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L'Océan au bout du chemin

Alors qu’il revient dans la ville qui l’a connu enfant, un homme se souvient de ce qu’il y vécut à l’âge de sept ans…

Ses parents louent une chambre à un vendeur de passage ; celui-ci, un homme inquiétant qui écrase le chat du garçon, vole un jour une voiture. Lorsque le véhicule est signalé stationnant sur une route de campagne, le narrateur s’y rend avec son père pour y découvrir que le voleur s’est suicidé dans le véhicule. Le garçon est alors emmené loin des lieux par une de ses voisines, une fille à peine plus âgée prénommée Lettie, qui le ramène chez elle. Il y fait la rencontre de sa mère et sa grand-mère, qui semblent connaître la nature des événements sans y avoir assisté. Elles parlent également de la mare derrière leur ferme, qui serait un océan vers un autre monde… Au contact de Lettie, le garçonnet découvre progressivement l’existence non seulement d’une certaine forme de magie, mais aussi de menaces bien réelles… qui semblent s’incarner dans la personne d’Ursula Monkton, la nouvelle locataire de la chambre de sa maison.

Neil Gaiman a confié avoir écrit ce livre pour sa compagne, la chanteuse Amanda Palmer ; en partie autobiographique (l’anecdote sur le suicide est issue de ses souvenirs), L’Océan au bord du chemin était censé être une novella avant que Gaiman ne se rende compte qu’il venait d’écrire un roman… Un livre qui aurait bien pu obtenir le prix Hugo si son auteur ne l’avait pas déclaré inéligible — pour laisser leur chance aux autres, et parce qu’il s’agit plus de fantasy que de science-fiction (ce qui l’a pas empêché d’obtenir le prix Locus et d’être élu Book of the Year au Royaume-Uni).

Premier livre pour adultes de Gaiman depuis près de dix ans, L’Océan… démarre très fort avec la noirceur des premières pages (la mort du chat, le suicide), puis la scène chez la famille Hempstock, où les trois générations de femme évoquent bien sûr des divinités mythologiques, manières de Parques déformées. Et la légende qui fait d’une simple mare un océan menant vers un autre monde est splendidement suggérée, attisant la curiosité du lecteur. Sauf que très vite, le livre retrouve l’habillage habituel des romans jeunesse de l’écrivain : des protagonistes enfants confrontés à des menaces incarnées par des êtres proches, et auxquelles ils vont s’opposer par la force de leurs convictions enfantines, qui céderont par là même la place à des considérations plus adultes. Et le roman, qui s’annonçait comme un renouveau dans l’œuvre de l’auteur, de basculer peu à peu dans la redite de ses livres précédents, notamment Coraline. Certes, Gaiman reviendra in extremis vers des rivages adultes, puisque le roman est un grand flash-back sur ces événements formateurs, mais il sera passé avant cela par un certain nombre de figures imposées qu’on croirait sorties de ses œuvres antérieures. Ce n’est pas désagréable, bien sûr — Gaiman a un vrai talent pour nous faire ressentir les émotions contradictoires vécues par ses protagonistes, et son imagination est toujours aussi débordante —, mais on ne peut s’empêcher de penser que le romancier est tout doucement en train de se mettre à radoter, voire à s’auto-parodier, ce qui est d’autant plus dommage pour un livre qu’il nous « vend » comme des plus personnels. Signé par un autre, L’Océan au bout du chemin aurait fait office de très bonne surprise. Sauf qu’on est en droit d’attendre plus surprenant, plus innovant, de la part de quelqu’un du calibre de Neil Gaiman.

