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La science-fiction en France dans les années 50

Quand le terme de « science-fiction » est apparu en France, dans l’immédiat après-guerre, on a vu naître des supports qui ont fait date, comme les revues Fiction et Galaxie, et les collections « Anticipation », « Le Rayon fantastique » et « Présence du futur », mais aussi des entreprises moins durables ou moins convaincantes. Le but premier de ce livre est de les examiner en détail, d’évaluer leur contenu et de présenter leurs créateurs et animateurs, souvent tombés dans l’oubli.

Deux principes ont guidé son auteur : traiter une période s’étendant de la fin de la Seconde Guerre mondiale jusqu’à Mai 68, et composer non pas « un ouvrage savant mais (…) plutôt une œuvre d’amateur » et «  une promenade curieuse ». Sur le premier point, rien à dire : Mai 68 a représenté une rupture, y compris pour Notre Club. Sur le second, mon opinion est plus nuancée, car il détermine à la fois l’intérêt de l’ouvrage et ses limites.

Cet intérêt – indéniable – est de nous faire découvrir par le menu des collections et des revues éphémères et oubliées : s’appuyant sur une abondante documentation, l’auteur ressuscite toute une galerie d’acteurs du genre, doublés parfois « d’aventuriers de l’édition ». Pour chaque support, on peut lire un historique détaillé de son évolution, des biographies de ses animateurs et un aperçu critique de leurs productions. On découvre alors un véritable bouillonnement créatif, en lequel Francis Saint-Martin voit le creuset de ce qu’est devenue la science-fiction en France, ainsi que des écrivains, des éditeurs, etc., à la trajectoire parfois fascinante, même si les biographies émaillant le texte sont parfois – l’auteur le reconnaît lui-même – de longues digressions.

Mais là où le bât blesse, c’est que le tout ne fait pas vraiment un ouvrage d’histoire, fût-elle seulement éditoriale. La période traitée a été le théâtre de grands questionnements dans la société française, dont la science-fiction s’est souvent fait l’écho. On pense au rapport d’amour-haine avec les États-Unis (voir, par exemple, les réactions de certains lecteurs de Fiction aux textes de Poul Anderson), à la décolonisation (voir, toujours dans Fiction, la polémique autour du roman de Francis Carsac, Ce monde est nôtre), etc. Or, cet aspect de l’histoire du genre est ici passé sous silence, ainsi que la revendication de légitimité qui parcourt cette histoire comme un fil rouge, sans parler des querelles internes à Notre Club, qui eurent parfois leur importance : on pence à celle, célèbre, qui suivit l’interview de Robert Kanters, directeur de « Présence du futur », dans Le Monde en 1967, interview que l’auteur ne cite que brièvement – oubliant au passage qu’elle fut donnée à l’occasion de la parution du centième volume de la collection, le premier roman français publié depuis belle lurette, et omettant de mentionner la tribune libre que rédigèrent en réponse Alain Dorémieux, Jacques Goimard et Gérard Klein. Autre sujet d’insatisfaction pour un ouvrage qui se voudrait documentaire, l’auteur cite rarement ses sources et se dispense de bibliographie. Et s’il y a bien un index, il est uniquement onomastique et tous les noms n’y figurent pas.

En fait, La Science-fiction en France dans les années 50 a été écrit par un collectionneur pour d’autres collectionneurs. En attestent le soin presque maniaque avec lequel sont énumérées toutes les variantes de couvertures de la « Série 2000 » («  vingt-quatre parutions (…) pour plus de quarante volumes physiquement différents  ») et le recours au vocabulaire de l’héraldique pour décrire les différents logos de « Science Fiction Suspense ».

Bref, un ouvrage réservé aux initiés souhaitant parfaire leur initiation, et que ne rebuteront ni la maîtrise hasardeuse de la conjugaison, ni la fréquente maladresse du style, ni le caractère incongru de certaines illustrations – je ne parle pas des couvertures de livres et de revues, dont l’abondance et la richesse méritent des louanges, mais des photos de lampadaire, de fauteuil, de transistor, etc., style années 50, et des fonds de page reproduisant, je présume, des motifs de papier peint de la même époque.

Le Stratagème du corbeau

Les lecteurs qui auront survécu à la lecture du Gambit du Renard seront heureux d’apprendre que sa suite, Le Stratagème du Corbeau, vient de paraître. Avec son premier roman, Yoon Ha Lee signait l’un des romans les plus singuliers, mais aussi les plus difficiles d’accès de ces dernières années. Il fallait s’accrocher au minimum une bonne centaine de pages avant de commencer à saisir les tenants et aboutissants de cet univers ô combien complexe, tant du point de vue sociétal que des lois physiques le régissant, mais le résultat valait bien qu’on s’en donne la peine.

