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Clementine

« La vie est parfois belle et simple comme une allée de supermarché. » (Edouard L. ( !?)).

Samedi matin, 10h34, entre mamie pousse-chariot et le tout beau tout bio, le rayon des nouveautés SF. Et là, ô surprise, Clementine de Cherie Priest, second tome du « Siècle mécanique », entamé il y a quelques mois par le mémorable Boneshaker, passablement égratigné par votre serviteur et grand vainqueur d’un Razzie pour une traduction plutôt aléatoire ! En chroniqueur curieux et attentif, d’aucuns diraient sadique, on s’approche, on jette un œil, on palpe, on scrute… Et là, Saint Jack D., étonnement, stupéfaction, ébahissement, ahurissement, effarement, éblouissement — merci à toi, dictionnaire des synonymes Word —, émerveillement, donc, changement de traducteur : aux commandes, dorénavant, Etienne Menanteau et Sandy Julien. Alors on s’inquiète, on veut en savoir plus, on feuillette… Accrochez-vous fidèles lecteurs, plus de verbes déclaratifs ou presque. Adieu les « éructa-t-il », les « pleurnicha-t-il » et autres « grommela-t-il ». Et en plus, l’objet livre est toujours aussi réussi : belle illustration d’origine de Jon Foster, marque-page intégré à la couverture, typographie et iconographie de bon goût, le tout pour 14 euros. C’est décidé, un mail au boss, ça vaut peut-être le coup de le chroniquer : « ça pourrait ressembler à de l’acharnement, et nous, on aime pas ça, l’acharnement, à Bifrost… », « oui, mais si c’est thérapeutique, chef », « oui, mais non », « non, mais oui », « bon, ok, pourquoi pas », « yes ! »… Alors on s’y colle… Yark yark yark ! Eh bien non ! Lisez plutôt… Maria « Belle » Boyd est une ancienne espionne confédérée. Bannie par son propre camp, exilée, veuve et ruinée, elle est finalement recrutée par l’agence de détectives Pinker-ton à Chicago. Commanditée par l’armée nordiste, elle devra assurer la protection du Clementine, dirigeable chargé de livrer une mystérieuse cargaison militaire à Louisville. Mais le Clementine est en fait l’ancien Corneille libre, aéronef volé au capitaine Croggon Beauregard Hainey, esclave en fuite, qu’il avait lui-même subtilisé aux confédérés. Accompagné de ses deux acolytes, Hainey n’aura qu’une obsession, se lancer à la poursuite du Clementine et récupérer son bien.

Un roman court, efficace, aux personnages attachants, aux courses-poursuites rondement menées et où la grosse artillerie a une place de choix (mention spéciale pour le Crotale, petit joujou dont tous les garçons ont rêvé). Le tout servi par une intrigue qui en vaut bien une autre et dans un rythme fort maîtrisé par l’auteur. On se surprend même à penser aux « Mystères de l’ouest ». Le duo Hainey/Boyd fonctionne bien et Cherie Priest a su rendre ses personnages charismatiques sans tomber dans la caricature. Seule retenue : avec un peu moins de 250 pages, on aurait aimé que l’auteur nous en donne un peu plus et multiplie les aventures du Clementine. Ainsi, par exemple, les personnages de la fin du roman qui arrivent un peu comme par magie et qui auraient mérités un développement plus conséquent. Quand Boneshaker affichait volontiers un rattachement au steampunk, Clementine oscille entre roman de piraterie (de l’air) et récit d’aventure. Les éditions Eclipse ont choisi de le publier dans leur collection « Science-Fiction ». Pourquoi pas. A noter, et c’est important, que le présent roman peut tout à fait se lire indépendamment du premier volet (vous voilà sauvés !). Conclusion : vive les allées de supermarché ! Naaaaann ! Si vous êtes tentés, allez plutôt chez votre petit libraire spécialisé. En tout cas, sans être le bouquin de l’année, Clementine est une lecture divertissante et une belle manière de réhabiliter Cherie Priest… en attendant la suite de la série avec Dreadnought.

Le Dragon Griaule

Lucius Shepard était un quasi-inconnu lorsque, en 1984, The Magazine of Fantasy & Science Fiction publia, tenant sur une grosse trentaine de pages, l’une des nouvelles de fantasy les plus originales écrites en langue anglaise durant cette décennie, « L’Homme qui peignit le dragon Griaule ».

