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The Corridors of Time

[Critique commune à The Corridors of Time et There will be time.]

Le voyage dans le temps, thème récurrent dans l’œuvre de Poul Anderson, est loin de se limiter aux seules aventures de « La Patrouille du temps ». Parmi les nombreux récits dans lesquels le sujet est abordé, deux courts romans méritent plus particulièrement notre attention : The Corridors of Time et There Will Be Time.

The Corridors of Time met en scène Malcolm Lockridge, un homme accusé de meurtre après s’être défendu contre une bande de voyous qui l’a agressé en pleine rue. Alors qu’il attend d’être jugé, il reçoit la visite en prison d’une belle et mystérieuse femme, Storm Darroway, qui lui propose son aide, à condition qu’il accepte de l’accompagner au Danemark pour y accomplir une mission. C’est en sa compagnie que Lockridge va découvrir l’existence de couloirs souterrains permettant de voyager dans le temps, mais également celle de deux organisations secrètes qui s’affrontent à travers les époques : les Wardens et les Rangers. L’objectif n’est pas pour elles de modifier le passé, ce qui est physiquement impossible, mais chacune lutte pour imposer à l’humanité sa propre vision du futur : proche de la nature pour l’une, ultra-technologique pour l’autre. A travers ses pérégrinations temporelles, Lockridge sera amené à comprendre, et le lecteur avec lui, à quoi ressemble l’avenir promis par chaque faction, et surtout quel est le prix qu’elles sont prêtes à payer pour imposer leur vision.

Si les premiers chapitres de The Corridors of Time ne paient pas de mine, le roman trouve sa voie lorsque son héros entame son périple temporel. Comme toujours, Poul Anderson accorde un grand soin à la reconstitution des différentes époques que traversent ses personnages, qu’il s’agisse du Danemark du xviie siècle ou de la même région trois mille cinq cents ans plus tôt. Et les quelques aperçus que nous donne l’auteur de l’avenir de l’humanité sont tout aussi saisissants. De son côté, Malcolm Lockridge est un héros typiquement andersonien, farouchement indépendant, qui refuse de se laisser manipuler et de n’être qu’un pion dans un conflit qui le dépasse. Aux deux options qui lui sont proposées, il préfèrera une troisième voie, qui donne à ce roman une conclusion aussi belle que touchante.

Paru huit ans plus tard, There Will Be Time présente plusieurs points communs avec The Corridors of Time, à commencer par la lutte que mènent à travers temps deux organisations rivales. Ici aussi, il n’est pas question de modifier le passé, mais de préparer l’avenir et de bâtir une nouvelle civilisation qui devra succéder à un inévitable holocauste nucléaire (1). Mais par certains côtés, There Will Be Time est une œuvre plus originale et plus intimiste que la précédente.

L’histoire est celle de Jack Havig, un homme qui, depuis sa naissance, dispose du pouvoir de voyager dans le temps. Si on laisse de côté les éléments purement SF du récit, il y a une nette part autobiographique dans la description de la vie de cet enfant solitaire qui a grandi dans un environnement rural après la mort de son père et qui va très vite prendre l’habitude de fuir son morne quotidien pour découvrir d’autres époques, d’autres modes de vie, et mûrir ainsi beaucoup plus vite que les gamins de son âge. D’autant plus que, comme il va bientôt le découvrir, son don n’est pas unique. D’autres, au fil des siècles, ont développé un pouvoir semblable. Et ces êtres singuliers auront pour la plupart la tentation de retrouver leurs semblables.

Dans ce roman, Poul Anderson mêle avec maestria le récit de la vie de son héros et l’histoire plus large qui lui sert de toile de fond. Jack Havig est sans cesse tiraillé entre son désir de mener une vie paisible au côté des deux femmes dont il va successivement tomber amoureux et l’impérieux sens du devoir qui va l’amener à jouer un rôle crucial dans l’avenir du monde. Le ton de cette histoire est souvent sombre, parfois même désespéré, pourtant, au final, le romancier ne peut s’empêcher de prédire à l’humanité de beaux lendemains. Ce mélange de gravité et d’optimisme, d’intime et d’universel, fait de There Will Be Time l’un des plus beaux romans de son auteur.

 

(1) Un futur dont Poul Anderson avait de?ja? donne? un aperc?u dix ans plus to?t, dans les nouvelles « Le Peuple du ciel » et « Le Peuple de la mer » (in Fiction n°92 et 108), et qu’il de?veloppera par la suite dans Orion Shall Rise.

