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Voyage

On sait que Stephen Baxter, avant de se consacrer à l’écriture, fut un astronaute frustré ; rien d’étonnant, dès lors, à ce qu’il ait livré une « trilogie de la NASA » (informelle, chaque volume étant indépendant), dans laquelle il questionne la conquête de l’espace. Voyage en est le premier volume (les suivants étant Titan et Poussière de lune), et il est pour le moins éloquent à cet égard. Cette vaste fresque de science-fiction hard science ultra documentée et réaliste (ne faites donc pas attention aux couvertures, qui n’ont absolument rien à voir avec le contenu…) joue en effet la carte de l’uchronie subtile pour proposer une vision aussi lucide que fascinante de ce qui aurait pu advenir si la NASA, après l’alunissage historique d’Apollo 11, ne s’était pas désintéressée des vols habités, et, plus précisément, avait lancé un vaste et complexe programme destiné à envoyer des astronautes sur Mars avant la fin du XXe siècle.

L’histoire que nous conte Stephen Baxter ne diverge de la nôtre que par petites touches en apparence anodines, mais pourtant décisives, la survie de John Fitzgerald Kennedy à l’attentat du 22 novembre 1963 n’étant pas la moindre. En effet, quand Neil Armstrong et Joe Muldoon (exit Buzz Aldrin…) posent le pied sur notre satellite en 1969, ce qui représente l’apogée du programme spatial américain, JFK est aux côtés de Nixon (malgré leur « inimitié »…) pour les féliciter et, en direct, lancer l’idée du vol habité à destination de Mars comme prochaine étape à franchir, à plus ou moins long terme. Ce qui chamboule totalement la conquête de l’espace versant américain telle que nous l’avons connue : la NASA fait ainsi l’impasse sur la navette spatiale, par exemple, et les sondes automatisées en pâtissent également.

Le roman alterne entre deux lignes narratives : l’une, très simple, évoque, au milieu des années 1980, le vol pour Mars des trois astronautes Phil Stone, Ralph Gershon et Natalie York (cette dernière, une géologue à l’origine, étant probablement le personnage central du roman) à bord du vaisseau Arès ; l’autre, bien plus complexe et « chorale », traite de tous les préparatifs de ce vol historique depuis 1969, et fait intervenir un très grand nombre de personnages fort variés, dont il serait vain de vouloir dresser la liste : astronautes, ingénieurs, chercheurs, administrateurs, etc., qui ont tous joué leur rôle dans la préparation de cette expédition martienne.

Si le démarrage est un peu laborieux, notamment du fait d’un style médiocre assez typique de l’auteur, a fortiori dans ses plus anciennes productions, et d’une tendance à l’abus de jargon ultratechnique, Voyage séduit néanmoins rapidement par son ambition à la limite de la mégalomanie et la somme de recherches qu’il représente. On sent que Stephen Baxter s’est extrêmement documenté pour livrer au final une vision aussi lucide et réaliste que possible d’une conquête de l’espace « autre ». Et le résultat est aussi fascinant qu’intelligent.

Ici, comme dans bon nombre de ses romans, Baxter s’avère un authentique maître du sense of wonder. La science et la technologie s’allient pour faire rêver le lecteur, qui veut croire en la possibilité (avortée…) de cette expédition martienne. Il faut dire que tout dans Voyage se montre plausible ; la ligne historique divergente traitée par l’auteur, documents à l’appui, ne paraît pas invraisemblable, loin de là, et on ne peut s’empêcher, à la lecture de ce pavé, de regretter « la perte de Mars » explicitée en postface…

Et pourtant, Voyage se révèle autrement plus subtil qu’une simple rêverie sur les vols habités post-Apollo. La science « dure » et la technologie sont en effet mises en rapport avec le politique et l’économique de façon extrêmement pertinente — la vision que nous livre l’auteur de ce programme à long terme est globale —, et le propos de Baxter est plus ambigu qu’il n’y paraît au premier abord. Il livre en effet au passage une réflexion passionnante sur l’intérêt tout relatif des vols habités, qui vient quelque peu refroidir le rêveur qui sommeille en tout lecteur de SF. Voyage n’est qu’en apparence une apologie de cette conquête de l’espace différente, dont la pertinence à tous égards est fort intelligemment questionnée. D’autant que Baxter nous montre aussi ce qu’une telle ambition peut avoir de destructeur, voire de tragique, pour les principaux intéressés.

Dès lors, le bilan est sans appel : malgré quelques défauts sur lesquels on ne saurait totalement faire l’impasse (tenant notamment au style médiocre et à des personnages pas toujours très bien campés — Natalie York comprise, qui est pour le moins insupportable), Voyage constitue bel et bien un modèle de SF hard science aussi intelligente que palpitante, une preuve supplémentaire du talent de son auteur pour le sense of wonder à l’état pur. Brillant, enthousiasmant (et en même temps un brin déprimant…), ce premier roman de la « trilogie de la NASA » est une remarquable machine à rêver, les pieds sur terre et la tête dans les étoiles.

Les Vaisseaux du temps

C’est avec ce fort roman, suite directe de La Machine à explorer le temps de Herbert G. Wells, que le public français devait découvrir, en 1998, Stephen Baxter, romancier qui s’imposerait bientôt comme l’un des auteurs de science-fiction contemporains les plus importants.

Les Vaisseaux du temps commence exactement là où finissait le roman de Wells. Revenu à son époque, en 1891, le voyageur temporel n’a qu’une envie : repartir dare-dare dans l’avenir pour sauver, des terrifiants Morlocks mangeurs de chair humaine, la belle Weena dont il est manifestement épris.

