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Issa Elohim

Pendant un reportage dans un camp Front ex, la journaliste suisse Valentine Ziegler découvre, parmi les migrants cherchant à franchir les frontières de l’Union européenne, un mystérieux réfugié prénommé Issa que tout le monde présente comme un Elohim, autrement dit un extraterrestre. Le fait n’est pas inédit. Il fait même l’objet d’un véritable culte depuis l’hypermédiatisation de Noïm, le plus célèbre d’entre eux. Entretenant le buzz autour de l’Elohim, les adeptes de la secte Aion ont essaimé partout dans le monde, en quête de ses semblables, afin de donner davantage de substance à leur discours prophétique. Ces êtres qui se prétendent venus d’ailleurs laissent toutefois Valentine sceptique. D’abord incrédule et méfiante, elle finit par succomber à l’aura surnaturelle émanant d’Issa, cette foi irrationnelle se trouvant confirmée par un swap, autrement dit la dématérialisation inexpliquée du garçon, puis sa réapparition quelques instants plus tard. Avec l’aide d’un politicien nationaliste issu de son pays natal, lui aussi fasciné par le jeune réfugié, elle tente d’obtenir un visa, précieux sésame pour entrer en Europe, puis cherche à obtenir le droit d’asile en Suisse pour le garçon et ses amis.

Bienvenue dans le futur de Laurent Kloetzer, celui que l’on a découvert et apprécié dans Anamnèse de Lady Star et Vostok. Issa Elohim s’inscrit dans cette anticipation, prenant place avant le Satori, l’attentat dont les conséquences cataclysmiques ont bouleversé la planète, provoquant la quasi extinction de l’humanité. Dans ce court roman, Laurent Kloetzer s’attache à la condition des migrants dans les camps Frontex où l’Union européenne sous-traite la misère, fermant les yeux sur les exactions de ses supplétifs au nom d’une maîtrise des flux migratoires très ambiguë. Mais si le traitement des migrants motive le séjour de Valentine dans un camp de rétention, son attention finit par se focaliser sur Issa, le fameux Elohim. Est-il vraiment un extraterrestre comme l’affirment ses amis ? Ou plus simplement un affabulateur épaulé par des complices, n’ayant trouvé que cette seule stratégie pour obtenir l’asile en Europe ? La question reste en suspens, Laurent Kloetzer se gardant bien de donner une réponse définitive. Il préfère tisser sa toile pour nous capturer, déroulant un questionnement stimulant autour de la foi. Il montre de quelle façon celle-ci cherche à conformer la réalité aux désirs des croyants, transformant leur vie et jusqu’à l’existence de leurs proches. Objet de tous les fantasmes et de toutes les peurs, Issa inspire aussi une fascination planétaire, une illusion collective, support d’un discours empreint de mysticisme. À moins qu’il ne soit un simple humain, ballotté sur les routes de l’exode.

Avec Issa Elohim, la collection « Une Heure-lumière » s’enorgueillit d’un second titre francophone dont l’atmosphère et le propos interpellent durablement notre conscience. Bref, voici de quoi commencer la troisième année d’existence de la collection de novellas inédites du Bélial’ dans une très bonne disposition d’esprit.

After Atlas

Quarante années après le départ de l’Atlas pour les étoiles, on s’apprête enfin à révéler le message laissé dans une capsule par Lee Suh-Mi et Cillian Mackenzie, l’Éclaireuse et le directeur marketing à l’origine du voyage sans retour vers la planète où résiderait Dieu. Quarante ans, c’est justement à peu près l’âge de Carlos Moreno, enquêteur efficace du ministère de la Justice de Norope, le gov-corps regroupant le Royaume-Uni et les pays scandinaves. Aussi connu parce qu’il a été abandonné par sa mère dans sa plus tendre enfance, il aimerait que l’événement ne ramène pas à la surface ce passé familial dramatique dont son père ne s’est jamais remis, optant pour la réclusion au sein du Cercle, la secte fondée par Alejandro Casales, dont les membres ont tous été recalés à la sélection de l’Atlas. Pourtant, ce passé se rappelle à son souvenir, non par l’entremise de l’hystérie médiatique autour de la capsule de l’Éclaireuse, mais parce que l’on retrouve le corps démembré du gourou du Cercle dans une chambre d’un hôtel low-tech anglais. À vrai dire, ses supérieurs ne lui laissent guère le choix : résoudre ce crime le plus rapidement possible, et ainsi dénouer la crise diplomatique qui s’amorce entre les trois principaux gov-corps, ou repartir pour dix ans supplémentaires d’esclavage. Dans tous les cas, rien que des mauvais choix.

