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Au-delà de nos rêves

Janvier 1978. Une spirite remet à Robert Nielsen un manuscrit.

« “C'est de la part de votre frère.”

Mes soupçons se sont accrus. […]

J'ignore qui vous êtes, mais si vous aviez effectivement connu mon frère, vous sauriez qu'il est décédé y a plus d'un an.” » Page 5.

Via ce manuscrit adressé à son frère, Chris Nielsen raconte sa mort dans un accident de la route, sa montée au Paradis (un endroit très chouette, malgré tous les préjugés qu'on pourrait nourrir à son encontre), la découverte des lieux, les amis de là-haut, le fonctionnement du déplacement instantané, etc. Il lui reste trente ou quarante ans à attendre que sa femme Ann le rejoigne, et alors qu'il commence à s'habituer à cette idée, sur Terre se produit l'inacceptable.

Il y a fort longtemps, dans un pays voisin mais néanmoins ami, un Écossais – il est fort peu probable qu’une femme ait pu avoir une telle idée à la con –, jeta un Mars (oui oui, la barre chocolatée) dans une friteuse allumée et inventa, par ce simple geste de pur terrorisme culinaire, cette abomination non-euclidienne qu’est le deep fried Mars. Au-delà de nos rêves est l’équivalent littéraire du deep fried Mars : un livre écœurant, suintant d’optimisme sucré et de bons sentiments lentement caramélisés à l’huile rance. Tout est atroce, douloureux (remplacez la goutte d’eau de la torture du même nom par du sucre de canne) : le rythme anémique du récit (le roman commence réellement page 177), l’écriture paresseuse, délavée au point de devenir transparente, la traduction française (on sent la souffrance de la traductrice à peu près à toutes les pages). Symptomatique d’un auteur qui renie l’Horreur de ses débuts pour embrasser la Foi, telles ces vieilles villageoises qui se transforment en grenouilles de bénitier et se rapprochent du prêtre au fur et à mesure que la mort étend son ombre et que leur ouïe décline, ce livre est un authentique cauchemar (par certains côtés, il est totalement effrayant, mais de façon oblique et fortuite). À côté d’Au-delà de nos rêves, Jonathan Livingston le goéland pourrait passer pour une production Rockstar, les petits génies derrière la franchise GTA.

Fuyez, pauvres fous !

Le jeune homme, la mort et le temps

Le 14 novembre 1971, Richard Collier, trente-six ans, scénariste au physique de Paul Newman, décide de quitter son frère, chez qui il habite, pour prendre le large, direction San Diego au son de Gustav Malher. Une tumeur au cerveau le condamne à court terme. Aussi cherche-t-il à ne pas devenir une charge pour ses proches, et à trouver le sens de sa vie en ses derniers instants. Au hasard de la route, il parvient à l’Hôtel del Coronado, un établissement rococo construit en 1887. L’endroit a accueilli le tournage de Certains l’aiment chaud de Billy Wilder, et la présence de Marylin Monroe s’y fait encore sentir. Cependant, c’est une autre actrice au charisme tout aussi certain qui va subjuguer Richard : Elise McKenna, qui a séjourné à l’hôtel en 1896. Depuis la chambre 527 où il réside, Richard va se persuader qu’il peut rejoindre la comédienne. Il l’aime, lui qui n’a jamais connu l’âme sœur. En découvrant son nom inscrit dans le registre de l’hôtel, à la date du 20 novembre 1896, Richard détient la preuve qu’il a déjà rencontré Elise et peut donc retourner dans le temps. Il le doit, car sinon 1896 ne sera plus ce qu’il a été. Par méthode d’immersion, ne négligeant aucun accessoire et détail vestimentaire, recourant à l’autosuggestion, Richard parvient après plusieurs essais à destination. Elise McKenna l’accueille alors d’un « C’est vous ? »

Le roman se présente sous la forme d’un manuscrit dû à Richard, publié en juillet 1974 par son frère Robert, amputé toutefois d’une partie. L’éditeur s’en explique, évoquant les longueurs et surtout certaines incohérences dues à l’état de santé du scénariste. Ainsi, l’habileté du procédé narratif fait que le lecteur a le choix entre une explication réaliste, un délire procédant de la tumeur, ou une romance par-delà le temps. Et c’est bien sûr à la seconde option que nous voulons croire, tant Richard et Elise sont touchants. D’autant que Matheson pose d’entrée des indices, comme l’épave du Queen Mary, vaisseau du temps échoué, qui anticipent les événements à venir. Comme une répétition générale, puisqu’il est question de théâtre. En premier lieu du titre, Bid Time Return dans la version originale, citation empruntée au Richard II de Shakespeare. Et puis la comédienne, inspirée de la bien réelle Maude Adams dont le portrait exposé au Piper's Opera House fascina Matheson. L’écrivain n’a donc pas seulement son prénom en partage avec le héros du roman, porté à l’écran par Jeannot Szwarc, et sorti en 1980 sous le titre Quelque part dans le temps. Un succès public amplement mérité, et l’une des plus belles expériences au cinéma de Matheson, selon son propre aveu au fil des interviews accordées à William P. Simmons et Edward Gorman.