Baxter se livre ici à un exercice de style « à la manière de » Wells. Ce roman, écrit juste un siècle après celui de son compatriote, se présente également comme un récit rédigé par le voyageur et doit donc conserver sa tournure d’esprit du XIXe siècle et le style particulier de l’époque. Baxter s’en sort fort bien.

Cependant, H. G. Wells aurait été totalement incapable d’écrire Les Vaisseaux du temps ! Et pour cause. La science a progressé en ce siècle plus qu’en aucun autre, au point de devoir générer un genre littéraire pour se mettre en scène. Quant à la science-fiction, elle n’existait tout simplement pas à l’époque de Wells qui a été considéré, a posteriori, comme en étant le principal cofondateur avec Jules Verne. Le genre, s’appuyant sur la science, a évolué avec elle. Des traitements secondaires de la thématique du voyage dans le temps, tel le paradoxe temporel et les moyens de le circonvenir, sont apparus et constituent autant de figures imposées pour Stephen Baxter.

Le voyageur retourne donc fissa dans l’avenir pour sauver Weena, mais rien ne va plus. Le futur n’est plus ce qu’il était. Cent cinquante mille ans avant l’époque de Weena, le Soleil a disparu, la Terre entière est livrée à l’obscurité et arpentée par les Morlocks. En fait, le Soleil n’a pas vraiment disparu : les Morlocks ont construit tout autour une sphère de Dyson pour accéder à un barreau supérieur de l’échelle civilisationnelle de Kadarshev. Hormis leur physique peu avenant au goût d’un homme de l’époque victorienne, et auquel le voyageur peine toujours à se faire, les Morlocks n’ont plus rien à voir avec les sinistres anthropophages de Wells. Ils ont bâti une formidable civilisation sur l’extérieur de la sphère, tandis qu’à l’intérieur, où brille le soleil encapsulé, des Eloïs, plus proches du voyageur, se livrent à des guerres apocalyptiques. Le récit qu’il a laissé lors de son bref retour en 1891 semble avoir suffi à modifier l’avenir, si on en croit le Morlock Nebogipfel qui va désormais accompagner le voyageur dans ses diverses pérégrinations temporelles. Un compagnon aux informations et aux explications fort utiles au voyageur (mais aussi, bien évidemment, à l’auteur, qui trouve là un moyen d’exposer la science mise en scène dans Les Vaisseaux du temps). Si les Morlocks de Wells nous apparaissaient bien sous les mêmes auspices qu’au voyageur, notre jugement sur ceux de Baxter sera différent de celui du narrateur. A travers Baxter, on porte un autre regard sur l’arrogance impérialiste occidentale de l’époque victorienne et, plus d’une fois, le voyageur se sent dans le rôle de la brute épaisse, en particulier après avoir battu à grands coups de tisonnier des enfants morlocks en arrivant à l’ère de la sphère, ou pour avoir frappé au visage Nebogipfel au moment de partir pour le Paléocène.

Après nous avoir fait découvrir l’extraordinaire civilisation morlock éprise de savoir, Baxter exécute une autre figure imposée du voyage temporel, vers le passé cette fois : la fatidique rencontre du voyageur avec lui-même, plus jeune, et l’inévitable paradoxe qui en découle (à moins de faire définitivement son deuil d’un futur/présent à nul autre pareil, à jamais perdu dans la plurimondialité d’Everett).

On verra la guerre contre les Allemands et le voyage dans la préhistoire qui sont autant de figures habituelles du thème. La guerre s’est étendue dans le temps, et lors de chaque nouvelle itération du voyage temporel, le voyageur et Nebogipfel plongent toujours plus loin. Ils découvrent des trames temporelles de plus en plus vertigineuses où l’enjeu est d’améliorer l’univers, rien de moins !

Bon nombre de romans de Baxter tendent vers une apothéose qui apparaît soit dans une sorte de coda finale, comme dans Titan ou Poussière de Lune, soit en progressant de plus en plus vite et fort, comme ici, où semble s’annoncer la trilogie des « Univers Multiples ».

Les Vaisseaux du temps est l’un des romans les plus vertigineux, mais aussi des plus aboutis de l’auteur. Une brillante réussite dont Wells aurait pu être fier.

Anti-Ice

Entre deux romans du « Cycle des Xeelees », Stephen Baxter a écrit sa première uchronie, Anti-Ice — mais pas la dernière (les deux séries inédites en français « Time’s Tapestry » et « Northland »). L’Histoire, qu’elle soit passée ou à venir, est un domaine qui intéresse particulièrement notre auteur.

Anti-Ice débute en 1870 à Manchester, actuelle capitale du Royaume-Uni. L’Exposition universelle bat son plein ; sur le continent, la tension monte entre la France et la Prusse de Bismarck à cause de la fameuse dépêche d’Ems. La position britannique est déterminante depuis la découverte, une dizaine d’années plus tôt, d’un gisement d’antiglace en Antarctique. Avec cette matière, le Royaume-Uni est devenu la plus grande puissance mondiale. Qu’est-ce que l’antiglace ? Un composé qui tient de l’uranium et de l’antimatière, hautement instable et qui, réchauffée, dégage une énergie monstrueuse. Domestiquée, on emploie l’antiglace dans des applications civiles ou militaires.