Ce texte somptueux parut en français dans Fiction, en 1985, et fut de nouveau publié par Denoël un an plus tard dans un recueil devenu aussi fameux (Le Chasseur de jaguar) que la collection qui l’accueillit (« Présence du futur »). Et depuis ? L’auteur continua d’inventer des histoires, dont certaines autour de Griaule. Son travail ne conquit guère qu’un succès d’estime auprès du public américain. Les raisons en sont multiples, qui tiennent essentiellement à ses choix en matière de narration (échappant à toute catégorisation, marqués par une forte dimension introspective, voire métaphysique) et de format d’écriture (prédilection pour la novella). Pour Shepard, absolument rien ou presque rien ne se produisit qui eût dû se produire : la reconnaissance, l’évidence qu’il est un des plus grands écrivains de l’Imaginaire contemporain.

En France, la visibilité de son œuvre tient du continuel miracle éditorial : malgré un écho médiatique et populaire limité, quelques éditeurs consciencieux, passionnés ou suicidaires, se sont relayés pour en assurer la diffusion depuis la fin des années 80. C’est au soutien d’une équipe de fans obstinés (celle du Bélial’, pour ceux qui ne suivent pas), succédant à Robert Laffont et Denoël, que Shepard et son dragon doivent de ne pas être tombés dans l’oubli, ravalés au rang d’auteur et d’objet cultes. Comme tous les miracles, celui-ci restera non seulement éphémère mais ne modifiera pas la marche en avant du milieu éditorial de la SFF et des innombrables événements imaginaires qui s’y produisent, tels que la critique spécialisée les rapporte… Shepard continuera de ne pas se vendre, et Dan Simmons, si.

Griaule évolue dans un monde parallèle au nôtre, que sépare la plus infime marge de possibilité. Pétrifié par un sorcier à l’aube des temps, il gît tel un volcan assoupi au milieu de la vallée de Carbonales, qui a prospéré dans son ombre. Les hommes tout comme la végétation ont colonisé ses flancs. Un étrange écosystème a pris possession de ses entrailles. Les écailles arrachées à sa cuirasse font le bonheur des marchands de rêve. On peut rester des heures à contempler les visions dangereuses reflétées par sa pupille dorée. Toutefois, chez les dragons, l’esprit n’est pas brimé par la matière et peut modifier le réel à loisir ; de sorte que chacun est persuadé dans la vallée que le dragon imprime sa volonté sur la vie et les pensées de la communauté.

Si la métaphore politique est transparente, Griaule étant assimilable à tout système coercitif, comme s’en explique Shepard dans une postface éclairante, l’auteur la file avec grande finesse, parvenant à en réduire la portée théorique pour laisser les six récits constituant le recueil se développer autour de situations et de personnages d’une grande intensité. « L’Homme qui peignit le dragon Griaule » relate le geste fou d’un artiste qui vouera son existence à peindre intégralement la créature. « La Fille du chasseur d’écailles » est une invitation à découvrir l’étrange faune humanoïde qui se dissimule dans ses entrailles. « Le Père des pierres » emprunte sa forme au roman noir américain, pour tenter de démêler la responsabilité du dragon dans une affaire criminelle aux ressorts en apparence tragiquement humains. « La Maison du menteur » est une histoire d’amour contre-nature entre un paria et une dragonne, doublée d’une réflexion sur les rituels collectifs d’expiation de la violence (ou de la bêtise). « L’Ecaille de Taborin » projette ses utilisateurs dans un univers parallèle qui pourrait bien n’être qu’un songe cruel de Griaule lui-même, dont le réveil brutal coïncidera avec sa mort définitive et avec la ruine de Carbonales. Enfin, « Le Crâne » permet à l’auteur de renouer avec un cadre et des préoccupations plus conformes à sa manière, transportant les restes de Griaule dans un Guatemala moderne et violent, repaire de miséreux, de drogués et de trafics en tout genre, paradis des trois bêtes : sociale, humaine, immonde.

La réunion des six longues nouvelles, portées par la répétition de certains motifs et des effets de contraste saisissants, produit un ouvrage qui offre plusieurs lectures possibles, kaléidoscopique comme l’œil à facettes du dragon. Quelle est donc la nature des visions qu’il délivre ? De quoi y parle-t-on exactement ? Peut-être qu’une bonne façon d’en définir l’essence serait de dire qu’il se tient à la frontière entre la nature et ce qui la dépasse, la surnature, entre l’homme et ce qui le dépasse et le contient, la polis, la Cité, la société. Au-delà de la fable politique, de la dénonciation des forces fascisantes et des influences mortifères incarnées par le dragon, Shepard se sert de son grand animal pétrifié comme prétexte à un questionnement sur le libre-arbitre, pour nous parler des hommes et de la manière dont ils vivent entre eux, dont ils appréhendent l’énigme de leur présence au monde. D’ailleurs, pas moins retors que sa créature, l’auteur semble nous suggérer que ces influences mortifères relèveraient peut-être d’une stratégie collective inconsciente, visant à faire endosser à Griaule la responsabilité des fautes de la communauté. Parfait décalque du concept exposé par l’anthropologue James Frazer au début du XXe siècle, soit le processus de désignation du bouc émissaire. Les six récits ne font que ressasser cette incertitude fondamentale : est-ce Griaule qui manipule les hommes ? Les hommes se laissent-ils manipuler, ou se manipulent-ils eux-mêmes ? « Les gens aiment se faire manipuler, car en blâmant une influence extérieure, par essence incontrôlable, ils se dégagent de toute responsabilité. »

