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Terminal Mind

Philadelphie, dans un futur relativement proche marqué par la guerre des Hémisphères ayant modifié la donne géopolitique mondiale. La ville est coupée entre Bordiers — les riches, qui vivent sur les hauteurs, et ont accès à toute la technologie, notamment la chirurgie esthétique — et Combiers — les pauvres, donc, qui vivent sur les bords du lac. Trois garçons des deux classes, un peu désœuvrés, s’amusent en hackant des systèmes informatiques. Un jour, ils libèrent une entité électronique qui va causer des dégâts irrémédiables dans la cité. Cette « créature », c’est un cutter, ainsi appelé car il s’agissait à l’origine d’une personne, dont le cerveau a été découpé, les neurones étant ensuite recopiés dans une simulation numérique. Ce cutter va être au centre de la lutte de pouvoir voulue par son créateur, un docteur machiavélique prêt à tout pour arriver à ses fins : mettre la main sur la ville de Philadelphie, au bord de la guerre civile à mesure que Bordiers et Combiers s’opposent.

Terminal Mind a obtenu le Philip K. Dick Award en 2008 (ex aequo avec Adam-Troy Castro pour Emissaries from the Dead), prix créé pour récompenser le meilleur roman paru directement en poche, à l’image de l’essentiel de l’œuvre de Dick. Même si l’évolution des systèmes informatiques est au cœur de l’intrigue, avec ce concept de cutter, la vraisemblance informatique n’est pas la priorité de David Walton : on peine à croire à la plausibilité de tels progrès scientifiques dans un contexte post-apocalyptique ; en outre, aucune explication crédible ne nous est donnée sur le processus de création des cutters, et on assiste même à une scène surréaliste où une hackeuse réussit en une demi-heure à cracker un site dont la prestation consiste à garantir l’anonymat à ses clients ! Le contexte social s’avère lui aussi peu crédible : l’opposition entre riches et pauvres est esquissée à très gros traits. Rajoutez à cela des personnages pas toujours finement esquissés (le pompon pour Alastair Tremayne, savant fou dont l’aspect manipulateur est évident, ce qui ne l’empêche pas de se mettre dans la poche toute personne croisée) et des rebondissements un brin téléphonés, et vous obtiendrez ainsi un roman pas désagréable à lire, car bien rythmé, mais sans grand intérêt et vraisemblablement vite oublié.

Hell

Né à Osaka en 1934, Yasutaka Tsutsui écrit ses premiers récits sous l’influence d’écrivains tels que Dick ou Ballard, avant de s’affranchir de ses tutelles littéraires et verser dans une métafiction des plus personnelles. Couronné de nombreux prix dans son pays, il demeure en France peu connu du grand public malgré trois romans traduits. Une de ses œuvres bénéficie toutefois d’une renommée mondiale, et ce à travers son adaptation en anime : Paprika, de Satoshi Kon, est en effet inspiré d’un de ses romans.

L’enfer du titre, c’est le lieu dans lequel se retrouvent les protagonistes de ce livre : des morts débarqués dans une ville incertaine et qui, après la traditionnelle scène de déstabilisation initiale (« où suis-je ? »), se remémorent leurs existences passées, mais d’une manière détachée, sans sentiments. Aussi, lorsqu’ils croisent qui le patron l’ayant licencié, qui l’homme avec qui sa femme a couché, discutent-ils de manière posée, étalant leur biographie comme s’il s’agissait de celle d’une autre personne. Ce court roman fait de flashbacks suit plusieurs traces : celles d’un gang de yakuzas, dont les membres arpentent des voies diverses à la faveur d’une rencontre avec un autre clan ; celles d’un couple de sans-abris ; celles d’un infirme qui trouve dans son handicap un surcroît de motivation pour réussir sa carrière professionnelle, au mépris de toute considération pour les autres. Les trajectoires individuelles sont autant de faisceaux, tour à tour parallèles, convergents et divergents, qui tissent peu à peu une toile de dissertation dépassionnée — puisque de sentiments il n’y a point — sur l’existence, sur ce que l’Homme fait de sa vie, bien ou mal, et laisse derrière lui, sur la relation aux autres. Puis, soudain, la frontière entre l’enfer et le monde des vivants se fait poreuse, et tout est à reconsidérer…

Roman sans réel début ni fin véritable, ni même d’intrigue à proprement parler, comme si la forme se devait d’épouser le fond sur ce monde aux contours indéterminés, Hell risque de déstabiliser certains de ses lecteurs. Les autres sauront apprécier cette construction par accumulation d’existences, ce livre déroutant qui nous emmène loin de nos certitudes, dans un questionnement permanent, tour à tour drolatique et lugubre, sur l’essence humaine.