Brillant et émouvant, Le Jeune homme, la mort et le temps s’inscrit dans une tradition de la romance temporelle, à rang égal avec Le Voyageur des siècles de Noël-Noël, et surtout Le Voyage de Simon Morley de Jack Finney, auquel Matheson paye ouvertement sa dette dans l’adaptation filmée.

Échos

Tout commence par une innocente plaisanterie : lors d’une soirée entre amis, Phil hypnotise son beau-frère Tom Wallace. Lors que ce dernier revient à lui, tout le monde, sa femme, Anne, en tête, assure qu’il a fait un excellent sujet. Il a régressé dans son enfance, supporté des aiguilles plantées dans la gorge, et ainsi de suite. Rien que de très classique, en somme.

Les choses vont bientôt se gâter. Des rêves, puis des visions, d’une inconnue silencieuse au regard intense, troublent Tom. Des sensations lui viennent, presque télépathiques, à l’égard de ses voisins, mais aussi d’événements plus lointains. Il essaie d’abord de les nier, mais ses cauchemars s’aggravent et ses prémonitions se réalisent alors qu’il doit combattre l’incrédulité et l’angoisse de son épouse enceinte.

Serait-il, simplement, proche de la folie ?

Qu’exprime la femme qui le hante, dont les Wallace découvrent qu’il s’agit de l’ancienne occupante de leur maison ? Le désir de retrouver la Californie alors qu’elle habiterait dans l’Est des USA depuis un an ? Ou un besoin plus primal de vengeance – peut-être par-delà la tombe ? Tandis que les masques tombent dans cet environnement si petit-bourgeois, si normal, les dons de médium que Tom semble avoir acquis éclairciront-ils le mystère ou causeront-ils la faillite de son mariage, voire pis ?

Voici un peu l’oublié de la production fantastique mathesonienne, la faute à une traduction tardive (au demeurant excellente, due à la plume toujours inspirée d’un grand spécialiste du polar, Jean-Paul Gratias) chez un éditeur marginal, qu’une réédition chez Rivages et une belle adaptation à l’écran, Hypnose (réalisée et scénarisée par David Koepp, une pointure, avec un Kevin Bacon remarquable), datant toutes deux de 2000 en France, n’ont pas vraiment réussi à mettre en lumière.

C’est bien regrettable, car cet Échos, un modèle de concision, d’efficacité, brosse un portrait très acide de la banlieue américaine proprette et de la famille normale, ces idéaux de l’American way of life d’alors, à la charnière des années 50 et 60, tout en présentant avec passion l’une des obsessions de l’auteur, son intérêt pour le paranormal, auquel il a consacré divers romans, mais aussi des essais (ces derniers publiés tardivement).

Tout comme avec La Maison des damnés – quoique moins crûment, époque oblige –, le sexe joue un rôle crucial dans la genèse du mystère et la dynamique des couples plus ou moins cabossés qui forment le casting ; et comme avec Au-delà de nos rêves, la question de l’au-delà se pose, même si Matheson, peut-être plus timoré à cette étape de sa carrière, choisit cette fois de botter en touche.

Il va falloir courir les bouquinistes, ou jouer de la souris sur la toile, puisque ce livre est épuisé par chez nous, mais cet effort devrait à mon sens récompenser le lecteur ou la lectrice qui apprécie son fantastique nuancé d’une bonne dose d’ambiguïté – dans une certaine mesure et jusqu’à un certain point. On en retirera aussi une meilleure compréhension de l’individu Matheson, qui a de toute évidence mis une bonne part de lui-même (comme souvent, ainsi qu’il le reconnaît volontiers), dans son héros ; il suffit de voir le prénom de son fils, ainsi que le milieu décrit, aux accents de vécu.

Enfin, je le répète, on peut apprécier le film en parallèle. Que demander de plus ?

