’appuie d’ail­leurs sur le travail des Lajoye au sein de la collection « Lunes d’encre », de Denoël, avec les ré­éditions de Il est difficile d’ê­tre un dieu ou L’Île habitée.

Le « Cycle du Midi » se déroule au XXIIe siècle, soit, selon les Strougatski, le midi de l’humanité, son summum scientifique et so­ciétal. La Terre est en paix, l’abondance est de mise, le travail est aboli, on ne fait plus que des activités en dilettante, et l’humanité a commencé l’exploration de l’espace proche. Cette intégrale s’ouvre par un gros roman/ recueil inédit sous cette forme, Midi XXIIe siècle, sorte de bac à sable narratif, poussif à la lecture mais plein d’idées posant les bases du cycle – personnages, lieux et inventions. Si la Terre est donc devenue une utopie réalisée, les fléaux que sont la guerre et l’exploitation persistent au loin, et plusieurs personnages sont projetés sur des planètes arriérées. Ceux de Tentative de fuite ne sont guère plus que des touristes. Dans Il est difficile d’être un dieu, classique indéboulonnable, Anton, alias Don Roumata, n’est censé qu’être observateur, mais comment rester neutre face à un obscurantisme galopant et opportuniste ? Dans L’Île habitée, Maxim Kammerer ira de faction en faction à travers la planète sur laquelle il s’est écrasé. À l’inverse, dans Un gars de l’enfer, un jeune homme n’ayant connu que la guerre débarque sur Terre… avec quel­ques difficultés d’acclimatation. L’univers du Midi n’est pas avare en nouveaux mondes étranges. Dans Le Petit, il met en scène des explorateurs confrontés à un enfant doté de curieux pouvoirs, vivant en solitaire, ou pres­que, sur une planète tout juste découverte. L’Inquiétude suit en parallèle le quotidien d’une base scientifique surplombant une forêt, aussi dense qu’étrange, et celui des habitants de celle-ci. Quant à la colonie de physiciens de L’Arc-en-ciel lointain, elle cause une catastrophe planétaire… mais dans une ambiance curieu­sement apaisée. Il flotte sur le cycle l’ombre des Pèlerins – ces extraterrestres mystérieux ayant laissé derrière eux des ruines non moins mystérieuses, capables d’intervenir dans le devenir des civilisations, et dont on ne sait rien. Maxim Kamme­rer sera amené à lever un tant soit peu le voile sur eux dans Le Scarabée dans la fourmilière et, surtout, Les Vagues éteignent le vent, deux curieux romans adoptant la forme de rapports. Un ultime roman était prévu, mais le décès d’Arcadi Strougatski en 1991 mettra fin à cet ensemble romanesque.

Parfois aride, convoluté ou détourné, faisant preuve d’un imaginaire à mille verstes de ses homologues anglo-saxons (mais pour autant parent de l’« Ekumen » de Le Guin ou de la « Culture » de Banks), riche de réflexions, le « Cycle du Midi » est l’œuvre majeure des plus grands auteurs de SF russophones de l’ère soviétique. Cette édition complète est donc un indispensable pour tout amateur du genre.

Créateur d'étoiles

Au cours des années 1930, un écrivain an­glais s’inscrivant dans les pas de H.G. Wells a, en l’espace d’une poignée de livres, brossé une histoire du futur à l’ambition aussi étonnante que démesurée. Tous sont épuisés depuis belle lurette, et grâces soient rendues à Léo Dhayer d’avoir retraduit le plus vertigineux d’entre eux, Créateur d’étoiles.

Reprenons. Avec Les Der­niers et les premiers (1930), Olaf Stapledon a raconté l’histoire de l’humanité, ou plutôt des humanités futures, dix-huit au total, sur la bagatelle de deux milliards d’années. Son pendant, Les Derniers hommes à Lon­dres (1932), voit l’un des derniers humains, dont le monde est en proie aux feux délétères d’un soleil vieillissant, investir l’esprit d’un jeune homme du dé­but du XXe siècle, afin de l’étu­dier et de l’influencer. Ces livres ne sont pas des romans au sens strict, dans la mesure où l’on aura du mal à y trouver des personnages… à moins de considérer les races humaines successives comme autant de protagonistes. Mais tout le vertige suscité par Les Derniers et les premiers n’est rien en regard de Créateur d’étoiles (1937).