Complications

De Nina Allan, on n’avait pu lire jusqu’ici qu’une seule nouvelle, dans Lunatique n° 85. On passe au niveau supérieur, avec un recueil complet intitulé Complications, traduction du titre original The Silver Wind, auquel est venu se rajouter un texte (le premier du livre français). En horlogerie, une complication, c’est une fonction autre que celle de base d’une montre (à savoir indiquer l’heure) : donner la date, chronométrer, voire servir de boussole… Dans le recueil de Nina Allan, tandis que les montres jouent le rôle de machines transtemporelles, les complications concernent davantage les êtres humains et leurs relations. Au début, cela paraît simple : dans « Chambre noire », une femme qui fabrique des maisons de poupées aux pièces secrètes aide son ami, gravement malade, dans ses recherches sur un écrivain, Sylvester John, baptisé « le Lovecraft anglais ». Toutefois, dans « Le Char ailé du temps », le narrateur est Michael Newland, l’un des personnages de Sylvester John ; il nous présente sa famille, et notamment sa sœur Dora, dont il est amoureux, et qui finit par mourir d’une maladie. Heureusement, il peut la revoir une dernière fois grâce à la montre transtemporelle que lui a donnée son oncle. Puis vient « Gardien de mon frère »… et là on se rend vraiment compte des complications : le narrateur en est toujours Michael Newland… sauf qu’il n’a pas de sœur, mais un frère, Stephen, mort avant sa naissance tout en continuant à lui rendre visite régulièrement, tel un fantôme. On pressent alors ce que les nouvelles suivantes vont nous confirmer : la complication principale des montres qui parcourent ces pages, c’est de créer des univers parallèles dans lesquels Michael Newland va voir sa famille se recomposer à chaque texte. Mais tout cela reste davantage suggéré qu’explicité : chaque nouvelle a bien ses bizarreries, on nous y parle de machines transtemporelles, mais l’effet évident de ces instruments nous reste inconnu, car ils ne sont pas utilisés sous nos yeux. Il n’y a qu’en considérant les textes en regard les uns des autres que l’on décèle ces étonnantes recompositions de la cellule familiale, et que se tissent les fils reliant les différentes incarnations des protagonistes. Il en ressort une grande impression d’étrangeté, une ambiance extrêmement déstabilisante où l’on ne sait plus exactement comment est constituée la réalité, ni même s’il existe une réalité ou une multitude de plans parallèles isoprobables. Les protagonistes sont encore plus perdus que le lecteur car, du fait de la perméabilité de ces univers, ils ont parfois des réminiscences d’un ailleurs dont ils ne soupçonnent même pas l’existence. Peu à peu sourd ainsi de ces pages une sensation oppressante, que viendra matérialiser sur les dernières nouvelles un personnage sorti tout droit de l’univers de David Lynch. Entre-temps, on aura apprécié la profonde empathie de Nina Allan pour ses personnages, véritable sujet du recueil, et sa savante construction de ce mécanisme, complexifié à chaque nouvelle qui agit comme une nouvelle roue dentée rajoutée à l’ensemble. On précisera pour terminer que ces histoires d’univers parallèles jouant comme des vases communicants présentent quelques similitudes avec La Séparation, de Christopher Priest ; il n’y a donc rien de surprenant d’apprendre qu’Allan est par ailleurs la compagne dudit Priest… Ajoutez une pincée d’ambiance à la Ballard et vous saurez que ces Complications de Nina Allan constituent un très intéressant recueil, typique d’une certaine science-fiction britannique où les considérations scientifiques comptent moins que l’observation de leurs effets sur l’être humain.

Pucelles à vendre

[Critique commune à Pucelles à vendre et La Fabrique des monstres.]

Alma éditeur a publié au mois d’août deux ouvrages qui retiendront l’intérêt du lecteur des littératures de l’Imaginaire.

Le premier, Pucelles à vendre, est une enquête réalisée par William Thomas Stead, journaliste qui suivit l’affaire de Jack l’Eventreur et publia en 1892 dans la Review of Reviews une fiction anticipatrice sur un paquebot insubmersible, « Du vieux au nouveau monde », avant de succomber exactement vingt ans plus tard à bord du Titanic.