L'Homme qui rétrécit

Scott Carey souffre d’une maladie étonnante : il rétrécit. Chaque jour, il perd quelques millimètres. Peu importe la raison à cette terrible malédiction, Richard Matheson se consacre davantage à ses conséquences matérielles et psychologiques. Le roman commence alors que Scott ne mesure plus que deux centimètres, et survit dans la cave de sa maison, où il essaye de se débrouiller, se nourrissant de miettes de pain, dormant sur une éponge, et sous la menace permanente d’une araignée qui l’a repéré. Ce confinement constitue néanmoins l’occasion pour Scott de s’attaquer à des défis épiques, comme gravir un fauteuil afin de grimper sur la table de jardin pour y dénicher de quoi manger. La montée de l’escalier, pour tenter de sortir au grand air, ou les combats avec l’araignée, constituent autant de scènes dramatiques. Avec, à chaque nouveau réveil, la constatation que notre héros a rétréci, et que ce qu’il était encore capable d’accomplir la veille ne lui est plus accessible. Pourtant, Scott n’abandonne pas la lutte : il n’envisage à aucun le moment le suicide, ou de se laisser dépérir, même si la fin lui semble inéluctable.

En parallèle, de longues séquences de flash-backs permettent de retracer l’évolution entre son statut de père de famille de 1,83 m et celui de brindille humaine de quelques centimètres de haut. Car Scott est marié à Lou, et a une petite Beth. Son rétrécissement va avoir un impact sur sa vie de famille, sur sa psychologie et celle de sa compagne. Qui fait de son mieux pour l’aider, mais les premiers temps seront difficiles alors que les médecins échouent à déterminer l’origine de sa maladie et que son statut de curiosité médicale, puis de monstre de foire, s’accentue. Jusqu’au jour où il atteint la taille d’un enfant, et où ses relations avec sa femme, subtilement, se modifient, passant d’une relation mari-femme à une relation fils-mère. Quand sa fille de huit ans deviendra plus grande que lui, l’épreuve s’avèrera plus dure encore, avec pour seule échappatoire l’acceptation de son destin, que l’on devine dès les scènes d’ouverture. L’enchaînement de séquences dans la cave et de flashbacks est une idée scénaristique géniale : les scènes du passé « aèrent » les rebondissements au sous-sol, qui, eux, entretiennent la claustrophobie du lecteur. Mais elles sont également dramatiques, car c’est à ce moment-là que Scott se rend réellement compte de sa maladie, entrant parfois dans des phases de déni.

D’un point de vue scientifique, Matheson essaye de rester crédible : par exemple, la taille de Scott joue un rôle sur son rapport aux bruits, sa voix devenant de plus en plus fluette à mesure que sa taille diminue. En revanche, curieusement, ses capacités de raisonnement évoluent peu ; or, un homme dont le cerveau diminue de taille jusqu’à atteindre quelques millimètres ne pourrait conserver intactes ses facultés. On le comprend, ce coup de canif dans le contrat de crédibilité a pour but de conserver un protagoniste capable d’actes sensés et raisonnés jusqu’au bout.

Richard Matheson a régulièrement mis en scène des hommes aux prises avec des menaces ou des défis qui les dépassent : que l’on songe à « Duel », où le protagoniste est poursuivi par un routier pervers qui tentera plusieurs fois de le tuer avec son énorme poids-lourd. Ou à Robert Neville, qui, dans Je suis une légende, est le dernier de son espèce, en proie à un danger de tous les instants. Ici, Scott Carey n’est pas l’ultime rejeton de son espèce, mais le seul dans cette situation, situation dont l’issue fatale ne fait guère de doute. Dans ces trois œuvres, qui entretiennent certains points communs, la lutte pour la survie prend peu à peu le pas sur toutes les autres aspirations humaines, jusqu’à devenir le seul et unique mode de fonctionnement.

Adapté par Jack Arnold en 1957, ce qui donnera un grand film aux effets spéciaux splendides, L’Homme qui rétrécit demeure un immense classique du genre, indémodable, basé sur une idée simple, mais exploitée de manière aussi pertinente que poignante.

Limbo

Longtemps considéré comme un secret bien gardé, le roman Limbo de Bernard Wolfe est réédité dans une version intégralement retraduite au Livre de Poche. Doublement préfacé par un Gérard Klein toujours aussi passionnant, cet impressionnant pavé de 720 pages compte parmi les classiques intemporels de la science-fiction dystopique, au même titre que Le Meilleur des mondes et 1984. Écrit en 1952, l’unique roman de genre de Wolfe est un condensé d’intelligence dans un monde frôlant constamment l’absurde et où le pacifisme est devenu un cauchemar. Terrifié à l’idée d’une quatrième guerre mondiale – la troisième ayant eu lieu dans les années 70 –, les hommes ont instauré une doctrine radicale pour éviter l’extinction : l’Immob. Comment se combattre quand on est amputés ? Cette idée saugrenue, l’Hinterland (ce qui reste des États-Unis) et l’Union Orientale (les reliquats de l’Union Soviétique) l’ont pêché dans les mémoires d’un neurochirurgien qui s’est sacrifié durant la dernière guerre : le docteur Martine. Sauf que le fameux docteur, en guise de sacrifice, s’est plutôt réfugié sur une île à l’écart du monde, l’île des Madunjis, où une peuplade ultra-pacifique recourt à la lobotomie pour contrôler l’agressivité de ses membres. Par un coup du sort, Martine se voit contraint de rentrer au pays… et apprend l’horrible vérité sur le sort de ses concitoyens.