World without stars

Entre deux romans de son immense « Civilisation technique », fresque dépeignant mille ans de futur, Poul Anderson a également écrit quelques space operas détachés dudit cycle — ainsi ce World Without Stars. Qui se déroule dans un avenir éloigné où l’humanité a accédé à l’immortalité, et ra-conte l’histoire de Felipe Argens, capitaine du Meteor, chargé de se rendre sur une planète lointaine. Celle-ci leur a été signalée par des extraterrestres vivant dans le halo de la Galaxie et avec lesquels l’humanité entretient de sporadiques contacts amicaux.

Las ! Ratant la phase d’approche, le Meteor s’écrase. Drôle de planète : incroyablement ancienne, son soleil est une naine rouge et son ciel nocturne n’est éclairé que par le disque entier de la Voie lactée. Les survivants du crash le découvrent, plusieurs espèces cohabitent sur ce monde. Les uns, les Azkashi, petit peuple nocturne vivant en hordes éparses, vénèrent la Galaxie, tandis que les autres, les Niao, créatures télépathes promptes à vouloir dominer les Azkashi, voient en elle une déité maléfique.

La situation est catastrophique pour les humains, coincés sur une planète quasi dépourvue de métaux, et dont les habitants vivent à un stade moyenâgeux. Mais les naufragés du Meteor ont un atout : Hugh Valland, artilleur recruté par Argens, un homme hors du commun. Soldat et baladin, volontaire et astucieux, il est mû par son désir de retrouver Mary O’Meara, son amour de toujours, qui l’attend patiemment sur Terre. Et Valland va tout faire pour réussir l’impossible et ramener les naufragés au bercail…

World Without Stars contrebalance son histoire relativement prévisible, et peut-être un peu trop ramassée, par des visions superbes — la Voie lactée en son entièreté illuminant un ciel étranger — et des peuplades extraterrestres surprenantes. Surtout, ce roman condense, en ses cent cinquante pages (et pas une de plus) plusieurs thématiques récurrentes dans l’œuvre andersonienne, à commencer par l’Histoire : c’est en se référant à la lutte des Amérindiens que Valland convainc les Azkashi de résister à leurs oppresseurs. Et sans oublier les mythes : ici, celui d’Orphée et Eurydice, que l’on retrouvera dans « Le Chant du Barde » (heureux hasard, World Without Stars est paru en volume en 1967, la même année que L’Intersection Einstein de Delany, brillante variation posthumaine de ce mythe grec), interpolé avec le thème de l’immortalité, vingt ans avant The Boat of a Million Years. Le personnage de Valland, âgé de plusieurs siècles, s’interroge : que faire d’une masse de souvenirs, quelle est la durée des sentiments ? Et la poésie, chère à notre auteur, a ici la part belle. Les couplets de la ballade « The Song of Mary O’Meara », composée par Valland/Orphée, ponctuent le roman et, dans son introduction, Anderson rapporte que la chanson a fini par accéder au rang de classique anonyme et traditionnel dans les conventions de SF américaines. Manière d’immortalité, en somme.

Tau Zéro

Le Leonora Christina marque une étape dans la conquête spatiale, car il emporte un équipage de cinquante hommes et femmes en direction d’une planète habitable de l’étoile Beta Virginis, à trente-deux années-lumière de la Terre, grâce au moteur Bussard qui collecte les rares atomes dans l’espace au moyen d’un intense champ de forces magnétohydrodynamiques, pour accélérer en cours de route jusqu’à approcher la vitesse de la lumière. La vitesse atteinte est relativiste : le temps s’écoule plus vite sur Terre, de sorte que les passagers trouveraient au retour un monde plus vieux de cinquante ans. C’est ce que traduit le facteur Tau, une inversion du facteur de Lorentz : plus la vitesse est grande, plus le facteur se rapproche de zéro. Le thème avait déjà été exploité par maints auteurs avant Anderson, comme par exemple Stanislas Lem dans Retour des étoiles (1968), mais il n’avait jamais été poussé, comme ici, dans ses ultimes retranchements.

En effet, à la suite d’un accident rendant toute décélération impossible, le vaisseau engrange de la matière jusqu’à accélérer indéfiniment, ce qui génère des écarts temporels vertigineux ! Ce sont des milliards d’années qui défilent, jusqu’à la toute fin de l’univers, quand les étoiles en fin de vie se raréfient et que le cosmos commence à se replier sur lui-même.

S’il est un roman qui parvient à faire éprou-ver la petitesse de l’Homme face à l’espace et au temps, c’est bien celui-ci. C’est le fait de tutoyer l’infini tout en restant sur l’échelle du temps humain qui provoque cette sidération de grande ampleur.