Lecteurs de « Sherlock Holmes », familiers des univers de « Chtulhu » : ici, enquête et horreurs sont atrocement vraies. Du lundi 6 au vendredi 10 juillet 1885, Stead publie dans la Pall Mall Gazette les résultats de son enquête sur la prostitution des pucelles. La majorité sexuelle féminine était alors fixée à treize ans, un homme pouvait faire ce qu’il voulait d’une fille dès lors qu’il obtenait son consentement. Encore faut-il s’entendre sur la validité de cet accord. Stead décrit l’attestation de virginité délivrée par des médecins complices. Les chambres insonorisées aux murs couverts de matelas capitonnés, afin que les victimes attachées par des liens ne soient pas entendues de l’extérieur, tandis qu’on les torture. Les descriptions s’enchaînent jusqu’à la nausée, état de la société victorienne à l’hypocrisie et l’indifférence permissives. Le scandale connaîtra un retentissement international et conduira au cours de cette même année la Chambre des Communes à élever la majorité sexuelle à seize ans. Stead ayant, pour les besoins de son enquête, acheté une jeune fille et obtenu un certificat de virginité, il fera l’objet d’une plainte pour enlèvement et séquestration d’enfant qui se soldera par une peine de trois mois de travaux forcés. L’enquête, motivée par le souhait de réveiller la conscience publique, est un témoignage stupéfiant de ce qui sera appelé le New Journalism.

Le second ouvrage, La Fabrique des monstres, les Etats-Unis et le FreakShow, 1840-1940, est un essai de Robert Bogdan sur le monde de la foire américaine et ses monstres.

Le monstre est une anomalie, qui vient perturber l’ordre apparemment naturel des choses. Il rompt le cours ordinaire, fait exception, s’oppose à la normalité humaine, à condition toutefois d’accepter que l’on puisse définir une norme.

« Le freak ne se définit pas par une qualité intrinsèque ; il renvoie plutôt à une représentation de soi, une manière de se mettre en scène, un point de vue », affirme Robert Bogdan, qui montre combien le phénomène du Freakshow est complexe : il ne suffit pas d’être monstrueux, encore faut-il le devenir, vouloir s’exhiber dans la peau d’un personnage : « Ça vous dirait d’être un géant ? » demande un imprésario à un type qui est seulement très grand.

Véritable attraction populaire qu’orchestrent Barnum, cirques itinérants et Dime Museums, le monstre marque l’intrusion de l’imprévu dans le réel, nous renseigne sur notre propre nature. Bogdan détaille la pseudo-vocation éducative de l’attraction de foire, avant que la science ne s’en empare via la pathologie. Largement illustré, ce splendide volume évoque les singulières histoires des « ambassadeurs de la planète Mars », en réalité des frères microcéphales, rappelle l’origine foraine du Geek, et présente l’inattendue dimension érotique des Ballyhoo et autre Blow off. Arnaque, gogo, boniment, chacun y trouve son compte. Un livre indispensable pour les admirateurs du film Freaks de Browning, ou du Charlatan de William Lindsay Greshman (« Série noire »).

Pour conclure, nous saluerons la cohésion éditoriale d’Alma, qui présente une problématique identique dans ses deux parutions : chosification du corps devenu objet (de désir et/ou de voyeurisme), qu’accompagne une vague caution scientifique et un balancement entre attirance malsaine et répugnance morale.

Deux livres qui trouveront leur place dans votre bibliothèque interdite.

La Fabrique des monstres

[Critique commune à Pucelles à vendre et La Fabrique des monstres.]

Alma éditeur a publié au mois d’août deux ouvrages qui retiendront l’intérêt du lecteur des littératures de l’Imaginaire.

Le premier, Pucelles à vendre, est une enquête réalisée par William Thomas Stead, journaliste qui suivit l’affaire de Jack l’Eventreur et publia en 1892 dans la Review of Reviews une fiction anticipatrice sur un paquebot insubmersible, « Du vieux au nouveau monde », avant de succomber exactement vingt ans plus tard à bord du Titanic.