Limbo est un roman étrange, d’une densité parfois étouffante et d’une érudition évidente. Parfois même trop évidente. Le principal défaut de cette anti-utopie, c’est bien évidemment la tendance de Bernard Wolfe à afficher ses connaissances dans tous les domaines et, notamment, dans celui de la psychanalyse. Nombre de passages tirent en effet en longueur et alourdissent le récit au détriment de la pagaille d’idées qui s’y trouvent développées. Limbo est l’exemple type du roman qui aurait mérité quelques coupes pour son propre bien. Passé ce défaut, l’histoire de Bernard Wolfe s’avère passionnante et profondément retorse. L’Américain pousse à son paroxysme l’idée du pacifisme et démontre avec brio comment une idée noble à la base peut se transformer en cauchemar absolu. Les hommes amputés ne sont que des parodies cybernétiques de l’espèce humaine, des marionnettes au service d’un Bien supérieur ridicule. L’originalité principale de Wolfe, c’est justement cela, de ne pas se prendre au sérieux. Bien que d’une grande cohérence, son futur s’avère bourré d’humour : l’utopie est une vaste blague. Dans le même temps, il charge les dogmes, religieux ou politiques, montrant l’inanité des messies de tout poil. Ainsi, le Dr Martine n’a rien du martyr que tout le monde croit connaître. Bien au contraire. Le décalage constant entre l’image publique du bon docteur et la véritable personnalité de celui-ci occasionne un questionnement délicieux autour de la propagande et, plus généralement, de la déification.

Ce qui est peut-être le plus amusant, dans Limbo, c’est de constater la clairvoyance de l’auteur autour du sujet de la machine, de plus en plus envahissante, et de l’impact sociétal de celle-ci, à savoir le fameux rouleau compresseur. Cette métaphore de l’écrasement de l’homme apparait d’une actualité brûlante plus d’un demi-siècle plus tard.

Même certaines faiblesses du récit s’avèrent intéressantes. Ne serait-ce que la considération de la sexualité et du plaisir féminin, ou l’utilisation de l’énergie atomique, intégralement erronées, mais qui reflètent à merveille l’avancée de la science de l’époque. Limbo, en plus d’être prescient à bien des niveaux, se révèle un témoin exceptionnel de son temps : peurs liées à la Guerre froide, et tendance autodestructrice de l’homme d’autant plus définitive qu’il dispose de l’arme atomique. On en revient alors à cet aspect prégnant de roman psychanalytique, trop pompeux et lourd bien souvent, mais qui développe une vraie tentative d’analyse de la folie humaine au gré du temps.

Dernier versant de Limbo, sa tendance, glaçante, à jouer avec les codes de l’utopie pour mieux la démonter. Cette magnifique société sans violence se révèle être qu’une façade mitée. L’utopie, pour Bernard Wolfe, n’est qu’une illusion, elle n’existe pas, elle s’effondre sur elle-même. Parce que l’homme semble viscéralement incapable d’être non-violent, mais aussi parce que le principe même est hypocrite. Derrière les motivations d’apparence se cachent toujours de sales petits secrets, de petites jalousies et une peur constante de l’autre. Des sentiments humains impossibles à arracher. Ou à écraser. Même avec un rouleau compresseur. Limbo prend donc logiquement sa place dans le panthéon des classiques de la science-fiction – et au diable ses défauts.

Le Fleuve céleste

Auteur aussi brillant que populaire, le canadien Guy Gavriel Kay est de nouveau réédité par les éditions l’Atalante deux ans après Les Chevaux célestes, autre énorme pavé situé dans le même univers que le présent ouvrage. Cette fois, Le Fleuve céleste délaisse la IXe dynastie pour la XIIe et propulse le lecteur trois siècles plus tard, dans une Chine fantasmée, terreau fertile pour l’imagination fabuleuse et la plume élégante de l’écrivain. Comme à son habitude, Kay se sert d’une base historique solide – qu’il revendique légitimement – pour tisser une histoire ambitieuse, polyphonique et finalement grandiose. À la différence des Chevaux célestes, le lecteur n’entre plus dans un empire en pleine gloire, mais bien dans une Kitaï qui se meurt, qui décline. L’empereur n’est plus qu’un homme mal conseillé, étouffé par la cacophonie des clans conservateurs et progressistes. Le Fleuve céleste n’est pourtant pas qu’une histoire de cours et de nobles, mais bien celle de l’ascension d’un homme, un Robin des Bois à la sauce asiatique, qui finit par accomplir un fabuleux destin. Celui de résister, de briller et de se hisser au-dessus de la médiocrité de l’élite intellectuelle de l’époque. Rai Daiyan, personnage magnifique et flamboyant, s’avère encore plus réussi qu’un certain Shen Tai dont on se souvient pourtant avec émotion. À ses côtés naviguent des seconds rôles tout aussi réussis et passionnants, à commencer par Lin Shan, l’une de ces figures féminines dont Kay a le secret, et Zhao Ziji, ami et combattant plein de fougue et d’honneur.

