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Barrière mentale

Il aura fallu près de soixante ans pour que ce roman publié en 1954 soit enfin intégralement traduit. Tout avait pourtant bien commencé. La version originale avait eu la chance de ne pas se voir caviardée par l’éditeur américain, comme il était fréquent à l’époque, mais ensuite c’était une version française tronquée qui avait paru dans les deux premiers numéros de la revue Satellite en 1958. Comme elle avait été reprise à l’identique au Masque SF en 1974, il fallait bien s’en contenter jusqu’à présent.

Les événements — la Terre sort d’un champ électromagnétique inhibiteur de l’intelligence dans lequel elle avait été plongée avant même que n’apparaisse l’humanité ; les humains, mais aussi les animaux, voient alors leurs capacités mentales s’accroitre vertigineusement — sont censés se dérouler dans le futur proche de la date de publication américaine. Et ça se sent. Ainsi, Nathan Lewis a pris l’habitude de longs repas à Vienne, avant l’Anschluss (p. 36). Lorsque Corinth joue aux échecs contre Mandelbaum, allusion est faite au talent de J. Raul Capablanca, champion du monde de 1921 à 1927, mort en 42, plutôt qu’à V. Anand ou Magnus Carlsen, voire Kasparov, qui reste le plus connu du grand public (p. 56). Page 160, en matière de psychiatrie, il est question d’électrochocs et de lobotomies, des techniques passées de mode pour l’essentiel. Ça oblige à une curieuse gymnastique mentale. Les anciens livres de SF situés dans un futur proche désormais dépassé ont glissé dans une uchronie involontaire à l’étrange saveur…

Barrière mentale traite d’un accroissement global de l’intelligence et diffère en cela de livres tels que Des fleurs pour Algernon, de Daniel Keyes, ou Camp de concentration, de Thomas M. Disch, où il s’agissait d’expérience conduite sur une échelle de population des plus réduite. Notons que Poul Anderson ne limite pas son propos au seul accroissement de l’intelligence stricto sensu ; on voit poindre le thème des pouvoirs psi, récurrent dans la SF de l’époque, et allusion est faite à la « sémantique générale ».

Le roman s’articule autour d’une poignée de personnages : le physicien Pete Corinth, sa femme Sheila, Nathan Lewis, Felix Mandelbaum, Helga Arnulfsen et, à part, le simple d’esprit Archie Brock, tous reliés à travers le milliardaire Rossmann.

Il n’y a pas à proprement parler d’intrigue ni guère de progression dramatique en dehors du sort de Sheila, qui sert de fil rouge au roman. L’événement est survenu. Les personnages en prennent acte puis essaient, avec plus ou moins de bonheur, de s’adapter à la situation qui nous est présentée au travers de « sketches » dont quelques-uns sont situés ailleurs pour montrer la globalité du phénomène.

« Heureux les esprits simples car le royaume des cieux leur est ouvert » (Mathieu 5.3) illustre le cas de Sheila, à qui l’augmentation intellectuelle n’a ouvert que sur la vacuité de sa vie de femme au foyer sans qu’elle parvienne à s’y adapter, car l’intelligence ne modifie ni le caractère, ni la personnalité. Elle voudrait revenir à la situation antérieure. Anderson imagi-ne une scission de l’humanité en deux espèces distinctes : ceux qui ne se seront pas adaptés, et ceux qui se le seront. Archie Brock, désormais d’une intelligence normale, est, lui, satisfait de ne plus être l’idiot du village.

Anderson joue d’effets typographiques pour « montrer » l’évolution du langage, mais surtout on « dit » que l’intelligence s’est accrue — ou qu’elle est supérieure — plutôt qu’on ne le « montre », car cela reste une gageure de le mettre en scène.

Le roman est très spéculatif. Il ne cesse d’interpeler le lecteur à deux niveaux. Tout d’abord : est-ce que cela se passerait ainsi si l’intelligence venait soudain à être amplifiée ? Et, deuxièmement : qu’est-ce que l’intelligence ? Est-ce la capacité de traiter des informations nécessaires à la survie de l’espèce et, accessoirement, de la société qui n’a d’autre but ? Deux chercheurs en neurosciences cognitives signent un article sur la question en fin de volume, qui complète le roman en tentant de répondre aux questions posées.

Barrière Mentale soulève une riche problématique et le thème n’est pas si fréquent que l’on puisse faire l’impasse sur ce roman complété par trois nouvelles sur ce même sujet, malheureusement, à l’instar du roman, ni inédites ni rares. De la vraie SF qui fait réfléchir.

Le Calice du Dragon

Toujours en odeur de sainteté du côté des éditions du Bélial’, Lucius Shepard y fait paraître un nouveau roman, dont la trame s’inscrit dans la continuité de son désormais fameux cycle du « Dragon Griaule », bien qu’il ne constitue pas une suite directe de la superbe intégrale publiée il y a deux ans (Le Dragon Griaule, critiqué par votre serviteur), puisque les évènements qu’il relate se déroulent en parallèle de ceux évoqués dans les nouvelles.

