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The Star Fox

The Star Fox est un fix-up composé de trois nouvelles publiées de février à juin 1965 dans The Magazine of Fantasy and Science Fiction, traduites peu après par Pierre Billon dans Fiction n°144, 146 et 148, et jamais reprises dans notre pays.

La Nouvelle-Europe, une planète assez éloignée de la Terre, est l’enjeu d’une guerre avec les Alérioniens, un peuple extraterrestre qui y a tué de nombreux colons humains. Certains ont néanmoins survécu et ont pris le maquis. Pour éviter que la guerre ne dégénère en un conflit de grande ampleur, la Fédération mondiale négocie avec les Alérioniens. La présence de survivants sur Nouvelle-Europe est ainsi passée sous silence pour le bien des négociations. En cas d’armistice, il y a fort à parier qu’Alérion devienne maître de la planète et que les maquisards soient ensuite exterminés en toute discrétion. Gunnar Heim, ancien Marine à la tête d’une puissante entreprise, n’accepte pas cela. Il tente de sensibiliser les gouvernements pour que la Terre riposte ; comme sa quête tourne court, et comme on n’est jamais si bien servi que par soi-même, il obtient, tel un corsaire, une lettre de marque et représailles qui lui permet d’aller affronter les Alérioniens. Jadis commandant de l’astronef Star Fox, il grée un nouveau bâtiment, le Fox II, et part pour la Nouvelle-Europe afin de faire fléchir l’ennemi.

La transposition est évidente : The Star Fox est une directe allusion à la guerre du Vietnam, revisitée ici sous forme de fiction. L’ennemi extraterrestre, ce sont bien sûr l’armée populaire vietnamienne, et, derrière elle, l’URSS et la Chine ; quant à la Fédération mondiale, il s’agit évidemment de l’ONU, jugée pusillanime. Enfin, Gunnar Heim, c’est Poul Anderson lui-même, qui se sert de son protagoniste comme porte-parole. L’auteur, dont on connaît les opinions plutôt belliqueuses, pense que des accords de paix sont infamants : si l’on s’incline face à l’adversaire, celui-ci va continuer à avancer, sûr de son fait et peu inquiet d’éventuelles représailles. D’où l’idée de lui faire comprendre qu’il ne doit pas s’aventurer plus loin. Loin d’être un va-t-en-guerre qui prônerait l’affrontement pour le « plaisir », Anderson conçoit la guerre comme un moyen de dissuasion : montrer sa force à l’ennemi permet de conserver un statu quo mieux que ne le ferait le consensus mou souhaité par les partisans de la paix. Trois ans après la publication de The Star Fox, Poul Anderson devait signer le fameux appel pour la poursuite de l’intervention américaine au Vietnam.

Chacune des trois nouvelles originelles correspond à une étape de la croisade de Heim : « Corsaire de l’espace », qui jette les bases de son action d’éclat, est ainsi la partie la plus politique, où Heim et son allié français multiplient les rendez-vous pour faire bouger les choses. Changement de registre avec « Arsenal », qui se déroule sur le monde où Heim doit récupérer des armes. A la suite d’un détournement, sa navette s’écrase, et s’engage alors une lutte pour la survie au sein d’un monde inhospitalier, dont l’auteur nous garantit la crédibilité par de nombreux passages explicatifs et scientifiques. Enfin, « Amirauté » s’avère un pot-pourri de techniques guerrières, infiltration en milieu hostile, exfiltration de prisonniers et enfin affrontement frontal entre partis antagonistes.

Si tout le monde ne partagera pas les opinions politiques de Poul Anderson, ni d’ailleurs une vision de la femme assez rétrograde, The Star Fox n’en est pas moins intéressant, car, si l’auteur tient avant tout à énoncer clairement sa conception des choses, il n’oublie pas de faire œuvre de fiction — avec la dose requise d’émerveillement et de dépaysement — et va bien au-delà du simple tract politique. On terminera en signalant que ces textes ont été conçus en réponse à une remarque de Francis Carsac, ami de Poul Anderson, qui se plaignait que dans la SF américaine, seuls les Américains semblaient être capables de coloniser des planètes. La France joue ainsi un rôle prépondérant dans The Star Fox, où l’on trouve aussi, entre autres éléments du paysage, un fleuve Carsac et une vallée Bordes, du vrai nom de l’auteur français, auquel est par ailleurs dédié ce livre.