Les beaux yeux d’une belle Française vont emmener le jeune Ned Vicars, diplomate vaguement benêt, dans les Flandres, sur les chantiers de construction du Prince-Albert, navire terrestre mu à l’antiglace. Mais un attentat contre ce Léviathan des terres va propulser Ned, littéralement, dans l’espace. Le voilà à bord d’une chaloupe de sauvetage en forme de fusée, en compagnie d’un ami journaliste, de Sir Josiah Traveller, découvreur de l’antiglace et inventeur génial par ailleurs (la fusée est de sa conception)… et d’un terroriste, naturellement de nationalité française. Très vite, il s’avère que l’engin spatial ne se dirige nulle part ailleurs que vers la Lune, où la petite compagnie va effectuer une excursion. Et Ned d’être le premier homme à poser le pied sur notre satellite, où l’attendent quelques surprises. Il sera temps de rentrer sur Terre, où l’Europe est à la veille de la guerre…

Troisième roman de l’auteur, à une époque où il n’écrivait pas des pavés de cinq cents pages, Anti-Ice est un divertissement mené à un train d’enfer, qui tient tout à la fois de Jules Vernes (De la Terre à la Lune/Autour de la Lune) et des aventures de Tintin (Objectif Lune/On a marché sur la Lune) sans omettre, dans une moindre mesure, Les Premiers hommes dans la Lune de H. G. Wells. Quoique Anti-Ice soit une aventure d’inspiration nettement plus vernienne que wellsienne, mêlant non sans bonheur steampunk avec un zeste de hard science. On y retrouve également les thématiques de Stephen Baxter : le fort esprit d’initiative de ses protagonistes, la persistance de la vie, où qu’elle soit, ainsi que quelques interrogations sur l’Histoire et ceux qui la font. Un brin cocardier (Rule, Britannia !) ? Peut-être, mais on le pardonnera à Baxter pour le plaisir de lecture qu’il nous procure.

Pour ceux qui seraient tentés par cette parenthèse steampunk tout à fait bienvenue dans l’œuvre de Stephen Baxter, il se murmure qu’une traduction d’Anti-Ice serait prévue prochainement aux éditions du Bélial’…

Phase Space

[Critique commune à Traces et Phase Space.]

Chose peu visible en France : Stephen Baxter est un nouvelliste des plus prolifiques. Si seule une quinzaine de nouvelles (avec le présent numéro de Bifrost) ont été traduites sous nos latitudes, Baxter est l’auteur de près de deux cents textes courts. Jusqu’à présent, une demi-douzaine de recueils de sa plume est parue outre-Manche, le plus souvent en relation avec un cycle de romans — Vacuum Diagrams est un addendum au « Cycle des Xeelees », Resplendent aux « Enfants de la Destinée », et Phase Space prolonge les « Univers Multiples ». Si Vacuum Diagrams est prévu pour un avenir proche aux éditions du Bélial’, le Fleuve noir et les Presses de la cité n’ont pas jugé bon de faire traduire en leur temps Phase Space et Resplendent — dommage.

A l’inverse des recueils cités plus haut, Traces ne se réfère à aucun roman. Recueil paru en 1998 au Royaume-Uni, il regroupe les nouvelles de l’auteur publiées entre 1988 et 1997. Vingt et un textes de jeunesse, en somme, dont un petit tiers a déjà été traduit dans différentes revues et anthologies (Etoiles VivesAventures lointaines). Certaines des nouvelles composant Traces sont des ébauches pour des romans à venir. « The Jonah Man » figure un homme gobé par une baleine de l’espace dans une nébuleuse protoplanétaire ; « Journey to the King Planet » raconte une expédition impromptue pour Jupiter, à bord d’une navette propulsée à l’anti-glace. On aura reconnu là Gravité et Anti-Ice. Le steampunk caractéristique de ce dernier roman se retrouve dans « Tu ne toucheras plus jamais terre » et « Mittelwelt », deux nouvelles avec Herman Göring en guest star improbable (deux récits parus par chez nous dans les anthologies Aventures lointaines 1 et 2, chez Denoël). D’autres textes mettent en place des environnements extrêmes, tels ceux de Flux ou, encore une fois, Gravité. C’est par exemple le monde tubulaire de « Downstream », où l’information circule à sens unique. C’est, dans « The Blood of the Angels », cette Terre future à l’orbite excentrique à la suite d’une collision avec une comète : soumis à de longs hivers, les humains se sont divisés en plusieurs races pour survivre. Dans « In the Manner of Trees », sur une planète lointaine, les explorateurs découvrent que les descendants des colons humains sont devenus des enfants se reproduisant par parthénogenèse : pourquoi ? Baxter sait aussi manier l’humour, comme en témoigne le délicieux « George et la Comète » (dans Utopiales 2009 pour la VF).

Une bonne part des nouvelles font la part belle à l’exploration spatiale, que celle-ci soit passée ou future. Dans « Zemlya », on croise ainsi Gagarine en partance pour un vol vers Vénus. Dans « Lune Six » (au sommaire de Phénix n°56), un astronaute se retrouve propulsé d’univers parallèles en univers parallèles. C’est aussi dans une réalité alternative qu’atterrit cet émule de John Glenn dans « Pilgrim 7 » — à moins que ça ne soit un étrange futur. Et « Au PVSH » (publié dans le n°11 de la revue CyberDreams) raconte les derniers jours du dernier astronaute à avoir foulé le sol lunaire.