Le Fleuve céleste arrive rapidement à surpasser son illustre aîné. D’abord parce que Kay semble n’avoir plus besoin d’introduire son univers, ensuite parce que les intrigues politiques et la dimension épique s’équilibrent avec une facilité évidente. Au-delà de ces atouts primordiaux, c’est aussi, et surtout, la beauté et l’exotisme de cet univers tiré de la Chine ancienne qui fait tout le charme du roman. Habitué à bâtir des univers depuis toujours, l’auteur canadien délivre ici une superbe toile de fond où la poésie, la calligraphie, les jardins et les mélodies de pipa deviennent autant d’éléments dépaysant mais aussi fascinants. On est tout de suite transporté par la plume de Kay, par l’intelligence de la construction de son récit et l’entrelacs de ses fils narratifs.

Il faut également rendre honneur à ce qu’explore Le Fleuve céleste au cours de ces 700 pages. Kay nous y parle de valeurs aujourd’hui désuètes, de courage, de résistance face à l’adversité mais également d’amour, de douceur, de beauté. Le Canadien nous raconte une époque qui entre en résonnance avec la nôtre, tisse une toile mélancolique, à la fois sur la fin d’un empire de légende, mais aussi sur la disparition de figures humaines passionnantes. Le Fleuve céleste fait naître des héros, jongle avec l’épique, la sauvagerie et l’intime. En effet, au-delà de cette fresque minutieuse, le roman sait s’immiscer dans la vie de ses personnages. Avec un talent sans cesse renouvelé, Kay nous convie à des petites destinées qui jalonneront le parcours des grandes figures historiques qu’il s’amuse à tordre pour bâtir son aventure. Le résultat n’en est que plus touchant.

Comme pour son prédécesseur, on pourrait ici pointer du doigt un certain défaut de répétition, la propension de Kay à répéter au lecteur des faits déjà énumérés auparavant – le non dégraissage d’une centaine de pages superflues. Mais en regard de l’immense réussite que constitue le résultat final, le lecteur oubliera très rapidement cet accroc récurrent chez l’auteur. Les amateurs de Kay seront ravis, les autres pourront en profiter pour découvrir une épopée grandiose – et se pencher tant qu’à faire sur le précédent volume.

Le Souper des maléfices

[Critique commune à Anasterry, Le Souper des maléfices et Les Poisons de Katharz]

Alors que tous les capteurs semblent indiquer un retour en force de la science-fiction en librairie, les éditions ActuSF ont fait, à l’automne 2016, un étonnant pari : lancer une collection de fantasy d’auteurs francophones. Mauvais timing ou caractère éminemment visionnaire ? Qui sait ? Nommée « Bad Wolf », la collection est en fait la reprise d’une marque éponyme développée à compte d’auteur par les signataires des trois romans qui nous occupent, tous scénaristes de BD, et qui signaient là leur premier roman. Il ne s’agit donc pas d’inédits à proprement parler, même si l’édition initiale sous le label Bad Wolf (2015) se cantonnait à une édition numérique…

Publié en éclaireur en août dernier, Anasterry est l’œuvre d’Isabelle Bauthian. Sur la vaste presqu’île de Civilisation, la baronnie d’Anasterry fait figure d’îlot de progressisme et de paix. En guise de punition pour une vétille, Renaldo, second fils du baron de la baronnie voisine de Montès, et son meilleur ami, Thélban Armanville, sont envoyés à Anasterry afin d’espionner et, éventuellement, déceler une faille dans l’irréprochable État. Pour les beaux yeux de la cheffe des gardes, les deux compères s’aventurent dans les marais, zone expressément interdite, et y aperçoivent un monstre. Mais voyons, il n’y a pas de monstres à Anasterry, malgré la tolérance suspecte de la baronnie envers tous ces êtres n’ayant pas un sang humain pur. Voilà qui soulève un problème, à même d’ébranler l’équilibre délicat d’Anasterry… En dépit de Renaldo, héros falot auquel on préfèrera son acolyte Thélban, et d’une longueur un brin excessive (écourté de cent pages, il aurait gagné une nervosité qui lui fait défaut), ce premier roman d’Isabelle Bauthian se révèle agréable à la lecture et se confronte avec justesse à des thèmes hélas toujours actuels – le féminisme, le racisme, la paix et les moyens de la conserver. Premier volume, ou plus précisément, « première version » des « Rhéteurs », ce tome introductif se termine par un intrigant épilogue qui suscite une curiosité certaine envers la suite.