La bonne nouvelle, c’est qu’aucun effort supplémentaire n’est nécessaire pour attaquer ce deuxième volet. On renoue avec un monde désormais familier, jusque dans ses coutumes les plus étranges et ses rituels les plus codés. On retrouve également la figure du général Jedao, héros du volume précédent, même s’il n’est plus exactement celui qu’il était. Par ailleurs, l’auteur multiplie cette fois les points de vue et élargit la vision que l’on pouvait avoir de cet univers. L’aspect militaire, quant à lui, n’est plus prépondérant, les hérétiques qui constituaient la menace principale dans Le Gambit du Renard sont progressivement relégués au second plan, et l’intrigue se focalise davantage sur les perpétuelles luttes de pouvoir à la tête de l’Hexarcat. Mais celle-ci reste dans l’ensemble toujours très basique : après avoir réanimé le général Jedao pour lutter contre une menace extérieure, il convient de le remettre dans sa boîte avant qu’il ne se retourne contre ses créateurs. Comme son prédécesseur, Le Stratagème du Corbeau est un livre fascinant dans la description méticuleuse d’une société d’une complexité et d’un raffinement inouïs, mais somme toute très (trop) classique dans ses enjeux et le déroulement de son intrigue. Il faudra attendre l’ultime volet et la conclusion de cette histoire pour décider si la trilogie de Yoon Ha Lee est à classer parmi les œuvres majeures de la science-fiction contemporaine ou s’il ne faut pas y voir davantage qu’un bel exercice de style.

Naufragés de l'espace

[Critique commune à Criminels de guerre et Naufragés de l’espace]

Depuis 2012, les éditions Critic ont entamé une réédition de la quasi-intégralité de l’œuvre de P.-J. Hérault – à une exception de taille, son cycle le plus connu, « Cal de Ter », repris en 2012-2013 chez Milady. Sauf erreur de ma part, Bifrost ne s’en est jamais fait l’écho. Hérault fait pourtant partie de ces quelques « auteurs maison » de la collection « Anticipation » du Fleuve Noir qui, dans les années 70-80, produisaient régulièrement des œuvres populaires de qualité. Du coup, il est dommage de n’aborder ici cet auteur que par le biais d’un roman particulièrement raté en rien représentatif de son œuvre.

Paru initialement aux éditions de L’Officine en 2006, Criminels de guerre met en scène, comme souvent chez Hérault, un ancien militaire, Erell Cathal, revenu à la vie civile et n’aspirant plus qu’au calme, loin des tourments du monde. Jusqu’au jour où il reçoit un message de l’un de ses anciens frères d’armes, et qu’il découvre que nombre d’autres soldats comme lui sont jugés et condamnés pour crimes de guerre. Ont-ils vraiment participé à des atrocités au combat ou s’agit-il d’un complot impliquant les plus hautes autorités de l’État ?

Erell Cathal est un personnage comme Hérault en a beaucoup mis en scène, un homme qui déteste d’autant plus la guerre qu’il l’a connue intimement et en a payé le prix. Difficile de ne pas ressentir de sympathie pour ce personnage. Malheureusement, l’intrigue progresse à la vitesse d’un poney boiteux et se noie dans d’interminables scènes sans aucune espèce d’intérêt. Pire encore, l’histoire aboutit à une série de révélations parfaitement invraisemblables. Et pour que le tableau soit complet, l’imagerie SF évoquée par Hérault est pour le moins poussiéreuse (on écoute de la musique enregistrée sur des cristaux, on imprime les documents sur des plastos…) et on a droit à une romance concon à faire bailler d’ennui la moins délurée des nonnes bigoudènes. Arrêtons là le massacre : Criminels de guerre n’est qu’un fond de tiroir qu’il aurait mieux valu laisser sombrer dans l’oubli.