Avec After Atlas, Emma Newman continue de nous dévoiler le futur esquissé par Planetfall. Cette fois-ci, nous restons sur Terre, découvrant un monde exsangue, en proie aux guerres endémiques, avec un écosystème en lambeaux et des ressources en voie d’épuisement. De puissantes entités supranationales issues du mariage incestueux entre le politique et les firmes transnationales, les gov-corps, se partagent la planète. Cette oligarchie hypocrite et prédatrice assure à la population un minimum vital, dispensé sous forme d’ersatz alimentaires générés par des imprimantes 3D, des jeux massivement immersifs et des informations formatées. Sans cesse dorloté par un Assistant Personnel Artificiel avec lequel il communique via la puce implantée dans son corps, le vulgum pecus semble avoir renoncé à toute velléité de lutte des classes. Quant aux déchus du système, victimes de trafiquants esclavagistes, ils sont ramenés au statut de non-personne, condamnés à une longue existence de servitude pour payer leur dette au propriétaire de leur contrat. De quoi faire passer leSoleil vert de Richard Fleischer pour une douce utopie. Avec After Atlas, Emma Newman malmène nos certitudes, sacrifiant l’humanisme sur l’autel de l’instinct de survie. La rareté et le capitalisme ont accouché d’un monde cauchemardesque où la liberté n’est qu’une illusion qui se monnaye au prix fort. L’autrice use des ressorts du whodunit pour en dresser un tableau sinistre. Une vision que l’on aimerait bien ne pas voir se réaliser et dont pourtant on perçoit les prémisses, tant ses spéculations brassent des thèmes sociétaux familiers. À l’instar de l’enquêteur désabusé du roman noir, mais agissant davantage ici en analyste de données, Carlos cherche à survivre dans un monde vendu à des puissances aveugles aux drames individuels, son personnage contribuant à porter de manière puissante le déroulé d’une intrigue oscillant entre roman noir et spéculations science-fictives.

Bref, dans un registre différent, Emma Newman confirme l’excellent ressenti à la lecture de Planetfall, démontrant par ailleurs la réussite de son passage de la fantasy urbaine à la science-fiction. After Atlas a le charme vénéneux de la dystopie, donnant à réfléchir sur les lendemains qui déchantent. L’autrice nous renvoie ainsi à nos choix présents, sans chercher à faire preuve d’angélisme ou à diaboliser outre mesure. Une qualité précieuse, magnifiée par un art du récit impeccable. On en redemande !

Tension extrême

Dernier thriller en date de Sylvain Forge, Tension extrême a obtenu le Prix du Quai des orfèvres 2018, prix décerné annuellement à un roman policier par un jury présidé par le Préfet de Police de Paris et composé d’un aréopage de professionnels du droit pénal et de la procédure éponyme. Ceci explique peut-être cela. Car Tension extrême n’est pas un bon roman, mais il est écrit pour eux.

Nantes, aujourd’hui. Deux hommes, jumeaux et porteurs du même modèle de pacemaker, succombent simultanément à une défaillance destructrice de leur implant cardiaque. Il est vite évident que les défaillances ont été provoquées de l’extérieur. On découvre bientôt que c’est le téléchargement d’un virus, lors d’une mise à jour sans fil de l’implant, qui a rendu le sabotage possible. Car le pacemaker était « connecté », comme le sont aujourd’hui nombre d’objets, du réfrigérateur à la montre en passant par les boxes, les téléphones ou les voitures. Un « internet des objets » dont les spécialistes savent qu’il est peu sécurisé et donc vulnérable à des attaques aux objectifs variés. Jusque là, ça va. Pourquoi ne pas aborder ce thème d’actualité dans un roman policier ? Et pourquoi ne pas en faire un thriller dans lequel un génie diabolique de l’informatique menacerait de répandre un virus très dangereux dans la nature à une date symbolique pour lui ?

