Le Cycle du Midi
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L’un des principaux reproches adressés à l’utopie par ses détracteurs est qu’il ne s’y passe rien. Une fin de l’histoire – des histoires – en somme. Qu’à cela ne tienne : à partir du début des années 50, deux écrivains soviétiques de SF, les frères Arcadi et Boris Strougatski, ont entrepris l’élaboration d’un ensemble de récits prenant place dans un avenir utopique, le « Cycle du Midi ». De ce côté-ci du Rideau de fer, la publication dudit cycle s’est faite de manière anarchique, alternant entre des traductions à la fidélité discutable et un manque flagrant d’harmonisation. Il fallait bien un champion pour remettre les choses en l’état. En l’occurrence, deux champions : Viktoriya et Patrice Lajoye, spécialistes en science-fiction slave et plus particulièrement russe, auteurs de plusieurs ouvrages ou anthologies sur le thème (on se reportera par exemple à l’essai Étoiles rouges - La littérature de SF soviétique, critiqué dans notre 88e livraison). Cette intégrale s’appuie d’ailleurs sur le travail des Lajoye au sein de la collection « Lunes d’encre », de Denoël, avec les rééditions de Il est difficile d’être un dieu ou L’Île habitée.
Le « Cycle du Midi » se déroule au XXIIe siècle, soit, selon les Strougatski, le midi de l’humanité, son summum scientifique et sociétal. La Terre est en paix, l’abondance est de mise, le travail est aboli, on ne fait plus que des activités en dilettante, et l’humanité a commencé l’exploration de l’espace proche. Cette intégrale s’ouvre par un gros roman/ recueil inédit sous cette forme, Midi XXIIe siècle, sorte de bac à sable narratif, poussif à la lecture mais plein d’idées posant les bases du cycle – personnages, lieux et inventions. Si la Terre est donc devenue une utopie réalisée, les fléaux que sont la guerre et l’exploitation persistent au loin, et plusieurs personnages sont projetés sur des planètes arriérées. Ceux de Tentative de fuite ne sont guère plus que des touristes. Dans Il est difficile d’être un dieu, classique indéboulonnable, Anton, alias Don Roumata, n’est censé qu’être observateur, mais comment rester neutre face à un obscurantisme galopant et opportuniste ? Dans L’Île habitée, Maxim Kammerer ira de faction en faction à travers la planète sur laquelle il s’est écrasé. À l’inverse, dans Un gars de l’enfer, un jeune homme n’ayant connu que la guerre débarque sur Terre… avec quelques difficultés d’acclimatation. L’univers du Midi n’est pas avare en nouveaux mondes étranges. Dans Le Petit, il met en scène des explorateurs confrontés à un enfant doté de curieux pouvoirs, vivant en solitaire, ou presque, sur une planète tout juste découverte. L’Inquiétude suit en parallèle le quotidien d’une base scientifique surplombant une forêt, aussi dense qu’étrange, et celui des habitants de celle-ci. Quant à la colonie de physiciens de L’Arc-en-ciel lointain, elle cause une catastrophe planétaire… mais dans une ambiance curieusement apaisée. Il flotte sur le cycle l’ombre des Pèlerins – ces extraterrestres mystérieux ayant laissé derrière eux des ruines non moins mystérieuses, capables d’intervenir dans le devenir des civilisations, et dont on ne sait rien. Maxim Kammerer sera amené à lever un tant soit peu le voile sur eux dans Le Scarabée dans la fourmilière et, surtout, Les Vagues éteignent le vent, deux curieux romans adoptant la forme de rapports. Un ultime roman était prévu, mais le décès d’Arcadi Strougatski en 1991 mettra fin à cet ensemble romanesque.
Parfois aride, convoluté ou détourné, faisant preuve d’un imaginaire à mille verstes de ses homologues anglo-saxons (mais pour autant parent de l’« Ekumen » de Le Guin ou de la « Culture » de Banks), riche de réflexions, le « Cycle du Midi » est l’œuvre majeure des plus grands auteurs de SF russophones de l’ère soviétique. Cette édition complète est donc un indispensable pour tout amateur du genre.