En comparaison, les auteurs au sommaire de Naufragés de l’espace n’ont pas de quoi rougir, à l’exception de David Gallais et Romain Benassaya, qui rendent une copie hors sujet. Le premier fait montre d’un antimilitarisme primaire et caricatural qui ne parvient jamais à être drôle, le second met en scène un super-héros de l’espace comme on n’ose plus en faire depuis les années 40. À l’inverse, dans « Retour à Altamira », Thibaut Latil-Nicolas a parfaitement cerné la problématique du héros « héraultien » en mettant en scène un pilote de chasse qui refuse de sacrifier son humanité en obéissant à ses supérieurs. De son côté, dans « La Cinquantième », l’héroïne de Marianne Stern, pilote d’élite, cherche désespérément une autre issue qu’une mort valeureuse au combat dans une guerre sans fin. L’horreur de la guerre est au cœur des nouvelles de Luce Basseterre et Camille Leboulanger. La première, dans « Les Indésirables », met au jour de manière trop succincte pour être réussie un scandale étouffé par l’armée. Le second, au terme d’un récit riche en péripéties spatiales, remonte à la source du mal et en souligne toute l’absurdité (« Circuit fermé »). Les deux meilleurs textes de cette anthologie sont à mettre à l’actif d’Emmanuel Quentin et Audrey Pleynet. « Attendre l’Aurore », de Quentin, est le récit nerveux à souhait d’un groupe de naufragés en perpétuelle lutte pour leur vie au milieu d’un cimetière d’astronefs. « Le Lien », de Pleynet, s’intéresse aux deux dernières survivantes d’un assaut désastreux à bord d’un vaisseau spatial. Deux ennemies que tout oppose, mais qui se voient amenées à remettre en question leurs préjugés pour espérer survivre. Le cadre est original et bien brossé, le rythme ne faiblit jamais, et les protagonistes gagnent en humanité au fil des pages. Dans l’ensemble, P.-J. Hérault peut être fier de ses enfants.

Criminels de guerre

[Critique commune à Criminels de guerre et Naufragés de l’espace]

Depuis 2012, les éditions Critic ont entamé une réédition de la quasi-intégralité de l’œuvre de P.-J. Hérault – à une exception de taille, son cycle le plus connu, « Cal de Ter », repris en 2012-2013 chez Milady. Sauf erreur de ma part, Bifrost ne s’en est jamais fait l’écho. Hérault fait pourtant partie de ces quelques « auteurs maison » de la collection « Anticipation » du Fleuve Noir qui, dans les années 70-80, produisaient régulièrement des œuvres populaires de qualité. Du coup, il est dommage de n’aborder ici cet auteur que par le biais d’un roman particulièrement raté en rien représentatif de son œuvre.

Paru initialement aux éditions de L’Officine en 2006, Criminels de guerre met en scène, comme souvent chez Hérault, un ancien militaire, Erell Cathal, revenu à la vie civile et n’aspirant plus qu’au calme, loin des tourments du monde. Jusqu’au jour où il reçoit un message de l’un de ses anciens frères d’armes, et qu’il découvre que nombre d’autres soldats comme lui sont jugés et condamnés pour crimes de guerre. Ont-ils vraiment participé à des atrocités au combat ou s’agit-il d’un complot impliquant les plus hautes autorités de l’État ?

Erell Cathal est un personnage comme Hérault en a beaucoup mis en scène, un homme qui déteste d’autant plus la guerre qu’il l’a connue intimement et en a payé le prix. Difficile de ne pas ressentir de sympathie pour ce personnage. Malheureusement, l’intrigue progresse à la vitesse d’un poney boiteux et se noie dans d’interminables scènes sans aucune espèce d’intérêt. Pire encore, l’histoire aboutit à une série de révélations parfaitement invraisemblables. Et pour que le tableau soit complet, l’imagerie SF évoquée par Hérault est pour le moins poussiéreuse (on écoute de la musique enregistrée sur des cristaux, on imprime les documents sur des plastos…) et on a droit à une romance concon à faire bailler d’ennui la moins délurée des nonnes bigoudènes. Arrêtons là le massacre : Criminels de guerre n’est qu’un fond de tiroir qu’il aurait mieux valu laisser sombrer dans l’oubli.

En comparaison, les auteurs au sommaire de Naufragés de l’espace n’ont pas de quoi rougir, à l’exception de David Gallais et Romain Benassaya, qui rendent une copie hors sujet. Le premier fait montre d’un antimilitarisme primaire et caricatural qui ne parvient jamais à être drôle, le second met en scène un super-héros de l’espace comme on n’ose plus en faire depuis les années 40. À l’inverse, dans « Retour à Altamira », Thibaut Latil-Nicolas a parfaitement cerné la problématique du héros « héraultien » en mettant en scène un pilote de chasse qui refuse de sacrifier son humanité en obéissant à ses supérieurs. De son côté, dans « La Cinquantième », l’héroïne de Marianne Stern, pilote d’élite, cherche désespérément une autre issue qu’une mort valeureuse au combat dans une guerre sans fin. L’horreur de la guerre est au cœur des nouvelles de Luce Basseterre et Camille Leboulanger. La première, dans « Les Indésirables », met au jour de manière trop succincte pour être réussie un scandale étouffé par l’armée. Le second, au terme d’un récit riche en péripéties spatiales, remonte à la source du mal et en souligne toute l’absurdité (« Circuit fermé »). Les deux meilleurs textes de cette anthologie sont à mettre à l’actif d’Emmanuel Quentin et Audrey Pleynet. « Attendre l’Aurore », de Quentin, est le récit nerveux à souhait d’un groupe de naufragés en perpétuelle lutte pour leur vie au milieu d’un cimetière d’astronefs. « Le Lien », de Pleynet, s’intéresse aux deux dernières survivantes d’un assaut désastreux à bord d’un vaisseau spatial. Deux ennemies que tout oppose, mais qui se voient amenées à remettre en question leurs préjugés pour espérer survivre. Le cadre est original et bien brossé, le rythme ne faiblit jamais, et les protagonistes gagnent en humanité au fil des pages. Dans l’ensemble, P.-J. Hérault peut être fier de ses enfants.