Les Perséides dans la Yozone

Une grande force se dégage de ce recueil à l’imaginaire diabolique, les nouvelles se complètent, se répondent. Robert Charles Wilson sait nous toucher, trouver des sujets pour mieux nous interpeller. La construction est imparable, elle fait mouche et Les Perséides marque en profondeur ses lecteurs. La Yozone

Zone 1

La première chose qui frappe dans ce roman de Colson Whitehead, c’est la qualité stylistique plutôt inattendue pour un roman de zombies. Car oui, Zone 1, pourtant publié dans la très respectable collection « Du monde entier » des éditions Gallimard, nous fait bel et bien rencontrer le rejeton du bestiaire fantastique le plus omniprésent du moment. Sauf que, littérature blanche oblige, le traitement changera de l’ordinaire. Ce qui ne signifie pas que le livre recule devant quelques scènes bien stressantes ou cradingues (l’élimination des cadavres de zombies, par exemple), bien sûr, mais Whitehead a d’autres chats à fouetter. A commencer par notre société consumériste actuelle. L’auteur a donc situé son récit dans l’un des symboles les plus criants de celle-ci, à savoir New York, et plus précisément Manhattan, quartier de bureaux pour hommes d’affaires et avocats. Alors que la ville a irrémédiablement changé, troquant son trop-plein de vie pour un autre type d’effervescence, les survivants tentent tant bien que mal de reproduire le mode de fonctionnement passé. Les forces d’intervention et de dézombification de la mégalopole sont ainsi sponsorisées par des marques, qu’elles doivent obligatoirement porter sur leur accoutrement. On assiste également à une tournée triomphale d’une apprentie politicienne venue serrer quelques mains pour soigner sa popularité… Quant à Mark Spitz, le principal protagoniste de ce roman, l’archétype du loser dans sa vie d’avant les zombies, il voit la société américaine lui confier un rôle d’importance alors même qu’elle en est au stade terminal de son existence… au temps pour le rêve américain. La plume de Whitehead est mordante à souhait, et concasse les franges du passé dans une apocalypse qu’il s’est lui-même forgée. Mais le ton n’est pas qu’ironique, il sait aussi se faire plus introspectif, plus intime : la trajectoire de Mark Spitz et d’autres personnages, plus ou moins bien intégrés dans le système américain, y est contée par de nombreux passages en flashbacks, anecdotes personnelles qui constituent d’ailleurs l’essentiel de la trame de ce roman. De manière bienvenue, cette construction détonne elle aussi assez nettement avec le tout-venant zombifique, qui a plutôt tendance à ne pas trop s’appesantir sur le passé des personnages, hormis la scène lacrymale du « rappelons-nous comment c’était bien avant que les zombies attaquent ». Le prix à payer, c’est une trame des événements du présent assez lâche, où il ne se passe pas grand-chose (le roman se déroule sur trois jours). Mais qu’importe : Whitehead connaît visiblement les codes du récit zombiesque, et s’il passe par certaines figures de style imposées, il tente plutôt un autre type de narration, tout aussi pertinent, et ce d’autant plus qu’il se montre un styliste chevronné.

En ces temps de surexploitation du zombie, où se côtoient réussites majeures (World War Z) et produits de pur mercantilisme (quatre-vingt-dix-neuf pour cent du reste) faisant de cette monstrueuse figure mythique un parfait symbole de la société consumériste moderne, on ne manquera pas d’opter pour Zone 1, qui dévore précisément les partisans de cette recherche incessante du profit pour en recracher les lambeaux à la face du monde.

Autobiographie d'une machine ktistèque

Deuxième titre paru en « Exofictions » chez Actes Sud, Autobiographie d’une machine ktistèque (aussi connu sous le titre de Tous à Estrevin ! dans son incarnation chez Presse Pocket en 1981) se situe aux antipodes du Silo d’Hugh Howey, roman inaugural et très dispensable de la collection (voir critique in Bifrost n°73). Après un post-apocalyptique light, place à une autre forme de science-fiction, celle de l’un des auteurs les plus excentriques qui fut : Raphael Aloysius Lafferty.