Un soir, peut-être suite à une dispute avec son épouse, le narrateur s’en va prendre l’air sur une colline. De là, son esprit s’élève vers les cieux ; bien vite, le voilà qui explore l’espace et le temps, rencontre d’autres âmes errantes, s’unit avec elles au sein d’esprits de rang supérieur, assiste à la vie de l’Univers, de ses premiers instants jusqu’à sa lointaine fin.

Plusieurs décennies après sa prime parution, de nombreux aspects de Créateur d’étoiles demeurent frappants. À commencer par la précision de l’au­teur vis-à-vis connaissances de l’époque : dans sa prose volontiers lyrique, Stapledon reste en phase avec les récentes décou­vertes du moment en astronomie, qu’il s’agisse de la pluralité des galaxies comme autant d’univers-îles, la fuite d’icelles et l’expansion de l’Univers. À cela s’ajoute une foi constante en l’es­prit « humain », que cet esprit appartienne à un homo sapiens ou à quelque créature éloignée dans l’espace et le temps, mais douée de sensibilité et de raison. Au fil des pages, l’auteur fait preuve d’une inventivité folle, pour imaginer la vie partout où elle peut apparaître… ou s’éteindre.

Il y a dans Créateur d’étoiles la matière à des dizaines de romans, et cela fait quatre-vingts ans que la SF les déploie. Interviewé sur ses liens avec Arthur C. Clarke dans notre 102e livraison, Stephen Baxter reconnaissait une manière de dynastie science-fictive, initiée par Wells, poursuivie par Stapledon, puis Clarke. La dette de l’auteur du cycle des « Xeelees » envers Stapledon est flagrante dans des romans commeExultant, Temps et Espace. De ce côté-ci de la Manche, on peut inscrire dans cette continuité le récent La Nuit du faune de Romain Lucazeau. Avec cette réédition, hautement recomman­dable pour tous les amateurs de sense of wonder, on ne peut qu’espérer la poursuite de ce déploiement.

La Terre sous l'Angleterre

Joseph O’Neill (1878-1952), inspecteur scolaire puis secrétaire du ministère de l’éducation de l’état libre d’Irlande, a signé cinq romans, dont trois de SF. Il est surtout connu pour La Terre sous l’Angleterre, paru en 1935 outre-Manche, présenté ici dans une traduction légèrement révisée, et accompagnée d’une préface érudite de Guy Costes.

Le narrateur, Antoine, qui vit dans le Cumberland, décide de partir à la recherche de son père, disparu brutalement sans laisser de traces. Il tombe dans une faille qui le propulse dans un monde souterrain, obscur mais éclairé par des lumières magnétiques d’intensité variable. Il doit tout d’abord trouver ses repères dans ce nouveau monde, éviter les créatures dangereuses, puis entreprendre un périlleux périple où les éléments naturels jouent contre lui… Après quelque temps, il va croiser ses premiers hommes… et regretter de l’avoir fait. Car la société qui vit dans cet univers souterrain a tous les traits de la dystopie. En effet, il s’aper­çoit vite que la plupart des habitants, tous silencieux, paraissent éteints, sans volonté propre, et ne font qu’accomplir des tâches répétitives et monotones. Certains ont déve­loppé un pouvoir télépathique leur permettant d’imposer leur volonté à leurs congénères, et n’hésitent pas à y recourir, pas tant à des fins purement personnelles que pour servir la cause – celle de la survie de leur société, qui descend en droite ligne des Romains, dont elle a conservé nombre d’aspects. Pour le bien commun, chacun doit donc jouer son rôle, y compris celui de simple rouage de la machine, sans aucune distraction afin d’améliorer efficacité et rendement, quitte à recourir aux puissances de l’esprit pour contraindre qui a besoin de l’être. Cette société aliénante et inhumaine, on devine aisément qu’elle se veut une critique acerbe de toute forme d’embrigadement qui dés­humanise (rappelons que le livre paraît en 1935, alors que l’Allemagne nage en plein nazisme), aussi l’auteur, au travers des yeux d’Antoine, nous la décrit précisément : après une tentative d’asservissement ratée de notre héros, le Maître du Savoir tente la méthode douce en lui présentant les rouages de la société. Malgré la minutie de la description qui révèle peu à peu une évidente grandeur de la vision d’ensemble (un trait qui n’a pas manqué d’induire en erreur certains criti­ques, qui ont qualifié ce roman de « fasciste »), Antoine, et le lecteur avec lui, ne peut que rejeter cette société prônant l’annihilation de tout ce qui fait la force et les caractéristiques de l’âme humaine.