Le Souper des maléfices prend pour cadre la ville de Slarance, qui subit une curieuse pénurie de blé. Du moins, le bon blé est-il remplacé par un succédané, ce qui cause la production de pain et de bière de mauvaise qualité, ceux-ci ayant pour étrange effet secondaire de provoquer une émolliente accoutumance. Zéphyrelle, la dernière (mais pas la meilleure) agente en vie des services secrets du dynarque, le souverain éclairé de Slarance, enquête sur cette pénurie. De son côté, l’émérite cuisinier Fanalpe se retrouve à tenter le tout pour le tout pour séduire Fiollulia, nièce lointaine du dynarque, quitte à fouiner dans des grimoires où il ne devrait pas mettre le nez. Forcément, les chemins de Zéphyrelle et Fanalpe se croiseront au rythme tortueux de l’enquête… Signé du père du célébrissime Lanfeust, Le Souper des maléfices est une aventure des plus sympathique ; Arleston y déploie une galerie de personnages truculents dans une ville colorée et chatoyante, et y fait preuve d’une jolie inventivité dans le domaine culinaire. Qu’importe si le roman porte peu à conséquence : un peu de légèreté ne fait pas de mal dans ce monde de brutes, et ce Souper… se déguste comme une friandise.

Last but not least, Les Poisons de Katharz, premier volume des « Chroniques des terres d’airain », est signé de la directrice de collection, Audrey Halwet. Comme dit le proverbe : on n’est jamais si bien servi que par soi-même – mais ne préjugeons pas. Le roman débute quelques jours avant l’apocalypse. La ville-prison de Katharz est bâtie au-dessus du corps d’un démon ; hélas, une prophétie affirme que le monstre s’éveillera dès lors que cent mille âmes seront réunies au-dessus de lui. Et la cité est sur le point d’atteindre ce nombre, en dépit des efforts incessants de Ténia Harsnik pour réduire drastiquement la population, quitte à encourager meurtres et violences… La situation s’aggrave avec l’approche de troupes ennemies désireuses de raser ce foyer de sale engeance. Il faut trouver une solution, et vite. Or, Dame Carasse, sorcière de son état, l’une des rares capables de sauver la situation, s’absente de Katharz pour mieux revenir avec un disciple pour le moins particulier… Se plaçant d’emblée sous le haut patronage de Terry Pratchett, Les Poisons de Katharz flirte avec la fantasy humoristique – et on sait bien que l’humour est l’une des choses les moins partagées du monde. De fait, les notes de bas de page sont souvent de trop et certains traits échouent à faire mouche ; néanmoins, le roman s’amuse des codes et fait preuve d’une adorable cruauté envers ses personnages. Tenant bien la route jusqu’à son dénouement, il s’avère d’une lecture plaisante et est probablement le plus solide des trois titres inaugurant « Bad Wolf ». Que demander de plus ?

En somme, voici une collection qui, en guise de lancement, nous propose trois volumes d’une bonne facture générale. Sans rivaliser avec le meilleur de leurs homologues anglo-saxons, ils s’inscrivent néanmoins sans rougir dans les pas de Jean-Laurent Del Socorro ou Lionel Davoust, proposant une fantasy plus légère mais loin d’être ridicule – et surtout, en rien formatée. Prometteur.

Les Poisons de Katharz

[Critique commune à Anasterry, Le Souper des maléfices et Les poisons de Katharz]

Alors que tous les capteurs semblent indiquer un retour en force de la science-fiction en librairie, les éditions ActuSF ont fait, à l’automne 2016, un étonnant pari : lancer une collection de fantasy d’auteurs francophones. Mauvais timing ou caractère éminemment visionnaire ? Qui sait ? Nommée « Bad Wolf », la collection est en fait la reprise d’une marque éponyme développée à compte d’auteur par les signataires des trois romans qui nous occupent, tous scénaristes de BD, et qui signaient là leur premier roman. Il ne s’agit donc pas d’inédits à proprement parler, même si l’édition initiale sous le label Bad Wolf (2015) se cantonnait à une édition numérique…