Hormis Les Annales de Klepsis (Denoël, 1985), toute l’œuvre traduite de Lafferty a paru en France dans les années 1970. Faut-il préciser que les romans du sieur Lafferty sont pour le moins particuliers ? C’est tout à l’honneur d’Actes Sud que de le republier. En souhaitant à l’éditeur arlésien plus de chance dans cette entreprise que Zanzibar, maison mal-heureuse désireuse de republier tout Lafferty, et dont la réédition des Quatrièmes demeures en 2010 fut tout à la fois l’acte de naissance et de décès.

Arrive le moment où l’on en vient à vouloir parler du livre lui-même, à dire de quoi il est question. Chose ardue pour cette Autobiographie…, où toute notion d’intrigue est secondaire. De fait, l’essentiel est dans le titre : Epikt, machine sentiente élaborée par l’Institut de la Science Impure, raconte la première année de sa vie (Lafferty se présente comme le simple rapporteur de ses propos), et le fait avec moult digressions, s’attardant sur ses relations avec les scientifiques ayant participé à sa naissance — une galerie de personnages plus bizarres les uns que les autres, dont un géant, un fantôme, un roi sans couronne, un ingénieur pas génial, un certain Aloysius et un type nommé Estrevin dont on ne sait pas grand-chose… L’ensemble n’est pas sans évoquer, de façon lointaine, certains textes des frères Strougatski (on pense à Le lundi commence le samedi ou La Troïka).

La machine ktistèque narratrice du présent roman avait déjà fait une première apparition dans « Comment elle s’appelle, déjà, cette ville ? » (in Le Livre d’or de la science-fiction : Lafferty), délicieuse histoire à chute bien plus accessible. On ne saurait alors que trop recommander aux néophytes ledit Livre d’or (que l’on peut encore trouver d’occasion) afin de se familiariser avec R.A. Lafferty. De fait, cette Autobiographie… risque de désarçonner les amateurs d’histoire claire et compréhensible et de donner des boutons aux allergiques aux digressions. En revanche, ceux qui sont disposés à lâcher prise et à se laisser porter par le bavardage d’Epikt, souvent joliment absurde, adoreront.

Le Voyageur

« Nous y allons parce que nous le pouvons. » Dans un futur proche, c’est à ces mots que se résume la reconquête de l’espace. Les agences spatiales nationales ont abdiqué, laissant aux entreprises privées la tâche de lancer des vols spatiaux. Et quoi de tel qu’un vol habité pour redonner foi et envie aux gens ? Un vol dont le but est d’aller plus loin qu’aucun homme n’a jamais été, en guise de prélude à l’exploration martienne.

Ils sont six dans l’équipage de l’Ishiguro. Dès le départ, les choses tournent mal : le capitaine est le premier à mourir, suivi des autres astronautes au cours des semaines qui s’enchainent, jusqu’à ce que le journaliste Cormac Easton, chargé de documenter le voyage, soit le dernier en vie. Hélas, un bug empêche le vaisseau de faire demi-tour. Alors que l’Ishiguro tombe à court de carburant, sans espoir de retour, Cormac opte pour son autodestruction. Cependant, le journaliste a la surprise de se retrouver, non dans les limbes, mais dans le vaisseau, juste après son départ, alors que tout l’équipage — y compris un double de lui-même — est encore endormi. Cormac décide de se dissimuler, et va revivre le voyage jusqu’à son terme…

On pourra reprocher au Voyageur de se conclure trop abruptement, et d’introduire dans ses derniers chapitres un concept à première vue sous-exploité : l’anomalie. Ce n’est guère un spoiler que de l’évoquer, celle-ci donnant son titre à l’ensemble dont Le Voyageur n’est que la première partie : « le Quartet de l’Anomalie ». Le deuxième volet, The Echo, est paru outre-Manche en début d’année, et explicite partiellement les mystères du Voyageur, racontant le fiasco d’une nouvelle mission habitée à destination de l’anomalie, vingt-trois ans après la disparition de l’Ishiguro.