Classique des terres creuses un brin daté, La Terre sous l’Angleterre se révèle ainsi un roman aussi prenant qu’éminemment poli­tique dans son rejet du totalitarisme.

Noon du soleil noir

On savait Laurent Kloetzer fan de Fritz Leiber depuis Le Royaume blessé, qui y faisait référence (avec Tolkien et Howard) sous la forme d’un personnage portant son second prénom, Reuter. Il revient ici sous son incarnation bicéphale de L.L. Kloetzer – le se­cond « L » pour Laure, son épouse –, dans un récit initié sous forme de nou­velle, mais étendu aux dimensions d’un roman à la demande de leurs filles auxquelles est dédié le présent livre. Sauf que cette fois-ci, la référence est évi­dente, puisque les auteurs ont décidé de situer leur histoire ni plus ni moins que dans le monde du « Cycle des Épées » ! On y trouve ainsi Ilthmar, le Pays Qui Coule, et quantité d’autres références. Lankhmar, la cité mythique de Nehwon, n’est pas citée nommément, mais c’est pourtant bien elle qui sert de cadre au récit, sous son surnom de Cité des Toges noires. Pas de Fafhrd ni de Souricier Gris non plus, mais certaines figures de voleuse ou de rat ne seraient pas totalement étrangères aux récits de l’auteur américain. Les lecteurs qui ne connaîtraient pas Leiber n’ont toutefois pas de quoi s’inquiéter : si le monde est bien celui de Nehwon, si les clins d’œil sont réguliers, cette histoire se veut totalement indépendante.

Yors gagne tant bien que mal sa vie en proposant ses services aux visiteurs de la cité. C’est ainsi qu’il devient l’acolyte de Noon, qui fait commerce de sorcellerie. Un jeune homme doté d’une conception assez spéciale de son métier : ainsi ne fait-il pas nécessairement payer ses interventions, au grand dam de Yors. Quand un jeune noble venu d’une lointaine région est agressé et tué, notre sorcier prend les choses en main, sentant quelque magie à l’œuvre dans l’ombre…

Le duo bâti par les Kloetzer fonctionne à merveille dans le registre du contrepoint : l’excitation perpétuelle de Yors répondant à la calme sobriété de Noon. Leurs relations mi-conflictuelles mi-complices sont alternativement explosives et fécondes – soutenues par un humour omniprésent pimenté par Meg, une servante qui s’avère vite dotée d’un solide caractère. Un duo comique est né, de ceux qu’on aime à suivre au gré de diverses aventures, ce qui est d’ores et déjà prévu puisqu’une suite est annoncée. L’histoire, quant à elle, est relativement classique mais bien menée, assemblant différents éléments sans rapport les uns avec les autres, avant que tout prenne sens dans la deuxième partie du récit. La structure de nouvelle étendue aux dimensions d’un roman se fait du reste légèrement sentir, certains chapitres semblant peu en rapport avec le reste (mais néanmoins bienvenus dans la construction de l’univers et des protagonistes). La langue, elle, est précise, sait se faire tour à tour raffinée et familière, au gré des dialogues de tel ou tel personnage.

Noon du Soleil noir opère ainsi un retour aux sources de l’enchantement de la plus belle fantasy, celle qui propose un dépaysement intelligent, alliant style et légèreté, et rehaussée de très évoca­trices illustrations signées Nicolas Fructus.

On attendra le deuxième tome avec impa­tience.

La Montagne aux licornes

Enfin ! Enfin un nouveau roman de Michael Bishop nous arrive, et c’est un événement. Car cet auteur très rare en France (jugé peu vendeur) est toujours intéressant, et ce n’est pas La Montagne aux licornes, paru en 1988 et traduit ce jour, qui démentira ce constat.