En voici le trailer. Jeune doctorant en médecine, Richard Rosacher voue une curiosité scientifique obsessionnelle au dragon Griaule, et plus particulièrement à son sang : un médium semblant contenir toutes les formes, aux motifs changeant, comme doué d’une vitalité propre. Une injection involontaire lui fait découvrir les effets du précieux fluide sur l’organisme humain : agissant comme une drogue, il modifie la perception de l’environnement, provoque des rêves de béatitude. Le sang du dragon peut d’une certaine manière sculpter l’imaginaire et imprimer la volonté de qui l’utilise sur celle des autres hommes. Le commerce de cette nouvelle drogue, baptisée pem, rend Rosacher richissime. L’appétit vient en mangeant : devenu un redoutable capitaine d’industrie, il s’associe avec les différentes élites de la ville et se lance dès lors dans une vaste partie d’échecs faite d’alliances fragiles, de crimes en série, de manipulations emboîtées, dont l’enjeu n’est rien moins que la prise du pouvoir sur la vallée de Carbonales : domination politique d’abord, qui finira par se doubler d’une terrifiante emprise spirituelle…

Au fond, il y a peu de surprises à attendre pour les aficionados de Griaule. Dans Le Calice du Dragon, Shepard reprend, répète et amplifie les motifs qui innervaient son précédent recueil, offrant là encore plusieurs approches possibles. J’en retiendrai deux, pour ma part. Le Calice du Dragon est avant tout un roman politique, au sens où il questionne le poids du libre-arbitre dans un monde où un quasi-démiurge semble guider les intentions humaines. Mais la métaphore fonctionne à deux niveaux : derrière la dénonciation du pouvoir coercitif représenté par Griaule, l’auteur ne cesse de s’interroger sur l’ambiguïté de toute relation entre les individus, sur la duplicité de leurs croyances et de leurs désirs, sur la puissance des fictions qu’ils s’inventent et qui, en définitive, finissent par les emprisonner. Les gens aiment qu’on leur mente ; mieux, ils aiment se mentir, se raconter des histoires, et Griaule leur en fournit l’occasion. L’esprit de l’homme est plus retors que le monstre endormi, semble nous suggérer l’auteur.

Tout comme il sert de source d’inspiration ou de bouc émissaire, Griaule agit également comme un révélateur, en particulier pour le personnage principal. La créature est l’instrument, ou l’ingrédient, dont le héros a besoin pour grandir, pour se transformer. D’abord, le médecin ne voit en Griaule qu’une créature qui, bien que surnaturelle, peut saigner et donc mourir. Puis l’homme d’affaires passe de la fascination au déni. Rejeter le dragon dans la catégorie des concepts lui permettra toutefois de mieux s’y confronter, jusqu’à ce que ce corps à corps accouche d’un nouveau revirement intérieur : la certitude de la nature fondamentalement divine de Griaule. Une découverte qui s’accompagne d’une prise de conscience : la soif de richesse, de pouvoir et de reconnaissance de Rosacher l’a rendu brutal, manipulateur, l’a éloigné peu à peu des gens normaux en éteignant sentiments et émotions, au point d’en faire lui aussi un monstre, une hypostase de Griaule… C’est en ce sens que Le Calice du Dragon est aussi un grand roman moral, car il révèle les protagonistes à eux-mêmes, les place face à leurs actes, bon ou mauvais, et leur montre ce qu’ils auraient pu devenir en d’autres circonstances, avec des choix différents.

Deux mots sur le style, enfin. Il suffit de lire quelques pages de l’auteur pour en être définitivement imprégné. Shepard manie les mots avec une précision d’encyclopédiste : chaque phrase donne l’impression qu’on ne peut rien y ajouter ni rien y retrancher. Les goûts, les couleurs, les bruits, les odeurs, les textures, tout est à sa place, dans un agencement si juste qu’ils transpirent littéralement du papier, procurant un effet d’immersion à l’intensité unique. Langue étrange, presque surécrite, hyperréaliste, d’où surgissent pourtant le rêve et le merveilleux…

Roman d’une densité inouïe, aux motifs entrelacés, aux visions aussi spectaculaires qu’incertaines — comme autant de fresques capables d’approcher, mais seulement d’ap-procher, la vérité d’un monde dont l’exploration exige une attention de tous les instants, Le Calice du dragon est un ravissement pour l’œil et pour l’esprit. En vérité, je vous le dis : Griaule est un dieu dont Shepard est le véritable prophète.

Elfes et Assassins

A chaque édition du festival des Imaginales, son anthologie, et pour la deuxième année consécutive ce sont Sylvie Miller et Lionel Davoust qui s’y collent.