Le Voyageur est un roman que l’on aimerait chaudement recommander, mais deux défauts le pénalisent. Le premier concerne les rebondissements qui imposent les choix narratifs au roman. Le plus flagrant : l’équipage de l’Ishiguro est plongé en hibernation au moment du décollage seulement pour que Cormac puisse remonter le temps incognito. La ficelle est un peu grosse. Surtout, pour un roman de SF, l’aspect scientifique est curieusement absent, voire aberrant, et l’auteur peine à masquer ses lacunes derrière son narrateur, un journaliste non spécialisé. Qu’on en juge : les seuls astres du Système solaire cités sont le Soleil, la Terre, la Lune et Mars. Où se dirige l’Ishiguro ? Loin. Voilà qui est précis… Les réacteurs sont constamment allumés : quelle nécessité ? L’accélération n’est pas le but cherché par les spationautes du roman (on peut frémir quand Cormac se demande s’il y a des frictions dans l’espace). Des lacunes hélas encore présentes dans The Echo. Pour une série de SF se voulant sérieuse, c’est dommage. A moins que Smythe veuille épargner à ses lecteurs des explications qu’il suppose fastidieuses — auquel cas, c’est les prendre pour des imbéciles, et c’est pour le moins regrettable de la part de ce professeur de creative writing.

Tout cela est bien dommage, car James Smythe a du talent et n’a rien d’un débutant — six romans à son actif. Troisième livre de notre auteur, Le Voyageur s’avère réussi par ailleurs : le contexte présidant au lancement de l’Ishiguro est intéressant, les personnages sont bien campés, l’histoire est menée avec adresse jusqu’à son terme, l’ambiance glaçante est saisissante et donne pleinement à ressentir la solitude, l’ennui et le vide de l’espace. Espérons que, pour ses prochains romans de science-fiction, Smythe ne fera pas que se concentrer sur la deuxième partie du terme.

L'Incroyable histoire de Wheeler Burden

En soi, la vie de Wheeler Burden mérite d’être racontée. Fils d’un héros de la guerre mort sous la torture nazie, et d’une analyste jadis proche de Freud reconvertie dans l’agriculture, Wheeler éclaire chaque âge de sa vie par un don particulier. Au prodige de base-ball succède le leader du groupe rock Shadow Self, via un passage obligé par Harvard, ainsi que l’exige sa grand-mère, issue d’un milieu aisé et conservateur mais au comportement excentrique. Lorsque débute le récit, Wheeler a abandonné ses précédentes existences comme un lézard ses mues successives, afin de se consacrer à la mise en forme des notes de son professeur si charismatique, Esterhazy dit Haze. Dix ans de travail pour une publication qui devient un best-seller, Fin de siècle, récit vécu de la grandeur et de la décadence de Vienne. Lors d’une tournée de dédicaces à travers le pays, Wheeler est victime d’un incident qui le propulse dans la Vienne de 1897. Sans rien d’autre que la maîtrise de la langue et une bonne connaissance de la ville acquise auprès de son mentor, le héros va connaître d’étranges aventures qui lui feront croiser Freud, Mahler, ou Adolf Hitler âgé de huit ans. Mais surtout, il se trouvera au cœur d’un nœud de causalités qui agiront en profondeur sur le devenir de sa famille.

Le début du livre est trompeur parce qu’il vous renvoie loin en arrière, à une époque de votre vie où vous aviez de grandes chances, en ouvrant un livre de science-fiction, de lire un chef-d’œuvre, simplement parce que votre culture dans le domaine n’était pas très étendue. Et, de fait, on croit longtemps à une sorte d’hybride réussi de L’Affaire viennoise, de Keith Oatley, et du classique écrit par Jack Finney, Le Voyage de Simon Morley. Las, le récit connaît aux deux tiers une véritable chute de rythme dont il ne se remet pas jusqu’à la fin. De plus, il souffre du même défaut que La Carte du temps de Félix J. Palma, là aussi un récit intelligent et bien écrit qui privilégiait trop souvent l’exhaustivité documentaire. Or, dans le genre littéraire particulier qu’est le voyage dans le temps (qui semble d’ailleurs connaître un nouveau souffle), il est primordial de ne pas sacrifier l’histoire à l’Histoire, ce qu’a parfaitement compris un maître du genre comme Poul Anderson. Le roman offre une lecture agréable, fait montre d’une certaine astuce dans la gestion des paradoxes, qui n’égale toutefois pas la maestria d’Audrey Niffenegger dans Le Temps n’est rien. L’auteur nous dit avoir mis trente ans à écrire son roman. Comme il est parfaitement réussi aux deux tiers, il lui aurait fallu quinze années de plus.