Binti

Décidément, les éditions ActuSF aiment Nnedi Okorafor. Après avoir réédité fin 2017 son prometteur premier roman, Qui a Peur de la mort ? (initialement paru chez Panini), elles ajoutent à présent deux titres à leur catalogue : le recueil de nouvelles Kabu Kabu, à l’origine publié aux défuntes éditions de l’Instant, et l’inédit Binti, dont le premier des trois textes qui le composent a obtenu aux États-Unis les prix Hugo et Nebula dans la catégorie novella. L’histoire d’une jeune fille himba qui quitte le village où elle a grandi, et la Terre par la même occasion, pour rejoindre l’université Oomza située sur une lointaine planète et accueillant des étudiants en provenance des quatre coins de la galaxie. Un périple qui menace de tourner court lorsque le vaisseau organique dans lequel elle voyage est attaqué par les Méduses, une race extraterrestre belliqueuse, et que l’ensemble des passagers se fait massacrer. Tous sauf Binti…

Après des débuts prometteurs, sur les pas de cette jeune femme qui choisit de s’ouvrir au monde sans l’aval de sa famille et de ses proches, mais sans renoncer non plus à son héritage culturel, la confrontation avec les Méduses fait très vite basculer le récit dans une cuve de mièvrerie où Binti, à l’aide d’un artefact aux pouvoirs aussi magiques que providentiels, met en quatre pages un terme à des siècles d’une guerre qui ne reposait en fin de compte que sur un malentendu. Et c’est ainsi qu’humains et Méduses pourront désormais s’en aller main dans le tentacule vers un avenir meilleur.

« Binti : feu sacré » poursuit dans le même registre sirupeux tandis que Binti, loin des siens et profondément marquée par le voyage qui l’a conduite sur Oomza, trouve le réconfort parmi une troupe bigarrée d’aliens de toutes formes, lesquels se retiendront de justesse d’entonner « avoir un bon copain, voilà c’qu’il y a d’meilleur au monde » autour d’un feu de joie.

L’une des particularités de Qui a Peur de la mort ? est qu’il s’apparentait à peu près autant à la science-fiction qu’à la fantasy. Il en va de même pour Binti : le décor et l’imagerie relèvent sans ambiguïté de la SF (voyages spatiaux, extraterrestres, technologie futuriste), mais Binti apparait plus volontiers comme une héroïne de fantasy, lancée dans une quête qui la dépasse, possédant un artefact aux pouvoirs inexplicables, et tirant des mathématiques des pouvoirs en apparence surnaturels. « Binti : Retour », troisième et dernier texte au sommaire, apporte un certain nombre de réponses aux questions soulevées précédemment sans faire basculer le récit d’un côté ou de l’autre. Cette dernière partie, marquée pour Binti par le retour aux sources et la découverte de ses origines, est sensiblement plus réussie que les précédentes, suffisamment en tous cas pour qu’on ne puisse tout à fait écarter l’idée de jeter un œil prudent au second et dernier tome lorsque celui-ci sortira.

La Mort du fer

L’Arbre Vengeur, un éditeur qui exhume. Cette fois, il s’agit d’un roman français d’anticipation datant de 1931, peu ou prou la seule œuvre littéraire d’un auteur, Serge Simon Held, dont on ne sait rien, si ce n’est qu’il était ingénieur. La Mort du fer n’était pas passé inaperçu à l’époque : le roman a échoué au Goncourt, mais a eu droit à une traduction anglaise en pulp. Reste qu’on l’avait essentiellement oublié jusqu’à cette réédition presque un siècle plus tard.

Dans ce roman, le fer, matériau vital à la civilisation, succombe à une sorte de maladie, dite sidérose ou « mal bleu », qui en affaiblit les propriétés jusqu’à le rendre inutilisable. L’origine de cette maladie minérale tient peut-être à une contamination d’origine extraterrestre. Qu’importe, ça n’est pas vraiment le propos — la maladie du fer ici n’est finalement pas mieux expliquée que la disparition de l’électricité dans Ravage de Barjavel une décennie plus tard.

