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Les Dames blanches

Un jour, des sphères blanches apparaissent sur Terre, de la taille d’un immeuble ou davantage, pour bientôt attirer et absorber les enfants de moins de quatre ans sans qu’on puisse les en empêcher. Impossible de les détruire comme d’y pénétrer : tous les moyens ont été testés. Leur activité magnétique annihile en outre les réseaux téléphoniques et numériques, entraînant une régression sans précédent de l’humanité, un constat qui s’est encore aggravé depuis le Ravage de Barjavel, réintroduisant les anciennes façons de faire, mais mettant aussi fin à l’essentiel des conflits internationaux, au chômage et à la pollution. Parfois, les bulles grossissent sans crier gare, englobant l’environnement mais rejetant tout humain adulte. Celui qui tente de rester à proximité et d’entrer « en contact » avec ce qui semble d’origine extraterrestre chauffe de l’intérieur jusqu’à se brûler gravement. Leur multiplication et leur accroissement menace à terme l’humanité, de sorte qu’on en vient à imaginer de les détruire de l’intérieur en équipant les enfants de ceintures d’explosifs. Sans anéantir les sphères, le dispositif se révèle partiellement efficace : les bulles se racornissent temporairement et leur électromagnétisme décroît, permettant de restaurer quelques avantages de l’ancienne civilisation. Mais c’est imposer un lourd tribut à l’humanité que de répéter un tel sacrifice pour contenir l’avancée des « dames blanches »…

Bordage crée de manière un brin artificielle les conditions d’une situation extrême où l’humanité se fait bourreau pour préserver son avenir. Montée de l’intolérance et du fanatisme, établissement de quotas à prélever sous couvert d’une « loi d’Isaac », qui conduit à une insensibilisation progressive des parents envers leurs enfants élevés au rang de bombe humaine, à des dissidences aussi. Les étapes progressives d’une acceptation de la situation et de l’instauration de la loi martiale sont vues par le petit bout de la lorgnette, à travers trois générations et une pléiade de personnages auxquels il n’est pas toujours facile de s’intéresser en raison de la succession rapide des vignettes les mettant en scène. On suit plus particulièrement Elodie, première femme à voir perdu un enfant, Camille, la journaliste devenue spécialiste de la question, et Basile, l’ufologue africain, qui cherche à comprendre les sphères plus qu’à lutter contre elles.

En se focalisant sur eux, le récit s’éloigne de l’intrigue initiale, faisant commenter comme au théâtre nombre des aspects touchant à l’évolution des sphères ou aux décisions humaines. Mais ce que le récit perd en hauteur de vue, il le gagne en humanité ; il illustre la diversité des réactions face à la disparition ou la réquisition. Si les sphères se comportent en matrices accueillant des enfants, elles fabriquent des fantômes chez les humains. L’absence d’affection, que tout le monde réclame mais ne semble plus pouvoir donner, entraîne des manques : Jason, qui n’a jamais vraiment été aimé par sa mère égarée dans le souvenir de son premier enfant disparu, trompé par sa femme qui lui préfère un ami d’enfance, constate « que les deux femmes de sa vie lui substituaient des spectres » (mais les « dames blanches » ne sont-elles pas le nom de fantômes urbains au bord des routes ?). Nombre de protagonistes trouvent un refuge dans l’alcool ou manifestent des désirs sexuels, inassouvis ou déçus, qui ne sont pas seulement liés à une frustration adolescente, mais à la solitude, la mésentente, la séparation, l’incarcération ou le veuvage.

La portée humaniste et spirituelle de ce roman, encore renforcée par l’attribution de prénoms issus de la mythologie grecque à la portée symbolique évidente, se situe dans la droite ligne de précédents ouvrages de Bordage. Bien que secondaire dans son œuvre, il reste d’une lecture agréable qui force à la réflexion sur ce que chacun est prêt à accepter — au détriment de l’éthique, au nom de l’humanité.

Philip K. Dick : simulacres et illusions

Dans les coulisses du Père Noël :

En 2015, le Père Noël a commencé sa tournée dès le mois de juin. Malgré ces temps moroses de crise économique, le vieil homme à la blanche barbe, sans doute déguisé en civil plus jeune pour l’occasion, a préparé la chose avec soin en ne laissant rien au hasard, surtout pas le financement. C’est ainsi que, dès mars 2015, les internautes purent découvrir une nouvelle campagne de financement participatif, ou crowdfunding, destinée à récolter les fonds nécessaires à l’édition de Philip K. Dick : simulacres et illusions, décrite comme une « monographie sur l’un des écrivains les plus importants du XXe siècle ». Un mois plus tard, l’affaire était bouclée et le budget collecté égal à plus de trois cents pour cent de l’objectif initial. Autant dire que Noël s’annonçait d’ores et déjà grandiose en avril.