Le millésime 2013 traite de deux figures particulièrement éculées de la fantasy, mais comme toujours, carte blanche est donnée aux auteurs pour aborder le thème directeur sous des angles inédits et, pourquoi pas, en tirer la substantifique moelle…

A tout seigneur tout honneur : las, Bordage nouvelliste déçoit encore avec une histoire de contrat criminel au dénouement ultra prévisible (« La Dernière affaire de Sagamor »). Un texte de pure commande qu’on dirait torché en deux heures top chrono. Raphaël Albert mêle féerie, ambiance steampunk et goule hurlante dans un récit épistolaire (« La Seconde mort de Lucius Van Casper ») trop empesé par ses maladresses de style et de construction pour convaincre vraiment. Les voleurs d’innocence de « La Légende d’à peu près Punahilkka » (Nathalie Le Gendre) ne nous volent malheureusement que notre temps. Un beau titre, le reste relève de l’anecdote. Composé par une auteure qui n’a pas oublié combien l’imagerie attachée à l’enfance peut-être cruelle (Anne Duguël), « Le Sourire de Louise » se veut le portrait vacillant d’une mère confrontée à une théorie de petits êtres aux ailes diaphanes et aux crocs acérés qui se sont mis en tête de décimer sa famille… Un temps séduisante, cette glaciale série B se révèle, avec un peu de recul, peut-être trop systématique dans ses effets. A chaque anthologie son blockbuster : les Imaginales 2013 ont « Le Sentiment du fer », signé Jean-Philippe Jaworski. Soit un récit d’infiltration au cœur du palais d’un potentat du Vieux Royaume, qu’on dirait tiré tout droit d’un épisode d’Assassin’s Creed. Le matériau, les personnages, l’ambiance hyper travaillée, le style touffu, le nombre de pages, tout concourt à une production qui sort de l’ordinaire. « Du rififi entre les oreilles », d’Anne Fakhouri, réunit dans le Chicago de la prohibition des truands plus ou moins cérébraux que tout sépare, contraints de faire équipe contre un perfide ennemi commun. Pas mal du tout. Inspirée de faits réels, le récit de Rachel Tanner (« La Nature de l’exécuteur ») évoque le sort des résistants écolos opposés à la construction de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, commandité par des entrepreneurs sans scrupules et de méchants serviteurs de l’Etat. Une bonne idée de départ, un sujet grave, que viennent détériorer trop d’invraisemblances dans le scénario, des décors qui hurlent le carton-pâte et une plume moralisatrice pas toujours heureuse. « Libera me », par Fabien Clavel, est le récit d’une quête futuriste absconse où il est question de ghetto, de fées abandonnées ou bien pourries, d’ivresse, de désert, de noirceur et d’immortalité. Un cocktail quelque peu indigeste, traversé toutefois d’étranges fulgurances. « Eschatologie du vampire », de Jeanne-A Debats, qui rivalise en longueur avec la nouvelle de Jaworski, ne tient pas deux minutes la comparaison. La faute à une intrigue laborieuse, pour ne pas dire paresseuse, et une prose inutilement bavarde. Une contribution dans l’ensemble pénible à lire, sauvée du naufrage par quelques traits d’humour ravageur. Récit le plus politique de ce millésime 2013, « Elverwhere », de Xavier Mauméjean, raconte les préparatifs (logistique, endoctrinement mental, etc.) d’un complot visant à éliminer le méchant souverain d’une Europe mise en coupe réglée par les Cours féeriques. Entrée en matière dynamique, contexte finement évoqué, personnages intéressants, sens de la composition et de la réplique : un sans-faute. « Sans douleur », de Fabrice Colin, met en scène un type sans qualité ni défaut qui doit trouver un ange anesthésiste (comprendre : pratiquant l’euthanasie) pour aider sa femme à mourir en douceur. Une réflexion à la fois tendre et rêveuse sur la finitude. « J’irai à la clairière », de David Bry, est un conte médiéval des débuts du christianisme ou de la fin du paganisme, c’est selon. Cette énième variation sur le thème du chasseur (l’homme) et de la proie (l’être des bois) pousse le premier nommé au bout de ses limites physiques et émotionnelles. De même que les lecteurs, sans aucun doute. Enfin, « Grise neige » de Johan Heliot invoque un passé maudit pas si lointain où le souffle de la Bête immonde réduit les saisons, les hommes, les histoires, en cendres. Une poignante allégorie de l’holocauste.

Bilan ? Une grande hétérogénéité dans les contributions, comme il en va d’ordinaire pour ce genre d’exercice. Quelques faiblesses ou ratages majeurs, un manque global d’ambition, contrebalancé par une poignée de textes tout à fait remarquables. Plus un blockbuster ! Une idée pour l’année prochaine : pourquoi ne pas ouvrir l’anthologie à des auteurs étrangers de la trempe d’un Lucius Shepard ?…

Ferrailleurs des mers

Paolo Bacigalupi est un jeune écrivain en vogue. Avec son premier roman, La Fille automate, il a raflé les quatre prix les plus prestigieux dans le monde de la SF : Hugo, Campbell, Locus et Nebula. Rien que ça ! Autant dire que beaucoup l’attendaient au tournant pour son deuxième ouvrage. Confirmera ? Confirmera pas ? C’est ce que nous allons voir avec ce Ferrailleurs des mers, un roman « young adult », comme on dit quand on se la pète, à savoir destiné avant tout aux ados.