Reste enfin un point, qui n’a rien à voir avec le roman et tout avec son éditeur français. Sur la quatrième de couverture, il est dit qu’Adolf Hitler a six ans au moment des faits, soit en 1897. C’est une erreur, Hitler étant né le 20 avril 1889. Or, ce n’est pas une donnée divergente de l’intrigue puisque dans le corps du texte, l’âge est exact. Il s’agit donc bien d’une erreur navrante et très inquiétante. On parle d’Hitler, ce qui supposerait de la part d’un éditeur français un minimum de considération à l’égard des millions de victimes, simplement en évitant ce type de bourde imbécile dans la rédaction d’un résumé. 

Génération

On aura attendu cinq ans pour connaître le dénouement de la trilogie « Complex » initiée pas Denis Bretin et Laurent Bonzon en 2006. Un lustre entre le cliffhanger de Sentinelle et sa résolution dans Génération. De quoi laisser refroidir les charbons ardents sur lesquels on était resté telle une danseuse bulgare. Rappelons-nous, le mystérieux Why, entré en dissidence contre ses partners, avait franchi le Rubicon, déclarant ouvertement la guerre à ses anciens collègues. Mais cet expert en duplicité ne gardait-il pas quelques as dans sa manche ? Dans la partie de poker menteur entamée avec Enzo Sensini, ne s’apprêtait-il pas à rafler la mise sur le dos de l’agent d’Interpol ? A ces questions, Bretin et Bonzon répondent en prenant leur temps. Ils choisissent de décaler l’intrigue, impulsant une ligne narrative supplémentaire portée par de nouvelles voix. Ainsi, Sensini passe au second plan, contraint de solder les comptes avec sa jeunesse militante. Il cède le flambeau à la génération montante. Une jeunesse connectée se composant de gamers, de geeks adeptes des arcanes du réseau.

Génération reprend les recettes éprouvées des deux précédents volets. Une succession de chapitres courts rythme une histoire mariant plusieurs trames. On est baladé de l’Île, lieu de villégiature des partners dont l’évocation rappelle le village du Prisonnier aux Etats-Unis, via la vieille Europe. Réel et virtuel fusionnent pour devenir le théâtre d’une sorte de réalité augmentée, le niveau ultime d’un jeu massif en ligne où s’affrontent les tenants du pragmatisme et de l’idéalisme. A la différence des auteurs de thrillers bas de plafond, ressassant les mêmes gimmicks et thématiques ad nauseam, Bretin et Bonzon se montrent malins. Ils semblent s’amuser avec les attentes du lecteur, usant des codes du genre, autant qu’ils les détournent, pour accoucher d’une métafiction vertigineuse. La génération qui donne son titre au roman est celle de la jeunesse. Force vive et avenir du monde, elle se coltine de manière frontale au réel comme ses prédécesseurs. Contre le carcan mis en place par ses parents, elle ne se résout pourtant pas à rentrer dans le rang, préférant lever les armes de la cyberculture pour agir contre le Complex/système. Loin d’être vaccinée contre les chimères du Grand Soir, elle nourrit encore l’espoir d’améliorer le monde tel qu’il va, ou plutôt tel qu’il va mal. Car même si toutes les utopies passées se sont muées en totalitarisme, si les révoltes juvéniles d’antan ont toutes été détournées de leur objectif initial, récupérées, vidées de leur substance et formatées, la jeunesse ne se décourage pas et reste toujours prompte à s’enflammer pour rejouer le jeu de la révolution contre un monde tenté par la fin de l’Histoire.

Avec humour et un brin de roublardise, Denis Bretin et Laurent Bonzon déroulent le fil des questions. Why ? What ? Where ? When ? Les réponses ne sont pas là où l’on pense. Le Complex n’est pas le pouvoir mais le lieu de la projection de tous les pouvoirs. Et les partners sont les scénaristes d’une tragicomédie où jouent des acteurs de la même étoffe que les songes. Des comédiens dont la vie infime est cernée de brouillard. Eh oui, il fallait bien un final shakespearien pour révéler toute l’ironie de la trilogie, car face aux opérateurs d’un univers sans raison et sans grâce, les hommes ont besoin d’histoires pour continuer à avancer.