Face à une situation aussi désespérée, la population du vaisseau s’efforce malgré tout de trouver des solutions à chaque étape, de résister à la folie, notamment grâce à la ténacité du personnage central, Charles Reymont, chargé de la sécurité à bord. Son caractère cassant, son autoritarisme et son intransigeance, son apparente absence d’empathie, en font un individu détestable, avant que son pragmatisme et son refus de céder aux émotions n’en fassent le seul recours possible face à l’adversité. Parangon du héros solitaire qui défie l’univers même, il finit par revêtir un statut quasi mythologique, auquel souscrit la fin du roman ; on atteint ici aussi une dimension métaphysique.

Très rigoureux sur le plan scientifique (à quelques minimes erreurs près — voir la postface de Roland Lehoucq), l’ouvrage est une formidable vulgarisation sur le milieu stellaire, la matière et la chimie du vivant, la relativité générale, etc., qui va jusqu’à brosser, mine de rien, une histoire du destin de l’univers. En inscrivant la thématique de l’espace-temps au cœur de son récit, Tau zéro apparaît comme le véritable premier roman de la Relativité générale.

Il serait dommage de le limiter à ce seul aspect de hard science. La critique n’a pas assez insisté sur l’aventure humaine des personnages, laquelle ne se contente pas de décrire les affres des passagers. Anderson accélère aussi le temps à l’intérieur du vaisseau. Son microcosme passe en revue tous les modes de gouvernance, d’une démocratie respectueuse jusqu’à une tyrannie assumée ; les passagers égrènent également les comportements possibles, fuite dans la religion ou le sexe, refuge dans l’étude ou le passé, avec notamment le rituel des fêtes. La roue du temps tourne aussi pour les civilisations : à l’époque du récit, les gendarmes de la planète ne sont plus les belliqueux Etats-Unis, mais les Suédois, garants de la paix après un conflit nucléaire ayant failli anéantir l’humanité, un propos directement inspiré, comme d’ailleurs la trame générale du roman, du poème Aniara, une odyssée de l’espace (1956), du prix Nobel suédois Harry Martinson. Au ton désespéré d’Aniara, Anderson préfère une issue plus heureuse. Le fait est que son roman est d’un indéniable optimisme et dégage une inaltérable énergie célébrant les vertus de courage et d’entreprise. Il n’est pas étonnant que le dernier mot du roman soit « humains ».

Poul Anderson considérait ce roman parmi ses cinq préférés ; il manqua de peu le Hugo mais figure comme l’un des cent incontournables de la SF de David Pringle, et est considéré comme le roman de SF ultime par James Blish. Des rappels d’autant plus étonnants qu’il a fallu attendre quarante-deux ans pour le voir traduit en France !

La Saga de Hrolf Kraki

La Saga de Hrolf Kraki est une saga nordique dont les traces remontent jusqu’au xive siècle. Elle évoque l’histoire familiale des Skjoldung, amenés à régner sur le Danemark. A peu près contemporaine d’autres sagas, comme celle de Beowulf ou le Nibelungenlied, elle est nettement moins connue que celles-ci. C’est clairement ce qui a motivé Poul Anderson pour nous en proposer une relecture moderne. L’auteur s’en ouvre dans une préface très intéressante, permettant de mieux cerner son projet. Son but est ainsi de fournir une reconstitution la plus fidèle possible de la vie à cette époque, à savoir le vie siècle, sans céder à la tentation de faire des Skjoldung des personnages romantiques : on est à une période de l’histoire âpre, ceci doit transparaître dans le récit d’Anderson.