Libby s’occupe d’une petite ferme dans le Colorado, aidée par un indien ute muache, Sam. Quand elle apprend que Bo, le cousin de son ex-mari, est at­teint du sida – et donc condamné, car il n’existe alors aucun traitement, ce qui inscrit ferme­ment ce roman dans sa période d’écriture –, elle décide de l’accueillir chez elle, d’autant plus que Bo est maltraité par sa famille incapable de comprendre son homosexualité. Un nouveau venu, donc, auquel elle aura du mal à cacher son secret : des licornes résident sur les hauteurs des montagnes avoisinant sa ferme, où elles traversent régulièrement une porte vers un autre monde. Parmi les protagonistes, on citera également Alma/Paisley, la fille de Sam, tiraillée entre ses origines indiennes et latino, et promise à un rôle de sorcière pour les utes.

Les éléments réunis par Bishop – les licor­nes, le sida et plus généralement la maladie, qui touche aussi ici les animaux fabuleux, la communauté ute muache – sont si disparates qu’on a du mal à savoir dans quelle direction va aller le récit. Ce qui n’empêche pas la magie de fonctionner, tant Bishop excelle à dresser des portraits d’êtres humains blasés ou épuisés – voire désespérés, dans le cas de Bo –, mais qui continuent de se battre pour insuffler vie et espoir dans leur existence. Leurs interactions, parfois tendues, parfois tendres, toujours teintées d’humour, sont finement décrites, et font la force de ce roman dont le matériau principal est l’humain, ses failles mais aussi sa générosité ou son altruisme. Au milieu de ces personnages, les licornes vont faire office de ré­vélateur, ajoutant une coloration de fantasy au précipité savamment concocté par Bishop ; on y croise aussi quelques fantômes. Plus qu’à une histoire ayant un début et une fin – ou même une explication à la présence de licornes et d’un univers parallèle –, l’auteur propose une tranche de vie des plus immersives où quel­ques trouvailles (la publicité pour les préservatifs, la ruée des licornes…) viennent dynamiser la ruralité tranquille qui caractérise la vie de Libby et Sam.

Signalons pour finir que cet indispensable roman est publié dans la nouvelle collection « Le Bateau-Feu », présentée par l’éditeur bordelais « sous le signe du réalisme magique, du surréalisme et du fantastique social », collection qui, pour son démarrage, propose aussi des reprises de novellas de Rhys Hughes et Jack Cady parues dans Fiction, et un texte de Pierre Dubois. Pour notre part, on espère que cette collection — ou une autre – saura nous proposer d’autres romans de Bishop restés injustement inédits.

Darwyne

Darwyne vit tout là-haut, à Bois Sec, au-dessus de la ville, la vraie, avec ses rues goudronnées, sa climatisation et son réseau EDF sur lequel les gens d’ici se greffent comme ils peuvent en toute illégalité. Un bi­donville, en somme, manière de trait d’union entre la civilisation et la jungle qui l’enserre de partout, ersatz d’urbanisation écrasé de chaleur, noyé par les pluies tropicales, où on survit plus qu’on ne vit, dans la promiscuité et sous les tôles ondulées, dans l’espoir d’un titre de séjour qui ne viendra jamais. Darwyne a sa mère. Qu’il vénère. Aussi belle que lui est laid, aussi grande qu’il est minuscule, contrefait, et qui l’emmène à la messe, parce que la foi, c’est tout ce qu’elle possède. Et sa grande sœur, qui a quitté Bois Sec pour la banlieue et un appartement, un vrai, la fierté de la mère, la preuve qu’a­près tout, quitter ce cloaque n’est pas qu’un rêve insensé. Et puis il y a ses beaux-pères, que Dar­wyne numérote à mesure qu’ils se succèdent, ces types souvent violents, perdus, qu’il déteste non pas parce qu’ils le battent, mais parce qu’ils lui soustraient sa mère. Et enfin il y a cette édu­catrice des services sociaux. Mathurine. Qui tourne autour de tout ce petit monde. Questionne la mère et bientôt lui, Darwyne. Mathurine lui dit des choses étranges, des choses qu’on ne lui a jamais dites. Lui répète qu’il n’est pas « un sale petit pian dégueulasse bon qu’à faire honte à sa mère ». Qu’il est même un enfant exceptionnel, littéralement. Que sa connaissance intuitive du monde animal est fascinante et qu’elle fait de lui un être remarquable. Car quand Darwyne se retrouve seul au cœur de la jungle, là où il se réfugie quand le monde des hommes lui fait défaut, par-delà la misère de Bois Sec et son humanité brutale, mesquine, aveugle, il se passe quelque-chose