L’histoire… Fin du XXIe siècle, le monde est ravagé par des ouragans, le niveau des eaux monte et une grande partie des côtes se retrouve submergée. Les Etats-Unis sombrent dans le tiers monde. Il n’y a plus de routes, plus de pétrole, plus de voiture, plus d’économie. La vie se réorganise na-turellement de manière tyrannique. Les adolescents et les pauvres sont exploités pour aller récupérer dans les épaves échouées tout matériau ayant de la valeur au marché noir : cuivre, fer, et pourquoi pas un « lucky strike » — une poche de pétrole et c’est la richesse assurée… Nailer, jeune adolescent de quinze ans, fait partie de ces Ferrailleurs, et c’est son parcours initiatique que nous allons suivre. Après un énième ouragan qui dévaste son bidonville, Nailer découvre, échoué sur la côte, un clipper, fantastique voilier aux technologies avancées, ce genre de bateau généralement inaccessible car restant au large, et appartenant à une population riche réfugiée dans un lieu inconnu. Une aubaine pour le jeune ferrailleur, son lucky strike à lui, la possibilité d’un avenir meilleur grâce à tout ce qu’il va pouvoir extraire du navire. Avec Pima, son amie la plus proche, Nailer entreprend d’explorer le clipper et découvre une jeune fille blessée et évanouie. Cas de conscience pour le jeune homme. Doit-il l’abandonner et profiter de son butin, ou tenter de la sauver au risque de tout perdre ? Il décide de l’aider, bien sûr, et commence alors une aventure trépidante pour nos trois protagonistes…

Dans une précédente chronique, nous nous étions risqué à comparer Steven Spielberg et Terry Gilliam, reprochant au premier un didactisme parfois appuyé alors que le second, plus inventif, plus elliptique aussi, entrouvrait les portes de la réflexion des spectateurs — ou comment stimuler le libre arbitre de chacun. Avec Bacigalupi, c’est le même principe. Ce dont on se félicitera, a fortiori concernant un livre destiné à un jeune pu-blic, ici amené à se forger lui-même une opinion sur des sujets d’actualité : lutte des classes, écologie, raréfaction des matiè-res premières, manipulations génétiques… Mais aussi des sujets qui touchent les adolescents dans leur quotidien : amour, liens au père, amitié, loyauté de clan, naissance d’idéaux politiques… C’est avec beaucoup de maîtrise que l’auteur mêle à la fois romance, aventure et thématiques plus sérieuses. Une vraie réussite, tant il est compliqué de trouver en littérature « young adult » semblable exhaustivité. Nombreux sont les auteurs à se limiter à l’aspect ludique de leur texte sans que nos neurones soient le moins du monde sollicités ; il en va différemment avec Ferrailleurs des mers, par ailleurs servi par une plume déjà bien aiguisée. Le style est fluide, les dialogues efficaces, les personnages fouillés et l’évolution de l’intrigue fort bien rythmée. Une suite est déjà programmée pour novembre 2013, toujours aux éditions du Diable Vauvert, Les Cités englouties. A suivre, à lire…

Pour finir, saluons à nouveau le travail de l’éditeur. Outre les qualités de l’auteur et de son texte, la souplesse du livre, la tenue du papier, le choix de la typo, le fait qu’il n’y ait aucune coquille à relever et une illustration de couverture de Bob Warner proprement somptueuse font du Diable une maison indépendante des plus recommandables.

Adrian Humain 2.0

En ces temps de vaches maigres, du moins dans l’Hexagone, l’amateur de science-fiction se voit de plus en plus contraint de chercher sa came ailleurs, braconnant du côté du polar ou de la littérature blanche. Parfois, il tombe sur un bouquin boulever-sant, en témoigne Des larmes sous la pluie de Rosa Montero. Mais plus souvent, il doit se con-tenter d’ersatz. D’aucuns voient dans cette évolution un signe des temps. La science-fiction ayant été rattrapée par le présent et, de ce fait, constituant une part importante de notre quotidien, elle aurait abandonné le registre de la spéculation pour se diluer dans les champs du sociétal et de la métaphysique. Sans entrer sur le terrain (miné) des hypothèses et des controverses picrocholines, le chroniqueur se per-mettra néanmoins une piteuse remarque. Si la science-fiction cherche à divertir et à faire réfléchir, elle s’inscrit surtout dans la multitude des possibles. Elle se veut le médiateur des avancées impulsées par les technosciences et des inquiétudes qu’elles ne manquent pas de provoquer. Une fiction à la fois fun et intellectuelle. Tout ce que n’est pas le roman de Laurent Alexandre et David Angevin…

Avec Adrian Humain 2.0, on découvre une œuvre prospective, l’œil dans le rétroviseur, hantée par les ravages de TINA (there is no alternative). Prolongeant le propos de leur précédent titre, Google Démocratie, les deux auteurs continuent avec un bel aplomb à enfoncer les portes ouvertes. Ségrégation sociale mondialisée, échec des révolutions arabes, pérennisation du terrorisme islamiste, guerre larvée entre les Etats-Unis et la Chine, marasme économique durable en Europe : l’avenir imaginé par Alexandre et Angevin n’incite guère à l’optimisme, d’autant plus que les prédateurs y abondent comme larrons en foire. La loi de la jungle prévaut et les politiques se révèlent les marionnettes de puissances économiques occultes, aux premiers rangs desquelles figure Google, dirigé d’une poigne de fer par le « Prince des ténèbres ».