Vongozero

Depuis leur création, les éditions Mirobole se sont spécialisées dans les œuvres de pays de l’Europe de l’est ou du nord. Cap à l’est, donc, pour le point de départ de ce Vongozero : nous sommes dans un futur proche, en Russie, quand soudain une épidémie se met à décimer la population, avec Moscou comme épicentre. Anna, son mari Sergueï et leur fils Micha vivent en banlieue. Lorsque l’épidémie se propage, tuant au passage la mère d’Anna sans que celle-ci ait pu tenter quoique ce soit à cause de la mise en quarantaine du centre-ville, Sergueï décide de partir loin, dans une zone préservée : il choisit le nord, et plus précisément le lac de Vongozero, proche de la frontière avec la Finlande. C’est le début d’un terrible périple pour le petit groupe — la famille a été rejointe par le beau-père d’Anna, leurs voisins et l’ex-femme de Sergueï. L’épidémie a en effet totalement changé les règles sociales, l’individualisme est érigé en seul mode de survie efficace ; l’insécurité atteint des niveaux extrêmes, chacun étant prêt à tout pour survivre…

Le récit est de fait d’une simplicité enfantine : Yana Vagner, qui signe ici son premier roman, va nous décrire par le menu le trajet entre la banlieue moscovite et le lac ciblé. Tout autant qu’une road story au sein d’une Russie dévastée, on a affaire à une sorte de huis clos par intermittences, une grande partie des scènes se déroulant dans l’habitacle des trois voitures utilisées par Anna et les siens pour se déplacer. Un procédé intéressant, qui favorise la montée progressive de la tension, tant dans le pays lui-même (l’avancée du fléau) qu’au sein du petit groupe, les scènes en lieux fermés n’offrant aucun espace pour évacuer les pressions qui ne manquent pas de survenir. Un sentiment d’urgence accentué par la narration à la première personne, et le personnage d’Anna, en permanence au bord de la rupture. Dès lors, il devient évident que l’auteure se désintéresse de son décor apocalyptique pour se consacrer à une étude psychologique d’une dizaine de personnes, s’efforçant d’en montrer la dynamique interne en phase de crise. Or elle s’en sort plutôt bien : les personnages, que l’on pensait parfois un peu trop stéréotypés, cachent en définitive certaines facettes inattendues et acquièrent une profondeur nouvelle. L’empathie fonctionne, mais plutôt que de s’intéresser à l’un ou l’autre (Anna, notamment, parfois un peu tête à claques dans son immobilisme), c’est au groupe que l’on apprend à s’identifier, ne pouvant réfréner l’envie que tous parviennent à Vongozero et que la tension puisse enfin s’apaiser. Il n’en arrive pas moins, malheureusement, que le rythme pourtant déjà très lent de l’intrigue fasse du surplace (comme ces quelques jours passés dans un village de vacances, dans la crainte que l’un des personnages ait contracté la maladie), et on se prend à bâiller quelque peu. Vongozero pèse ses 450 pages, et sans doute Vagner aurait-elle pu l’alléger un tantinet sans sacrifier la profondeur de son analyse psychologique des protagonistes.

Sans être inoubliable, ce roman de Yana Vagner offre au final une vision subjective intéressante de la pandémie plutôt qu’une description minutieuse de son développement, plaçant l’aspect humain au cœur de ses préoccupations. Qui le lui reprocherait ?

La Fille qui se noie

Quelque part du côté de Providence, Rhode Island… India Morgan Phelps, qui se surnomme Imp (diablotin, en anglais), a décidé d’écrire une histoire de fantômes, de sirènes et de loups-garous. Elle va surtout écrire sa propre histoire, peuplée de créatures étranges — ou non. De fait, India/Imp souffre de schizophrénie, et son compte-rendu est souvent lacunaire, parfois lucide, parfois mensonger, jamais avare de repentirs et de rectifications tardives. Au départ, il y a ce tableau du peintre Phillip George Saltonstall, intitulé « La Fille qui se noie », montrant une jeune femme diaphane, les pieds baignant dans une onde où se meuvent des ombres inquiétantes, et qui ne laisse pas de fasciner India. Surtout, il y a cette fille, Eva Canning, que India/Imp va rencontrer deux fois pour la première fois sur le bord de la route, nue et éperdue. Et dont l’irruption dans le quotidien d’India va plonger la vie de cette dernière davantage encore dans le chaos et la folie.