Sur le catalogue du père Noël :

Vu le succès du financement, le lecteur aura droit, à un prix modique pour l’époque, à un luxueux ouvrage de 400 pages avec couverture cartonnée et toilée, un signet doré et une jaquette aussi étonnante que chatoyante, délicieusement illustrée par Roberlan Borges. Un bel ouvrage, donc, qui aura le bon goût d’égayer durablement nos tables de nuit, ce qui ne sera pas du luxe au vu du copieux menu que nous a concocté Richard Comballot : une introduction et vingt-sept textes pour la plupart inédits ou difficilement accessibles, même si l’excellent Bifrost n°°18 Spécial Philip K. Dick est toujours disponible chez l’éditeur. Pas moins de huit entretiens avec le maitre côtoient des essais signés de noms prestigieux de spécialistes tels que Robert Silverberg, Jacques Barbéri, Etienne Barillier, le transhumain Olivier Noël, pour ne citer qu’eux.

Dans la chaussette accrochée au sapin de Noël :

Une fois dans les mains du lecteur, l’objet-livre (assez rare pour qu’on en souligne la nature) tient ses promesses : Philip K. Dick : simulacres et illusions est aussi beau qu’il est riche. Illustré de manière remarquable par une iconographie sans précédent, les pages sont ornées d’images rarement vues ailleurs (et malheureusement toutes en noir et blanc). On accordera une mention particulière au surprenant « La réalité avant-dernière » du regretté Jacques Mucchielli, au vertigineux et érudit « Fragments sur l’idiot cosmique » d’Olivier Noël, au saisissant « Terne reflet de Philip K. Dick » signé par Tessa Dick (!), et à cette extraordinaire bibliographie commentée par l’auteur d’Ubik lui-même et présentée par Phil Rickman et notre Pierre-Paul Durastanti national : « Philip K. Dick dans ses propres termes ». Du concentré de bonheur.

On aura compris qu’en 2015, on fête Noël chez ActuSF et c’est Richard Comballot qui met le costume. On ne le remerciera jamais assez. Champagne !

Le Monolithe noir

[Critique commune à Le Monolithe noir et Les Héritiers.]

Ah ! La collection « Anticipation » du Fleuve Noir ! Des bouquins qui ont marqué des générations entières, du temps où le cinéma et le jeu vidéo n’étaient pas encore entrés dans nos salons. Avec les qualités de leurs défauts, ces petits fascicules bon marché nous permettaient de nous évader à moindre coût. Nos pulps à nous, quoi.

Les éditions Critic se sont donc attelées à rééditer un cycle laissé en suspens lors de la longue agonie de la collection « Anticipation » : Retis Galactica, dont le premier volume, Le Monolithe noir, fut publié en Avril 1992 et le deuxième, Métacentre, un mois plus tard. Ces deux romans constituent le premier tome de la nouvelle édition. Un second tome, Les Héritiers, propose quant à lui les deux séquelles laissées en plan à l’époque : Le Constructeur et Le Maître du réseau.

L’histoire, très Fleuve Noir, est simple : une titanesque colonne noire qui monte jusqu’au ciel apparaît dans un coin perdu d’Australie. Au milieu des foules curieuses venues des quatre coins du monde observer le phénomène, l’armée tente de garder la situation sous contrôle. L’aventure commence quand quelques-uns réussissent à entrer dans le monolithe noir.

« Les volumes publiés dans la collection “Anticipation” devaient obéir à des règles très strictes de longueur, ce qui veut dire que chacun des deux manuscrits envoyés en 91-92 avaient perdu près de 25-30 pour cent au formatage effectué directement par l’éditeur. Les éditions Critic souhaitaient au contraire publier les versions intégrales. » Bertrand Passegué à ActuSF - 2015

Ce qui pourrait passer pour une bonne nouvelle devient très vite affreusement pesant à la lecture. On prendra l’extrait suivant pour exemple de ce qui occupe bien trop d’espace-papier par rapport à l’intrigue SF promise :

« Pourtant, Jill se comportait comme si la fille aux yeux d’or était une rivale. C’était absurde… Et pourtant, au fond de lui-même, il était bien obligé d’admettre que Sarah l’attirait énormément. Mais rien n’indiquait qu’elle éprouvait le même sentiment à son égard, et de toutes façons, leurs rapports s’étaient limités à quelques propos anodins. Pas de quoi déclencher une crise de jalousie de la part de Jill… » Le Monolithe noir - chap.11

Effort sans doute honorable, cette édition de « Retis Galactica » peinera à convaincre un public dont les attentes ne sont plus celles d’un lecteur de la collection « Anticipation », comme elle aura du mal à détourner, malgré ses jolis atours très kubrickiens, les aficionados des éditions originales illustrées par Mandy.