Publié en éclaireur en août dernier, Anasterry est l’œuvre d’Isabelle Bauthian. Sur la vaste presqu’île de Civilisation, la baronnie d’Anasterry fait figure d’îlot de progressisme et de paix. En guise de punition pour une vétille, Renaldo, second fils du baron de la baronnie voisine de Montès, et son meilleur ami, Thélban Armanville, sont envoyés à Anasterry afin d’espionner et, éventuellement, déceler une faille dans l’irréprochable État. Pour les beaux yeux de la cheffe des gardes, les deux compères s’aventurent dans les marais, zone expressément interdite, et y aperçoivent un monstre. Mais voyons, il n’y a pas de monstres à Anasterry, malgré la tolérance suspecte de la baronnie envers tous ces êtres n’ayant pas un sang humain pur. Voilà qui soulève un problème, à même d’ébranler l’équilibre délicat d’Anasterry… En dépit de Renaldo, héros falot auquel on préfèrera son acolyte Thélban, et d’une longueur un brin excessive (écourté de cent pages, il aurait gagné une nervosité qui lui fait défaut), ce premier roman d’Isabelle Bauthian se révèle agréable à la lecture et se confronte avec justesse à des thèmes hélas toujours actuels – le féminisme, le racisme, la paix et les moyens de la conserver. Premier volume, ou plus précisément, « première version » des « Rhéteurs », ce tome introductif se termine par un intrigant épilogue qui suscite une curiosité certaine envers la suite.

Le Souper des maléfices prend pour cadre la ville de Slarance, qui subit une curieuse pénurie de blé. Du moins, le bon blé est-il remplacé par un succédané, ce qui cause la production de pain et de bière de mauvaise qualité, ceux-ci ayant pour étrange effet secondaire de provoquer une émolliente accoutumance. Zéphyrelle, la dernière (mais pas la meilleure) agente en vie des services secrets du dynarque, le souverain éclairé de Slarance, enquête sur cette pénurie. De son côté, l’émérite cuisinier Fanalpe se retrouve à tenter le tout pour le tout pour séduire Fiollulia, nièce lointaine du dynarque, quitte à fouiner dans des grimoires où il ne devrait pas mettre le nez. Forcément, les chemins de Zéphyrelle et Fanalpe se croiseront au rythme tortueux de l’enquête… Signé du père du célébrissime Lanfeust, Le Souper des maléfices est une aventure des plus sympathique ; Arleston y déploie une galerie de personnages truculents dans une ville colorée et chatoyante, et y fait preuve d’une jolie inventivité dans le domaine culinaire. Qu’importe si le roman porte peu à conséquence : un peu de légèreté ne fait pas de mal dans ce monde de brutes, et ce Souper… se déguste comme une friandise.

Last but not least, Les Poisons de Katharz, premier volume des « Chroniques des terres d’airain », est signé de la directrice de collection, Audrey Halwet. Comme dit le proverbe : on n’est jamais si bien servi que par soi-même – mais ne préjugeons pas. Le roman débute quelques jours avant l’apocalypse. La ville-prison de Katharz est bâtie au-dessus du corps d’un démon ; hélas, une prophétie affirme que le monstre s’éveillera dès lors que cent mille âmes seront réunies au-dessus de lui. Et la cité est sur le point d’atteindre ce nombre, en dépit des efforts incessants de Ténia Harsnik pour réduire drastiquement la population, quitte à encourager meurtres et violences… La situation s’aggrave avec l’approche de troupes ennemies désireuses de raser ce foyer de sale engeance. Il faut trouver une solution, et vite. Or, Dame Carasse, sorcière de son état, l’une des rares capables de sauver la situation, s’absente de Katharz pour mieux revenir avec un disciple pour le moins particulier… Se plaçant d’emblée sous le haut patronage de Terry Pratchett, Les Poisons de Katharz flirte avec la fantasy humoristique – et on sait bien que l’humour est l’une des choses les moins partagées du monde. De fait, les notes de bas de page sont souvent de trop et certains traits échouent à faire mouche ; néanmoins, le roman s’amuse des codes et fait preuve d’une adorable cruauté envers ses personnages. Tenant bien la route jusqu’à son dénouement, il s’avère d’une lecture plaisante et est probablement le plus solide des trois titres inaugurant « Bad Wolf ». Que demander de plus ?

En somme, voici une collection qui, en guise de lancement, nous propose trois volumes d’une bonne facture générale. Sans rivaliser avec le meilleur de leurs homologues anglo-saxons, ils s’inscrivent néanmoins sans rougir dans les pas de Jean-Laurent Del Socorro ou Lionel Davoust, proposant une fantasy plus légère mais loin d’être ridicule – et surtout, en rien formatée. Prometteur.

La Maison des épreuves

Les éditions de l’Ogre nous ont habitués à une production rare en nombre mais pas en qualité (cf. Les Machines infernales du docteur Hoffman, Lumikko et Saccage, critiqués dans nos précédentes livraisons, sans oublier Ravive, dans le présent numéro). En janvier, c’est donc La Maison des épreuves, premier roman du Canadien Jason Hrivnak qui est apparu dans nos librairies, court ouvrage se rattachant d’assez loin aux genres de l’Imaginaire.