Qui est cette « fille qui se noie » ? India ? Imp ? Nous voilà en tout cas avec un roman bien singulier — ou pluriel. Précisons d’emblée : si India est schizophrène, elle ne souffre pas du syndrome de personnalités multiples. Sa perception de soi-même et de la réalité s’avère juste différente, et c’est déjà beaucoup. India, qui écrit sous les yeux du lecteur le présent roman, est régulièrement reprise par Imp (elle-même, donc), et y inclut également deux de ses propres nouvelles. Son histoire de fantômes sort rapidement des sentiers balisés, à mesure qu’India convoque son propre passé, sa lignée où toutes les femmes sont frappées de folie, sa relation tumultueuse avec la transsexuelle Abalyn, les mystères entourant la Millside River, où se serait noyée une fille, où aurait rôdé une créature obscure, et de nombreuses références, fictives ou réelles, de Lewis Carroll à David Bowie.

Dans sa postface, l’auteure reconnaît que la rédaction de son texte lui a donné du fil à retordre : on la croit volontiers. De fait, La Fille qui se noie nous plonge dans les méandres de la psyché troublée d’India : dense et sombre, l’immersion est réussie. Le récit n’a cependant rien d’hermétique. Au contraire, sa lecture s’avère vite envoûtante, pour peu que l’on accepte de lâcher prise et de se laisser emporter par la prose folle d’Imp. Couronné par un Bram Stoker Award en 2012, une récompense méritée, La Fille qui se noie est le deuxième roman de Caitlin Kiernan publié en français — après La Légende de Beowulf, novélisation du film de Robert Zemeckis parue chez Michel Lafon. Or, il constitue pourtant le neuvième titre de l’auteure. Espérons qu’on n’en reste pas à cette seule Fille qui se noie sous nos latitudes…

(Coïncidence ou hommage ? Phelps, le nom de famille d’India, est aussi celui de Morwenna, l’héroïne du roman éponyme de Jo Walton paru en anglais en 2011, soit un an avant celui de Kiernan, qui présente aussi un personnage central pour le moins dérangé…)

Le Nuage noir

Après leur réédition du Formidable événement de Maurice Leblanc, les éditions de l’Evolution poursuivent leur travail d’exhumation de vieux romans d’anticipation avec Le Nuage noir, signé Fred Hoyle. Auteur aujourd’hui quelque peu tombé dans l’oubli, Hoyle est surtout connu comme astronome et cosmologiste, voire comme défenseur de la théorie de la panspermie, et a comme principal fait d’arme d’avoir forgé — par dérision — le terme « Big Bang ».

Ecrit en 1957, avec une action située sept ans plus tard, ce Nuage noir fait désormais figure de rétro-SF. Tout commence donc en 1964, lorsqu’un astronome du mont Palomar découvre une anomalie en observant le ciel du côté de la nébuleuse d’Orion : quelque chose occulte une minuscule partie de la voûte céleste. Quelque chose bientôt baptisé le Nuage noir. Et ledit Nuage semble grossir. Dans le même temps, des astronomes anglais remarquent des perturbations dans l’orbite de Jupiter et Saturne que rien ne paraît expliquer, si ce n’est l’influence d’un objet externe au Système solaire. La mise en commun des découvertes amène à penser que le Nuage noir, d’une taille non négligeable (une UA), fonce droit vers la Terre, avec une arrivée prévue dans une quinzaine de mois. Si tout se déroule comme les scientifiques le craignent, le Nuage provoquera l’extinction de toute vie sur Terre. Son approche n’est pas sans provoquer des désastres : fortes chaleurs, puis obscurité et froid polaire… Les morts se comptent par millions. Sans compter que certaines bizarreries dans le comportement du Nuage lais-sent supposer qu’il est vivant. Intelligent. Reste à savoir s’il est possible de comprendre une telle entité, ou de s’en faire comprendre.

Récit de pure hard science, Le Nuage noir fait la part belle aux réflexions et débats scientifiques. Allant à contre-courant de théories aujourd’hui communément admises (un univers stationnaire : paradoxalement, Hoyle ne croyait pas au Big Bang), il n’en introduit pas moins des idées qui seront reprises plus tard par des auteurs tel que Stephen Baxter — notamment celle d’une vie qui se dé-veloppe partout où elle le peut. Quitte à délaisser les personnages. Ainsi, de la galerie de scientifiques, protagonistes du roman, n’émerge guère que la figure de Chris Kingsley, brillant astronome mais tête de mule, qui ne dissimule guère son mé-pris envers les politiciens. La médiocrité et l’étroitesse de vue de ces derniers s’avèreront désastreuses, et un humour fé-roce imprègne les pages concernées.