Transhumanisme, post-humanité, clonage, uploading de la conscience, singularité… Le roman brasse une multitude de thématiques science-fictives traitées toutes de manière plus convaincante et immersive par Greg Egan, Ian McDonald, Jean-Michel Truong, Paolo Bacigalupi et bien d’autres vrais auteurs de SF. Ici, il faut se contenter d’une vulgarisation brossée à gros traits, aux vertus strictement illustratives et à bien des égards frustrante. Une dystopie simpliste, jalonnée de raccourcis, dépourvue de nuances et adoptant le ton univoque, pour ne pas dire caricatural, la morgue et le mépris des maîtres du monde.

Mais tout ceci n’est pas le plus gênant. Adrian Humain 2.0 pêche surtout en raison d’une intrigue inaboutie, cousue de fils blancs et percluse de clichés. Avec le clan Crawford, le père détestable, en lice pour l’élection présidentielle américaine, la mère française, ex-mannequin dispensatrice de glamour auprès de l’opinion, le fils amélioré par la génétique, psychopathe criminel dépourvu d’empathie, les deux auteurs nous gâtent. D’autant plus qu’en face, les bioluddites — ramassis d’opportunistes, de fous de Dieu (Allah et ses autres déclinaisons), d’adorateurs de la nature, de défenseurs du principe de précaution et d’autres fascistes de tous poils — ne brillent guère par leur intégrité. Alexandre et Angevin saupoudrent de surcroît l’histoire d’un name dropping envahissant, se voulant sans doute vachard dans leur esprit. Ils sont juste racoleurs, flinguant au passage la crédibilité de leur roman.

Au final, Adrian Humain 2.0 ne fait qu’entretenir le désenchantement pour le futur. L’aspect dystopique pourrait être intéressant s’il n’était desservi par une intrigue guère convaincante, pour ne pas dire navrante, que l’on peut résumer par la formule bien connue : tous pourris. Bref, un roman à oublier. Cela ne devrait pas être trop difficile…

Côté cour

Il se passe des événements étranges dans le nouveau roman de Leandro Ávalo Blacha. Rien de nature à susciter l’incrédulité des lecteurs de son précédent titre, mais quand même… Jugez par vous-même.

Pour mémoire, avec Berazachussetts (roman tout juste réédité chez Folio « SF », ceci dit en passant…), l’auteur argentin nous avait conviés à une apocalypse carnavalesque où la satire se partageait la tête d’affiche avec la dinguerie. Côté cour n’apparaît pas moins déviant que ce premier roman prometteur. D’emblée, cette succession de cinq histoires s’apparente à la chronique d’un lotissement pavillonnaire banal aux cours et jardins mitoyens. Un quartier pourtant tombé tout entier sous la coupe d’un opérateur de téléphonie omnipotent et omniscient, poussant sa transcendance jusqu’à accomplir des miracles. Une sorte de Big Brother sans visage dont l’antenne irradie un feu magique rappelant à tous leur allégeance. De fait, ici-bas tout le monde consomme Phonemark. De la naissance à la mort, et même au-delà, tout le monde mange, boit et se distraie Phonemark. Et chacun se doit d’épuiser son quota quotidien de SMS sous peine de finir encagé. Peut-être chez le voisin, dans sa cour ou sa cave.

Bien peu de personnes cherchent à se soustraire au système. En fait, tous y participent, cherchant à tirer profit de ses failles, ou du moins des opportunités qu’il offre. La déraison ou plutôt l’intérêt bien compris semble avoir gagné tous les esprits. Ici, on loue une chambre dont la fenêtre donne sur un jardin d’éden factice. Là-bas, on organise des combats clandestins. Prisonniers consentants, au préalable entraînés, contre chiens rendus enragés, voire chauve-souris. Le spectacle vaut le détour. Il suscite une ferveur populaire dépassant les limites du quartier. Ailleurs, on réduit les têtes humaines pour les greffer sur des poupées, escomptant ainsi reconstituer l’ensemble du voisinage en miniature. Plus loin encore, une histoire d’amour se conclut par un carnage où des grands-mères droguées servent de boucliers humains.