Et, en fait de roman, La Mort du fer, d’un style inégal et à la structure un tantinet déséquilibrée, alternant les tableaux détachés et « objectifs », vus de loin, et les séquences à hauteur de personnages, témoins du cataclysme, ne fait pas davantage preuve d’application quand il s’agit de camper ces derniers. Le suspect n° 1, l’ingénieur juif et russe et donc communiste (ou anarchiste) Sélévine, est en définitive celui qui s’en sort le mieux — personnage complexe, aux multiples facettes. Le reste est unilatéral, comme un corollaire de la plume de l’auteur, lourde d’amertume et de dégoût (au point parfois de l’épuisement) : les collègues de Sélévine, comme le répugnant Leclair, son employeur et les autres capitaines d’industrie du Nord, leurs familles bourgeoises jusqu’au service à thé, leurs cercles « culturels », constituent un microcosme caractérisé par l’égoïsme à courte vue ; mais il en va de même des subordonnés, la tourbe des ouvriers tous fainéants et ivrognes, les hommes agitateurs hypocrites et barbares, les femmes perverses et manipulatrices — et il y a bientôt pire encore, surtout aux yeux d’un Leclair (à distinguer de l’auteur, supposons-le…), les « sans-travail » toujours plus nombreux, toujours plus violents, et les migrants qui débarquent par trains entiers… À maints égards, dans les qualificatifs parfois outranciers comme dans les obsessions, c’est bien un roman de 1931 — il n’en est que plus terrifiant de constater à quel point il serait aisé de reporter ce discours nauséeux sur la France de 2020. Bon, peut-être pas la description des soldats noirs déployés pour leur sauvagerie caractéristique, espérons-le… Mais la société « dévirilisée », on n’en a semble-t-il pas fini avec, hélas — et de même pour les échos technophobes que le sujet suscite presque naturellement.

Ce qui intéresse S.S. Held, c’est bien l’impact de cette maladie hors-normes sur la civilisation humaine, et l’effondrement de cette dernière — qui s’est bâtie sur le fer, et en dépend absolument, plus que jamais en cet âge d’or de l’industrie, véritable règne de la machine ; et ici La Mort du fer se pare à nouveau d’arguments moraux, ou politiques, dépeignant avec une morbidité vengeresse l’homme ignoblement asservi à ses créations artificielles, et qui en fait tout naturellement les frais. Ce qui est somme toute assez commun, et il en va de même pour la conclusion « spiritualiste », via Sélévine, qui tourne l’apocalypse au sens vulgaire en apocalypse au sens religieux — retournement qui, comme d’habitude, ne parlera qu’aux convaincus.

Demeurent les tableaux de la catastrophe en cours — vue de loin, sur le mode de la chronique historique ou journalistique. Ici, La Mort du fer ne manque pas d’images fortes, et qui nouent les tripes. S.S. Held y fait régulièrement montre d’une lucidité inquiétante — et c’est quand ces tableaux sont les plus froids qu’ils sont les plus efficaces : quand l’auteur juge, l’impact s’effondre, comme une tour arrogante succombant au mal bleu…

La sombre puissance des plus cauchemardesques de ces tableaux suffit peut-être à justifier qu’on y jette un œil. Sans doute, même. Pour autant, on ne qualifiera pas cette exhumation d’indispensable ou a fortiori de salutaire : La Mort du fer est une curiosité pas inintéressante, mais bien lourde souvent, et, au fond, qu’on l’ait si longtemps oubliée n’a rien de scandaleux.

Les Miracles du Bazar Namiya

Keigo Higashino, connu pour ses romans policiers, œuvre dans un autre registre avec Les Miracles du Bazar Namiya, qui relève plutôt du fantastique – voire de la SF, avec sa thématique de voyage dans le temps. Ceci de la part d’un écrivain qui a, en vérité, plus qu’à son tour flirté avec l’Imaginaire, en termes d’ambiance (La Maison où je suis mort autrefois) ou en raison de la place occupée par la science dans ses enquêtes (la série du physicien Yukawa). Mais le présent roman saute le pas – et tranche aussi sur le reste de la production de l’auteur par son côté… lumineux ? Dont la couverture très anime donne le ton…

2012. Trois jeunes délinquants, pas des plus experts dans leur domaine, se réfugient dans un bazar abandonné après un coup qui a foiré. Or, tandis qu’ils patientent, une enveloppe est glissée dans la fente du rideau de fer de la boutique… Ils lisent la lettre, dans laquelle une jeune femme demande au propriétaire du bazar de bien vouloir la conseiller sur un problème épineux. Les délinquants découvrent bientôt que le vieux du bazar répondait à toutes les demandes de conseil avec le plus grand sérieux, en déposant ses suggestions dans la boîte à lait à l’arrière de la boutique. Les intrus jouent le jeu, et répondent… et une autre lettre tombe aussitôt par la fente du rideau de fer. Bientôt, ils se rendent compte qu’il y a plus bizarre encore : ces lettres semblent parvenir… du passé ?