Enfin, à la manière de notre bon professeur Lehoucq et sa rubrique « Scientifiction », James Lequeux remet en perspective, dans une postface hélas trop courte, les aspects scientifiques du Nuage noir — et démontre que Hoyle a commis peu d’erreurs dans son roman. Un peu vieilli, celui-ci n’en demeure pas moins une lecture digne d’intérêt.

MaddAddam

Il faut toujours peu de choses pour que tout bascule dans le chaos. A priori. Prenez en l’occurrence un scientifique de génie, un certain Crake, à l’enfance légèrement frustrée, rajoutez-lui à l’âge adulte le désir d’en finir avec la propension insupportable des hommes et femmes à s’entre-tuer et à gâcher la planète qui les héberge à titre pourtant gracieux, n’oubliez pas de lui assigner la tâche de construire en parallèle, et dans le plus grand secret, une nouvelle humanité bio-remodelée débarrassée des pires travers de leurs ascendants, mixez le tout avec les quelques survivants — bon et mauvais — à la tuerie planétaire orchestrée par le pauvre savant fou (une pilule du bonheur dûment empoisonnée), et vous obtenez le roman de Margaret Atwood.

Bien sûr, il n’est même pas question de mettre en doute le talent de conteuse de la canadienne (même si Atwood n’est pas une écrivaine de l’action), son sens inné du découpage d’une histoire, sa maîtrise des dialogues. Les retours en arrière fréquents pour expliquer le présent de l’histoire choisie par l’auteur sont de ce point de vue assez impressionnants, littérairement parlant. Un souffle profond et irrésistible nous pousse à tourner page après page.

Jusqu’au moment où les porcons — oui, des cochons grand format, bio-remodelés juste avant l’éradication de l’espèce humaine, et accompagnés d’autres joyeusetés animales tout aussi improbables, d’ailleurs — déboulent avec leurs grognements et leurs cerveaux augmentés. Et là, ce n’est plus défendable.

Autant le travail souterrain d’Atwood pour expliquer les prémices sociales et technologiques du monde post-pilule du bonheur est remarquable de syncrétisme et de réalisme, et on sent la formation universitaire solide de l’auteur lui permettant d’assimiler à la perfection des connaissances qui lui sont totalement étrangères, autant le bestiaire éparpillé par la Canadienne tout au long de l’histoire relève, comment dire ? de la candeur maladroite et… embarrassante. Tout simplement parce qu’il n’est pas possible de croire une seule seconde à ce mariage édifiant de la carpe et du lapin, à l’alliance punitive d’un groupe de survivants avec des cochons devenus très intelligents et communiquant par télépathie avec les premiers par le truchement des nouveaux gentils humains à la peau bleue créés par Crake, plus réceptifs parce que dépourvus de tout préjugé — les chanceux. Cela pourrait sûrement amuser un enfant, rendrait probablement sceptique un adolescent ; ici, la recette indigeste se contente seulement d’interloquer le pauvre adulte lecteur qui n’en demandait pas tant. Sans mentionner les récits ponctuant le roman, prodigués par la meneuse des survivants aux nouveaux gentils humains, ces derniers peut-être un peu bêtas mais surtout très naïfs, incapables de la moindre agressivité. D’où une narration explicative, répétitive et bêtifiée qui finit par lasser.

Dommage de ressentir autant de précipitation à finir un livre après avoir éprouvé un réel plaisir à en lire les deux cents premières pages.

Le Roi en jaune

Evidemment, il s’agit de littérature américaine. Dans le champ d’observation de l’écrivain, tout est utile. Et Chambers, même s’il n’est plus là depuis très longtemps pour nous en parler (né en 1865 à Brooklyn, il décédera à New York en 1933), illustre cette sobriété à merveille au long des pages du Roi en jaune. Les descriptions de la nature parisienne et de ses environs sont d’ailleurs souvent très belles. Il reste que ce recueil, paru en 1895, montre toutes les limites de l’exercice lorsqu’il est mal maîtrisé et qu’il souffre d’un manque de cohésion patent.