Ingénieur agronome de formation (il fut notamment chargé de mission pour le parc amazonien de Guyane, et directeur adjoint du parc national de Guadeloupe), Colin Niel s’est découvert sur le tard une vocation littéraire teintée de polar. Tant mieux, pour lui comme pour nous. Bardée de prix, son œuvre rencontre un succès critique et public im­médiat et mérité, notamment sa « série guyanaise », dont Obia, le 3e opus (sur quatre), rafle les prix Quai du Polar, 20 Minutes et Michel Lebrun. En 2019, son excellent ro­man Seules les bê­tes est porté à l’écran, non sans réussite, par Dominik Moll. A­près une incartade en Afrique (au moins partielle) avec Entre fauves (2020), il retrouve ici ses terres guyanaises de prédilection, quand bien même la géographie dans laquelle s’inscrit le présent roman demeure volontairement assez floue. Co­lin Niel excelle dans la mise en rapport entre l’humain et la na­ture qui l’entoure, qu’il l’aime ou qu’il la détruise, qu’il en fasse un refuge ou une force à combattre. Avec cette première in­cursion dans le registre d’un fan­­tastique teinté de magie plus que de polar, il fait de cette ambivalence l’un de ses moteurs nar­ratifs, l’autre étant les rapports filiaux et l’amour éperdu d’un fils pour une mère inapte à lui rendre cet élan. En résulte un livre poignant mais jamais grandiloquent, brutal mais ja­mais complaisant, une ode à la différence et au respect, du monde qui nous entoure, de l’autre, de soi-même… Un bien beau livre.

Body Snatchers - L'invasion des profanateurs

1976, Mill Valley, charmante petite ville de Californie qui semble tout droit sortie de 1955, l’âge d’or américain. Becky Driscoll obtient de Miles Bennell, médecin généraliste, qu’il rende visite à sa cousine Wilma. Celle-ci est persuadée que l’oncle Ira n’est plus lui. Très vite, d’autres habitants affirment qu’il en va de mê­me pour leurs proches. Miles consulte son ami Manfred Kauf­man, thérapeute réputé, qui diagnostique l’illusion collective en se basant sur de solides pré­cédents. Un soir, l’écrivain Jack Belicec presse Miles et Becky de se rendre chez lui. Il a dé­couvert un corps au sous-sol, d’apparence humaine mais qui ne semble pas plus mort que vivant, et ne présente aucune empreinte digitale. La contagion de Mill Valley n’est pas hystérique mais bien réelle, l’invasion des cosses a déjà commencé…

Réglons tout de suite l’affaire, Body Snat­chers est un chef-d’œuvre, indispensable de nos bibliothèques. Il a donné lieu, entre autres, à deux adaptations magistrales au cinéma, celle de Don Siegel en 1956, puis de Philip Kaufman en 1978, liées d’ailleurs par un subtil crossover. L’édition ici proposée, celle révisée par Jack Finney et parue en 1978, s’accompagne d’une belle et éclairante postface de Sam Azulys qui ajoute au bonheur de lecture. Nous y renvoyons donc pour l’historique de l’œuvre et ses adaptations.

Qu’est-ce qui fait de ce roman un classique ? Lorsque Finney l’écrit, l’envahisseur végétal issu de l’espace est, en science-fiction, une thématique secondaire mais déjà installée. Sans remonter à H. G. Wells et l’algue rouge deLa Guerre des mondes, il suffit d’évoquer Le Jour des Triffides de John Wyndham, paru quatre ans avant la première parution de Body Snatchers. Finney présente un même souci de vraisemblance dans la description organique, à ce point riche d’ailleurs que l’on en oublie certaines caracté­ristiques : des spores, répandus dans une dé­charge, dupliquent dans un premier temps tout ce qui leur tombe sous la cosse, le vivant mais aussi des objets inanimés, manche de bois ou jus de fruit.