Saga nordique oblige, on n’est pas dans le canon de fantasy du roman d’apprentissage, où l’on suit le développement d’un personnage promis à une grande destinée. On suit plutôt une saga familiale, au cours de laquelle les différentes générations se succèdent, jusqu’à ce qu’on aboutisse à Hrolf Kraki, rejeton sans doute le plus connu des Skjoldung. Certains personnages disparaissent brutalement de l’histoire, non qu’ils soient morts, mais simplement ils n’interviennent plus dans le récit et sont donc évacués sine die. La forme permet ainsi une vision englobante de l’évolution, non seulement de la famille des Skjoldung, mais aussi du Danemark, au gré des guerres, des alliances et mésalliances qui rythment ces pages. C’est toute l’histoire d’une époque, celle du Haut Moyen Age, qui est évoquée ici, à travers le prisme de sa plus emblématique descendance. Nul besoin toutefois d’avoir des connaissances historiques pour apprécier pleinement ce livre : La Saga de Hrolf Kraki, c’est avant tout un formidable roman d’aventures, guère avare de morceaux de bravoure et de trahisons, conté avec une force d’évocation rare. On y croisera ainsi de nombreux personnages inoubliables, comme les deux frères Hroar et Helgi (le monarque bienveillant et celui qui connaîtra la pire des trahisons, d’où naîtra d’ailleurs Hrolf Kraki), Shipdag, jeune homme sans formation qui parvient à se défaire de douze berserkers, ou encore Björn, changé en ours-garou. Finalement, Hrolf Kraki, qui apparaît tardivement dans le livre, est relativement éclipsé par les hauts faits de ses aïeuls et de ses compagnons. Comme il l’a annoncé dans la préface, Anderson ne prend pas de gants : ses personnages ne se battent pas pour la gloriole, mais bien par nécessité, parce que les codes de la société sont ainsi faits que c’est le plus fort qui l’emporte (et, pour mieux servir son propos, l’auteur se contente d’une description factuelle des événements, sans glorification outrancière). Ils n’ont pas d’état d’âme à se débarrasser de leurs adversaires par la violence, même s’ils méprisent les trahisons, comme celle qui coûtera la vie à Helgi, sans aucun doute le personnage le plus tragique de ce roman, avec sa femme Yrsa.

Au final, ce roman, qui obtint en son temps le British Fantasy Award, est une très belle réussite, qui utilise un matériau splendide, peu connu, et sait le bonifier pour la plus grande joie des lecteurs. Fresque épique peuplée de personnages plus grands que la vie, La Saga de Hrolf Kraki est un sommet dans l’œuvre de Poul Anderson.

[Et aussi : la critique de Xavier Mauméjean dans le Bifrost n° 36.]

There will be time

[Critique commune à The Corridors of Time et There will be time.]

Le voyage dans le temps, thème récurrent dans l’œuvre de Poul Anderson, est loin de se limiter aux seules aventures de « La Patrouille du temps ». Parmi les nombreux récits dans lesquels le sujet est abordé, deux courts romans méritent plus particulièrement notre attention : The Corridors of Time et There Will Be Time.

The Corridors of Time met en scène Malcolm Lockridge, un homme accusé de meurtre après s’être défendu contre une bande de voyous qui l’a agressé en pleine rue. Alors qu’il attend d’être jugé, il reçoit la visite en prison d’une belle et mystérieuse femme, Storm Darroway, qui lui propose son aide, à condition qu’il accepte de l’accompagner au Danemark pour y accomplir une mission. C’est en sa compagnie que Lockridge va découvrir l’existence de couloirs souterrains permettant de voyager dans le temps, mais également celle de deux organisations secrètes qui s’affrontent à travers les époques : les Wardens et les Rangers. L’objectif n’est pas pour elles de modifier le passé, ce qui est physiquement impossible, mais chacune lutte pour imposer à l’humanité sa propre vision du futur : proche de la nature pour l’une, ultra-technologique pour l’autre. A travers ses pérégrinations temporelles, Lockridge sera amené à comprendre, et le lecteur avec lui, à quoi ressemble l’avenir promis par chaque faction, et surtout quel est le prix qu’elles sont prêtes à payer pour imposer leur vision.

Si les premiers chapitres de The Corridors of Time ne paient pas de mine, le roman trouve sa voie lorsque son héros entame son périple temporel. Comme toujours, Poul Anderson accorde un grand soin à la reconstitution des différentes époques que traversent ses personnages, qu’il s’agisse du Danemark du xviie siècle ou de la même région trois mille cinq cents ans plus tôt. Et les quelques aperçus que nous donne l’auteur de l’avenir de l’humanité sont tout aussi saisissants. De son côté, Malcolm Lockridge est un héros typiquement andersonien, farouchement indépendant, qui refuse de se laisser manipuler et de n’être qu’un pion dans un conflit qui le dépasse. Aux deux options qui lui sont proposées, il préfèrera une troisième voie, qui donne à ce roman une conclusion aussi belle que touchante.

Paru huit ans plus tard, There Will Be Time présente plusieurs points communs avec The Corridors of Time, à commencer par la lutte que mènent à travers temps deux organisations rivales. Ici aussi, il n’est pas question de modifier le passé, mais de préparer l’avenir et de bâtir une nouvelle civilisation qui devra succéder à un inévitable holocauste nucléaire (1). Mais par certains côtés, There Will Be Time est une œuvre plus originale et plus intimiste que la précédente.