Hormis « Lune Six », toutes les nouvelles de Traces ne dépassent pas la quinzaine de pages. Un format forcément un peu réducteur. Si Stephen Baxter sait raconter des histoires, celles de ce recueil tiennent de la vignette, sympathique et parfaite pour développer une seule et unique idée. Mais notre auteur sait et peut mieux faire. De fait, Baxter a affûté sa maîtrise dans Phase Space. Appendice au cycle des « Univers Multiples », on l’a dit, ce recueil se développe autour d’une métahistoire : Reid Malenfant, protagoniste de TempsEspace et Origine, attend, avec son épouse et ses proches, la venue d’un front d’onde — l’espace des phases. C’est autour de ce phénomène qui voit l’apparition simultanée de futurs possibles, que s’articulent les vingt-trois nouvelles, agencées en quatre parties : « Earths », « Worlds », « Manifold » et « Paradox ».

Avec « Earths », on retrouve à nouveau des astronautes… Celui de « Moon-Calf », reconverti en écrivain, découvre dans une chapelle anglaise une roche d’origine lunaire dont la présence en ces lieux l’amène à échafauder une hypothèse vertigineuse. L’astronaute de « Open-Loops » aborde un astéroïde et contemple l’expansion de l’humanité sur les éons à venir. Dans un futur lointain, le vol séminal de Gagarine devient un monument (« Poyekhali 3201 »). Et que se passerait-il si Apollo 11 et la conquête américaine de la Lune avaient échoué, laissant les programmes spatiaux américains et russes se militariser à outrance (« War Birds ») ?

Les récits de « Worlds » quittent la Terre pour la banlieue solaire. Dans « Sun-drenched », deux astronautes envisagent d’ensemencer la Lune. Les autres astres du Système solaire ne sont pas non plus stériles : l’humanité a colonisé Mars tandis que la biosphère terrienne connaît un reboot destructeur (« Martian Autumn »). Et rien n’exclut que, dans un futur lointain, l’intelligence germe sur Titan (« Sun God ») ou dans les eaux d’un océan sous un autre soleil (« Sun Cloud »).

Les nouvelles de « Manifold » sont liées de manière plus évidente au cycle des « Univers multiples ». On retrouve les calamars génétiquement modifiés de Temps à l’assaut du Système solaire (« Sheena 5 »), les Néandertaliens d’Origine qui veillent sur les derniers jours de Nemoto (« Grey Earth »), et l’une des protagonistes d’Espace qui revient sur une Terre future pour y découvrir une post-humanité occupant la niche écologique des pingouins (« Huddle »). Toutes les nouvelles qui composent Traces et Phase Space ont en commun ce leitmotiv : la vie est partout, à n’importe quelle époque, en n’importe quel lieu, fût-il le plus improbable et le plus inhospitalier possible.

Le paradoxe de la partie éponyme, c’est celui de Fermi. Si les extraterrestres existent, où sont-ils ? Nous observent-ils comme dans un aquarium aux dimensions du Système solaire (« The Barrier ») ? Peut-être ont-ils été présents de tous temps, du Big Bang à la fin des temps, et même maintenant, là où on ne les voit pas (« We Who Sing », « The Gravity Mine », « Spindrift »). Enfin, « Touching Centauri » conclut la métahistoire qui se poursuit tout au long du recueil : une expérience menée par Reid Malenfant n’obtient pas les résultats attendus et permet de tirer, sur la nature de l’Univers observable et le paradoxe de Fermi, une conclusion définitive. Phase Space se termine sur une note plus légère : « The Twelfth Album ». Deux amis en deuil d’un troisième découvrent dans ses affaires un album des Beatles qui ne peut venir que d’ailleurs (originaires de Liverpool, comme Baxter, les Beatles n’ont sortis que onze véritables albums).

Si la longueur des derniers romans de Stephen Baxter peut en rebuter plus d’un, qu’on se rassure : notre auteur est aussi à l’aise dans le format court. Faisant la part belle aux aventures spatiales, ces deux recueils sont du concentré de sense of wonder, du vertige de poche. En Bifrostie, on en redemande.

Traces

[Critique commune à Traces et Phase Space.]

Chose peu visible en France : Stephen Baxter est un nouvelliste des plus prolifiques. Si seule une quinzaine de nouvelles (avec le présent numéro de Bifrost) ont été traduites sous nos latitudes, Baxter est l’auteur de près de deux cents textes courts. Jusqu’à présent, une demi-douzaine de recueils de sa plume est parue outre-Manche, le plus souvent en relation avec un cycle de romans — Vacuum Diagrams est un addendum au « Cycle des Xeelees », Resplendent aux « Enfants de la Destinée », et Phase Space prolonge les « Univers Multiples ». Si Vacuum Diagrams est prévu pour un avenir proche aux éditions du Bélial’, le Fleuve noir et les Presses de la cité n’ont pas jugé bon de faire traduire en leur temps Phase Space et Resplendent — dommage.