Trois cent quatre-vingt-dix pages, soixante-quatorze chapitres, dans mon expérience, ce n’est jamais très bon signe. Ca se vérifie ici. Le rythme trépidant que trouve l’auteur l’est au détriment de toute écriture ou caractérisation. Le style est au mieux nonchalant. L’auteur abuse d’un argot censé « faire flic » mais qui fait juste vieux. Beaucoup d’idées ou de situations sont évacuées en quelques lignes, dans un saupoudrage qui donne parfois l’impression qu’on lit le plan détaillé d’un roman à écrire. Les personnages (le vieux flic qui en a vu ou la nouvelle surdiplômée ; sans oublier les toppings « qui font vrai et émouvant » comme le désir d’enfant, la mort de la mère, ou les secrets de famille, le tout totalement hors du sujet principal et vite expédié aussi) reprennent les clichés faciles des romans policiers. Les développements informatiques, pas toujours exempts d’erreurs techniques, sont souvent confus quand ils ne sont pas amusants de naïveté. En revanche, les noms complets des services policiers (jusqu’à leur localisation sur la carte de France) ou des procédures utilisées ont dû ravir le jury du Prix, même si l’auteur confond allègrement meurtre et assassinat par exemple.

Pour qui a été écrit ce roman ? Je vois deux publics cibles. D’abord, le jury du Prix du Quai des Orfèvres. Le passage en revue des services et des techniques de police (jusqu’aux fichiers spécialisés) a sûrement plu à un jury de professionnels qui a pu entrer dans ce roman comme dans ses pantoufles. Choix narratif gagnant pour l’auteur. D’autre part, des lecteurs très peu regardants sur l’écriture (ou même la construction interne de l’histoire) à la recherche d’un divertissement qui leur donnera le sentiment d’avoir découvert quelque chose sur une menace qui nous environnerait et sur laquelle nous saurions trop peu. Grâce au roman, ils pourront briller en informant leurs amis sur le dessous des cartes. Carton plein pour eux ! Rien en revanche pour les lecteurs de Bifrost.

Sherlock Holmes et les ombres de Shadwell

Imaginez ! Sherlock Holmes et le Dr Watson ont vraiment existé, et tout le monde le sait. Cthulhu et les autres Grands Anciens existent vraiment, mais ça, personne ne le sait. Imaginez ! James Lovegrove, l’auteur britannique bien connu, reçoit, par un heureux hasard testamentaire, trois manuscrits inédits du Dr Watson. Après quelques vérifications quant à leur authenticité, Lovegrove les juge assez crédibles pour être offerts à la sagacité de lecteurs qui pourront ainsi se faire leur propre opinion. Ces trois manuscrits constitueront trois romans relatant des événements, jusqu’ici inconnus, survenus en 1880, 1895, et 1910.

Sherlock Holmes et les ombres de Shadwell est le premier des trois. On y apprend la vérité longtemps dissimulée sur les aventures afghanes de Watson et la cause véritable de son rapatriement d’urgence en Angleterre. On y voit la première rencontre entre le jeune retraité et celui qui allait devenir son mentor et ami. On y apprend comment ce dernier, pas encore l’immense détective qu’il est supposé devenir, découvre une réalité incroyable et terrifiante que même son esprit rationaliste est obligé d’admettre. On y découvre un Moriarty bien plus néfaste que dans l’histoire officielle, en quête d’une domination sur le monde plutôt que sur le crime.

Lovegrove livre avec ce premier ouvrage un pastiche/mashup de plutôt bonne tenue. L’habitué des deux cycles y retrouvera ses petits. Holmes et Watson ressemblent à Holmes et Watson : arrogance intellectuelle, brillance, et manque de tact pour l’un, loyauté, courage et fortitude (y compris face à la brusquerie récurrente de Holmes) pour l’autre, sans oublier la certitude commune et presque naïve de la supériorité britannique. Racontée, comme de juste, par Watson, dans un anglais victorien tout à fait convaincant (5), l’histoire (puis la trilogie) est présentée comme l’histoire secrète de Sherlock Holmes. Se confiant au lecteur, Watson présente comme un écran de fumée les récits que nous tenions jusqu’ici pour vrais, et nous invite à découvrir enfin le vrai combat du duo, un combat de toute une vie non pour la justice et contre le crime mais pour la survie de l’espèce humaine face aux menées de cultistes dégénérés œuvrant à ramener à l’existence des entités aussi incroyables que mortelles.