Par ailleurs, l’infra-envahisseur est également un genre éprouvé. Dès 1938, La Chose de John W. Campbell confère à la créature des propriétés métamorphiques : «  Un monde à prendre – à condition qu’elle nous copie ! » (parution en « Une Heure-Lumière », critique dans Bifrost n° 101). Marionnettes humaines, de Robert A. Hein­lein, développe en 1951 la notion pragmatique d’hôte. Ajoutons pour 1953 L’Homme démoli, d’Alfred Bester, avec l’idée d’une surveillance continuelle de l’être intérieur et, l’année d’après, « Le Père truqué », nouvelle de Philip K. Dick dans laquelle un petit garçon est convaincu que son père a laissé place à un sosie malfaisant. Or 1953 est aussi l’année où Chris­tine Costner Sizemore, discrète mère au foyer de vingt-six ans, est diagnostiquée comme schizophrène à personnalités multiples par les docteurs Corbett H. Thigpen et Hervey M. Cleckley, ce dernier ayant par ailleurs fixé les critères de la psychopathie. Une première dans l’histoire de la psychiatrie, Sizemore et ses médecins prouvent l’inadmissible : l’Américain moyen est plusieurs.

Ce qui fait de Body Snat­chers un classique indémoda­ble est à la fois sa vraisemblance et son pouvoir métaphori­que. La vraisemblance est un magistral effet littéraire totalement contre-intuitif et qui prend à re­bours le lecteur. C’est parce que l’oncle Ira est en tout point lui, jusqu’à une petite cicatrice sur la nuque, qu’il est une parfaite du­plication. La preuve, rien n’a changé, c’est donc qu’il est autre. Les copies con­servent la mémoire et les habitudes de leurs modèles, mais débarrassées des tracas sen­timentaux et des aspirations vaines, comme l’ambition et l’orgueil.

Quant au pouvoir métaphorique du roman, il se dévoile dans son contexte original de parution, les années cinquante. Effet d’une époque, le récit autorise une double lecture : la contamination de la population américaine par des agents soviétiques infiltrés, ou la persécution induite par les effets résiduels du Maccarthysme finissant. Les doubles négligent leurs pelouses et la peinture des façades, attaque discrète mais virulente de Finney envers l’American way of life. C’est en devenant terne que l’Amérique demeurera à tout prix. L’auteur s’est toujours défendu d’avoir proposé une visée politique, ce qu’il soutient encore tardivement dans une correspondance échangée avec Stephen King et en partie rapportée dans Anatomie de l’horreur. Reste que la métaphore permet pareilles lectures, et occasionne dans tous les cas une sévère paranoïa.

D’ailleurs Jack Finney joue habilement de la dissociation par effets opposés. Le médecin généraliste local est une figure littéraire typiquement américaine, un véritable outil narratif qui permet de se déplacer aisément en tous lieux de la ville. On est en terrain connu, mais en même temps Miles et Becky sont tous deux divorcés, ce qui les situe d’entrée dans la marge. C’est leur différence qui leur permet de rester identiques.

La culture américaine, si policée d’apparence, présente une non-concordance entre l’être et le paraître, l’apparence et l’intention. En ce sens, la version Body Snatchers de 1978, qui demeure très fifties, conserve cependant toute sa pertinence, à l’ère post Viêt-Nam et Watergate. Et elle demeure d’une étonnante actualité, en un temps du questionnement multiple des identités et, dans une triste et chaude actualité aux États-Unis, de la naissance à tout prix. La vie est une valeur en soi, les cosses ne diraient pas autrement…

L’ennui, avec le Body Snatchers de Jack Finney, est qu’il a toujours raison. C’est aussi sa force.

Le Voleur (La Maison des jeux T.2)

Deuxième volet de la trilogie de « La Mai­son des Jeux », Le Voleur nous emporte dans la Thaïlande de 1938. Après Thene, la joueuse du Serpent (cf. Bifrost n° 106), c’est au tour d’un certain Remy Burke, anglo-français « bon joueur, quoique sans éclat », d’être au centre de l’histoire. Provoqué par un adversaire aussi retors qu’ambitieux, il se retrouve embarqué dans une partie de cache-cache restreinte aux frontières du pays. Une fois qu’il aura été trouvé et touché par son adversaire, les rôles s’inverseront. Les enjeux sont énormes pour Remy, qui a misé une partie essentielle de lui-même. Le compte à rebours est lancé.