L’histoire est celle de Jack Havig, un homme qui, depuis sa naissance, dispose du pouvoir de voyager dans le temps. Si on laisse de côté les éléments purement SF du récit, il y a une nette part autobiographique dans la description de la vie de cet enfant solitaire qui a grandi dans un environnement rural après la mort de son père et qui va très vite prendre l’habitude de fuir son morne quotidien pour découvrir d’autres époques, d’autres modes de vie, et mûrir ainsi beaucoup plus vite que les gamins de son âge. D’autant plus que, comme il va bientôt le découvrir, son don n’est pas unique. D’autres, au fil des siècles, ont développé un pouvoir semblable. Et ces êtres singuliers auront pour la plupart la tentation de retrouver leurs semblables.

Dans ce roman, Poul Anderson mêle avec maestria le récit de la vie de son héros et l’histoire plus large qui lui sert de toile de fond. Jack Havig est sans cesse tiraillé entre son désir de mener une vie paisible au côté des deux femmes dont il va successivement tomber amoureux et l’impérieux sens du devoir qui va l’amener à jouer un rôle crucial dans l’avenir du monde. Le ton de cette histoire est souvent sombre, parfois même désespéré, pourtant, au final, le romancier ne peut s’empêcher de prédire à l’humanité de beaux lendemains. Ce mélange de gravité et d’optimisme, d’intime et d’universel, fait de There Will Be Time l’un des plus beaux romans de son auteur.

 

(1) Un futur dont Poul Anderson avait de?ja? donne? un aperc?u dix ans plus to?t, dans les nouvelles « Le Peuple du ciel » et « Le Peuple de la mer » (in Fiction n°92 et 108), et qu’il de?veloppera par la suite dans Orion Shall Rise.

The Avatar

Aux confins du Système solaire se trouve une porte interstellaire où l’humanité découvre un message émis par des extraterrestres, les « Autres ». La galaxie est émaillée de por-tes semblables, qui permettent de sauter instantanément de système en système. L’humanité, que les Autres placent en période de probation, se voit offrir une planète habitable conforme à ses besoins, Déméter, ainsi que le diagramme d’approche pour s’y rendre. Si la manœuvre n’est pas scrupuleusement respectée, l’astronef se perdra dans l’espace sans espoir de retour. Quelques décennies s’écoulent, Déméter est colonisée et des échanges s’instaurent entre la Terre et elle. Puis, un jour, les gardiens de la porte stellaire de Déméter voient émerger un astronef inconnu, qui repart aussitôt. Mais on a pu filmer sa trajectoire d’approche et un vaisseau terrien, l’Emissaire, est dépêché à sa suite. On attend son retour avec impatience.

Daniel Brodersen, entrepreneur établi sur Déméter, se méfie du gouvernement terrien, qu’il soupçonne de vouloir renoncer à l’exploration interstellaire. Persuadé que l’Emissaire est revenu mais que les autorités ont étouffé l’information et emprisonné son équipage, il constitue son propre équipage et décide d’en avoir le cœur net.

On retrouve dans ce roman touffu les thèmes et les personnages chers à Anderson : l’exploration de l’espace, l’initiative individuelle, la méfiance à l’égard des gouvernements tentés par le totalitarisme. Mais les choses ont changé. Le succès de Star Wars aidant, la SF a acquis un nouveau statut dans l’édition américaine. Les romanciers n’ont plus besoin de faire court et The Avatar est un roman copieux — plus de quatre cents pages dans son édition de poche, un record pour notre auteur. Il n’est pas certain que cette évolution soit positive, et l’intrigue, après avoir traîné un tantinet, part un peu dans tous les sens ; par ailleurs, si certains personnages sont bien développés, d’autre tiennent du stéréotype, ainsi le politicien partisan du repli sur soi et de l’isolationnisme, dont les motivations relèvent du cliché.

Mais l’intérêt de The Avatar (2) est ailleurs. Si c’est à l’initiative du héros andersonien typique que l’intrigue se met en route, il s’efface peu à peu en faveur des deux personnages féminins, deux de ses anciennes maîtresses. Il y a tout d’abord Joelle Ky, une holothète — elle s’est fait implanter dans le système nerveux un dispositif qui lui permet d’interfacer directement avec les systèmes informatiques, ce qui l’a amenée à se détacher de l’humanité. Puis il y a Caitlin Mulryan, astro et infirmière diplômée, chanteuse et conteuse intarissable. Joelle fait partie de l’équipage de l’Emissaire, et c’est elle qui communique le mieux avec son passager extraterrestre. Car le vaisseau a bien découvert une autre civilisation, laquelle traverse une profonde crise et espère que l’humanité l’aidera à la surmonter. Après moult péripéties, Brodersen réussit à libérer une partie de l’équipage et part à l’aveuglette ou presque pour un voyage dans le cosmos.