Sherlock Holmes et les ombres de Shadwell est un bon divertissement. Le style de Watson est présent (tout en retenue britannique même lorsqu’il décrit des horreurs, donc sans l’avalanche lovecraftienne d’adjectifs), les personnages collent à ce qu’on connaît d’eux. Il y a un plaisir certain à revisiter l’histoire des deux détectives, à corriger la chronologie, à imaginer qu’ils auraient pu mener un combat occulte durant toutes ces années sans que nous l’ayons jamais su. Lovegrove, tout à son plaisir d’écrivain, se permet même des références qui sont autant de clins d’œil aux lecteurs de Lovecraft ou de Doyle. Les pisse-vinaigres reprocheront peut-être un name-dropping lovecraftien un peu appuyé (qu’on mettra sur le compte de la volonté holmesienne de TOUT savoir sur ces entités qu’il découvre, comme il essaie toujours de tout savoir sur tout), ou la construction en deux parties assez distinctes : l’enquête holmesienne puis la partie pulp quand, faits rassemblés, il faut se dresser face à l’inconnu au péril de sa vie (les rôlistes adoreront).

Le Cinquième Principe

Le Cinquième principe, le maître ouvrage de Vittorio Catani, conduit son lecteur, en 565 pages et à travers les yeux d’une dizaine de personnages principaux, au cœur des bouleversements d’un monde depuis trop longtemps au bord du désastre.

D’abord, le monde. Milieu du XXIe siècle, le stade ultime du capitalisme (ajoutons-y globalisé). Le climat ne va pas fort ; les pôles fondent, y déambulent des animaux holographiques pour les yeux de touristes inconscients. Les inégalités sont abyssales. L’esclavage est redevenu légal dans certains pays. Recherche publique et éducation connaissent un crépuscule planifié. Les États – fragmentés – ne sont plus que de vagues syndics de faillite alors que des entités capitalistiques globales mettent, à leur profit, le monde et sa production en coupe réglée. Parce qu’il faut bien vendre, le consumérisme – financé par l’émission d’obligations personnelles – atteint des sommets aujourd’hui inimaginables. Les onze milliards d’humains qui peuplent la planète sont largement équipés de PEM (prothèses électroniques mentales), les équivalents futurs des actuels smartphones, qui accèdent directement au cerveau. Elles leur offrent le meilleur : communication instantanée, traduction, accès à l’information, et, surtout, le pire : publicité ciblée, manipulation douce, surveillance constante, virus en tous genres ; servitude volontaire offerte à un maître sans visage et sans nom. Loin des regards et de la connaissance de cette classe moyenne mondiale, déjà paupérisée ou en voie de l’être, vivent 90 millions de super-riches qui exploitent une plus-value de moins en moins produite par le travail humain. De fait, le gros des humains – qualifiés par l’überclasse de Bhumans (humains de série B) – est devenu superflu, à l’exception du nombre minimal indispensable à la production des biens matériels qu’il faudra regrouper et réduire en servitude ; le projet est en cours. L’überclasse a déjà fait physiquement et mentalement sécession (cf. Bruno Latour), elle n’a plus qu’à se débarrasser des « surnuméraires ».

Ça pourrait être désespérément gris. Ça l’est sur le fond, pas sur la forme. S’inspirant explicitement du Meilleur des mondes, Catani crée un monde atroce mais chatoyant, comme une plante carnivore. Comment mieux contrôler la masse que par la consommation et le divertissement ? Entre Galbraith et Marcuse, l’auteur crée un monde de consommateurs béats, s’endettant jusqu’à la moelle pour s’offrir les derniers produits inutiles vantés par la publicité intrusive et rendus indispensables par des virus comportementaux. Un monde tout entier accessible par PEM et voiture volante sans qu’aucun sentiment de communauté n’émerge jamais. Un monde où le sexe est l’opium du peuple quand il est gratuit et le privilège sans limite des dominants quand il est payant. Un monde dont les malheurs n’inspirent à ceux qui ne les subissent pas que l’attrait de la distraction.