Alors que le Serpent se concentrait dans les canaux et ruelles de Venise, le gros du Voleur prend place dans la jungle, car Remy doit fuir, se cacher, toujours avancer, ses en­nemis sans cesse sur ses talons. La tension du héros, en véritable bête traquée, est admi­rablement rendue. L’ambiance est paranoïa­que à souhait car, en raison de son allure même, Remy Burke ne peut guère passer inaperçu dans les campagnes thaïlandaises. D’autant que son adversaire semble doté d’une main bien plus avantageuse que la sienne ; n’importe qui peut en un claquement de lan­gue trahir la position du pauvre Remy auprès d’un atout jouant pour l’autre camp. Les dés seraient-ils pipés ? Pourquoi les arbitres de la Maison des Jeux ne sont-ils pas intervenus ? Quels sont les intérêts en jeu ? Remy, au-delà de sa fuite éperdue, de­vra trouver des réponses…

Dans un premier temps, les réflexions, délicieuses, sur le concept de jeu qui parsemaient Le Serpent, se font rares, laissant place à des pensées sur la prière ou la rédemption. Mais le plaisir du jeu est trop fort, et à mesure des pérégrinations du héros traqué, les narrateurs, qui nous convient à leur table, régalent à nouveau le lecteur en détaillant les vertus tentaculaires du jeu.

À mesure que l’histoire avance, rendant visibles de nouveaux segments de cette énigmatique Maison des Jeux, des pans entiers de mystère se déploient, interrogeant les limites – pour peu qu’il y en ait – de cette organi­sation secrète défiant le temps et l’espace.

Quarante-quatre chapitres pour le premier tome, quarante-trois pour celui-ci. Le troisième, Le Maître (qui paraîtra en janvier 2023), en comportera-t-il quarante-deux, nombre emblé­matique s’il en est ? Ce n’est là qu’une question anecdotique parmi toutes celles qui attendent le lecteur.

Voilà une lecture fort réjouissante, et qui prépare un final que l’on espère aussi délectable.

Sorrowland

Après L’Incivilité des fantômes (cf. Bifrost n° 98) et Les Abysses (cf. Bifrost n° 100), les Forges de Vulcain continuent la traduction en français de l’œuvre de Rivers Solomon avec Sorrowland, nouvelle plongée dans les interstices de l’histoire états-unienne. Le préambule rend ainsi hommage aux premières Nations concernées par les territoires où l’action va se dérouler.

Vern, adolescente africaine-américaine, s’échappe de la secte dans laquelle elle a grandi, les Enfants de Caïn, dans laquelle tout est fait pour se protéger des « diables blancs » – une sorte de Nation of Islam mais version chrétienne. Chaque membre y est nommé selon une auguste figure de l’histoire noire des États-Unis. Les références et clins d’œil historiques sont nombreux, des quarante acres du Domaine Béni des Caïniens jusqu’au choix du nom de cette secte, sorte de pied de nez à Cham, fils de Noé, dont la descendance déclarée maudite permis de justifier d’un point de vue religieux la traite négrière.

Vern, enceinte du révérend au moment de la fuite, va accoucher de jumeaux dans la forêt. Traquée, elle y apprend la survie à ses deux enfants, faisant fi des conventions de genre. Le danger plane en permanence, alors que le corps de l’adolescente subit des transformations, des altérations qui l’interrogent. Serait-ce l’influence néfaste et protéiforme de la secte qui se perpétuerait ? Déterminée à protéger ses enfants autant qu’à découvrir la vérité sur le mal qui l’afflige ou la réalité derrière la façade des Enfants de Caïn, Vern quitte finalement cette forêt, en quête de réponses, dans un périlleux et rocambolesque road-trip.

Les scènes de vie quotidienne font place à des scènes d’actions, entrecoupés de cauchemars plus vrais que nature. Du body horror sur fond de paranoïa et d’hallucinations, mais aussi d’une critique acerbe tant du patriarcat que de l’impérialisme interne des États-Unis. L’évolution de l’histoire est assez inattendue et malgré quelques passages un peu plus en-deçà, le roman se laisse lire avec plaisir – entrecoupé de frissons.

Rivers Solomon s’est fait une place dans les littératures de l’Imaginaire avec ses deux premiers romans, et tout en continuant d’explorer les thèmes qui lui sont chers, signe un nouveau texte plein de tripes, de colères mais aussi d’espoirs.