Lecteurs de « Sherlock Holmes », familiers des univers de « Chtulhu » : ici, enquête et horreurs sont atrocement vraies. Du lundi 6 au vendredi 10 juillet 1885, Stead publie dans la Pall Mall Gazette les résultats de son enquête sur la prostitution des pucelles. La majorité sexuelle féminine était alors fixée à treize ans, un homme pouvait faire ce qu’il voulait d’une fille dès lors qu’il obtenait son consentement. Encore faut-il s’entendre sur la validité de cet accord. Stead décrit l’attestation de virginité délivrée par des médecins complices. Les chambres insonorisées aux murs couverts de matelas capitonnés, afin que les victimes attachées par des liens ne soient pas entendues de l’extérieur, tandis qu’on les torture. Les descriptions s’enchaînent jusqu’à la nausée, état de la société victorienne à l’hypocrisie et l’indifférence permissives. Le scandale connaîtra un retentissement international et conduira au cours de cette même année la Chambre des Communes à élever la majorité sexuelle à seize ans. Stead ayant, pour les besoins de son enquête, acheté une jeune fille et obtenu un certificat de virginité, il fera l’objet d’une plainte pour enlèvement et séquestration d’enfant qui se soldera par une peine de trois mois de travaux forcés. L’enquête, motivée par le souhait de réveiller la conscience publique, est un témoignage stupéfiant de ce qui sera appelé le New Journalism.

Le second ouvrage, La Fabrique des monstres, les Etats-Unis et le FreakShow, 1840-1940, est un essai de Robert Bogdan sur le monde de la foire américaine et ses monstres.

Le monstre est une anomalie, qui vient perturber l’ordre apparemment naturel des choses. Il rompt le cours ordinaire, fait exception, s’oppose à la normalité humaine, à condition toutefois d’accepter que l’on puisse définir une norme.

« Le freak ne se définit pas par une qualité intrinsèque ; il renvoie plutôt à une représentation de soi, une manière de se mettre en scène, un point de vue », affirme Robert Bogdan, qui montre combien le phénomène du Freakshow est complexe : il ne suffit pas d’être monstrueux, encore faut-il le devenir, vouloir s’exhiber dans la peau d’un personnage : « Ça vous dirait d’être un géant ? » demande un imprésario à un type qui est seulement très grand.

Véritable attraction populaire qu’orchestrent Barnum, cirques itinérants et Dime Museums, le monstre marque l’intrusion de l’imprévu dans le réel, nous renseigne sur notre propre nature. Bogdan détaille la pseudo-vocation éducative de l’attraction de foire, avant que la science ne s’en empare via la pathologie. Largement illustré, ce splendide volume évoque les singulières histoires des « ambassadeurs de la planète Mars », en réalité des frères microcéphales, rappelle l’origine foraine du Geek, et présente l’inattendue dimension érotique des Ballyhoo et autre Blow off. Arnaque, gogo, boniment, chacun y trouve son compte. Un livre indispensable pour les admirateurs du film Freaks de Browning, ou du Charlatan de William Lindsay Greshman (« Série noire »).

Pour conclure, nous saluerons la cohésion éditoriale d’Alma, qui présente une problématique identique dans ses deux parutions : chosification du corps devenu objet (de désir et/ou de voyeurisme), qu’accompagne une vague caution scientifique et un balancement entre attirance malsaine et répugnance morale.

Deux livres qui trouveront leur place dans votre bibliothèque interdite.

Sur le fleuve

Au milieu du XVIe siècle, alors que Charles Quint règne sur l’Europe, le conquistador Javier Jimenez mène depuis Bogota une expédition, descendant des affluents de l’Amazone, à la recherche de Manoa, l’une des mythiques cités d’or dont la quête motivait les aventuriers espagnols…

Pour leur récit, les auteurs semblent s’être inspirés de l’expédition de Francisco de Orellana, celui-là même qui nomma le fleuve « Amazone ». Orellana était parti de Quito, en compagnie de Gonzalo Pizarro, vers l’est, suivant les fleuves Coca et Napo à la recherche non pas d’or, mais de cannelle. En manque de provision, l’expédition se sépara : tandis que Gonzalo Pi-zarro rebroussait chemin, Orel-lana poursuivit. La principale source de Léo Henry et Jacques Mucchielli semble être la Relación del nuevo descubrimiento del famoso rio Grande que descubrió por muy gran ventura el capitán Francisco de Orellana de Gaspar de Carvajal, dominicain, comme le père Revilla du roman, et chroniqueur de l’expédition Orellana, qui mentionne notamment la cité d’or de Manoa, contribuant à renforcer le mythe de l’Eldorado et au-delà, l’intérêt de l’Espagne et de sa couronne pour l’Amérique du Sud. La Condamine, lors de son expédition sur l’Amazone en 1744-45, fera justice au mythe de Manoa.