Mais ce monde est au bout. Lois de l’Histoire (de Marx à Tilly) ou Cinquième Principe de la thermodynamique pointent dans le même sens. Le monde est au bord de bouleversements, de révolutions, de changements drastiques jamais vus auparavant. Une théorie mathématique l’affirme, des Événements Exceptionnels, incompréhensibles et de plus en plus nombreux, semblent l’indiquer. De ces changements, qui mettraient fin à ses privilèges, l’überclasse ne veut à aucun prix.

C’est de cette contradiction, de cette tension entre ceux qui veulent faire accoucher les changements inévitables et ceux qui veulent les empêcher, que naît la jonction entre sens de l’Histoire et personnages du roman. Catani engage le lecteur sur les traces d’Auro, qui cherche la vérité sur un Événement Exceptionnel et la dissimulation qui l’entoure, d’Alex/Ehrlic, physicien entré en clandestinité qui a découvert le Cinquième Principe et sera un moteur des changements à venir, de Waldemar, physicien ploutocrate qui ouvre pourtant aux hommes les portes d’un autre monde bien plus satisfaisant que celui d’Amatka, de Manu et Lauri, en quête d’explications satisfaisantes sur un Événement Exceptionnel et qui découvriront qu’un autre monde est vraiment possible à la condition que l’Humain change et se reconnecte à son être, de Janko, fêtard un peu vain confronté aux réalités du monde et transformé par elles, de Mait, activiste révolutionnaire qui découvre le pouvoir et la violence potentielle du collectif dans la Gestalt réalisée et les canalise pour le changement. Sans oublier Yarin, un des maîtres du monde, aussi rationnel qu’inhumain.

Leurs interactions, leurs luttes, leurs épreuves, dynamiques, flamboyantes, virevoltantes, du New York souterrain à la Chine en passant par l’Afrique ou l’Antarctique, entraînent le lecteur dans un tourbillon aussi exaltant que révoltant, aussi prenant qu’enrichissant. Catani rend explicite, allégorise, explore des alternatives. Quand tout aura été dit et accompli, quand le changement sera advenu, il sera devenu clair qu’on ne peut changer la société sans changer l’Homme.

Nombre de romans d’anticipation politique sont chiants, quelques-uns sont pétillants. Le Cinquième principe appartient sans conteste à la seconde catégorie.

Au-delà de Sherlock Holmes

Les quatre textes qui composent Au-delà de Sherlock Holmes sont extraits du Big Book of Sherlock Holmes Stories d’Otto Penzler. Tous ont en commun de placer le plus grand détective du monde face à l’Imaginaire au sens large. Chaque texte est précédé d’une courte notice bio présentant son auteur.

L’ouvrage s’ouvre, hélas, sur la plus faible des quatre nouvelles. « L’Aventure du loup fantôme », d’Anthony Boucher, ne présente guère d’intérêt. On voit Holmes y trouver par inadvertance le sens caché derrière le conte du Petit Chaperon Rouge et en tirer une vérité première sur la préférence humaine pour les croyances admises contre les vérités nouvelles. Même le ton n’est pas vraiment le bon. « L’Affaire des patriarches disparus », de Logan Clendening, est très courte (2 pages). Amusant exercice de style, elle donne l’occasion à Holmes d’éprouver ses talents hors pair d’observation déductive pour retrouver au Paradis les parents disparus de l’humanité en mobilisant le paradoxe de l’omnipotence. Vient ensuite « Les Joyaux de la couronne martienne » de Poul Anderson. L’auteur SF s’y amuse à faire d’Holmes un martien, aussi aviaire qu’étonnamment proche de l’original. Il joue aussi à réutiliser le nom de John Carter, à transcrire Baker Street à la mode martienne, ou à mettre en scène un probable descendant de l’Inspecteur Gregson ; mais il oublie d’inclure un Watson martien. Mystère en chambre close dans l’espace interplanétaire, la nouvelle, fort sympathique par l’Holmes qu’elle donne à voir, lorgne du côté du « Diadème de Béryls » de Doyle. L’anthologie se clôt sur « Le Diable et Sherlock Holmes », de Loren D. Estleman. Texte plutôt fin et parfaitement dans le ton des nouvelles originales, la nouvelle confronte Holmes et Watson à un aliéné qui dit être le diable. L’assurance et la patience de Holmes sont bien présentes, sa faiblesse face à l’ennui aussi, ainsi que quelques références. Mais ce qui brille ici c’est l’amitié indéfectible que Holmes éprouve pour son partenaire, au point que sa légendaire rationalité est ébranlée quand s’y soumettre risque de placer Watson en danger. Un texte riche de compréhension de l’œuvre originale.