« Finalement, se dit-il, ce n’est pas si mauvais. Il suffit de s’habituer… » Le Maître du réseau - chap.8

Facile à dire.

Les Héritiers

[Critique commune à Le Monolithe noir et Les Héritiers.]

Ah ! La collection « Anticipation » du Fleuve Noir ! Des bouquins qui ont marqué des générations entières, du temps où le cinéma et le jeu vidéo n’étaient pas encore entrés dans nos salons. Avec les qualités de leurs défauts, ces petits fascicules bon marché nous permettaient de nous évader à moindre coût. Nos pulps à nous, quoi.

Les éditions Critic se sont donc attelées à rééditer un cycle laissé en suspens lors de la longue agonie de la collection « Anticipation » : Retis Galactica, dont le premier volume, Le Monolithe noir, fut publié en Avril 1992 et le deuxième, Métacentre, un mois plus tard. Ces deux romans constituent le premier tome de la nouvelle édition. Un second tome, Les Héritiers, propose quant à lui les deux séquelles laissées en plan à l’époque : Le Constructeur et Le Maître du réseau.

L’histoire, très Fleuve Noir, est simple : une titanesque colonne noire qui monte jusqu’au ciel apparaît dans un coin perdu d’Australie. Au milieu des foules curieuses venues des quatre coins du monde observer le phénomène, l’armée tente de garder la situation sous contrôle. L’aventure commence quand quelques-uns réussissent à entrer dans le monolithe noir.

« Les volumes publiés dans la collection “Anticipation” devaient obéir à des règles très strictes de longueur, ce qui veut dire que chacun des deux manuscrits envoyés en 91-92 avaient perdu près de 25-30 pour cent au formatage effectué directement par l’éditeur. Les éditions Critic souhaitaient au contraire publier les versions intégrales. » Bertrand Passegué à ActuSF - 2015

Ce qui pourrait passer pour une bonne nouvelle devient très vite affreusement pesant à la lecture. On prendra l’extrait suivant pour exemple de ce qui occupe bien trop d’espace-papier par rapport à l’intrigue SF promise :

« Pourtant, Jill se comportait comme si la fille aux yeux d’or était une rivale. C’était absurde… Et pourtant, au fond de lui-même, il était bien obligé d’admettre que Sarah l’attirait énormément. Mais rien n’indiquait qu’elle éprouvait le même sentiment à son égard, et de toutes façons, leurs rapports s’étaient limités à quelques propos anodins. Pas de quoi déclencher une crise de jalousie de la part de Jill… » Le Monolithe noir - chap.11

Effort sans doute honorable, cette édition de « Retis Galactica » peinera à convaincre un public dont les attentes ne sont plus celles d’un lecteur de la collection « Anticipation », comme elle aura du mal à détourner, malgré ses jolis atours très kubrickiens, les aficionados des éditions originales illustrées par Mandy.

« Finalement, se dit-il, ce n’est pas si mauvais. Il suffit de s’habituer… » Le Maître du réseau - chap.8

Facile à dire.