Hysteresis

On est plus habitué à trouver les livres de Loïc Le Borgne au rayon jeunesse, un segment de l’édition où l’auteur jouit d’une bonne réputation. Avec Hysteresis, il saute le pas de la littérature adulte, optant pour le récit post-apocalyptique. Cependant, si tous les indicateurs pointent vers un lectorat plus âgé, le registre n’en demeure pas moins celui du conte. Un récit des temps futurs, situé après la catastrophe ayant emporté notre civilisation, écrit par un enfant et destiné à des adultes. Un texte en forme de supplique adressée au passé, notre époque, pour y réveiller les consciences et éviter la tragédie à venir. Car, s’il est désormais probable que nous laisserons la planète en piteux état pour les générations futures, tant l’inertie de nos modes de vie demeure difficile à vaincre, on ne sait toujours pas à quels enfants nous transmettrons ce patrimoine dégradé. Seront-ils animés par un esprit de vengeance ? Commettront-ils les mêmes erreurs ? Ou sauront-ils tirer les leçons de nos excès s’ils en ont seulement la possibilité ?

A ces questions, Loïc Le Borgne répond via le prisme de la fiction, imaginant un huis clos où le contexte post-apocalyptique ne sert finalement que de décor. L’auteur évacue ainsi les circonstances de l’effondrement de notre civilisation pour se focaliser sur un microcosme rural. Sans préambule, il nous immerge à Rouperroux, misérable village jouxtant une ancienne route nationale. Dans ce lieu, plus qu’ailleurs, les habitants ont fait le deuil du passé. On peut même dire qu’ils en ont fait table rase, renonçant au confort procuré par la société de consommation pour lui préférer une existence plus proche de la nature et des arbres. Un retour à la terre empreint de superstitions. A Rouperroux, on craint les fées et on se méfie des étrangers, surtout les plus âgés car ils détiennent la mémoire des temps anciens. A Rouperroux, on n’hésite pas à bannir les curieux et les autres questionneurs qui veulent étancher leur soif de savoir. On maudit la nouveauté et le changement et on décrète hérétique toute allusion aux pollueurs, cause des malheurs présents. A Rouperroux, l’arrivée de Jason Marieke réveille des souvenirs jusque-là couverts par le sceau du secret. Le vieux, comme tous l’appellent assez vite, se fait remarquer par sa liberté d’esprit et de parole. Un comportement qui déclenche des réactions contrastées dans le village où ses questions et ses chansons agacent au moins autant qu’elles suscitent la sympathie.

En achevant la lecture d’Hysteresis, on hésite entre la déception et l’enthousiasme. Bâti comme un western, le roman se distingue par sa tonalité classique et le manichéisme de son histoire. Marieke fait figure de right man in the right place, déstabilisant par sa présence le fragile équilibre du village. Son arrivée provoque les commentaires et les confidences des uns et des autres, soulignant l’hypocrisie qui prévalait jusque-là. Au terme d’un lent crescendo dramatique, la vérité finit par éclater au grand jour, mais d’une manière que l’on peut juger convenue. Et si l’atmosphère asphyxiante s’avère réussie, elle est hélas desservie par des caractères sans réelle profondeur, car à l’exception de Marieke, tous restent trop monolithiques et prévisibles, enfermés dans une intrigue balisée ne ménageant guère de mystère. De même, le mélange entre le registre écrit et oral ne fonctionne pas vraiment non plus. Censé assurer le lien entre le passé et le présent, les extraits de textes librement adaptés de Bob Dylan, Jim Morrison, Jacques Brel et d’autres chanteurs ne contribuent qu’à hacher le récit, introduisant certes un peu de poésie et de lyrisme, mais au détriment de sa fluidité. Ainsi, Hysteresis apparaît comme un roman d’apprentissage à l’envers où ce sont les descendants qui font la leçon à leurs parents. Toutefois, si le questionnement interpelle, on reste au final déçu par le caractère superficiel de la réponse. D’aucuns pourraient juger le résultat raté, on se contentera de le trouver juste banal et sans éclat, du moins pour un lecteur adulte. 