Bref, on le voit, à la lecture des quelques éléments présentés ci-dessus, Leandro Ávalo Blacha ne semble pas s’être assagi. Bien au contraire, Côté cour se révèle un cocktail décalé mélangeant les ressorts du grand-guignol, de la dystopie, du fantastique et des télénovelas. C’est foutraque, amusant, iconoclaste, à l’occasion poétique, et pourtant, on ne peut s’empêcher de trouver tout ce cirque un tantinet répétitif. On n’arrive pas à se dégager d’un sentiment de déjà vu. L’impression d’avoir fait le tour du sujet avec Berazachussetts. La vie, la mort continuent de danser le même tango absurde sur une mélodie qui nous est désormais familière. Une partition écrite avec le meilleur des déviances humaines sur fond de consumérisme. L’air est hélas connu, il perd en conséquence de son impact. Et puis, le roman ressemble davantage à une juxtaposition d’histoires, sans véritable trame pour unir l’ensemble, si ce n’est le quartier où elles se déroulent. On papillonne d’une cour à l’autre, d’un pavillon à l’autre, sans avoir le temps de prendre ses aises. L’horizon d’attente reste maigre et il manque définitivement quelque chose pour vraiment succomber.

Au final, avec ce deuxième titre, Leandro Ávalo Blacha douche quelque peu l’enthousiasme suscité par Berazachussetts. Certes, on jubile toujours de la ferveur avec laquelle l’auteur dynamite la société argentine et fustige l’économie de marché. Mais Côté cour n’est finalement qu’un prolongement plus sombre, dépourvu de ce grain de folie qui faisait toute la saveur de son précédent roman. Dommage.

Dernières nouvelles de l'enfer

L’intérêt de Jérôme Leroy pour les genres dits mauvais ne s’est jamais vraiment démenti tout au long d’une bibliographie comptant désormais une vingtaine de titres. Quelques livres pour la jeunesse, des romans, des essais, de la poésie et une ribambelle de nouvelles. On sentait poindre déjà dans Une si douce apocalypse ou dans Big Sister le goût de l’auteur pour la dystopie, le fantastique ou les fins du monde. Une tendance également perceptible dans ses romans noirs Monnaie bleue et Le Bloc. Manière pour lui de souligner l’absurdité du monde, de pointer son naufrage inexorable tout en espérant l’irruption d’une colère généreuse pour en détourner le cours. Ici, rien de tel, même si on retrouve quelques échos des maux du monde contemporain.

Avec Dernières nouvelles de l’enfer, Leroy s’essaie à la short-story. Un format où l’on peut aisément tomber à plat. En deux, trois pages, rarement plus de cinq, il parvient à condenser ambiance, intrigue et chute, de préférence inattendue, convoquant le meilleur du cinéma d’horreur, du fantastique littéraire et de la série Z de science-fiction. Quarante-six histoires se terminant mal, très mal, mais sans jamais se départir d’un humour goguenard.

Les aficionados se réjouiront de retrouver parmi les dédicaces quelques-uns des classiques du genre. Des acteurs ou des réalisateurs, tels Donald Pleasence, Max von Sydow, Linda Blair, John Carpenter, John Landis, Brian de Palma ou George Romero. Des auteurs comme Lovecraft, Max Brooks, Arthur Machen, Charles Necrorian, Clive Barker, Robert Bloch. Sans oublier un florilège de personnages fictifs emblématiques, Dracula, Freddy Krueger, Carmilla, Jason et j’en passe, dont les méfaits hantent encore les nuits blanches de leurs laudateurs.

Ils se lamenteront peut-être de ne pas retrouver l’atmosphère des œuvres auxquelles Jérôme Leroy rend hommage. Car les zombies, les E.T., les vampires, les tueurs psychopathes, les fantômes et le diable lui-même servent surtout de faire-valoir à l’auteur, qui néglige le registre du pastiche, préférant laisser infuser dans ses nouvelles des problématiques sociales, voire sociétales.

Certes, on peut reprocher à Jé-rôme Leroy l’aspect prévisible de ses chutes. Le caractère répétitif du traitement et des ressorts peut lasser, voire agacer. Toutefois, au milieu de cet assortiment émergent quelques bonnes surprises, comme cette histoire d’amour touchante avec une réplicante. Ou ce texte fort drôle, intitulé « Cessation d’activité », dans lequel un serial killer calcule le nombre de ses victimes pour faire valoir ses droits à la retraite auprès de la Caisse Mutuelle des Monstres Associés. Ou encore, la confession d’un acteur de slasher vieillissant qui décide de se lâcher sur un tournage parce qu’on lui reproche la faiblesse de son interprétation.

Bref, si Dernières nouvelles de l’enfer n’est pas un recueil indispensable, il recèle suffisamment de textes déviants pour divertir l’amateur de mauvais genres.