Roche-Nuée

Le second titre publié par Scylla s’intitule Roche-Nuée. D’abord paru en 1989 chez « Présence du futur », il s’agit là d’un roman du prolifique Garry Kilworth (prolifique, oui, avec plus de soixante-dix ouvrages couvrant un large spectre générique depuis 1977). Ex-membre de la Royal Air Force, notre Britannique est l’auteur de dizaines de fictions historico-militaires et d’œuvres pour la jeunesse, toutes inédites en français. A l’instar de Roche-Nuée, quelques textes de Garry Kilworth relevant des littératures de l’Imaginaire ont en revanche franchi la Manche. Sont ainsi disponibles dans la langue de Molière des œuvres de fantasy : la trilogie des « Rois Navigateurs » (Mnémos) et La Compagnie des fées (« Folio SF »), salués dans de précédents numéros de Bifrost. Le lectorat francophone dispose également de textes de science-fiction signés Kilworth, comme Captifs de la cité des glaces (Opta) ou le recueil de nouvelles Les Ramages de la douleur (« Présence du futur ») — des titres qu’il conviendra toutefois de dénicher chez les bouquinistes. Nouvelliste fécond, Kilworth a plus d’une centaine de textes courts à son actif, dont deux récompensés d’un World Fantasy Award et d’un British Science Fiction Award. C’est donc un grand écart éditorial que semble pratiquer Scylla en faisant suivre Il faudrait pour grandir oublier la frontière — premier livre d’un jeune auteur hexagonal, Sébastien Juillard — de cette réédition de Roche-Nuée, roman quasi trentenaire d’un écrivain aguerri et reconnu de langue anglaise. Une impression que confirmerait encore la comparaison des univers mis en scène par ces deux premières publications. Alors que le Français développe une science-fiction géopolitiquement contextualisée, l’Anglais campe un monde sans références chronologique ni spatiale précises, où une humanité tribale survit de manière primitive. Opposant deux clans de chasseurs sur un plateau montagneux appelé Roche-Nuée, ce douzième roman de Garry Kilworth se déroule, peut-être, en des temps ignorés de la Préhistoire durant lesquels l’humanité se serait organisée en sociétés matriarcales : les clans de Roche-Nuée, nommés « Familles », sont régis par des femmes. A moins que le monde de Roche-Nuée ne figure un futur post-apocalyptique duquel la technologie aurait été effacée par quelque catastrophe ? En effet, l’auteur fait dire à l’un de ses personnages que, jadis, « Roche-Nuée était un atoll de co-rail — une île en forme d’anneau — au sommet d’une montagne sous-marine » transformé en piton rocheux par l’assèchement de l’océan. A ce cadre narratif oscillant entre La Guerre du feu et Malevil, le shakespearien Kilworth (La Compagnie des fées est une relecture du Songe d’une nuit d’été) combine une intrigue puisant à celle de Roméo et Juliette. Une passion se noue entre Tilana et Argile, l’une et l’autre appartenant à chacun des clans antagonistes de Roche-Nuée. L’amour poussera les deux jeunes gens à tenter de s’affranchir des limites séparant jusque-là drastiquement leurs Familles. Ou bien encore « d’oublier la frontière » s’élevant entre elles, selon la formule de Sébastien Juillard dont la novella entretient, en réalité, une parenté thématique avec Roche-Nuée. Le couple sera cependant dépassé dans son effort pour mettre à bas les bornes organisant leur monde par un troisième personnage, Ombre. Il a encore plus à gagner qu’eux dans la destruction des frontières divisant l’univers de Roche-Nuée. En tant qu’« indésiré » — comme l’on désigne à Roche-Nuée les enfants handicapés —, Ombre est condamné par les lois impitoyables de sa Famille à une existence de paria absolu. C’est son odyssée libératrice que narre Garry Kilworth d’une belle écriture restituant la violence aussi bien que la beauté. Car comme Sébastien Juillard, Garry Kilworth double son approche humaniste des littératures de l’Imaginaire d’une authentique exigence stylistique. Plus proches qu’il n’y paraît, ces deux titres liminaires de Scylla dessinent donc un séduisant programme éditorial… à suivre, assurément !