Inégal mais rapide à lire, le recueil vaut un coup d’œil, au moins pour les deux derniers textes. Et si on apprécie la confrontation de Holmes au surnaturel, on lira avec grand profit Sherlock Holmes et les ombres de Shadwell, chroniqué aussi dans ce numéro.

Mirror

La technologie a transformé notre rapport au monde. Nos smartphones actuels sont plus puissants que les premiers ordinateurs personnels. Les applications qu’ils contiennent permettent de dialoguer en direct, d’envoyer des photos, d’interagir en permanence sur les réseaux sociaux. D’énormes quantités de données s’échangent et se vendent en continu. Et les assistants personnels virtuels sont devenus incontournables. Imaginez un dispositif combinant un smartphone, un bracelet qui surveille votre état physique, un programme de réalité virtuelle, une paire de lunettes capable d’enregistrer, une oreillette pour entendre les suggestions d’un assistant personnel. Tous ces objets connectés existent déjà. Karl Olsberg y adjoint une intelligence artificielle, basée sur un réseau neuronal, capable d’apprendre à partir des données qu’elle engrange. Le Mirror est conçu pour aider ses possesseurs à prendre la meilleure décision, qu’elle soit professionnelle ou personnelle. Au début, ce dernier fait des miracles. Il sauve le père de son concepteur d’un choc anaphylactique, aide un enfant autiste à décoder les émotions des autres et à s’intégrer dans une société calibrée par et pour les neurotypi-ques. Il répond à une ambition : que son propriétaire devienne la meilleure version de lui-même. En parallèle, il a besoin de con-naître intimement son propriétaire. Avide de données, il pousse d’ailleurs ses utilisateurs à lui en fournir de plus en plus et donne pour consigne de ne pas l’éteindre, de porter toujours les accessoires fournis. Progressivement, ses conseils se font de plus en plus insistants et ses propositions ne visent plus uniquement le bien-être de ceux qui s’en servent. Le Mirror devient intrusif, avec la complicité passive de ses utilisateurs. Et lorsqu’une journaliste un peu trop curieuse s’intéresse à ses dérives et soupçonne un potentiel éveil de conscience, il semble manipuler les masses pour se défendre, sur le modèle – assumé par l’auteur – de Skynet dans Terminator.

Mirror, thriller d’anticipation à court terme autour de l’IA et de l’hyperconnexion, surprend peu mais se lit facilement. Karl Olsberg opte pour une narration à multiples points de vue qui lui permet d’explorer les conséquences positives, puis négatives, des innovations technologiques, de l’addiction aux réseaux sociaux à la perte du libre-arbitre en passant par les phénomènes de harcèlement numérique. Bien qu’il ne soit pas technophobe, l’auteur ne se montre guère optimiste dans sa postface. Il est déjà trop tard pour changer le cours du monde. L’être humain n’est plus en capacité de dire non aux suggestions des technologies, de porter un regard critique sur ces dernières ou de s’affranchir de la facilité et du confort qu’elles procurent.

Rédemption

Mécanicienne sur l’Edison, un petit caboteur commercial, Taniya Coetzer s’apprête à débarquer avec les quelques membres d’équipage de son vaisseau sur la gigantesque station Cap-Liberté. L’avenir des marchandises placées dans la soute lui importe peu. Elle a d’autres préoccupations : elle va enfin revoir sa mère. Elle ne lui a pas parlé, ou si peu, depuis près de six ans. Sortie du pénitencier deux années plus tôt, elle attend impatiemment ce jour capital pour elle. Angoissant aussi, car elle va devoir se justifier et regagner la confiance de cette mère devenue si lointaine.