Ainsi, on passera tout de suite sur les cinq dernières nouvelles mettant en scène la vie de bohème parisienne de peintres américains interchangeables d’une histoire à l’autre, puisque toutes font écho à la propre vie de Chambers ; l’auteur aura en effet séjourné six ans dans la Capitale, de 1886 à 1892, et sera marqué durablement par cet épisode. Chacun de ces cinq textes, très creux et brossant une psychologie des personnages pour le moins expéditive, conte un amour naissant entre un jeune artiste et une Française tout aussi jeune et, bien sûr, toujours charmante. Et l’intérêt de la chose s’arrête là. Puisqu’il ne se passe rien d’autre. L’effet de radotage sur cinq nouvelles lasse de fait très vite.

Non, Le Roi en jaune vaut surtout pour les cinq premiers textes dont le fil rouge reste un ouvrage mystérieux, interdit, intitulé précisément Le Roi en jaune, et dont on ne saura jamais rien ; ce livre, sitôt refermé, rend quoi qu’il en soit fou ou pousse son lecteur à des actes irrémédiables. D’ailleurs, si Chambers est d’un ennui banal dans la mise en scène de la réalité du quotidien, point de départ volontaire de chaque texte, il prend toute sa mesure d’écrivain dès qu’il entraîne ses personnages dans le délire ou le fantastique. Il n’y a rien d’étonnant à ce que Lovecraft lui-même cite le recueil de l’Américain comme une référence ; et que l’univers lovecraftien résonne lui aussi, par contrecoup, des influences quasi directes du recueil de Chambers — influences qu’on retrouve en pointillé dans la série HBO True Detective, l’arrivée de cette dernière sur Canal + ayant décidé les éditions du Livre de Poche à repêcher ce classique méconnu là où il végétait depuis plusieurs années, à savoir au catalogue du micro-éditeur Mal-pertuis.

Finalement, Le Roi en jaune représente un bon raccourci de la carrière de Chambers balisée entre deux pôles irréconciliables : les débuts prometteurs d’un auteur qui a indéniablement quelque chose à dire, et sa lente, irréversible, métamorphose en pondeur de romans sentimentaux, genre avec lequel il fera très intelligemment, et jusqu’à sa mort, son beurre.

Les cinq premiers textes du recueil sont l’œuvre du premier, les cinq derniers relèvent du second, cet écrivain déjà en germe en 1895 et qui ne s’épanouira vraiment que dix ans plus tard. Le lecteur a priori curieux pourra donc s’arrêter sans état d’âme à la page 168. Puisque lui, le veinard, n’a pas de chronique à rendre à la revue Bifrost.

Déchirés

Super 8 ayant acquis sa vitesse de croisière, on en sait désormais davantage sur les choix de Fabrice Colin et d’Arnaud Hofmarcher. Avec Déchirés, la petite sœur des éditions Sonatine s’inscrit de plain-pied dans le créneau déjà surpeuplé du roman survivaliste. La nouvelle réjouira sans doute l’amateur d’apocalypse Z. Le chroniqueur avoue être resté de marbre, même s’il concède ne pas avoir lâché le livre avant la fin.

L’intérêt du roman de Peter Stenson repose essentiellement sur le choix du narrateur, Chase Daniels, junkie patenté dont le propos sous-tend une intrigue nerveuse et désespérée. Après une semaine de consommation ininterrompue de méthamphétamine, le bonhomme découvre que toute la population est morte puis s’est transformée en monstres affamés de chair vivante. La sienne. La cohabitation entre junkies et zombies étant impossible, Chase voit sa vie, déjà passablement abîmée, se compliquer davantage. Il doit choisir désormais entre deux urgences : trouver sa prochaine dose ou sauver sa peau. En attendant, il s’improvise héros et, flanqué d’un acolyte obèse, se met en tête de sauver son ex-petite amie, elle aussi toxicomane. Il entame alors son chemin de Damas vers ce qui lui paraît une opportunité de rédemption. Un itinéraire parsemé d’embûches, ponctué d’épisodes bien gores, quelques décapitations et démembrements, le tout mené à un train d’enfer. Parviendra-t-il à atteindre son but ? Rien n’est moins sûr quand on a violé à maintes reprises ses promesses, abandonné parents puis amis d’enfance pour se droguer, et renoncé à plusieurs cures de désintoxication. Et puis, peut-on envisager l’avenir quand l’urgence consiste surtout à se procurer sa dose ?