En grossissant le trait, on pourrait dire que Joelle est tout esprit et Caitlin toute chair. Petit à petit, ce sont ces deux femmes qui vont prendre les commandes du récit, elles qui vont décider du devenir de l’expédition, voire de l’espèce humaine dans son ensemble. Dommage que la résolution, plutôt satisfaisante, intervienne après quantité de digressions. Poul Anderson se montrera par la suite capable de maîtriser la forme très longue, mais ce coup d’essai n’est pas une réussite.

 

(2). Oui, ce roman a des points communs avec le film de James Cameron, car Poul Anderson y réutilise l’idée de base de « Jupiter et les centaures ».

The Last Viking

Avec ce gros roman publié en trois volumes, Poul Anderson nous offre sans doute le pendant thématique de La Saga de Hrolf Kraki. Dans un cas comme dans l’autre, on a affaire à un souverain scandinave dont l’existence est historiquement attestée et ayant déjà fait l’objet d’une saga biographique, dont notre auteur propose une réécriture contemporaine. Mais les ressemblances s’arrêtent là, car nous quittons le territoire de la fantasy pour entrer dans celui du roman historique. Dans son avant-propos, Anderson explique que, s’il a consulté plusieurs sources, il a omis dans son récit les épisodes clairement fantastiques, tel celui où son héros affronte un dragon. Quant au héros en question, il s’agit de Harald III, roi de Norvège, dit « Hårdråde », ce que l’on peut traduire par « de sévère conseil » (vers 1015-1066). Son histoire a été contée par Snorri Sturluson (1179-1241) dans la Heimskringla, une monumentale histoire des rois de Norvège. Cadet des trois demi-frères d’Olaf II, il n’avait que quinze ans lorsqu’il se retrouva contraint de fuir la Norvège après la mort du roi. A la tête de quelques partisans, il gagna la Rus’ de Kiev, où il se mit au service du roi Iaroslav, puis, quelques années plus tard, Byzance, où il connut une ascension fulgurante au sein des mercenaires varègues. De retour en Norvège en 1045, possesseur d’un imposant trésor de guerre, il régna aux côtés de son neveu Magnus, puis seul à partir de 1047, entamant un travail d’unification du royaume. Estimant qu’un ancien traité lui donnait des droits sur le trône d’Angleterre, il envahit ce pays et, après une première victoire, fut battu par le roi Harold II le 25 septembre 1066, à Stamford Bridge, une bataille où il perdit la vie. Harold n’eut pas le temps de savourer son triomphe, car quelques semaines plus tard, le 14 octobre, il était tué à Hastings en tentant de repousser Guillaume le Conquérant.

Anderson narre par le menu l’existence de Harald, l’entourant de personnages bien campés et de décors variés et excellemment documentés. Dans la vision qu’il donne d’une Byzance décadente, on ne peut s’empêcher de penser à l’Empire terrien de Dominic Flandry, dont c’est l’une des sources d’inspiration. On pense aussi à Robert E. Howard, bien évidemment, Harald étant présenté en quatrième de couverture comme « the real life Conan ». Mais Howard ne se souciait guère de ce thème andersonien par excellence, la fin d’un monde et le début d’un autre, auquel notre auteur revient de façon quasi obsessionnelle. Car la défaite de Stamford Bridge a sonné le glas de l’ère des rois vikings, dont les terres étaient par ailleurs gagnées par le christianisme. On retrouve ce leitmotiv dans « Le Roi d’Ys ». A noter que si ce roman de Poul Anderson est malheureusement tombé dans l’oubli, celui de Michael Ennis, Byzantium (1989), qui raconte essentiellement la même histoire, fut à sa parution un véritable best-seller.

Orion shall rise

Aux confins du Système solaire se trouve une porte interstellaire où l’humanité découvre un message émis par des extraterrestres, les « Autres ». La galaxie est émaillée de por-tes semblables, qui permettent de sauter instantanément de système en système. L’humanité, que les Autres placent en période de probation, se voit offrir une planète habitable conforme à ses besoins, Déméter, ainsi que le diagramme d’approche pour s’y rendre. Si la manœuvre n’est pas scrupuleusement respectée, l’astronef se perdra dans l’espace sans espoir de retour. Quelques décennies s’écoulent, Déméter est colonisée et des échanges s’instaurent entre la Terre et elle. Puis, un jour, les gardiens de la porte stellaire de Déméter voient émerger un astronef inconnu, qui repart aussitôt. Mais on a pu filmer sa trajectoire d’approche et un vaisseau terrien, l’Emissaire, est dépêché à sa suite. On attend son retour avec impatience.