Et inversement. Car la suite du roman, au fil de différentes parties consacrées à autant de personnages et de dilemmes, nous fera voyager à travers une bonne cinquantaine d’années, et ce dans le désordre – le boycott des Jeux olympiques de Moscou, la Beatlemania, la bulle spéculative, l’apparition d’Internet et des téléphones portables… Quel que soit le contexte, il y a toujours des gens qui doutent, confrontés à des choix de vie d’une importance capitale – des gens qui ressentent le besoin de demander conseil au Bazar Namiya. Leurs échanges avec le Bazar bouleversent leurs vies – que l’auteur des réponses soit le vieux bonhomme qui a lancé l’affaire… où trois jeunes gens paumés, en 2012, pas exactement de ceux que l’on jugerait aptes à donner les conseils les plus probants.

Il y a indéniablement un aspect feel good dans ce roman, très bienveillant à l’égard de ses personnages, et prônant cette même bienveillance, cet altruisme insoupçonné, sous les façades les plus rêches. C’est parfois rafraîchissant, mais aussi, avouons-le, çà et là à la limite de la niaiserie. Ce qui n’empêche pas l’auteur de se montrer subtil – ne serait-ce que dans l’exposition des dilemmes affectant les personnages. Le contexte social ou sociétal y occupe une place importante, qui rend les interrogations des personnages plus rudes – l’occasion d’évoquer bien des thèmes dressant un portrait plus sombre de la société japonaise et de son évolution (ce qui faisait la force d’un autre roman de l’auteur, La Lumière de la nuit) ; ainsi des relations entre les générations, du patriarcat, de l’égoïsme associé à la bulle spéculative – on appréciera tout particulièrement la séquence liée aux Beatles, qui traite de la thématique de « l’évaporation » de manière très émouvante. Car oui, ce roman peut se montrer très touchant, et l’humanité des personnages en est une force.

Le métier de Keigo Higashino en est une autre. Si son style est simple, voire simpliste, il ne fait aucun doute qu’il sait raconter une histoire — et complexe, avec ça. Les paradoxes classiquement associés au voyage dans le temps se mêlent à une mécanique bien huilée dérivée du policier, pour dessiner un récit biscornu mais à bon droit, et bientôt palpitant, riche en coïncidences troublantes et en mystères parfois insolvables, où les causalités les plus étonnantes, et les rétroactions, produisent un schéma narratif déroutant et pourtant étrangement clair – sans doute parce qu’il l’était pour l’auteur.

Plutôt une bonne pioche, donc, que cette excursion imaginaire de Keigo Higashino – un roman en forme de fable qui n’est pas sans défauts, mais s’avère plus subtil et profond qu’il en a tout d’abord l’air… et plus palpitant, aussi.

Bienvenue à Sturkeyville

Bob Leman – inconnu au bataillon. Il faut dire que cet auteur, décédé en 2006, n’a jamais publié qu’une quinzaine de nouvelles – dont une bonne dizaine avait en son temps eu droit à des traductions françaises dans Fiction, cela dit. Mais il avait été largement oublié depuis. Pas par tout le monde, heureusement : une intégrale en anglais a été publiée, et un lecteur français enthousiaste, qui avait gardé un excellent souvenir de ses lectures des années 1980, a suggéré aux éditions Scylla d’y jeter un œil : le projet d’un recueil comprenant les six nouvelles prenant pour cadre la petite ville de Sturkeyville (dont certaines inédites en français) est ainsi né. Un nécessaire financement participatif plus tard, le livre est sorti – bel ouvrage illustré par Stéphane Perger et Arnaud S. Maniak, et joliment traduit par Nathalie Serval.

Sturkeyville, donc, est une petite bourgade au pied des montagnes – un microcosme des États-Unis, qui pourrait, ailleurs, s’appeler Castle Rock ou Twin Peaks (ou Arkham). Rien d’une métropole, mais un semblant d’industrie a constitué le pôle autour duquel tout le reste tournait, et la ville était assez prospère, dominée par une gentry affichant avec narcissisme sa propre bienveillance. Ou pas tout à fait. Mais ça, de toute façon, c’était avant. Pour tout un tas de raisons (dont les plus fascinantes sont exposées dans la nouvelle « Loob », probablement le sommet du recueil, qui voit un géant simplet très sturgeonien faire bifurquer l’histoire dans le passé, à moins que sa responsabilité dans cette affaire ne soit qu’une hypothèse paranoïaque de déclassée), la ville a périclité, l’industrie l’a désertée : Sturkeyville, c’est ici l’histoire d’une déchéance.