Il faudrait pour grandir oublier la frontière

C’est sous des auspices littéraires des plus prometteurs que les éditions Scylla, bourgeon de la librairie parisienne du même nom, inaugurent leur catalogue. En publiant Il faudrait pour grandir oublier la frontière, une novella inédite de Sébastien Juillard, Scylla témoigne d’une audace éditoriale certaine. Il s’agit en effet du premier livre d’un jeune auteur n’ayant publié jusque-là que quelques nouvelles en revues, dont « La Cigarette », un texte désormais téléchargeable sur le site de Scylla. Comme en réponse à l’élégance du titre de la novella, Scylla a élaboré pour Il faudrait pour grandir oublier la frontière un livre à la facture soignée. L’objet est beau, inspiré par la démarche bibliophile de Dystopia dont Xavier Vernet, le fondateur de Scylla, est aussi l’un des responsables. Elégante, cette novella l’est encore dans son écriture, témoignant — et c’est là le plus important — de la qualité des choix éditoriaux de Scylla. Il faudrait pour grandir oublier la frontière se distingue en effet par d’évidentes qualités stylistiques dont témoignait déjà « La Cigarette ». Comme dans cette nouvelle, on retrouve une prose dont la rigoureuse précision est traversée d’échappées poétiques. Sans doute cette écriture, très travaillée, peut-elle encore gagner en émotion, et certaines des images convoquées sont-elles un peu convenues. Mais ces quelques imperfections demeurent ponctuelles, et ne nuisent pas au plaisir procuré par ce récit d’anticipation géopolitique. Il reprend le cadre fictionnel de « La Cigarette », ainsi que son héroïne, Keren Natanel, soldate de Tsahal officiant dans la Bande de Gaza au milieu du XXIe siècle. Dans ce futur proche, le conflit entre Israéliens et Gazaouis est enfin arrivé à son terme. L’épuisement militaire du Hamas, de même que la montée en puissance dans le territoire palestinien de partisans d’une entente avec l’Etat hébreu, comme Marwan Rahmani, autre héros de la novella, ont précipité la fin des hostilités. Mieux encore, l’ONU a déployé ses troupes dans le territoire palestinien aussi bien pour y maintenir la paix que pour en favoriser le développement. Parmi les Casques bleus dépêchés, figure notamment la lieutenante Natanel, enseignant l’hébreu aux Gazaouies désireuses d’émigrer en Israël. Seule une poignée de djihadistes refuse de rendre les armes, dont Bassem — dernière figure du trio autour duquel s’organise la novella —, autrefois compagnon d’armes de Rahmani. Comme celle de tous les combattants qui n’ont plus rien à perdre, sa capacité de nuisance demeure bien réelle… Non seulement beau, le titre de cette novella est aussi programmatique. L’hypothèse géopolitique forgée par Sébastien Juillard lui permet de développer une pertinente réflexion sur la frontière. Et, plus précisément, de démontrer l’artificialité de ce qui n’est, fondamentalement, qu’une construction mentale et politique. Ou bien, comme l’auteur le fait dire à Rahmani : « On ne fait que tracer des frontières sur ce monde et qui se prolongent jusque dans l’homme, pour délimiter des choses qu’on ne peut délimiter. » La démonstration passe, bien évidemment, par la fiction politique. Celle-ci dessine avec conviction l’effacement de la frontière israélo-gazaouie, phénomène difficilement imaginable dans notre réalité contemporaine. La dimension science-fictionnelle du texte joue aussi un rôle clef dans l’affirmation de l’inanité de la frontière. Les innovations technologiques émaillant la novella sont autant de moyens d’abolir des limites semblant là encore infranchissables : celle entre l’homme et la machine, ou bien encore celle séparant les vivants des morts… Prenant la suite d’auteurs tels que Robert Silverberg (Roma Aeterna) et Norman Spinrad (Oussama), scrutant la question moyen-orientale par le prisme des littératures de l’Imaginaire, Sébastien Juillard compose donc avec Il faudrait pour grandir oublier la frontière une géopolitique-fiction aussi belle que convaincante.

Brainless

« Si vous avez moins de 17 ans, vous devez être accompagné d’un adulte pour lire ce chapitre. » Avertissement du pénultième chapitre.

(Je me contenterai donc d’annoter par-ci par-là en italique – Drake.)

On ne va pas se mentir, la plupart des ados aiment les livres remplis des trois interdits : le sexe, la drogue et la violence. Contrairement à beaucoup d’autres écrivains pour adolescent(e)s qui ne font que copier-coller des histoires d’amour impossibles entre un(e) humain(e) et une créature issue du fantastique, Noirez, lui, arrive à mélanger ces trois interdits avec humour, classe et finesse (qui caractérisent l’auteur, faut-il le rappeler ?).

Brainless, c’est donc l’histoire de Jason, ado peu sociable que ses camarades surnomment ainsi (comprenez, « sans cerveau »). Pour ne pas commencer à ressembler à un tas de tomates oubliées des mois dans le frigo, Brainless s’injecte une dose de formol chaque jour. Il faut dire que l’andouille est mort étouffé lors d’un concours style : « Qui mange le plus d’épis de maïs ? » (Ah, l’Amérique !) Mais mystérieusement revenu d’entre les morts, il rentre en classe de seconde au lycée de Vermillon tout zombifié.

On retrouve le schéma familier de l’histoire lycéenne et ses personnages : Jason, le garçon-zombie tout mou qui ne pense qu’à manger sa viande crue. Ryan, son meilleur ami, un petit gros toujours habillé en jaune. Cassidy, la pétasse de service (comme nous y allons, là) qui fait l’écervelée alors qu’elle est machiavélique. Tom, le sportif macho et décérébré. Cathy, la fille vêtue de noir, intelligente, passionnée par l’occulte. (Je me surprends à penser à… Beetlejuice et Grease.)

A côté de ces personnages, deux autres garçons paraissent ordinaires au premier abord mais se révèlent en fait psychotiques au dernier degré : Jim et Tony, amis inséparables qui passent leur temps à jouer aux jeux vidéo, à collectionner des armes et à donner bénévolement de la soupe aux sans-abris — ce qui s’avère bien pratique pour les repérer, les traquer et les torturer. Le lecteur découvrira rapidement la noirceur de leurs plans, des plans qui risquent bien de produire une énième tuerie lycéenne. En observant ces deux personnages de près, on ne manquera pas de se souvenir du Scream de (l’irremplaçable) Wes Craven !