La légende prend racine dans la région de Bogota, où les rites des indiens Chibchas l’accréditait, et dont l’expédition du roman est censée provenir. Cette légende repose sur d’autres, plus anciennes. Celle de sept évêques de Mérida fuyant l’invasion maure en 1150 en emportant leurs reliques sacrées qui auraient fondés les villes de Quivira et Cibola, laquelle est le pendant nord américain de Manoa. Alvar Nunez Cabeza de Vaca relata l’expédition de Panfilo de Narvaez (1528-36) dans Naufragios, qui suscita deux expéditions ultérieures menées par le moine franciscain Marcos de Niza. L’esclave guide noir Esteban, survivant de l’expédition Narvaez, affirma avoir rencontré un moine dans ce qui est aujourd’hui l’état de Sonora (au nord-ouest du Mexique), disant que les autochtones connaissaient des cités débordant de richesses. Le jésuite Colleoni peut être vu comme l’alter ego de ce moine dans le roman.

En perpétrant un massacre d’Indiens, l’expédition Jimenez réveille les forces assoupies d’une antique mythologie amérindienne incarnée par Tyvra’i, le Petit Frère. Un ancien équilibre est rompu. Des forces surnaturelles, qui n’auront de cesse de l’anéantir, sont lâchées sur l’expédition désormais maudite, à moins que les os de Petit Frère ne trouvent le repos rituel auquel ils aspirent…

Bien qu’en pleine nature et à ciel ouvert, Sur le fleuve s’apparente à des huis clos tels que « Le Volcryn » (la novella de George R. R. Martin, aux éditions ActuSF) ou Alien. D’autre part, cette dramatique descente du fleuve évoque aussi bien L’Epouvante de Daniel Walther (J’ai Lu) que l’Apocalypse Now de Francis Ford Coppola, tandis que la dimension fantastique dans ses rapports avec le monde des esprits renvoie au Kalimantan de Lucius Shepard (Denoël). Les divers personnages aux prises avec leur passé ont leur parenté avec le Gundersen du roman de Robert Silverberg Les Profondeurs de la Terre (Livre de Poche). Comme ces quatre dernières œuvres, Sur le fleuve s’inscrit dans la continuité d’Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad, paternité des plus prestigieuses ! L’éloignement de la civilisation se manifeste ici à travers le triomphe de forces surnaturelles où le jaguar n’a rien de maléfique, tandis qu’il y a du Kurtz en chacun des personnages. Si Sur le fleuve n’a pas la puissance du récit de Conrad, il la décline d’une façon moderne qui s’efforce de rendre justice aux victimes de l’Histoire.

Voici un bon livre, comme on aimerait en lire plus souvent, sous une superbe couverture qui ne gâche rien.

Osama

Un roman intitulé Osama sous la plume d’un auteur israélien ? Avouons qu’un tel postulat peut laisser craindre le pire, surtout si on y ajoute la présentation de l’auteur faite par l’éditeur sur le rabat de la quatrième de couverture. Et pourtant…

Si la quatrième de couverture, justement, évoque Philip K. Dick et Le Maître du Haut-Château, ce qui est de bon aloi, davantage que le chef-d’œuvre de Dick, ce Osama est à rapprocher de Christopher Priest, ou encore du Wong Kar-wai de 2046. De Priest, on y retrouve des aspects de La Fontaine pétrifiante ; les « indistincts » renvoient au Glamour, et le ton, l’ambiance, ne sont pas sans faire penser à Une femme sans histoire

À Ventiane, une femme sans histoire, précisément, vient demander à Joe, détective privé et personnage principal, de retrouver Mike Longshott, auteur d’une série de romans de gare à succès : « Oussama ben Laden, Justice Sommaire ». Entre cafés et whiskies, d’impasses en culs de sac, Joe va chercher l’insaisissable Mike Longshott de Paris à Londres, puis New York et retour via Kaboul…

D’Oussama ben Laden, point. Nulle part vous ne le verrez, si ce n’est en carton dans le hall d’un hôtel hébergeant la convention des fans de la série de Mike Longshott. De ses sinistres exploits, vous n’aurez que quelques extraits à l’écriture trop journalistique des romans de la série « Justice Sommaire ». Et on vous laisse imaginer un monde où vous pourriez arborer aux Etats-Unis un badge « I Love Oussama » sans même que cela ne paraisse de mauvais goût…

L’enquête de Joe s’apparente à une lente dérive de cafés en pubs, de pubs en clubs, dans un monde où il apparaît, y compris à ses propres yeux, comme de plus en plus diaphane, inconsistant. Un monde qui lui échappe. Un monde où les cadavres inhérents aux fusillades dont se parent tout roman noir qui se respecte s’évaporent comme dans Les Envahisseurs.