Laquelle constitue un thème obsessif, qui se traduit souvent dans le recueil par des tragédies familiales. Ici, nous suivons un vampire curieux de son espèce et de son ascendance – ce qui ne peut que mal finir. Là, les excursions polynésiennes d’un ancêtre produisent les résultats que l’on est en droit d’attendre dans « le domaine Phillips […] en bordure du lac d’Howard ». Là-bas, la consanguinité white trash illustre plus que jamais la réalité sordide de la décadence, et du mal – avec comme signe révélateur récurrent une hygiène déplorable.

Tout cela évoque passablement Lovecraft —nul Grand Ancien ici pourtant, l’épouvante est plus matérielle que cosmique ; même si cette famille sous la coupe d’un ver, dans la nouvelle introductive, pourrait avoir une autre opinion à ce propos. En même temps, tout en développant une voix qui lui est au fond propre, Bob Leman explore d’autres références – dont, peut-être tout spécialement, Shirley Jackson, notamment dans la « maison hantée » de la dernière nouvelle. Et si la plume de l’auteur véhicule quelque chose d’anachronique, Stephen King est peut-être pourtant là, en embuscade – car tous ces auteurs, en racontant des histoires fantastiques riches en frissons, livrent en même temps des portraits sur le vif mais pas moins précis de la société américaine, dont la petite ville faussement tranquille synthétise les rancœurs et les échecs. Tout le monde y connaissant tout le monde, chacun a sa part dans les malheurs de la communauté – un constat navrant qui ne trouve une bizarre échappatoire que dans le constat plus navrant encore de l’impuissance généralisée.

L’ensemble constitue un recueil horrifique au charme certain – Bob Leman savait assurément raconter une histoire, poser un cadre comme des personnages –, une réussite indéniable. Bref, nous voici en présence d’une exhumation inattendue et pleinement justifiée, un beau projet qui mérite qu’on s’y attarde, de même que Bob Leman méritait qu’on se souvienne de lui et de son œuvre. Le boulot est fait.

La Piste des cendres

La Piste des cendres s’inscrit dans le même univers que L’Empire du léopard, un quart de siècle plus tard. Il n’en constitue pas une suite, et peut donc se lire de façon indépendante, voire même avant L’Empire du léopard.

L’action se passe au Nouveau-Coronado, contexte imaginaire mais s’inspirant de la colonisation espagnole en Amérique centrale et du sud. Formé vingt-cinq ans plus tôt, après la défaite de l’empire du léopard, le dernier et le plus puissant des royaumes indigènes, il présente un net contraste entre un nord (les ex-territoires impériaux) agricole et un sud industrialisé. Les divisions sont nombreuses, entre colons nordiques rêvant d’indépendance et sudistes fidèles à la métropole, entre indigènes et colons venus du Premier Continent, entre ceux qui ont connu celui-ci et ceux qui sont nés dans la péninsule, entre individus issus de parents d’une seule ethnie et métis, entre ceux issus d’un père colon et les autres. Alors que la grogne et les tensions pourraient prendre des allures de guerre civile, les indigènes montrent eux aussi des signes de révolte, et l’assassinat du vice-roi par l’un d’eux puis l’annonce de la venue prochaine de la reine Constance vont mettre le feu aux poudres. En parallèle à ce propos décolonisateur et sécessionniste, l’auteur en offre un second, plus personnel, montrant le chemin, psychologique, voire identitaire, parcouru par un chasseur de primes en quête de vengeance, issu des deux peuples de la péninsule, déchiré entre deux cultures (les deux trames se rejoignent d’une façon habile et surprenante à la fin du second tiers). La notion d’identité est un des axes structurant le roman, que ce soit celle d’une terre qui hésite entre n’être qu’une dépendance de la métropole ou une nation à part entière, celle des métis qui ne savent pas qui ils sont, celle des indigènes qui tentent sans succès de continuer à vivre sur des terres qui furent leurs mais ne le sont plus. L’auteur a déclaré avoir voulu proposer une fantasy de divertissement sans qu’elle soit pour autant dépourvue de fond, et sa réussite est totale, son roman abordant sans militantisme mais avec doigté des thèmes aussi profonds qu’actuels.