A l’inverse des recueils cités plus haut, Traces ne se réfère à aucun roman. Recueil paru en 1998 au Royaume-Uni, il regroupe les nouvelles de l’auteur publiées entre 1988 et 1997. Vingt et un textes de jeunesse, en somme, dont un petit tiers a déjà été traduit dans différentes revues et anthologies (Etoiles Vives, Aventures lointaines). Certaines des nouvelles composant Traces sont des ébauches pour des romans à venir. « The Jonah Man » figure un homme gobé par une baleine de l’espace dans une nébuleuse protoplanétaire ; « Journey to the King Planet » raconte une expédition impromptue pour Jupiter, à bord d’une navette propulsée à l’anti-glace. On aura reconnu là Gravité et Anti-Ice. Le steampunk caractéristique de ce dernier roman se retrouve dans « Tu ne toucheras plus jamais terre » et « Mittelwelt », deux nouvelles avec Herman Göring en guest star improbable (deux récits parus par chez nous dans les anthologies Aventures lointaines 1 et 2, chez Denoël). D’autres textes mettent en place des environnements extrêmes, tels ceux de Flux ou, encore une fois, Gravité. C’est par exemple le monde tubulaire de « Downstream », où l’information circule à sens unique. C’est, dans « The Blood of the Angels », cette Terre future à l’orbite excentrique à la suite d’une collision avec une comète : soumis à de longs hivers, les humains se sont divisés en plusieurs races pour survivre. Dans « In the Manner of Trees », sur une planète lointaine, les explorateurs découvrent que les descendants des colons humains sont devenus des enfants se reproduisant par parthénogenèse : pourquoi ? Baxter sait aussi manier l’humour, comme en témoigne le délicieux « George et la Comète » (dans Utopiales 2009 pour la VF).

Une bonne part des nouvelles font la part belle à l’exploration spatiale, que celle-ci soit passée ou future. Dans « Zemlya », on croise ainsi Gagarine en partance pour un vol vers Vénus. Dans « Lune Six » (au sommaire de Phénix n°56), un astronaute se retrouve propulsé d’univers parallèles en univers parallèles. C’est aussi dans une réalité alternative qu’atterrit cet émule de John Glenn dans « Pilgrim 7 » — à moins que ça ne soit un étrange futur. Et « Au PVSH » (publié dans le n°11 de la revue CyberDreams) raconte les derniers jours du dernier astronaute à avoir foulé le sol lunaire.

Hormis « Lune Six », toutes les nouvelles de Traces ne dépassent pas la quinzaine de pages. Un format forcément un peu réducteur. Si Stephen Baxter sait raconter des histoires, celles de ce recueil tiennent de la vignette, sympathique et parfaite pour développer une seule et unique idée. Mais notre auteur sait et peut mieux faire. De fait, Baxter a affûté sa maîtrise dans Phase Space. Appendice au cycle des « Univers Multiples », on l’a dit, ce recueil se développe autour d’une métahistoire : Reid Malenfant, protagoniste de Temps, Espace et Origine, attend, avec son épouse et ses proches, la venue d’un front d’onde — l’espace des phases. C’est autour de ce phénomène qui voit l’apparition simultanée de futurs possibles, que s’articulent les vingt-trois nouvelles, agencées en quatre parties : « Earths », « Worlds », « Manifold » et « Paradox ».

Avec « Earths », on retrouve à nouveau des astronautes… Celui de « Moon-Calf », reconverti en écrivain, découvre dans une chapelle anglaise une roche d’origine lunaire dont la présence en ces lieux l’amène à échafauder une hypothèse vertigineuse. L’astronaute de « Open-Loops » aborde un astéroïde et contemple l’expansion de l’humanité sur les éons à venir. Dans un futur lointain, le vol séminal de Gagarine devient un monument (« Poyekhali 3201 »). Et que se passerait-il si Apollo 11 et la conquête américaine de la Lune avaient échoué, laissant les programmes spatiaux américains et russes se militariser à outrance (« War Birds ») ?

Les récits de « Worlds » quittent la Terre pour la banlieue solaire. Dans « Sun-drenched », deux astronautes envisagent d’ensemencer la Lune. Les autres astres du Système solaire ne sont pas non plus stériles : l’humanité a colonisé Mars tandis que la biosphère terrienne connaît un reboot destructeur (« Martian Autumn »). Et rien n’exclut que, dans un futur lointain, l’intelligence germe sur Titan (« Sun God ») ou dans les eaux d’un océan sous un autre soleil (« Sun Cloud »).

Les nouvelles de « Manifold » sont liées de manière plus évidente au cycle des « Univers multiples ». On retrouve les calamars génétiquement modifiés de Temps à l’assaut du Système solaire (« Sheena 5 »), les Néandertaliens d’Origine qui veillent sur les derniers jours de Nemoto (« Grey Earth »), et l’une des protagonistes d’Espace qui revient sur une Terre future pour y découvrir une post-humanité occupant la niche écologique des pingouins (« Huddle »). Toutes les nouvelles qui composent Traces et Phase Space ont en commun ce leitmotiv : la vie est partout, à n’importe quelle époque, en n’importe quel lieu, fût-il le plus improbable et le plus inhospitalier possible.

Le paradoxe de la partie éponyme, c’est celui de Fermi. Si les extraterrestres existent, où sont-ils ? Nous observent-ils comme dans un aquarium aux dimensions du Système solaire (« The Barrier ») ? Peut-être ont-ils été présents de tous temps, du Big Bang à la fin des temps, et même maintenant, là où on ne les voit pas (« We Who Sing », « The Gravity Mine », « Spindrift »). Enfin, « Touching Centauri » conclut la métahistoire qui se poursuit tout au long du recueil : une expérience menée par Reid Malenfant n’obtient pas les résultats attendus et permet de tirer, sur la nature de l’Univers observable et le paradoxe de Fermi, une conclusion définitive. Phase Space se termine sur une note plus légère : « The Twelfth Album ». Deux amis en deuil d’un troisième découvrent dans ses affaires un album des Beatles qui ne peut venir que d’ailleurs (originaires de Liverpool, comme Baxter, les Beatles n’ont sortis que onze véritables albums).