Sous la plume de Lavie Tidhar, le roman noir se grise et s’incolore, glisse loin du hard-boiled dans la fumée si joliment représentée sur la couverture et qui symbolise à elle seule tout ce roman où des ectoplasmes sans consistance s’évanouissent dans l’angle mort d’une vision périphérique. Peut-être n’est-ce pas ici le diable qui gît dans les détails, ni même l’enfer qui semble plutôt de l’autre côté d’un miroir sans tain. Chez Lavie Tidhar, tout est dans les détails et les allusions qui finissent par faire illusion. On se demande bien pourquoi une femme entre dans l’officine d’un privé occidental perdu au Laos pour lui demander de rechercher l’auteur de romans qui traînent sur le bureau du détective comme par hasard… C’est un univers révolu qui rappelle les années 70/80 où l’on fumait partout, parfois même de l’opium, pour s’ouvrir la porte d’un monde fort surprenant pour qui en entrevoit les inquiétants aspects futuristes. Avec un art consommé du flou et des fondus issus de vieux films, Lavie Tidhar nous mène à une cruelle révélation tout en demi-teinte, en tons pastels comme une aquarelle qui déjà se dilue sous une pluie d’été…

Si Christopher Priest, encore, devait écrire une histoire de fantômes, elle ressemblerait sans doute à ce livre…

Tout est en ambiance, en flou, en dilution. Tout est en finesse et n’apparaît qu’au coin de l’œil l’espace d’un instant avant de se fondre, de ne persister sur la rétine comme une image rémanente que le temps de faire naître le doute…

Mais de doute, il n’en subsiste aucun quant à la qualité de ce bouquin, qui n’a en rien volé son World Fantasy Award 2012.

Avertir la Terre

Il fallait s’y attendre ! Après cinq tomes de « Ender » et cinq de la sous-série « L’Ombre », voici maintenant la quasi inévitable préquelle de l’ensemble.

Avant même que « Ender » ne devienne un film, le cycle était déjà devenu une série de comics. Devant le succès de ces adaptations, les gens de chez Marvel manifestèrent l’envie d’en avoir davantage, ainsi que Card l’explique dans sa postface. La préquelle est donc née d’abord comme BD, avant d’être réadaptée en roman par les auteurs. Pour ce faire, il a été décidé d’exploiter le background créé par Card pour la série.

Comment en est-on arrivé à la situation initiale de La Stratégie Ender, une situation à ce point désespérée qu’il faille recourir à un enfant-soldat super-stratège génial comme ultime espoir de survie pour l’humanité ? Qu’il faille fabriquer un tel enfant-soldat de génie, dans une optique qui n’est pas sans évoquer les Khmers Rouges, pour éradiquer les Doryphores (surnom péjoratif donné aux Allemands sous l’occupation) ? Rappelons que dans La Stratégie Ender, des enfants surdoués sont formés à mener des combats spatiaux dans le but d’exterminer lesdits Doryphores sans que leur soit révélé le but final de leur formation, car les adultes ont trop de scrupules pour mener eux même à bien ce génocide.

La Stratégie Ender ne nécessitait pas la création d’un arrière-plan aussi sophistiqué que celui exposé dans la présente préquelle. Certes, quand un auteur de SF élabore un univers, il n’utilise pas forcément d’emblée tout le matériel conçu. Pour écrire le volume originel du cycle, un background assez mince suffisait, mais Card a probablement dû l’enrichir au fur et à mesure de l’écriture des volumes suivants, notamment ceux consacrés à l’Ombre. Au final, Card a élaboré une civilisation interplanétaire qui va se trouver confrontée à la civilisation interstellaire des Doryphores.

Ici, les auteurs ont eu recours à la technique désormais éprouvée consistant à multiplier les lignes narratives pour gonfler le roman. Trois, en l’occurrence.