Daniel Brodersen, entrepreneur établi sur Déméter, se méfie du gouvernement terrien, qu’il soupçonne de vouloir renoncer à l’exploration interstellaire. Persuadé que l’Emissaire est revenu mais que les autorités ont étouffé l’information et emprisonné son équipage, il constitue son propre équipage et décide d’en avoir le cœur net.

On retrouve dans ce roman touffu les thèmes et les personnages chers à Anderson : l’exploration de l’espace, l’initiative individuelle, la méfiance à l’égard des gouvernements tentés par le totalitarisme. Mais les choses ont changé. Le succès de Star Wars aidant, la SF a acquis un nouveau statut dans l’édition américaine. Les romanciers n’ont plus besoin de faire court et The Avatar est un roman copieux — plus de quatre cents pages dans son édition de poche, un record pour notre auteur. Il n’est pas certain que cette évolution soit positive, et l’intrigue, après avoir traîné un tantinet, part un peu dans tous les sens ; par ailleurs, si certains personnages sont bien développés, d’autre tiennent du stéréotype, ainsi le politicien partisan du repli sur soi et de l’isolationnisme, dont les motivations relèvent du cliché.

Mais l’intérêt de The Avatar (2) est ailleurs. Si c’est à l’initiative du héros andersonien typique que l’intrigue se met en route, il s’efface peu à peu en faveur des deux personnages féminins, deux de ses anciennes maîtresses. Il y a tout d’abord Joelle Ky, une holothète — elle s’est fait implanter dans le système nerveux un dispositif qui lui permet d’interfacer directement avec les systèmes informatiques, ce qui l’a amenée à se détacher de l’humanité. Puis il y a Caitlin Mulryan, astro et infirmière diplômée, chanteuse et conteuse intarissable. Joelle fait partie de l’équipage de l’Emissaire, et c’est elle qui communique le mieux avec son passager extraterrestre. Car le vaisseau a bien découvert une autre civilisation, laquelle traverse une profonde crise et espère que l’humanité l’aidera à la surmonter. Après moult péripéties, Brodersen réussit à libérer une partie de l’équipage et part à l’aveuglette ou presque pour un voyage dans le cosmos.

En grossissant le trait, on pourrait dire que Joelle est tout esprit et Caitlin toute chair. Petit à petit, ce sont ces deux femmes qui vont prendre les commandes du récit, elles qui vont décider du devenir de l’expédition, voire de l’espèce humaine dans son ensemble. Dommage que la résolution, plutôt satisfaisante, intervienne après quantité de digressions. Poul Anderson se montrera par la suite capable de maîtriser la forme très longue, mais ce coup d’essai n’est pas une réussite.

Barrière mentale

Un jour, le Q.I. de toutes les espèces augmente soudain. Les effets sont plus dévastateurs que bénéfiques : les animaux d’élevage s’échappent et se révoltent, les bêtes sauvages déjouent les pièges des chasseurs, la société s’effondre suite aux démissions en masse d’individus changeant de vie pour assouvir leur soif de connaissance et provoquant des pénuries. Les scientifiques, forts de leurs nouvelles capacités, abandonnent des recherches un peu futiles pour s’attaquer à des sujets passionnants mais jusqu’ici hors de portée, telle l’exploration spatiale, un nouveau système de propulsion leur permettant de confirmer la raison de cette brusque augmentation d’intelligence.

Celle-ci serait due à un champ de forces que la Terre traversait depuis le Crétacé et qui aurait ralenti les échanges électromagnétiques, et donc les connexions neuronales. La vérification de cette hypothèse ne va pas sans mal puisque, entrant à nouveau dans le champ, les navigateurs s’en trouvent incapables de piloter leur astronef.

En réaction aux désordres planétaires, une religion antiscientifique célèbre un nouveau culte de Baal. Ailleurs, des communautés se réorganisent, esquissant un semblant de civilisation que tous n’acceptent pas. Plutôt que de s’y rallier, un sim-ple d’esprit, Archie, s’efforce de communiquer avec les animaux et institue avec eux des rapports plus égalitaires : chien, chimpanzé, éléphant, mais aussi faibles d’esprit jadis rejetés par tous, vivent en bonne intelligence sur un territoire délaissé. Ailleurs encore, Sheila, l’épouse de Peter Corinth parti dans l’espace, découvre combien sa vie est vide de sens et tente de revenir à son état originel.