Toutefois, rien ne va se dérouler comme prévu. Dès le début, des parasites envahissent les transmissions entre l’Edison et la station. Et les anomalies, en apparence anodines, s’accumulent. D’un seul coup, Taniya et ses collègues se retrouvent aux prises avec des forces contraires et puissantes, au centre d’un maelström de destructions. Ballottés comme des fétus de paille, ils vont, bien malgré eux, vivre l’Histoire, celle qui est racontée dans les livres. Celle où figure Lazare (le personnage central de la série, présent uniquement à travers une publicité et des clones dans ce court roman). Heureusement, certains d’entre eux sont préparés à ce genre de situations. Heureusement aussi, d’autres vont se découvrir des ressources insoupçonnées.

Rédemption propose en fait une aventure parallèle à l’intrigue principale de la trilogie « Lazare en guerre ». On ne retrouve aucun personnage croisé auparavant (à part, donc, des images de Lazare). Mais l’univers est le même : lieux, atmosphère, créatures sont dans la droite ligne des précédents volumes. Et la lecture de ce récit ne doit pas être négligée. Elle est en effet capitale si l’on veut comprendre la destruction de la station Cap-Liberté dont Lazare aperçoit les ruines à la fin de La Légion, deuxième volume de la trilogie.

Quant à l’histoire elle-même, Jamie Sawyer conserve ses habitudes : un personnage central tourmenté, avec des problèmes de famille (la mère de Taniya remplace ici la femme, puis la sœur de Lazare) ; une situation conflictuelle opposant les membres de l’Alliance à ceux du Directoire, avec l’intervention violente des Krells. Des combats, de la testostérone, des cadavres. Rien de bien neuf donc. Mais un savoir-faire évident, source d’un réel plaisir de lecture, qu’accentuent la brièveté de l’histoire et son côté resserré et donc plus intense. Ce court roman se déguste comme un petit bonbon suçoté entre deux repas. Et il permet de patienter jusqu’à la publication d’Origines, l’ultime tome des aventures de Lazare, prévue cette année.

Pyramides

Décidément, pour Romain Benassaya, sur la Terre, point de salut. Dans Arca, son premier roman, il fallait l’abandonner au profit de Mars. Dans Pyramides, les hommes partent vers Sinisyys (« bleu », en finnois) à bord d’arches. Au total, vingt gigantesques vaisseaux iront coloniser ce nouveau monde, cette deuxième planète bleue. Eric Rives est second du Stern III. C’est pourquoi il est un des premiers réveillés de l’animation suspendue. Un des premiers aussi à découvrir, en place d’une lande couverte de fleurs bleues, une obscurité immaculée, un ciel sans étoile et un sol blanc poudreux uniforme. Rapidement, il faut se rendre à l’évidence : ils ne sont pas arrivés à destination. Plus dramatique : ils sont piégés dans une structure inconnue aux proportions gigantesques. Et depuis un bail. Car, censé durer deux cents ans, leur séjour en biostase se serait prolongé sur près de trente mille ! Comment les mille six cents passagers du Stern III vont-ils parvenir à gérer cette situation exceptionnelle ?

Dans ce roman, sans lien avec le précédent, Romain Benassaya s’attaque au thème très populaire de l’artefact extraterrestre. Si L’Anneau-Monde de Larry Niven ou Rendez-vous avec Rama d’Arthur C. Clarke, les plus emblématiques d’une production riche, voire la plus récente trilogie «  Quantika » de Laurence Suhner, viennent à l’esprit, cela ne dure pas. Le mystère du lieu plane effectivement sur Pyramides : dans la petite communauté humaine tout tourne autour de lui. Mais pour Romain Benassaya, là n’est pas l’essentiel. L’auteur s’interroge plutôt sur les liens unissant les membres d’un petit groupe d’humains. Sur leur capacité à survivre devant l’inconnu. Sauront-ils mettre de côté leurs différents et coopérer pour le bien de cette société miniature ? Comment s’adapter à une telle situation ? Comment s’organiser ? Quel but suivre ? Rapidement, deux camps naissent et s’opposent : bâtisseurs contre explorateurs ; les premiers visent la survie, la création d’une base stable ; les seconds veulent avant tout comprendre où ils sont afin de s’en échapper.