La première nous présente Victor, un adolescent issu de la société de mineurs indépendants du vaisseau El Cavador qui exploite la ceinture de Kuiper. Utiliser com-me personnages principaux des enfants ou adolescents qui sont encore dans la période formatrice de leur existence est quasiment la marque de fabrique d’O. S. Card. Victor n’échappe pas à la règle.

La seconde met en scène Lem Jukes, héritier peu scrupuleux de la plus grosse compagnie minière du Système solaire.

Sur la dernière, on découvre DeWitt Clinton O’Toole, officier commandant le GOM (groupe d’opération mobile) en plein travail de recrutement pour son unité supranationale super d’élite qui ne semble dépendre de personne. On a bien du mal à croire à l’existence de cette force supranationale qui défendrait les populations contre leurs op-presseurs. Les meilleurs sont les plus chers et ils travaillent (tuent) pour ceux qui ont les moyens de les payer, de les former et de les équiper. Qui ? Les grandes puissances économiques et financières, telle Jukes Ltd, par exemple, aux préoccupations qui semblent assez éloignées de toute ambition caritative. À moins que Card ne considère que la liberté des marchés et la rétribution de la propriété lucrative sont les caractéristiques même de la démocratie, et qu’il faut lutter contre les oppresseurs qui entendent les restreindre. Dès lors, tout est cohérent…

Les deux premières lignes narratives seront, tout au long de ce premier roman, en constante interaction. Les indépendants d’El Cavador découvrent un objet manifestement extraterrestre, qui aborde le système solaire à une vitesse quasi-photonique en décélérant très fort et se dirige droit sur la Terre. Mais avant qu’ils ne puissent prévenir qui que ce soit, ils sont privés de moyens de communication par l’attaque d’un vaisseau de la Jukes Ltd désireuse de s’emparer de l’astéroïde qu’ils exploitent. Le vaisseau extraterrestre s’avère des plus agressifs, et tout le roman va s’articuler autour des péripéties pour récolter des informations sur ces Formiques et les transmettre à la Terre dans le contexte particulier de la société des mineurs de Kuiper décrite dans le détail, et avec un grand souci de cohérence.

Avertir la Terre reste avant tout un récit d’aventures spatiales rondement menées. Bien qu’écrit en collaboration — il est difficile de dire à qui revient quoi —, l’exceptionnel talent de conteur de Card fait toujours effet, et le livre se lit avec une grande facilité. Ce n’est évidemment pas un chef-d’œuvre, mais c’est plutôt bon pour une préquelle à vocation commerciale avant tout.

Les Trois Étoiles de Saint Nicolas

Chroniquer un livre s’avère le résultat d’un lent processus de décantation où amour et désamour se mêlent à la raison. Comment dire son enthousiasme sans basculer dans la flagornerie ? Comment afficher sa détestation sans passer pour un pisse-vinaigre ? Et de manière plus générale, comment donner envie ou non de découvrir un titre ? Vaste sujet, fertile en empoignades virtuelles sur les forums ou réseaux sociaux, en déconvenues et en rancœur dans le pire des cas.

Sans aller jusqu’à honnir l’auteur et ses laudateurs, autant l’affirmer d’emblée, le chroniqueur s’est ennuyé copieusement en lisant Les Trois étoiles de Saint Nicolas. Certes, les multiples références, clins d’œil et autres gimmicks humoristiques n’ont pas échappé à sa sagacité. Il trouve juste tout cela assez lourd, pour ne pas dire indigeste. En fait, à bien y réfléchir, cet omnibus a tout de l’œuvre destinée à un public complice. Du genre érudit, bibliophile et collectionneur de vieux films appréciant le bon vin. Bref, le genre conquis d’avance…

Mais revenons à l’ouvrage lui-même. Bien connu des lecteurs de Bifrost, où il tient une chronique régulière, Pierre Stolze est également réputé dans le fandom, notamment pour des romans récompensés de quelques prix. Edité par Armada, microstructure sise dans le Sud-Est de la France dont on peut acquérir les livres via internet, Les Trois étoiles de Saint Nicolas rassemble trois romans parus entre 1986 et 2002 (Marilyn Monroe et les samouraïs du Père Noël, Greta Garbo et les crocodiles du Père Fouettard, Brigitte Bardot et les bretelles du Père Eternel). Des livres que l’on ne trouvait plus guère que sur le marché de l’occasion.