La Révolte d'Ardathia

L’Apprentie est une jeune maison d’édition bordelaise, sorte d’éditeur école qui offre aux étudiants se destinant au métier l’opportunité de se faire les dents et qui semble pour l’heure se vouer à un travail patrimonial. Leur catalogue, bien qu’encore succinct, compte quelques noms qui parleront aux amateurs d’imaginaire ou de littérature populaire : Edith Wharton, Gaston Leroux ou Maurice Leblanc. L’initiative qui mérite que l’on s’y intéresse.

Pour cette livraison de printemps, L’Apprentie a exhumé l’auteur américain Francis Flagg (1898-1946), de son vrai nom Henry George Weiss, qui fut parmi les premiers à publier de la science-fiction – que l’on appelait encore scientitfiction –, dans les pages du tout premier magasine dédié à notre genre de prédilection, Amazing Stories, tout juste lancé par Hugo Gernsback.

Ce livre reprend les deux récits que Francis Flagg a consacré à l’univers d’Ardathia : « Les Cités d’Ardathia » (mars 1932) et « L’Homme-Machine d’Ardathia » (novembre 1927) qui tous deux ont connu l’heur d’une précédente édition française dont les traductions sont ici reprises. Celle de France-Marie Watkins pour le premier qui figurait dans l’anthologie de Jacques Sadoul Les Meilleurs récits d’Amazing Stories (J’ai Lu, 1974) et celle de Georges H. Gallet dans son anthologie Escale dans l’Infini (Le Rayon Fantastique, 1954), qui fut la première du genre dans notre pays. Francis Flagg est aujourd’hui totalement oublié si tant est qu’il n’ait jamais été connu en nos contrées, où un seul autre de ses textes fut publié.

Le récit initial est constitué de deux parties bien distinctes. La première nous présente un univers qui n’est pas sans rappeler celui du Métropolis de Fritz Lang. Le XIXe siècle avec ses usines concentrationnaires est tout proche encore de cette Amérique libérale, pour le meilleur comme pour le pire, Amérique où il est alors possible de publier un tel texte franchement marqué par la gauche prolétarienne. On y assiste à la révolte de la classe ouvrière et à l’écrasement d’icelle par la caste au pouvoir. On y voit aussi la fille du magnat de l’acier, qui a connu les affres de la vie des prolétaires, être victime d’un syndrome de Stockholm avant l’heure et intervenir pour améliorer le sort des plus démunis grâce au machinisme… mais les plus réactionnaires entendent eux aussi user afin d’en finir avec le risque d’une révolte ouvrière. La seconde partie met en scène un de ses descendants de cette dame qui découvre, bien des siècles plus tard et à la faveur d’un accident, que le monde des machines d’Ardathia, aseptisés et déshumanisé, n’est pas la seule réalité. Bien que n’étant nullement un luddite à tous crins, Francis Flagg interroge dès les années 30 le bien fondé d’un machinisme paroxystique, une question qui ne cessera de hanter la SF maintenant plus que jamais. Il questionne la place de l’homme dans la civilisation : Esclave au service de la Machine ou esclave des machines à son service ?

« L’Homme-Machine d’Ardathia » va avant tout interpeler le lecteur d’aujourd’hui par son indigence stylistique bien que ce texte fût parfaitement conforme à ce que Gernsback attendait de ses auteurs : description surtout technique de futurs qui chantent. Un cyborg venu de 30 000 ans dans l’avenir rend visite à un homme du XXe siècle auquel il essaie de décrire les merveilles de l’avenir tout en s’étonnant de ce que ce passé ne soit pas aussi primitif qu’il l’imaginait. Selon la manière de faire d’alors, on tient le récit d’une personne mise au fait des propos de l’homme du futur et de son interlocuteur qui finira à l’asile. C’est la question de l’homme augmenté qui est au cœur de ce texte en une époque, avant la crise de 29, où l’on avait encore une grande confiance en l’avenir de l’humanité ; laquelle a aujourd’hui totalement disparu sous le tsunami d’un pessimisme actuel ne voyant dans l’augmentation de l’humain que ruine de l’âme bien que tout le monde n’en ait pas moins son deuxième cerveau au bout des doigts. Les questions portées par la SF de Francis Flagg dès les années 30 restent totalement pertinentes presque un siècle plus tard. Le volume est préfacé par Francis Saint Martin. À redécouvrir.

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