Dans la longue introduction du livre – qui à elle seule possédait la matière d’un roman –, le narrateur a appris depuis peu le suicide de sa meilleure amie d’enfance, Fiona. L’occasion pour lui de se souvenir de leur jeunesse, parias à l’école, et de leurs jeux d’enfants, consacrés à la création d’un monde imaginaire pervers : « Telle était l’économie de base du Terrain d’essai : la torture en échange de ce que le cœur désirait. » Plus tard, à la suite d’un déménagement, Fiona et le narrateur perdent contact, et chacun suit son chemin, cahoteux, chaotique – ni l’un ni l’autre ne s’étant remis de cette amitié pernicieuse. Après la mort surprise de Fiona vient au narrateur le besoin d’écrire ce qui aurait pu la sauver : cette cathartique « Maison des épreuves ».

Celle-ci, qui forme le cœur du récit, consiste en trois sections : la première est un questionnaire à choix multiples, la deuxième pose des questions plus ouvertes appelant le lecteur à développer et à justifier, la dernière combine les modes des deux premières. Dans tous les cas, les mises en situation s’avèrent passablement dérangeantes, tour à tour faussement banales ou frôlant le fantastique. La quatrième de couverture cite La Maison des feuilles de Mark Z. Danielewski, mais on pense plutôt à une version psychologisante des livres dont vous êtes le héros (voire à La Nuit je suis Buffy Summers de Chloé Delaume) sans pour autant reposer sur les mêmes mécanismes de décision, ou encore, de loin, à « Réponses à un questionnaire » de J.G. Ballard, bref texte où le récit prend forme au travers de cent réponses à autant de questions que le lecteur ne peut que deviner. Mais là où la nouvelle de Ballard tient de la pochade expérimentale, le roman de Hrivnak développe au travers des questions et de leurs possibles réponses un univers perturbant, qui interroge le lecteur et le pousse dans ses retranchements tandis que, en creux, se dessine la vie désaxée de Fiona et ses liens lointains avec le narrateur.

En somme, un premier roman froid, intense et vénéneux.

La Fille qui tomba sous Féérie et y mena les festoiements

La Fille qui tomba sous Féérie

Il y a un an, nous avions évoqué avec enthousiasme la parution aux éditions Balivernes de La Fille qui navigua autour de Féérie dans un navire construit de ses propres mains de Catherynne M. Valente, roman jeunesse depuis récompensé par un prix Imaginales des plus mérités (sans oublier un Locus en 2012). Voici enfin la suite des aventures de Septembre, deuxième volume sur cinq parus en anglais à arriver sous nos latitudes.

Dans le monde de la jeune Septembre, un an aussi s’est écoulé. Un an durant lequel la fillette n’a eu de cesse de rêver que le Vent Vert revienne et la ramène vers Féérie : après tout, n’a-t-elle pas sauvé ce royaume de la férule aseptisante de la Marquise ? Certes, elle a dû se défaire de son ombre au passage, mais cela en valait la peine. Lorsque passe une barque aérienne au-dessus du jardin familial, Septembre se lance à sa poursuite… et tombe dans Féérie. Las, le royaume qu’elle a quitté a bien changé, et se retrouve à nouveau en grand danger : la magie fuit Féérie, est absorbée par son envers obscur, la Féérie-du-Dessous, que dirige une souveraine bien connue de Septembre car il s’agit de nulle autre que son ombre perdue, se faisant désormais nommer Halloween. Dans cette Féérie-du-Dessous, Septembre retrouve bientôt ses anciens compagnons d’aventure, le vouivriothèque A-à-L et Samedi le Marid… ou plutôt leurs ombres, aux caractères inversés. Bon nombre de péripéties et de rencontres étonnantes attendent la fillette, qui va devoir plonger toujours plus profondément dans cette Féérie obscure pour retrouver le Prince Myrrhe, peut-être le seul à même de rétablir l’équilibre. À moins que la solution se trouve au cœur de Septembre ?

Dans ce deuxième volume des aventures de Septembre, la plume élégante de Valente continue de faire mouche, toujours excellemment servie par la traduction de Laurent Philibert-Caillat. Les mânes de Lewis Carroll, Tove Jansson et surtout L. Frank Baum demeurent présentes, mais l’auteure possède son univers à nul autre pareil. Retrouvant le monde merveilleux de Féerie, Valente nous en présente un envers plus sombre et plus trouble, mais pas moins chatoyant. L’inventivité est reine – ce sont dix trouvailles par chapitre –, et si l’ensemble donne parfois une légère impression de décousu, l’intrigue finit par retomber sur ses pattes à la fin du roman. Si La Fille qui tomba sous Féérie… s’adresse en premier lieu à un jeune public, les lecteurs n’ayant pas oublié leur âme d’enfant auraient grand tort de s’en priver, c’est là une fantasy (fantaisie ?) de la plus belle eau.

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