Avec Déchirés, Peter Stenson tenait le scénario d’une excellente nouvelle. Pour son malheur, il a écrit un roman. On l’a dit, l’originalité de l’histoire tient toute entière dans le personnage de Chase Daniels et dans le ton qu’il adopte pour se raconter. Paranoïaque, égoïste et débrouillard, le bougre puise dans le spectacle de la fin du monde le courage de reprendre sa vie en main. L’événement lui laisse même entrevoir la possibilité de reconquérir son amour perdu.

Hélas, les pérégrinations de Chase virent au bad trip. Le récit prend rapidement la tournure d’une longue suite de tueries, de scènes sordides de défonce et de sexe, sans que l’on sorte des banalités sur la psychologie du junkie. A ce titre, Envoie-moi au ciel, Scotty de Michael Guinzburg, pour ne citer qu’un titre, paraît bien plus convaincant en matière de violence, d’humour cynique et de désespoir. En dépit du rythme soutenu, l’intrigue reste minimaliste et ne tarde d’ailleurs pas à tourner en rond, accusant une sévère baisse d’intérêt dans les cent dernières pages.

Bref, loin d’atteindre le niveau de Cormac McCarthy, convoqué une fois de plus en quatrième de couverture, ici par une citation de Donald Ray Pollock, Déchirés permet surtout de se défouler. Voici un livre, certes doté de formules chocs, hélas parfois creuses, que d’aucuns jugeront sans doute cultes, mais dont le propos demeure au final superficiel. Aussitôt lu, vite oublié.

L'Épée brisée

Parmi les auteurs de l’âge d’or américain, Poul Anderson a longtemps souffert dans l’Hexagone d’un ostracisme tenace, au point d’être considéré par beaucoup comme un auteur mineur. On renverra les éventuels curieux à l’article de Philippe Boulier (in Bifrost n°75) pour approfondir les raisons de ce malentendu. Une injustice désormais réparée grâce en particulier au travail de Jean-Daniel Brèque et à la constance des éditions du Bélial’.

Avec L’Epée brisée, Poul Anderson fait sienne la matière des peuples du Nord, nous narrant une geste sauvage, pleine de bruit et de fureur, où les passions humaines teintées de magie se mêlent aux sombres desseins des dieux et des créatures de la féerie. A l’instar de la saga des Völsungar, le roman apparaît comme le récit d’un destin funeste, celui d’Orm le viking et de sa descendance. Pour venger sa maisonnée massacrée par le Danois, une sorcière anglo-saxonne conspire l’enlèvement de son premier-né. Remplacé par un changelin conçu à sa ressemblance par le duc des elfes Imric avec une princesse troll enfermée dans les geôles de son château, le nourrisson est élevé conformément aux coutumes d’Elfheim. Nommé Skafloc, il devient un guerrier redoutable, apte à manier le fer honni par les peuples de la féerie, pendant que son double, Valgard, tombe sous l’emprise de la sorcière saxonne et cause le malheur de sa famille adoptive.

Dans une veine assez proche de La Saga de Hrolf Kraki (même éditeur), roman plus tardif, L’Epée brisée retranscrit avec lyrisme le légendaire des peuples du Nord, scandinaves et celtes y compris. Il lui donne corps, restituant l’atmosphère et le souffle archaïque prévalant dans les sagas. On serait bien en mal de trouver un héros dans ce roman violent où les hommes demeurent jusqu’au bout les jouets de puissances occultes dépourvues de pitié ou de compassion. On ne décèlera pas davantage une once de romantisme pompier dans cette tragédie aux accents crépusculaires, où nul ne ressort indemne. Que ce soit Skafloc et son épée maudite, Valgard, meurtrier de sa propre famille, ou Freda, tiraillée entre sa foi chrétienne et son amour impie pour son frère, tous demeurent prisonniers de leur fatum.