Les Solitudes de l'ours blanc

Les quatrièmes de couverture sont souvent trompeuses. Elles ouvrent un boulevard aux préjugés au lieu de titiller l’intérêt du lecteur potentiel, quand elles ne douchent pas son enthousiasme. Celle des Solitudes de l’ours blanc ne dépare pas. On s’attend à découvrir un thriller comme tant d’autres. Une énième histoire criminelle reprenant les poncifs de la vengeance. Le chassé-croisé meurtrier entre le tueur et sa victime. Une mortelle randonnée jalonnée de morceaux de bravoure et de cliffhangers. Eh bien, raté ! Si le roman débute par une scène d’exécution, pour le reste, les choses paraissent moins attendues. Thierry Di Rollo se focalise sur un tout autre sujet, nous immergeant dans la psyché de deux individus solitaires hantés par un néant absolu. Deux ours blancs, l’un de sexe mâle et l’autre féminin. Marc est un tueur. La vie n’a pas de signification à ses yeux, elle a juste un prix. Le prix fixé par ses commanditaires pour éliminer un adversaire ou quelqu’un susceptible de trop parler. Mais Marc a peur. Peur de tomber le masque. Peur que l’on devine qui il est réellement. Jenny n’a qu’un seul homme dans sa vie. Un petit bout d’homme dont les attentions réveillent en elle la mère qu’elle ne peut être. Les autres hommes, elle s’en sert avant de les jeter. Car Jenny n’est pas comme tout le monde. Elle a un but. Débusquer le salaud qui a tué sa mère. Apprendre de la bouche de cette ordure ses dernières paroles. Alors seulement, elle pourra trouver la paix.

S’il se conforme aux codes du roman noir, Les Solitudes de l’ours blanc se frotte aussi de façon presque subliminale au fantastique. Rien de trop flagrant. Du moins, rien de nature à remettre en question le pacte de lecture établi avec la scène d’ouverture. Loin d’appliquer les mêmes recettes ou de ressasser la même noirceur, tonalité à laquelle on le réduit trop souvent, Thierry Di Rollo étoffe ici sa palette avec de nouvelles émotions. Les Solitudes de l’ours blanc est porté par un superbe personnage féminin. A l’instar de l’héroïne de la chanson des Beatles, Jenny Eleanor Erin semble marquée par un destin funeste. Le passé la hante et obère son avenir. Il la condamne à la solitude et à un présent sans affect où la vengeance apparaît comme la seule thérapie viable. Un gouffre noir, insondable, menaçant de l’engloutir. A moins que les dernières paroles de sa mère ne lui offrent l’opportunité de faire son deuil du passé. De laisser émerger sa véritable identité. Pour cela, il lui faut retrouver son meurtrier, seul témoin de ses derniers mots.

Comme à son habitude, l’écriture de Thierry Di Rollo fait merveille. Sa faculté à traiter une information avec parcimonie, à en faire émerger le sens de manière progressive, impose le respect. Son style très visuel, pour ne pas dire cinématographique — on pense à David Fincher — impressionne par sa maîtrise et son naturel. Sur ce point, la narration à rebours du chapitre sept est un modèle du genre. Son art de l’ellipse, ni trop appuyé, ni relâché, se conjugue avec bonheur au pouvoir d’évocation de ses descriptions, conférant à ce court roman une densité émotionnelle fascinante.

A l’instar de l’ours blanc, Thierry Di Rollo se sert du noir pour capter un peu de chaleur humaine. Une chaleur chiche, mais généreuse pour qui sait la mettre à profit. Bref, on ne saurait trop recommander la lecture de ce roman dont l’histoire vous suit longtemps, une fois la dernière page tournée.

La Longue Terre

Voyager dans des mondes parallèles, c’est possible et d’une facilité déconcertante. On se demanderait presque pourquoi personne n’y a pensé avant ! Seules suffisent quelques composants électroniques et, surtout, une pomme de terre. Et voilà un « Passeur », porte ouverte pour des milliers de Terres. Des mondes vierges de toute présence humaine. Quelle aubaine pour les chercheurs d’or et autres explorateurs ! Quelle catastrophe pour la société telle qu’elle existait ! Les opportunités sont formidables, les bouleversements irrémédiables. Car chaque personne peu satisfaite de son existence (et il y en a plus d’une !) fait ses bagages et tente un nouveau départ, laissant derrière elle les impôts, dettes et autres tracas de la vie quotidienne.

Mais tout le monde ne pense pas qu’à s’enrichir, ou à créer une nouvelle société plus conforme à ses désirs en repartant à zéro. Certains essaient de comprendre ce qu’est cette longue Terre, cette infinité de planètes qui prolongent le berceau de l’Humanité. Sont-elles infinies ou existe-t-il une limite, une origine ? Pourquoi le fer, ce matériau essentiel, ne passe-t-il pas d’un monde à l’autre ? Et, surtout, quelle menace se profile, terrible, effrayante, derrière certains phénomènes étranges de plus en plus fréquents ?

Lobsang, une intelligence artificielle d’une puissance phénoménale et à l’humour très particulier (merci Terry Pratchett), affrète un dirigeable hyper technologique et part en quête de réponses. Elle s’adjoint les services de Josué Valienté, un jeune homme tout aussi spécial. Il est ce qu’on appelle un passeur né. Pour lui, nul besoin de machine, ni même de patate. Pour lui, pas de nausée après chaque passage. Traverser les mondes est aussi simple qu’éternuer ou respirer. Et le voyage commence, l’occasion pour le lecteur de rencontres savoureuses : des cités nouvellement bâties, des peuples étranges, des animaux fabuleux…

Mais tout cela est bien lent à se mettre en place. Même si le roman est le premier d’une série (le deuxième tome est d’ailleurs paru en juin dernier en VO), même si on se place donc dans le long terme, il est frustrant de devoir attendre la moitié du roman pour se dire qu’on entre enfin dans le vif du sujet. Les questions évoquées sont passionnantes : comment se créent de nouvelles sociétés ? Quelles conséquences pour la nôtre ? Comment réagir face à un tel bouleversement ? Mais, outre le début plus que poussif, La Longue Terre ressemble plus, sur d’interminables passages, à une galerie de mondes parallèles, avec ses descriptions d’animaux phénoménaux, ses plantes exotiques. Sans but apparent que d’occuper l’espace. Si tout pouvait être aussi rythmé que la fin !