La singularité et le charme de cet univers, modelé sur la Patagonie, avec son ambiance western, ses vachers et chasseurs de primes, ses puits de pétrole et ses montgolfières, est ce qui frappe en premier, mais c’est loin d’être le seul point positif à mettre au crédit d’Emmanuel Chastellière. Il a su tisser une ambiance envoûtante, il a, contrairement à L’Empire du léopard, maîtrisé le rythme de bout en bout, ses personnages sont aussi variés (métis fils de grand propriétaire terrien, nouveau vice-roi qui est un ancien mercenaire en quête de gloire, indigène, journaliste) qu’intéressants et attachants, tout comme l’est leur évolution. Le style est fluide et agréable sans jamais être pédant, l’intrigue prenante, la construction narrative habile et astucieuse, et la fin tout à fait réussie, à l’image d’un épilogue qui ne pourra pleinement se comprendre que par ceux qui ont lu l’autre roman, bien que cela ne soit pas une obligation (mais permet une mise en perspective).

On pourrait reprocher à l’auteur l’utilisation de deux tropes éculés (même si c’est fait habilement), et l’emploi de la technique narrative constituant le twist de la fin du second tiers (et qui pourrait gêner certains lecteurs). On pourrait, oui. Mais cela ne doit pas masquer le fait que ce nouveau roman est facilement deux crans au-dessus de L’Empire du léopard (pourtant déjà fort recommandable) et consacre Emmanuel Chastellière comme un des nouveaux grands écrivains français de fantasy, dans sa forme la plus novatrice et pleine de sens, extra-européenne, post-médiévale et coloniale.

La Fileuse d'argent

Myriem a un don avec l’argent : elle sait où le trouver, elle sait comment le récupérer, et surtout, elle sait comment le faire prospérer. Normal, pour une fille et petite-fille de prêteur. Mais si son père a souvent échoué dans son métier parce qu’il écoutait ses bons sentiments, Myriem, elle, a compris qu’un cœur de glace lui permettrait d’éviter la misère, et plus que tout, de survivre. Ce qui se révèle être un défi de chaque jour dans leur contrée si particulière, où l’hiver est de plus en plus long, où chaque plante lutte pour pousser, où la nourriture vient à manquer, où les hommes sont égoïstes… Et où les Staryk, ces êtres froids qui règnent en maître féodaux sur leur pays (et qui ne sont pas sans rappeler les marcheurs blancs hantant un autre grand royaume de la fantasy), n’ont aucune pitié pour le peuple de Myriem. Malheureusement, le talent de la jeune femme ne passe pas inaperçu. Et quand le roi des Staryk lui demande de changer son argent en or, elle n’a d’autre choix que de se lancer corps et âme dans la tâche qui l’attend…

Naomi Novik reprend ici les éléments qui avaient fait le succès de Déracinée. S’inspirant de ses origines slaves, elle nous plonge dans un conte d’apparence traditionnelle, mais en y introduisant les codes de la fantasy moderne. Myriem pourrait être la fille d’un Rumpelstiltskin ambivalent, une créature sensible se cachant derrière ses grandes manières pour éviter de montrer sa souffrance et sa douleur. Froide, parfois cruelle – mais nécessité fait loi –, elle est aussi une représentation de femme forte qui décide un jour de ne plus subir le joug d’un destin masculin, mais de créer son propre chemin, malgré les obstacles, et de faire entendre sa voix. D’ailleurs, il est bien ici question de voix, celle de Myriem, qui porte le récit principal, mais celles aussi des autres femmes (et de l’enfant), qui alternent tout au long du roman, et qui filent toutes ensemble une histoire dont le motif principal est composé de nombreuses volutes.

Et c’est précisément là que le lecteur peut trouver son véritable plaisir littéraire : le détail est plus intéressant à observer que la tapisserie toute entière… Chaque chapitre crée un ornement différent et unique, et les petites voix glacées et frileuses sont toutes aussi essentielles que les grandes chansons flamboyantes. Certes, la trame de fond a un aspect de déjà-vu, l’écriture n’est pas révolutionnaire, et on pourrait trouver quelques personnages trop ternes… mais l’ambiance polaire (ou volcanique selon le chapitre) est rendue avec une belle justesse, l’effleurement stylistique des personnages tient de la pudeur et de la protection glacée, maîtrisées par l’écrivain, et quand l’action classique vient à manquer, elle se déploie en fait sur des fils internes si fins qu’ils échapperaient presque au spectateur trop rapide.

Une belle histoire, donc, qui nous rappelle qu’un chuchotement bref est parfois bien plus tonitruant qu’un brouhaha de cris, et que sous la glace brûle souvent un feu insatiable…

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