Dans une préface dithyrambique, Michael Moorcock établit un parallèle entre ce roman et « Le Seigneur des Anneaux », paru la même année. Que l’on me permette de nuancer le jugement de l’auteur anglais. Certes, les deux œuvres puisent leur inspiration dans le même légendaire, mais le rapprochement avec Le Silmarillion me paraît plus judicieux, en particulier la geste consacrée aux enfants de Hurin. Sans doute Moorcock s’est-il laissé aveugler par son admiration pour les destins tragiques de Skafloc et de Valgard dont on retrouve un écho évident dans le cycle d’ « Elric ».

Récit de vengeance et de malédiction, L’Epée brisée apparaît aussi comme celui de la fin d’un monde. Celui des elfes, des trolls et de toutes les créatures de la féerie. Celui des Ases, Jötuns et sidhes, amenés à renoncer à leur statut divin pour s’effacer devant la foi chrétienne et l’Histoire. Pas sûr qu’il faille le déplorer ou s’en réjouir. Sur ce point, l’auteur américain n’entretient guère le doute. Il préfère célébrer les plaisirs simples d’une existence humaine apaisée. Une philosophie de vie guère éloignée de celle des hobbits…

A bien des égards, L’Epée brisée s’impose comme une œuvre puissante, sans concession, très éloignée des recettes et de la platitude de la big commercial fantasy. Un roman d’un archaïsme qui le rend encore plus précieux.

Plus grands sont les héros

Inédit en France, Plus grands sont les héros vient compléter les quelques textes traduits de Thomas Burnett Swann, auteur méconnu dans nos contrées et hélas promis à le rester au regard de la frénésie saisissant le milieu à la seule mention de son nom. Une exultation inversement proportionnelle à la énième réédition d’un titre de David Gemmell, pour ne citer que cet exemple. Rien n’est en effet plus éloigné des stéréotypes de la fantasy bas de plafond que la bibliographie de Swann. Une fantasy antiquisante, volontiers sensuelle, empreinte de délicatesse et de subtilité. Bref, le genre de récit à donner illico une grippe intestinale à l’adolescent boutonneux avide de sensations, disons plus brutales…

La lecture de l’œuvre de Thomas Burnett Swann dévoile un univers centré sur l’intime et les émotions. Une prose poétique, pour ne pas dire lyrique, portée par la fascination de l’auteur pour ce que l’on pourrait appeler la « Matière de Méditerranée ». Mythes et légendes gréco-romains figurent en effet parmi les sources principales de son inspiration, et quand bien même Plus grands sont les héros nous emmène du côté de la Judée israélite aux temps de la guerre contre les Philistins, l’imaginaire pré-judéo-chrétien imprègne cette histoire.

Le roman de l’auteur américain propose une relecture d’un épisode fameux de l’Ancien Testament. Une variation guère conforme au canon de la tradition juive de l’affrontement entre David, champion de la cause israélite, et le géant Goliath. Voici sans doute l’un des faits d’arme les plus célèbres de l’histoire de l’unification de la Judée, symbole d’une guerre asymétrique ne disant pas encore son nom, appelé à inspirer une généreuse postérité littéraire, artistique et cinématographique. Toutefois, le récit guerrier ne figure pas parmi les préoccupations d’un auteur plus intéressé par le marivaudage et les descriptions bucoliques. Burnett Swann préfère de loin raconter l’amour homosexuel entre David et Jonathan, l’héritier de Saül. Il livre également un portrait tout en nuances du roi vieillissant et de son épouse répudiée Achinoam, s’écartant des figures bibliques fondant nos représentations.