Deux grands noms des littératures de genre qui s’associent dans le cadre d’un roman commun, finalement, ça fait saliver autant que ça inquiète. Chacun peut, bien sûr, s’appuyer sur les talents de l’autre et les mettre en valeur, rebondir sur les idées de son comparse et entraîner le lecteur vers des sommets : ça, c’est De bons présages (qui réunit Pratchett et Gaiman). Mais ils peuvent aussi se neutraliser, ne gratifiant le texte que de l’ombre d’eux-mêmes : ça, c’est La Longue Terre. Le ton mordant de Terry Pratchett, mondialement connu pour son cycle du « Disque-Monde » à l’humour ravageur, ne se retrouve que de temps en temps, plus diffus, plus inoffensif. La force de Stephen Baxter, sa capacité à susciter des voyages ébouriffants, vertigineux (ainsi, dernièrement, dans Accrétion aux éditions du Bélial’) sont atténuées. Bref, un premier voyage en longue Terre bien… long, justement ; de quoi attendre la suite avec un soupçon d’inquiétude…

L'Origine des victoires

Natacha, Euphoria, Patrizia, Gloria, Egéria, Nadia, Oruah et Coppélia 31. Toutes des femmes. Toutes des Victoires. Leur but, leur mission à travers les âges : lutter contre l’ennemi puissant et sans pitié de l’Humanité, l’Orvet. Par leur seule volonté, leur savoir transmis de génération en génération, elles sont l’unique rempart entre les humains et cet être cosmique avide de douleur et de souffrances. Malgré leur fragilité.

Le récit débute en 1973 à Marseille. Une jeune fille, Natacha, va brutalement apprendre sa condition de gardienne ; sa mère lui transmet le flambeau avant de mourir sous les coups des victimes de l’Orvet. Capable de percevoir les pulsions les plus secrètes, les plus malsaines, de tous les hommes (mais pas des femmes), et de les amplifier, l’Orvet transforme de simples passants en brutes sanguinaires. Ainsi pérît une Victoire, aussitôt remplacée par sa fille. Car, autant le dire d’emblée, on est loin des grandes sagas pleines d’écoles de sorciers ou autres défenseurs du Bien contre le Mal. Pas de superproduction hollywoodienne ici, l’ambition de l’ouvrage est ailleurs. Plus qu’un roman, Ugo Bellagamba propose avec L’Origine des Victoires une série de portraits fins et touchants liés par une trame commune, mais aussi un motif : l’acceptation de sa destinée. Au nom d’une idée, de la défense des autres et de l’humanité. Ces quelques femmes prennent vie en une poignée de lignes, em-plies de doutes et, parfois, d’incompréhension devant ce qui les attend. Les Victoires sont, en effet, étonnamment seules, incroyablement peu armées contre leur ennemi. Tout juste possèdent-elles la connaissance, le savoir de leur invulnérabilité mentale à la tentation induite par l’Orvet. Pour la plupart d’entre elles, il ne reste donc qu’une énorme force de conviction et, surtout, la séduction pour guider les hommes, les éloigner de l’influence maligne de l’Orvet. Même si la violence n’est pas totalement exclue, comme le montre bien la jeune Nadia. Mais toutes ont en commun un courage sans faille, qui les entraîne le plus souvent vers le sacrifice ultime.

Grand atout de ce livre, l’écriture, riche et en même temps fluide, coule comme une évidence. Les points de vue varient : on est tantôt dans l’esprit de Natacha ou d’une autre Victoire, tantôt dans celui, perfide, de l’Orvet. Et ainsi comprend-on, progressivement, les tenants et aboutissants de cette lutte millénaire sans merci. Erudit et curieux d’histoire, Ugo Bellagamba conduit son lecteur à travers les âges avec gourmandise. Pas de pages grandiloquentes ou plombées d’une surcharge de références absconses. Mais une culture solide de l’écrivain, qui permet au lecteur de se glisser sans même y penser dans des habits anciens. Le récit commence au XXe siècle avant de remonter le temps en quête de la première Victoire, loin, très loin dans notre passé. Où l’on rencontre, en chemin, Gustave Eiffel, victime bien involontaire de l’Orvet. Mais aussi, au XIIIe siècle, un Thomas d’Aquin bien surprenant. Et Octavien, futur premier Empereur de Rome, lors d’une halte sensuelle.

Il ne faut pas hésiter à découvrir cet hymne à la femme, à son courage, à sa force. Ce roman simple et beau à la fois. Tout simplement.

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