Si Noirez a rempli Brainless d’agréables (et instructives) références cinématographiques, il capte réellement l’attention du lecteur grâce à l’alternance entre les points de vue externes et les « confidences de Jason », qui permettent de s’infiltrer directement dans la peau du zombie lycéen. (Son regard lucide, tour à tour féroce et tendre sur les adolescents, joue aussi beaucoup, comme chez Stephen King.) Ce livre est vraiment rempli de tout ce qu’un ado peut rechercher : des surprise tout au long de l’histoire, du suspense et de nombreux éclats de rires spontanés (Je confirme.) Brainless est tout bonnement génial. (Pas mieux.)

(discrètement accompagnée de son père, Grégory Drake :

Mémoires de sable

Mémoires de sable est un livre écrit à quatre mains, une « collaboration posthume ». Rien à voir cependant avec les quelques mauvais souvenirs que cette désignation peut impliquer (Lovecraft/Derleth, par exemple ?) : le projet est ici bien autrement légitime. Jacques Barbéri, en effet, était un proche de feu Emmanuel Jouanne ; complices au sein du groupe Limite, ils avaient écrit plusieurs textes ensemble (dont un certain nombre de nouvelles reprises dans les recueils barbériens chez la Volte, ainsi que dans l’anthologie Aux limites du son). Rien d’improbable, dès lors, à ce que Richard Comballot, qui avait hérité d’un manuscrit de roman inachevé de Jouanne, ait suggéré à Jacques Barbéri de le finir, pour une publication à la Volte (présageant peut-être d’autres publications de Jouanne ? L’idée est évoquée dans la touchante postface, on est en droit d’espérer que ce projet se concrétise…). Il faut dire que les univers développés par les deux auteurs ne manquent pas de points communs, notamment dans leur goût du surréalisme, ou plus généralement du bizarre. Et, au final, bien loin d’être un roman bancal du fait de sa gestation hasardeuse, Mémoires de sable apparaît cohérent et digne des deux auteurs, dont les plumes se mêlent pour un résultat iconoclaste.

Le stathouder Arec (son titre change régulièrement) est un fonctionnaire de la PSI (Protection Surveillance Intervention). Un effaceur, plus précisément : son boulot consiste à éliminer les individus contaminés par les autres… dont on ne sait pas grand-chose en définitive. Sa dernière mission concernait une certaine Anjélina Sélène, sur la plage de Houlgate. En bon professionnel, Arec exécute son travail et rentre dans son appartement du Bunker, où sont logés ses semblables, appartement qu’il partage avec le mystérieux et charismatique Kô. Le problème, c’est qu’il dépend d’une administration imprévisible et étouffante, entre Kafka et Orwell : la Tête et la Girouette s’interrogent à son propos, questionnent son efficacité et sa loyauté, et Arec se retrouve bientôt contraint à fuir…

Kô le suivra un peu plus tard (plus habilement, sans doute), et se joindront aussi à ce petit groupe une femme, Lia, un ange, Ismaël, et une chicherie, chauve-souris porcine évoluée répondant au nom de Vesper. Tandis que des agents de la Tête se mettent à leur poursuite, notamment l’inspecteur Vega…

Ces personnalités assez baroques se lancent ainsi dans une improbable odyssée sous pression, d’abord dans le monde souterrain du Bunker — qu’ils finiront par quitter le moment venu. Cette fuite éperdue les conduira à questionner leur univers, ses tenants et aboutissants, et à lever le voile sur les autres. Et le simple fonctionnaire Arec de se transcender, enfin, dans une quête d’une tout autre ampleur ; on le lui répète en effet : il est important…

Implication dans Limite ou pas, au-delà des polémiques que le groupe avait pu susciter en son temps, Mémoires de sable s’avère avant tout un divertissement, et, autant le dire, une grosse rigolade, résonnant des éclats de rire complices des deux auteurs, par-delà les abîmes séparant la première ébauche du roman par Jouanne et son achèvement par Barbéri bien des années plus tard. Ce qui peut surprendre, à certains égards, mais ne fait que rendre ce projet plus sympathique en définitive.