Bien des attitudes étonnent de la part d’esprits désormais plus achevés, mais les réactions malavisées sont essentiellement dues à l’accroissement soudain du Q.I., qui n’a pas laissé à tous le temps de s’y adapter, une intelligence supérieure ne signifiant pas une rationalité accrue, comme l’expliquent en postface Suzanne Robic et Karim Jerbi (on trouvera aussi dans ces pages trois nouvelles traitant du même thème : « Les Arriérés », « Technique de survie » et « Terrien, prends garde ! »).

Anderson multiplie les approches pour décrire l’ensemble des conséquences, sociales et individuelles, par exemple un nouveau mode de communication, plus compact, qui se met en place. La succession rapide de vues d’ensemble et rapprochées, ainsi que le nombre de personnages, nuit à l’efficacité du récit. Mais il s’agit là du coup d’essai d’un jeune auteur qui a tenu à exploiter son univers dans tous ses détails. On le voit très au fait de l’actualité scientifique.

S’il accuse son âge, notamment avec des problématiques en arrière-plan datant de la guerre froide, ce roman reste agréable à lire, surtout quand l’auteur s’attarde sur ses personnages, en particulier Archie dans sa communauté inter-espèces et Shirley, murée dans son désarroi.

[Et aussi : la critique de Jean-Pierre Lion dans le Bifrost n° 72.]

The Broken Sword

Pour se venger du Danois établi en Angleterre qui a massacré sa famille, une sorcière saxonne informe Imric, souverain des elfes de l’île, que cet homme vient d’avoir un fils qui n’est pas encore baptisé. Imric engendre un changelin, qu’il substitue au nourrisson : un féal humain, capable de manier le fer, sera pour lui un précieux auxiliaire. Mais lors de la cérémonie où il re-çoit son nom, Skafloc se voit offrir un sinistre présent : une épée de fer, brisée en deux, qui ne peut manquer d’être reconstituée et qui, par la suite, commettra un mal terrible. Pendant que Skafloc devient un hybride d’elfe et d’humain, au cœur vaillant et à la force gracieuse, son double, Valgard, devient une brute, un berserker, qui finit par tomber sous la coupe de la sorcière saxonne toujours avide de vengeance.

« Pour parler franchement, ce livre est une geste », écrit l’auteur dans un avant-propos. Et c’est une geste dont les racines sont évidentes : une épée magique, qu’il faut à tout prix reforger ; un frère et une sœur éloignés l’un de l’autre par les circonstances, qui finissent par se retrouver et s’aimer ; des êtres surnaturels brutaux et cruels, étrangers à tout sentiment hu-main… On est en plein dans les sagas islandaises, et en particulier dans la Volsungasaga, qui a inspiré Wagner.

Passé inaperçu lors de sa sortie — on peut affirmer qu’il était en avance sur son temps —, ce roman se révélera fondateur pour ce qui est de l’œuvre andersonienne. On y trouve, traités sous l’angle du légendaire, nombre de ses thèmes les plus forts, à commencer par celui de la liberté individuelle : à mesure qu’avance l’intrigue, le personnage de Skafloc se voit de plus en plus captif d’un destin qui lui a été imposé. Grâce à Freda, il découvre le sentiment humain le plus fort qui soit, l’amour, et en même temps la frustration — car Freda est sa sœur et, en bonne chrétienne, elle ne peut s’unir à lui par la chair. Il se sent tenu d’affronter son double, tout en sachant que ce combat a été prévu de longue date par Odin, avide de guerriers pour peupler le Walhalla.

Autre thème emblématique de notre auteur, celui de l’entropie, de la fin d’un monde qui s’annonce. Car les elfes savent que leur temps est compté, que l’homme sera bientôt le seul maître du monde — cet homme imparfait, mortel, mais capable de prouesses et de sentiments qui les dépassent.

Enfin, et Anderson rejoint ici Tolkien — dont le premier tome du « Seigneur des anneaux » est contemporain de son roman —, on trouve dans ces pages une célébration de la réalité la plus prosaïque qui soit : face aux merveilles qui sont le lot des elfes, ce sont les joies simples du genre humain qui triomphent malgré les épreuves les plus terribles : un foyer, une famille, l’amour sous toutes ses facettes.

Lorsqu’il réédita ce livre en 1971, Poul Anderson décida de le réécrire en gommant ce qu’il estimait être des maladresses de débutant. Mais quand le livre fut réédité après sa mort, ce fut la première version que l’on choisit, sans doute avec raison — sa force brute la rend inoubliable.

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