Si la longueur des derniers romans de Stephen Baxter peut en rebuter plus d’un, qu’on se rassure : notre auteur est aussi à l’aise dans le format court. Faisant la part belle aux aventures spatiales, ces deux recueils sont du concentré de sense of wonder, du vertige de poche. En Bifrostie, on en redemande.

 

Le Temps de la fin

Fin du troisième millénaire, l’humanité a essaimé dans le Système solaire, d’une Vénus terraformée jusqu’aux lointains objets transneptuniens. D’un côté, l’on trouve la Fédération des Planètes Unies, société hyper-capitaliste occupant la majeure part des mondes habitables et définie par un ensemble d’axiomes édictés au XXVe siècle, selon lesquels l’homme est fait pour se répandre et dominer. De l’autre, situé sur la Lune et deux des satellites de Neptune, c’est le libertaire Mouvement de la Pensée Rebelle, inspiré des travaux de Foucault, Derrida ou Deleuze. Au milieu de cette partie d’échecs multijoueur et multiplanétaire, il y a J.j. O’Truste, tueur à gage armé d’un antique colt .45, qui élimine les gêneurs sur ordres de son mystérieux patron, le bien nommé X. Après un contrat sur Miranda, J.j. O’Truste part se mettre au vert du côté de la ceinture de Kuiper. C’est sur la très lointaine Sedna qu’il est témoin du déclenchement d’une espèce de singularité, sorte d’explosion entropique à l’expansion inexorable qui provoque des mouvements de folie destructrice sur les mondes qu’elle croise. J.j. O’Truste sera-t-il l’homme de la situation ?

Vincent Jounieaux, pour son premier roman, ne manque pas d’ambitions et met bien volontiers ses pas dans ceux de Stephen Baxter, Alastair Reynolds ou Dan Simmons. De ce côté-là, c’est irréprochable. Aventure en cinérama aux dimensions du Système solaire, il y a dans Le Temps de la fin de l’idée ; des idées, même. Toutes ne sont pas nouvelles (terraformation, clonage), mais le discours sociopolitique qui sous-tend le roman tire l’ensemble vers le haut. On pourra cependant lui reprocher sa longueur, du moins quelques passages à vide où l’on perd de vue l’intrigue, pourtant riche en rebondissements, ainsi que de nombreux dialogues où le techno-jargon se fait un peu trop envahissant.

La collection « Rivière blanche » permet aux jeunes auteurs de faire leurs premières armes, et si on y trouve à boire et à manger, demeure l’excellence de l’initiative. Le Temps de la fin se range du côté des bonnes pioches, quand bien même ce premier essai de Vincent Jounieaux ne s’avère peut-être pas entièrement transformé, d’autant qu’après tout, rien n’indique que le suivant ne le sera pas, bien au contraire. Pour les amateurs de space opera, Le Temps de la fin peut valoir un coup d’œil curieux et bienveillant.

Hiver

Le terme « Demi-Monde » répond à plusieurs acceptations. En 2018, c’est moins cette sous-classe de la société composé de personnes à la moralité douteuse qu’une simulation informatique, conçue par le gouvernement américain pour entraîner ses soldats à des situations de guerre asymétrique (entendre : guérilla urbaine). Propulsé par l’ordinateur quantique ABBA (ça ne s’invente pas), le Demi-Monde est, par sa conception même, un enfer. Imaginez : un environnement urbain volontairement surpeuplé, divisé en cinq quartiers aux différentes ethnies (les Essaims sont à dominante germanique et anglo-saxonne ; le Rodina est à majorité slave ; Français et Italiens peuplent le Midi ; si le Coven est asiatique et lesbien, Noirville est africain et homosexuel ; sans omettre une minorité omniprésente : les nuJus). Pour pimenter le tout, les virtuels habitants du Demi-Monde, nommés Dupes (comme duplicata), doivent régulièrement s’abreuver de sang, disponible aux Banques de sang. Et parmi les Dupes se trouvent des « singularités » : des gens aussi charmants qu’Aleister Crowley, Reinhardt Heydrich, Robespierre, Staline, Henri VIII… Une joyeuse bande de psychopathes assoiffés de pouvoir. Pas étonnant que ce Demi-Monde prenne très vite son indépendance vis-à-vis du monde réel et retienne en otages les soldats venus s’y entraîner. Ainsi que Norma Williams, la fille du président des USA. Qu’est-ce que cette greluche à tendance gothique est venue faire dans cette galère ? Personne ne le sait. Mais il faut la délivrer, et l’armée américaine n’a d’autre solution que d’emmener une volontaire dans ce bordel. A savoir Ella Thomas, jeune Afro-Américaine dont le seul atout est de savoir chanter le jazz. En quête de Norma, la voilà plongée dans les Essaims, contrôlés par Heydrich et sa bande de tristes lurons racistes, qui n’ont d’autre ambition que d’envahir le monde réel…

Présenté ainsi, ce « Demi-Monde » a quelque chose de Tron : L’Héritage ou surtout de Sucker Punch. Même aventure entre réel et virtuel, même tendance au gloubi-boulga historico-fantaisiste, mêmes protagonistes féminines du genre « kick-ass girls »… Mais là où la mayonnaise échouait à prendre dans le film de Zack Snyder, celle de ce premier tome du « Demi-Monde » se révèle plutôt réussie, grâce à sa foultitude de néologismes (une gageure à traduire : le résultat est forcément moins réjouissant que la VO, mais reste très honorable), au rythme trépidant de l’histoire et sa galerie de personnages historiques tous aussi détestables les uns que les autres (quoique un tantinet stéréotypés). C’est souvent gros, mais ça passe. Divertissement de bonne qualité, Hiver sera suivi de trois autres tomes, titrés tout naturellement selon les saisons (Spring est déjà sorti en anglais ; Summer est prévu pour courant 2013, et on attend Fall). Ne reste plus qu’à espérer que Rod Rees saura y poursuivre et conclure son histoire avec le même brio et le même enthousiasme que ce premier volet.