Oui, Mémoires de sable est sympathique, et marrant ; on sourit régulièrement tandis que les pages défilent, même si on peut à bon droit renâcler devant quelques traits d’humour lourdingues assez récurrents dont on suppose (et espère) qu’ils ont été commis en pleine connaissance de cause. C’est à la fois ce qui en fait une réussite, mais c’est aussi sa… limite (aha). Sans faire dans le dénigrement du pur divertissement, on admettra tout de même que les deux auteurs ont fait bien mieux, et que cette pochade n’est probablement pas la meilleure introduction à leurs œuvres respectives. Mémoires de sable n’a en effet rien d’indispensable ou de bouleversant, ce n’est pas son propos ; il se lit néanmoins fort bien — sur la plage, par exemple, disons celle de Houlgate ? Tout sauf pesant et solennel, cet éclat de rire complice évacue au loin toute considération morbide, que l’on pouvait redouter, pour divertir son lecteur, ce qui est déjà pas mal… et même, en y réfléchissant un peu après coup, ce qui s’imposait sans doute comme le plus sympathique des hommages.

Kirinyaga, l'intégrale

Présentée comme « la série de nouvelles la plus récompensée de l’histoire de la science-fiction » par l’auteur même, qui se la pète un peu en postface en tenant le compte des récompenses, Kirinyaga, qu’on qualifiera sans doute de fix-up, est bel et bien une œuvre exceptionnelle méritant toutes sortes d’éloges. Cette nouvelle édition en « Lunes d’encre » complète le recueil original par la novella « Kilimandjaro », sorte de variation sur les thèmes de Kirinyaga, qui avait en son temps été publiée dans Bifrost.

Issue d’un projet avorté lancé par Orson Scott Card, « Kirinyaga », la nouvelle qui a généré tout le reste, devait traiter de l’utopie via un des membres de ladite utopie amplement convaincu de la justesse et de la pertinence de la société idéale dans laquelle il vit — sachant que les mécontents se voyaient toujours offrir une porte de sortie. Ces deux traits particuliers confèrent une certaine singularité au projet utopique ici décrit. Kirinyaga était le nom original, pour les Kikuyus, du mont Kenya, et l’on disait que leur dieu Ngai, créateur du monde, des animaux et des hommes, trônait sur son sommet. Le pays que l’on en est venu à baptiser « Kenya », cependant, n’est guère qu’une vilaine caricature de l’Europe aux yeux de certains, qui refusent de jouer aux « Européens noirs ». Aussi, ils en viennent à militer auprès du Conseil des Utopies pour obtenir un planétoïde terraformé qu’ils nommeront Kirinyaga, et dans lequel ils pourront vivre selon les coutumes ancestrales des Kikuyus, protégées par une charte.

Koriba était un des plus ardents défenseurs de ce projet. Bien qu’ayant fait des études en Europe et en Amérique — ou peut-être, justement, pour cette raison ? —, il entend vivre selon le mode de vie millénaire des Kikuyus sur Kirinyaga. Il sera leur mundumugu, à la fois sorcier et gardien des traditions. La tâche s’annonce rude : dès le départ, Koriba est amené à défendre certains choix éthiques des Kikuyus mal reçus par l’Administration blanche : ainsi, de l’abandon des vieillards et des infirmes aux hyènes, ou encore de la mise à mort d’un bébé né par le siège (et donc démoniaque par essence), sans même encore parler de l’excision des jeunes filles… Mais Koriba est obstiné : à ses yeux, tout ce qui vient des Kikuyus est bon et doit être suivi, tandis que tout ce qui vient des Européens est mauvais et doit être rejeté. Obstiné, le mot est faible : il est totalement borné, oui… Et c’est là un grand atout, une puissante idée de Kirinyaga : se fonder sur ce narrateur délicieusement insupportable, défenseur fanatique de traditions mortifères qui sont en elles-mêmes leurs seules justifications, et dont on peut supposer qu’elles sont bien éloignées des conceptions du lecteur lambda…

Koriba est aussi roublard qu’intransigeant : on ricane un brin en le voyant prier Ngai pour avoir des pluies… et demander une correction orbitale à l’Administration via son ordinateur afin d’être sûr de les obtenir. Parfois, on admire la sagesse et l’astuce du mundumugu — ainsi dans « Bwana », texte malgré tout le plus faible de l’ensemble, de l’aveu même de Mike Resnick. Cependant, les nouvelles les plus intéressantes sont celles qui participent d’une vigoureuse et pertinente critique de l’utopie, en insistant sur l’irrationalité foncière des traditions telles que Koriba entend les défendre à tout prix — et ce, même si elles sont régulièrement des impostures…

Kirinyaga, en effet, porte dans son projet même les conditions de son échec inéluctable. Certains — des enfants particulièrement intelligents — en témoignent assez, provoquant la fureur du narrateur, bloqué dans une attitude de refus perpétuel, quand ils le placent devant ses contradictions et l’inadéquation des traditions qu’il entend défendre au regard de la vie au XXIIe siècle sur un planétoïde terraformé, même « utopique »… On s’interrogera alors sur l’évolution, le changement : une utopie en est-elle toujours une si elle est amenée à connaître des bouleversements ?