Vlast

Salué par la critique outre-Manche, Vlast s’annonce comme une des deux locomotives de « L’Autre », nouvelle collection des éditions Bragelonne destinée à accueillir des ouvrages au carrefour des genres. Après la BCF, la science-fiction cœur de cible, le fantastique, la bit-lit et toute une ribambelle de titres en petites culottes, l’éditeur parisien s’apprête à exploiter le créneau des transfictions jadis arpenté par la collection « Interstices ». Une niche à laquelle, par un hasard du calendrier, les éditions Sonatine semblent aussi vouloir s’intéresser en donnant sa chance à un Fabrice Colin directeur éditorial avec « Super 8 » (ledit Colin qui avait déjà, en son temps, tenté l’expérience chez Points Seuil « Fantasy » avec un succès mitigé). Cela augure du meilleur pour la littérature qui rechigne à entrer dans les cases (et dans les bibliothèques des lecteurs). Reste à voir si la sélection tient toutes ses promesses…

Sur le papier, le synopsis du roman de Peter Higgins a le mérite d’intriguer. Il n’entretient hélas pas longtemps l’illusion. Dans une Russie soviétique qui ne dit pas son nom, dans un univers parallèle où les géants et d’autres créatures folkloriques côtoient les humains, où des entités non humaines sont tombées du ciel au cours d’une guerre extraterrestre, le Vlast étend son empire sur une bonne partie du continent, courbant sous le joug d’une dictature impitoyable une multitude de peuples. Engagée dans une guerre interminable contre l’Archipel, la fédération vacille pourtant, en proie au doute, à la pénurie et aux menaces de sédition fomentées par des groupuscules révolutionnaires.

Sur ce terreau rappelant à la fois l’histoire soviétique, quelque part entre les années 1930 et la Grande Guerre patriotique, la fantasy et le roman noir, Peter Higgins aurait pu broder un récit insolite. Il s’enferre dans un énième affrontement manichéen, où Bien et Mal sont convoqués, ici respectivement sous la forme d’entités élémentaires issues des mythes slaves et d’une intelligence extra-terrestre transformant les hommes en marionnettes. On n’échappe ainsi à aucun des poncifs inhérents aux différents genres auxquels l’auteur britannique s’abreuve. Des univers multiples puisés au sein de la science-fiction à la magie élémentaire de la fantasy, en passant par le flic désabusé par la corruption intrinsèque du système, il ne nous épargne rien, fusionnant les codes sans que l’on parvienne vraiment à adhérer à l’univers qu’il met en place. Certes, il faut lui reconnaître un certain talent pour dresser le portrait de Mirgorod, la ville du vice, bâtie sur les berges du delta du Mir au détriment de ses précédents habitants. La cité apparaît comme un personnage à part entière dont Higgins se complait à décrire les avenues froides balayées par les averses, les façades décrépites et les recoins sordides. Toutefois, le décor a toutes les apparences de la coquille creuse, hantée par une imagination réduite à la portion congrue. Les divers personnages sont transparents, dépourvus d’une vraie profondeur psychologique. L’intrigue passe-partout se contente d’égrainer mollement une succession de cliffhangers dont on finit par se désintéresser tant ils sont prévisibles et répétitifs.

Bref, Peter Higgins fait assaut de clichés pour accoucher d’un roman bancal, creux et terne. Le parfait remède contre l’envie de poursuivre l’aventure car, autre emprunt à la fantasy, Vlast s’avère le premier volet d’une trilogie dont le deuxième, au titre très orwel-lien de Truth and Fear, est d’ores et déjà disponible outre-Manche et dont le troisième, Radiant State, est annoncé pour 2015. Personnellement, je passerai mon tour.

intrabasses

Dès la septième ligne, une allusion à Ian Curtis. Voilà qui parle à toute une génération aujourd’hui quinqua : celle du punk, celle de l’auteur — un an de moins que le chanteur de Joy Division, dont l’ombre ne cessera de planer sur le roman.