Le Cirque des rêves

Sous la livrée noire, blanche et rouge de ce livre, se trouve une excellente surprise à laquelle il est difficile de rendre justice avec un bête résumé. Essayons tout de même.

Le Cirque des rêves (en français dans la VO), c’est ce cirque itinérant qui va de ville en ville sans que l’on sache quelle sera sa prochaine destination. Un jour, il n’est pas là ; le jour suivant, voilà dressés ses chapiteaux noirs et blancs, sous lesquels sont montrés les numéros les plus étonnants et les plus merveilleux de cette fin de XIXe siècle. Les spectateurs éblouis ignorent bien sûr tout du duel qui a lieu dans ce cirque. En 1875, deux magiciens se sont lancé un défi. L’un vit de son métier d’illusionniste — tout son art consiste à faire croire qu’aucune magie n’est en jeu —, tandis que l’autre se complaît dans l’anonymat et la grisaille. Tous deux possèdent leur champion : pour l’un, c’est sa fille, la belle Celia Bowen ; pour l’autre, c’est Marco, cet orphelin surdoué. Celia exerce elle aussi l’illusionnisme au sein du Cirque des rêves, et le suit dans chacun de ses voyages, tandis que, de Londres, Marco conçoit les nouvelles attractions. L’un et l’autre ont connaissance du duel, sans toutefois savoir les conditions de la victoire ni l’identité de leur adversaire. Et fatalement, lorsqu’ils se rencontreront, le coup de foudre ne pourra qu’advenir. Tout autour gravite une faune des plus excentriques — la curieuse équipe à l’origine du Cirque ; la communauté des Rêveurs, ces aficionados du Cirque qui l’accompagnent dans tous ses déplacements ; Bailey, ce garçon un peu lourdaud du Massachussetts, qui se languit de se perdre à nouveau dans les méandres des chapiteaux et qui est appelé à jouer un rôle dans l’avenir du Cirque, peut-être.

Par moments, Le Cirque des rêves évoque Le Prestige de Christopher Priest. Forcément : l’illusionnisme, une rivalité entre deux magiciens, une action se déroulant dans le dernier quart du XIXe siècle. Ce sont bien tous les points communs, car ce premier roman de l’Américaine Erin Morgenstern possède son propre charme, sa propre originalité. Subtil, délicat… magique ? L’histoire se développe par petites touches alternant entre présent et futur, si bien que le dessein d’ensemble ne se forme pas immédiatement et se laisse découvrir au fil des pages. Aucun sortilège n’est, a priori, impliqué pour expliquer la difficulté que l’on a à lâcher le livre une fois celui-ci entamé : il y a juste le talent de son auteure, dont l’écriture distanciée se révèle, il faut bien le dire, envoûtante.

Si Le Cirque des rêves se trouve, dans les étals des librairies, rangé du côté de la littérature jeunesse/young adult, les plus grands feraient bien de ne pas se priver de sa lecture sous ce prétexte. Gageons qu’ils y rateraient un excellent moment.

Porcelaine

Après des débuts remarqués en fin d’année dernière au sein de la collection jeunesse « Pandore » du Pré aux Clercs (avec La Dernière lame, une fantasy « fin-de-mondesque » marquée par  la  montée inexorable des eaux), Estelle Faye nous revient déjà, aux Moutons électriques cette fois. Porcelaine, sous-titré gende du tigre et de la tisseuse, bénéficie d’une très belle et envoûtante couverture d’Amandine Labarre. Y sont représentés au pied d’un arbre un homme  à tête de tigre serrant dans ses bras une jeune femme, tandis que, sur une branche, un corbeau les surveille. L’homme, c’est Xiao Chen, dont nous faisons la connaissance à l’époque des Trois Royaumes alors que, jeune garçon, il aide son père dans sa fabrique de céramiques. Le jour où une malédiction semble s’être abattue sur le village, il décide d’aller trouver du bois de chauffage pour les fours très haut dans la montagne ; sans doute trop haut, trop près des dieux, puisqu’il se retrouve affublé du jour au lendemain d’une tête de tigre. Devenu paria, il n’a d’autre choix que de partir sur les routes au sein d’un théâtre ambulant à même d’accueillir sa nouvelle monstruosité. Il y rencontrera Brume de Rivière, une fée, mais y perdra son cœur, remplacé par la fragile mécanique d’un organe en porcelaine. Cela lui permettra d’acquérir l’immortalité, et de vivre jusqu’au XVIIIe siècle, où il fera la connaissance de Li Mei, une tisseuse au talent éclatant, dont il tombera éperdument amoureux. De vieilles jalousies surgiront alors, qui empêcheront Xiao Chen et Li Mei de mener la vie dont ils avaient rêvé.