« Kilimandjaro », qui se déroule un siècle plus tard, est une variation de Kirinyaga, et en prend assez logiquement le contrepied. Cette fois, ce sont les Masaïs — voisins kenyans des Kikuyus — qui entendent bâtir leur utopie, en tirant les leçons de l’échec de Kirinyaga. Le narrateur, David ole Saitoti, un historien, porte un regard bien différent de celui de Koriba sur les évolutions de son monde. « Kilimandjaro » présente dans ses brefs chapitres des problèmes qui trouveront solutions — via le compromis, cette notion, à distinguer de la compromission, que Koriba ne semblait pas à même de concevoir, tout étant pour lui tout blanc ou tout noir. Même si, là encore, la question de l’évolution se posera… On reconnaîtra toutefois que cette novella a quelque chose d’un brin naïf, et de pas très convaincant, après l’intelligence suprême de Kirinyaga : il y manque un certain vieillard borné pour incarner l’opposition… Très dispensable, donc.

Il n’en reste pas moins que cette réédition est tout à fait bienvenue. Si la plus-value de « Kilimandjaro » est assez négligeable, Kirinyaga est par contre en soi une brillante réussite, de ces textes qui amènent à réfléchir, et qui constituent souvent le meilleur de la science-fiction.

Les Hommes frénétiques

Ernest Pérochon (1885-1942) a connu le succès en écrivant des romans du monde paysan, lui valant le prix Goncourt en 1920 avec Nène. On lui doit en 1925 cet étonnant exemple de science-fiction française, que Pierre Versins décrit dans son Encyclopédie comme un « atroce poème de l’horreur ». Publié un temps (1971) chez Marabout, il revient ici en librairie, précédé d’une éclairante préface de Yann Fastier chez un nouvel éditeur, On verra bien. Unique écrit prospectif de l’auteur, il est l’occasion de découvrir un texte à la noirceur implacable, à l’humour parfois étonnant et auquel le temps a donné une valeur supplémentaire.

Le roman débute en l’an 525 de l’ère Universelle. Après des siècles de dévastations et de guerres, la sagesse scientifique a enfin pu mettre en place une époque de paix et de prospérité mondiale succédant à l’ère chrétienne. Les villes rasées n’ont pas été reconstruites. Dorénavant, les hommes résident le long de méridiens et de parallèles sur lesquels courent les flux énergétiques gratuits. Depuis cinq siècles, le Conseil Suprême guide l’humanité, prévenant les guerres ou, le cas échéant, intervenant par l’intermédiaire de la Police universelle.

Mais l’utopie ne saurait durer. Luc Harrison, disciple préféré du plus grand chercheur ayant jamais vécu, n’a que trop conscience des risques qu’entraînent les dérives d’un scientisme sans conscience. L’unité humaine se délite à mesure que l’extrémisme musulman monte d’Afrique, que les nations se reconstituent et que les haines, rancunes et racismes renaissent. Jusqu’à que ce que la guerre revienne, et recommence son terrible travail destructeur.

Cette vision du futur est celle d’un homme ayant vécu les tranchées qui met en scène ses craintes pour l’avenir. Les deux premières parties du roman progressent vers l’apocalypse, à l’échelle de la planète, alors que les politiques s’égarent, que les scientifiques deviennent fous, que l’on n’entend plus les sages et que l’on utilise des armes féériques aux retombées dévastatrices sur les corps et les esprits des survivants. La dernière partie se situe au lendemain des destructions, une fois que les hommes devenus frénétiques se sont enfin entretués. Elle raconte l’émergence d’une nouvelle humanité grâce à deux enfants attardés. L’homme est revenu dans les cavernes, sans science ni intelligence, mais capable d’un amour paisible et paresseux.

Le roman prend la forme d’une chronique historique, délaissant ses personnages au profit des nations et des groupes. Certains individus — très fortement symboliques — surviennent sans avoir d’autre épaisseur que celle de leur fonction. Le romanesque n’est pas à rechercher ici. On se plait à relever les points d’extrapolation de Pérochon, comme la Société des Nations devenue force de Police internationale et finalement tout aussi inefficace. On est alors frappé par la force de la mise en garde et sa froide pertinence.

Pérochon appelait à la paix, au contrôle de la science mise au service de la guerre. Il est mort en 1942, persécuté par Vichy, alors que le monde autour de lui avait sombré dans la frénésie…

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