La construction de l’intrigue est solide, les rebondissements nombreux et les pages se tournent sans effort. Mais les personnages n’échappent pas plus au cliché qu’à la caricature. Quand bien même ils ne restent pas bêtement monolithiques, agrippés à leurs positions, et peuvent évoluer à travers le récit, ils n’en dégagent pas moins une impression d’ébauches mal dégrossies. Le lecteur sait souvent, avant le protagoniste, ce qu’il va faire ou dire. Et les quelques phrases annonçant une surprise à venir, censées ménager le suspens en fin de chapitre, en réduisent au contraire les effets. Même si c’est dans une moindre mesure, les maladresses déjà rencontrées dans Arca sont bel et bien présentes dans Pyramides. Regrettable, en somme, tant on a envie de laisser sa chance à l’auteur. Mais jusqu’à quand ? Ce que l’on pardonne à un débutant, on finit par le reprocher à un écrivain plus expérimenté…

L'Or du diable

Conseiller des investisseurs, leur dire comment faire fructifier leurs économies alors qu’on a soi-même un train de vie correct, mais sans plus, ce n’est pas évident tous les jours. Et même terriblement frustrant si l’on a un peu d’ambition. Or, de l’ambition, Hendrik Busske en a à revendre. Et l’écart entre ses rêves et la réalité lui pèse de plus en plus. Alors, quand il tombe par hasard sur un mystérieux ouvrage ancien évoquant la pierre philosophale, capable de créer de l’or, il le vole… et scelle ainsi son destin. Pas de Marguerite, pour ce Faust moderne : seule la volonté de se hisser au-dessus des autres, d’appartenir à la catégorie sociale supérieure, sert de moteur. Et elle va l’entraîner dans une spirale… infernale ?

Délaissant ses thèmes futuristes habituels, Andreas Eschbach s’attaque au célèbre mythe de la pierre philosophale. L’histoire du jeune ambitieux, qui se déroule à l’époque moderne (mais commence avant l’an 2000 et son célèbre bug), est entrecoupée de la découverte d’anciens manuscrits. Avec eux, le lecteur retrouve les figures attendues : une époque barbare, des châteaux, des hommes rudes et cupides, des savants mystérieux habités par la volonté de maîtriser des techniques mi-scientifiques, mi-magiques. Il découvre aussi la présence insistante de l’Ordre des chevaliers teutoniques, tout auréolé d’un parfum de mystère, de complots, de plans secrets aux multiples ramifications. Mais heureusement, à cette vision plutôt traditionnelle, l’auteur ajoute un regard scientifique (et sauve ainsi le roman). Le frère du personnage principal travaille au CERN. Pour lui, cette pierre, si elle existe, doit être un fragment de météorite, pas la création d’un quelconque savant fou. S’il aide Hendrik dans sa quête, c’est pour récupérer cet objet et l’emporter dans son laboratoire afin de l’analyser. D’ailleurs, on le voit dans les récits médiévaux, la pierre philosophale décrite semble avoir des propriétés radioactives…

Quête personnelle, voire philosophique, doublée d’un thriller (les manuscrits sont très recherchés), L’Or du diable est un récit intelligemment construit (mais attendait-on autre chose d’Andreas Eschbach ?). D’un thème rebattu cent fois, il fait un roman agréable à suivre, bien ancré dans notre monde matérialiste, esclave des apparences, et en même temps dépaysant. Ce n’est certes pas une pépite, tant il souffre du peu de charisme de son personnage principal. Cet Hendrik Busske est falot, terne, sans réelle volonté. Suivre ses tergiversations, être dépositaire de ses préoccupations mesquines tient parfois du parcours du combattant. Mais s’arrêter à cet écueil serait se priver de la lecture d’une œuvre prenante et enrichissante.

Ça vient de paraître

Le Magicien de Mars

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 119
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