Jeff Noon a choisi d’écrire ce récit comme on écrit des chansons. Sans majuscule, pas même aux noms propres ; avec des slashs à la place de points qui créent un effet de scansion. Il ne forme pas toujours des phrases, pas vraiment. Sa prose devient un fluide intense, vibrant et rythmé, drainant idées, sensations et impressions. Ce choix renforce considérablement l’écriture à la première personne, créant un puissant effet de caméra subjective. Actions, perceptions, réflexions s’enroulent en une spirale serrée autour de l’axe narratif d’Eliott, contribuant à transcender la simple littérature pour en faire une expérience où le lecteur est bien davantage impliqué. Par cette écriture séquentielle, Jeff Noon concentre ; parvient à dire le maximum en un minimum de mots.

L’histoire. Vers l’an 2000, à Manchester, le groupe Glam Damage formé de Jody, Donna et 2spot, respectivement DJ, chant et batterie, accueille Eliott Hill, bassiste. Ils doivent expérimenter, tester une nouvelle technique d’enregistrement sur un support liquide contenu dans un globe qu’il suffit de secouer pour remixer.

On est chez Noon, où la réalité pourrait bien être piégée ; l’homme est coutumier du fait. Après des romans comme Vurt, on ne sera pas surpris que la musique liquide se boive, se fume, se sniffe, se fixe. Après tout, le titre de la VO n’est-il pas Needles in the Groove ? Et ce-lui de la VF (bien trouvé) fait appel au préfixe « intra ». Le fixe musical a un effet chronolythique qui pourrait évoquer Michel Jeury, même si la réalité n’explose pas tant que ça. C’est en fait plus proche de la Buick Electra du Temps du twist de Joël Houssin (tout chaud réédité chez « Folio SF », ceci dit en passant). Tout un univers et des concepts qui n’auraient pas déplu à Roland C. Wagner, qui a su comme peu lier rock, SF et psychédélisme.

On peut croire tenir là une bonne fiction spéculative…

Mais lorsque la musique liquide vous projette à l’intérieur de la peau/cervelle d’Eliott jusqu’au 2/10/1977 pour la dernière soirée à l’Electric Circus où joue tout ce que Manchester compte de punk, Buzzcock, The Fall, Warsaw, ça bascule sur un hymne au rock mancunien. Et là, attention !

Ça parle d’amour. D’amours difficiles, glauques, punks. D’amours No Future et des larmes qui coulent avec. Quand vous revenez avec Eliott de votre trip punk, le roman a comme un raté, soudain bloqué en mode « arrêt sur image » comme ce terrible soir du 18 mai 80 où John Peel annonçait — « Bad news, lads… » — la mort de Ian Curtis sur l’antenne de la BBC. 2spot s’est (lui aussi) suicidé, comme son grand-père.

Pour comprendre, il va falloir y retourner. Pour sauver l’amour et le faire triompher de la culpabilité. La question porte désormais sur la relation entre les pères et les fils où l’amour et l’admiration se muent parfois en haine et où les mensonges que l’on se raconte à soi-même finissent par ériger de trop hauts murs. La musique est là comme catalyseur de la rupture.

Au final, intrabasses est une histoire de fantômes ; des vrais, pas de ceux issus de quelque conte fantastique, non, de ceux qui nous hantent pour de bon, nous interpellent sur notre vécu, nous rongent à toujours vouloir savoir si l’on aurait pu faire mieux, vivre mieux, être mieux. C’est une histoire sur les cadavres qu’il va bien falloir sortir des placards si l’on tient à ce que l’amour puisse retrouver une place dans une vie qui ne soit zombiesque.

Roman spéculatif et psychédélique, hymne à quarante années de la musique de Manchester dans sa première partie, intrabasses explose dans la seconde avec des questions intemporelles sur l’amour et l’admiration filiale qui peut si facilement se retourner comme un ruban de Mœbius. Questionnements qui appartiennent à la littérature générale et expliquent peut-être pourquoi cet extraordinaire roman a mis près de quinze ans pour traverser la Manche.

Fruit quintessentiel de la new wave littéraire dans ce qu’elle a produit de meilleur et de plus réussi, intrabasses est une expérience magistrale qui vous prend par les tripes bien davantage qu’un simple roman où l’on traverse les générations du rock, du skiffle des débuts à la dance music, pour s’interroger sur les fondamentaux de la vie, au-delà de ce que la musique lui apporte. La grosse claque. Pas lu un truc pareil depuis longtemps…

Ça vient de paraître

Au-delà du gouffre

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 120
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