Comme souvent chez l’auteur américain, les mythes antiques fournissent la matière à un réenchantement de l’Histoire. Sirènes, Cyclopes et autres créatures de l’âge d’or ne font que souligner l’irrémédiable effacement des légendes antédiluviennes devant les héros de l’humanité. Une disparition inéluctable dont les motifs continuent pourtant à hanter la mémoire, perdurant dans le chant des aèdes et entretenant l’illusion d’un bonheur simple, dépouillé de toute arrière-pensée ou interdit religieux.

On serait bien en mal de trouver une once de manichéisme dans le propos de Thomas Burnett Swann. On ne décèle pas davantage d’esprit revanchard. Cette « Matière de Méditerranée » apparaît surtout comme une source d’émerveillement, propice à la contemplation et à la poésie. En cela, l’auteur américain s’avère précieux. Un petit maître de la fantasy dont l’existence trop courte a éteint la voix prématurément. Raison de plus pour louer son œuvre, trop confidentielle en nos contrées, et inciter les éventuels curieux à découvrir ce roman sensible évitant l’écueil de la sensiblerie. Et plus vite que cela !

Rites de sang

Ayant échappé à la mort et retrouvé sa progéniture, Tallula coule désormais des jours plus tranquilles en compagnie de Walker, conciliant vie de famille et baisetuemange sans état d’âme. Le virus empêchant la transmission de la Malédiction étant éradiqué, la lycanthropie prolifère à nouveau à la surface de la Terre, profitant aussi du retrait de l’OMPPO englué dans les luttes internes. Les gens heureux n’ayant pas d’histoire, on pourrait penser que le destin réserve ses piques à d’autres victimes. Pourtant, depuis qu’elle a rencontré Remshi deux années plus tôt, la jeune femme est hantée par un rêve tenace d’un érotisme torride. Un fait qu’elle pourrait négliger s’il n’impliquait l’espèce honnie des loups-garous, les vampires. Pas sûr qu’une telle union ne soit également du goût du nouvel ennemi des créatures surnaturelles, l’Église catholique.

Rites de sang met un terme à la trilogie initiée par Glen Duncan avec Le Dernier loup-garou. Et l’on a immédiatement envie de dire fort heureusement, car si Talulla se montrait encore à la hauteur de son prédécesseur, ce n’est plus du tout le cas ici. A vrai dire, on s’ennuie beaucoup à la lecture du roman, le cocktail de sexe, de violence et d’ironie ne parvenant pas à contrebalancer la monotonie et l’aspect répétitif d’une intrigue enferrée dans la routine. A quelques détails près, notamment un entrelacement de plusieurs trames et points de vue, Rites de sang reprend en effet les mêmes recettes que les précédents volets. On troque juste l’OMPPO et la secte vampirique contre le Milite Christi, organisation paramilitaire catholique guère convaincante dans sa capacité de nuisance. Il faut beaucoup creuser pour trouver ne serait-ce qu’une once d’originalité dans ce troisième roman et exhumer ainsi l’exultation prévalant à la lecture du Dernier loup-garou. Diluée dans un rythme mollasson, l’intrigue ne parvient à aucun moment à susciter l’enthousiasme. La tension dramatique pointe aux abonnés absents, les cliffhangers sont téléphonés, mais surtout les personnages brillent par leur banalité, un comble, compte tenu de leur nature. On peut adresser le reproche en particulier au fameux Remshi dont le modus operandi dans le roman se réduit à saigner une victime, dormir, puis à se lamenter sur son amour perdu au cours de plusieurs flashback laborieux, cherchant en Tallula comme un écho de celui-ci. On a connu mieux pour une créature dont l’existence s’étale sur vingt millénaires et on en vient à regretter le désenchantement jubilatoire de Jake et ses remarques acerbes sur le sens de la vie ou l’humanité.

Bref, Rites de sang apparaît à tous points de vue décevant. Et comme si ces motifs d’agacement ne suffisaient pas, le roman s’achève sur un twist final qui laisse perplexe tant il paraît bâclé. A se demander si avec cette fin ouverte, Glen Duncan ne garde pas sous le coude de quoi amorcer un nouveau cycle. Pas sûr qu’on le suivra sur ce coup, même accompagné des vers de Robert Browning.

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Les Armées de ceux que j'aime

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