Empruntant au motif de l’opposition Belle/ Bête — mais en inversant parfois les codes, puisque Xiao Chen se sent finalement plus à l’aise avec sa tête de tigre qu’avec son propre visage —, Porcelaine est une merveille de poésie et de légèreté. Sans être avare de scènes d’action, ce roman trace néanmoins sa voie selon une trajectoire plus subtile, qui le verrait mélanger tout à la fois légendes et croyances ancestrales de la Chine, chronique d’un pays en mutation permanente, histoire d’amour (et de jalousie, donc), et célébration d’une certaine forme d’art, en l’occurrence le théâtre (et le magnifique métier de costumier). Le pari n’était pas facile à tenir : réussir à intéresser le lecteur aux tourments de Xiao Chen et Li Mei sans recourir aux codes habituels de la fantasy. Pourtant, Estelle Faye s’en acquitte à merveille, parvenant à utiliser avec une grande économie de moyens le côté fantasmagorique — pour nous, occidentaux du XXIe siècle — de la Chine ancienne, nous le retranscrivant de manière vivante et crédible. Le soin apporté à la reconstitution historique et à la profondeur psychologique des personnages, qui tentent de lutter tant bien que mal contre leurs failles profondes, y est pour beaucoup, d’autant plus qu’il s’accompagne d’une profonde empathie de l’auteur pour ses personnages, laquelle empathie rejaillit sur le lecteur. Et même si la trame globale du roman (l’histoire d’amour) est relativement prévisible, les détours que se permet Faye (les goules, la Cité Impériale, la caverne du mûrier) sont autant de méandres dans lesquels le lecteur s’égarera avec délices, sans jamais réellement perdre de vue les enjeux fondamentaux de Porcelaine. La langue est précise, le style alerte du fait de l’utilisation du présent de narration ; le roman se dévore d’une traite jusqu’à son final en forme de pied de nez imparable.

On ressort donc de cette Légende du tigre et de la tisseuse (finalement pas si éloignée que ça du précédent roman jeunesse de l’auteur) résolument enchanté ; cela faisait longtemps que la fantasy ne nous avait proposé un tel mélange de dépaysement et de poésie (on pensera ici bien évidemment aux romans de Barry Hughart, dans un registre néanmoins plus humoristique). Et Estelle Faye s’affirme avec cette Porcelaine, finement ciselée, comme une vraie révélation, une nouvelle voix à suivre de la fantasy francophone.

Le Dit de Sargas

« Ourobores » est la collection graphique de Mnémos ; y sont publiés des beaux livres soignés qui conjuguent texte et graphisme, comme Kadath, le guide de la cité inconnue (d’après Lovecraft), ou encore La Vallée de l’éternel retour d’Ursula Le Guin. Le Dit de Sargas bénéficie pour sa part des illustrations de Lionel Richerand, manières de gravures représentant les scènes clés du récit ou encore enluminures de chapitres.

Le Dit de Sargas est le premier volume d’un cycle intitulé « Mythes et légendes des Mille-Plateaux » ; cet univers a mûri dans l’imagination de Frédéric Weil, le boss des éditions Mnémos, et Régis Antoine Jaulin. Le Dit de Sargas, écrit par le seul Jaulin, constitue une introduction au monde des Mille-Plateaux, dont il raconte la genèse comme Le Silmarillion raconte celle de la Terre du Milieu. La comparaison s’arrête assez rapidement, car là où le livre de Tolkien était dense et prenait davantage la forme d’un récit historique, Le Dit… relève, comme son titre l’indique, d’ailleurs, de la transmission orale, et pèse à peine ses cent quarante pages. Un homme, Baten-Kaïtos, et un Tyriak (créature repoussante née du crachat d’un dieu), se rencontrent ; le monstre raconte à l’homme comment leur monde a été créé, depuis les Dieux originels et leurs bisbilles, en passant par la création du monde, puis de l’homme, et toutes sortes d’autres étapes fondamentales. Vu le sujet, on aurait pu craindre que l’auteur adopte une forme de déclamation grandiloquente et théâtrale, qu’il aurait été pénible à lire ; il n’en est rien, l’homme et le Tyriak devisent de manière posée, même si le lyrique surgit parfois, et si les antagonismes séculaires entre les deux races perdurent dans plusieurs affrontements verbaux, voire physiques. Jaulin marie ici des légendes anciennes avec un style moderne, et l’équilibre est assez justement trouvé.

L’originalité des Mille-Plateaux, c’est leur inspiration ; loin des canons habituels de la fantasy, c’est l’Inde qui est au centre de cette recréation : on y parle des quatre temps du Monde (Mahasutra, Kâli Yuga, Mandalayana et Kalaripayat), qui rythment le récit. N’étant pas fin connaisseur de la mythologie indienne, je ne sais ce qui, dans ce livre, fait œuvre d’innovation et ce qui appartient aux thèmes classiques de l’Inde ; quoi qu’il en soit, l’Inde en tant que source est suffisamment rare en fantasy pour ne pas bouder son plaisir (1).

De par sa forme narrative, de par ses racines, Le Dit de Sargas fait ainsi preuve d’originalité ; on reste néanmoins sur sa faim car, après tout, il ne s’agit que d’un premier volume narrant la genèse d’un monde. Maintenant que le décor est planté, on attend la suite, et on ne pourra réellement juger de la qualité et l’intérêt de ce livre qu’à l’aune des volets futurs.

 

Note :
1. On renverra le lecteur curieux aux trois volets du « Prince d’Ayodiâ » d’Ashok K. Banker chez Pocket, à propos de fantasy indienne. [NDLR]

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