Loin de l’imagerie des contes pour enfants sages, Pierre Stolze puise son inspiration dans la petite histoire, les récits de voyage, d’aventures, et les archétypes des mauvais genres. Le résultat laisse perplexe, d’autant plus que l’auteur affectionne manifestement les situations incongrues. On vadrouille ainsi entre passé et futur, d’un continent ou d’une planète à l’autre, le verre de vin à la main, l’œil émoustillé par des visions surréalistes, dignes de Salvador Dalí, et les courbes généreuses de quelques actrices. Les trois romans ressemblent à un foutoir, un bazar hétéroclite de références, de citations, d’icônes du cinéma, de figures issues de la culture populaire et d’anecdotes plus ou moins historiques. Le tout raconté avec roublardise dans différents registres littéraires : polar, space opera, roman historique, aventure à l’ancienne…

Si le fond ne tient que par son érudition et le caractère baroque des péripéties, la forme souffre d’un excès de didactisme : on a la fâcheuse impression que l’auteur nous donne la leçon. De longs pavés explicatifs jalonnent le récit, prétexte à des digressions, en fait du bavardage émaillé de quelques saillies drolatiques poussives, qui cisaillent l’intrigue, rendant vaine toute velléité d’évocation ou de suggestion.

Il faut donc se rendre à la raison. Les Trois étoiles de Saint Nicolas n’a pas d’autre prétention que celle d’amuser la galerie. Un public de connaisseurs, féru de bons mots et de plaisir référentiel, que les affinités avec la culture de l’auteur rendent indulgent.

Le Post-Apocalyptique

Fruit de la collaboration entre les éditions ActuSF et la Maison d’Ailleurs, le présent ouvrage reprend quelques-uns des éléments présentés en septembre 2013, lors de l’exposition consacrée au film Stalker d’Andreï Tarkovski et à ses sources d’inspiration, notamment le roman des frères Strougatski (chez Denoël). À cette occasion, les organisateurs ont également présenté au public des documents issus des collections de l’institution helvète ressortissant de l’esthétique post-apocalyptique dont relève à la fois le roman et le film.

On se trouve devant un bel objet — impression sur papier glacé, maquette sobre, abondante iconographie en couleurs — mais dont le format et la pagination (95 pages dans un petit livre de poche) ne permettent qu’un survol du sous-genre. Il ne faut pas s’attendre à une étude exhaustive, plutôt à une sélection éclairée par le propos de quelques spécialistes. L’ouvrage se compose de cinq textes, introduction y comprise, assortis de pistes bibliographiques. Parmi ceux-ci, les deux articles de Francis Valéry semblent les plus dignes d’intérêt. Il dresse dans « Des fourmis et des zones » un parallèle entre le corpus post-apocalyptique et l’étude entomologique, l’humain devenant l’insecte par une inversion des perspectives. Eradiquée parce qu’elle constitue un obstacle ou une menace, exploitée, soumise à une étude par le prélèvement régulier d’échantillons, ou plus simplement ignorée, l’espèce humaine est descendue de son piédestal, ravalée du sommet à la base de la pyramide de l’évolution. De quoi relativiser bien des jugements…

Dans le deuxième article (« Ce fut une bien belle Apocalypse ! »), Francis Valéry, encore, met en relation le surgissement du sous-genre avec la crainte de l’anéantissement nucléaire, né durant la Guerre froide. Il pointe les convergences thématiques issues de la contre-culture avec celles nées des œuvres d’auteurs inquiets du devenir de l’humanité. Par l’intermédiaire de titres provenant essentiellement de la bande dessinée, Valéry démontre, non sans malice, que les apôtres de la fin du monde sont surtout de grands optimistes ne pouvant imaginer de fin définitive pour l’homme.

La suite de l’ouvrage s’avère plus décevante. Dans « Boum, quand le cinéma fait boum », Frédéric Maire nous propose un panorama des récits racontant l’après-fin du monde au cinéma. Apparemment ordonnée de manière chronologique, la sélection apparaît décousue et lacunaire. On en ressort frustré avec au mieux une liste de films à visionner. D’autant que la frustration vire clairement à l’agacement avec l’article consacré à Stalker. L’analyse de l’œuvre de Tarkovski est expédiée. L’auteur lui préfère la description de la scénographie de l’exposition.

Au final, malgré quelques qualités (l’iconographie et les articles de Francis Valéry), Le Post-apocalyptique se révèle un ouvrage tout à fait dispensable. On attend maintenant un véritable essai sur le sujet.

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