Tout comme le dragon pétrifié est un révélateur, chaque texte pris individuellement constitue une révélation ou, pour le dire en employant un terme moins anodin, une apocalypse. Toute révélation est douloureuse, en ce sens qu’elle déchire la trame des choses, où s’écrivent la grande fiction du monde et les petites fictions des individus qu’il renferme. Il n’est donc pas étonnant que, devant se frotter de près ou de loin au phénomène du dragon pétrifié, quelques personnages (comme Korrogly dans « Le Père des pierres »), rejettent ses pouvoirs non seulement dans la catégorie des fantasmes mais doutent même de sa réalité. « Face à une telle puissance, le déni était la seule solution rationnelle. » Mais c’est aussi parce qu’ils aspirent secrètement au changement induit par cette révélation que tous décideront de — ou seront poussés à — s’y confronter, afin d’évaluer leur crédulité, d’éprouver leur libre-arbitre, leur rapport au bien et au mal.

L’ouvrage est donc placé sous le double signe du désir de transformation et de la confrontation. La confrontation que nous décrit Shepard peut se lire de plusieurs manières : confrontation avec la bête pétrifiée bien sûr, mais aussi confrontation entre les hommes, entre les hommes et les femmes (au sens de rencontre amoureuse), confrontation avec des pays, des paysages, luxuriants et tortueux comme des labyrinthes, confrontation avec un monde que la folie des hommes, sans ambiguïté, a rendu hostile (« Après nous avoir lancé des jurons, ils se sont fondus dans la foule, regagnant la bête dont ils étaient issus »). Mais ce n’est pas tout. Car décrire la pétrification de la chair du monstre, la lente oxydation de l’énorme dépouille rongée par les toxines du peintre Méric, faire sentir les subtiles reptations de ses désirs, évoquer le fracas et les couleurs d’une vallée détruite par son agonie incandescente, c’est tenter l’impossible : donner un cadre rassurant, matériel, naturel, à ce qui bouleverse tout homme, c’est-à-dire au prodige de toute rencontre, de toute confrontation avec soi-même.

Lucius Shepard écrit ces lignes superbes :

« Yara reprit les refrains des chansons qu’elle connaissait, et ils parlèrent de chose et d’autres, de leurs groupes préférés, des films les plus nuls qu’ils aient jamais vus, se touchant fréquemment pour réaffirmer leur lien, car ils formaient désormais leur patrie. Une fois sur l’autoroute, ils firent silence tous les deux, Yara contemplant le paysage au-dehors et Snow se concentrant sur la circulation, chacun restant seul avec ses pensées, s’efforçant d’ignorer les éclats de doute et de terreur qui parvenaient depuis les ténèbres, aussi nets, aussi distincts à leurs yeux que la station-service-hôtel-bordel où ils s’arrêtèrent pour faire le plein — un bâtiment bas et laid, baigné dans une lumière jaune citron tel le quartier général des forces du mal […] Par la suite, ils ne roulèrent plus que sur des routes de campagne, des autoroutes nimbées de bleu et des pistes non cartographiées, filant vers le nord-ouest au sein d’un monde ordinaire, peuplé de monstres et de tentations ordinaires, traversant des villes dont la seule raison d’être était le refus de la mort […] sans rien pour les sustenter, rien de certain à tout le moins, hormis la force de leurs imperfections et un espoir renaissant en leur cœur tel un dragon, tandis que derrière le vieux monde tremblait et que la lumière s’embrasait en rugissant. »

Ainsi l’œil à facettes du dragon est-il récapitulation de la vie et conjuration de la mort. Ainsi la lente agonie du monstre pétrifié peut-elle devenir l’occasion d’une révélation bouleversante pour les êtres qui l’observent et, à travers lui, regardent en eux-mêmes, apprenant humblement à s’accepter, comme Snow et Yara le réaliseront dans les toutes dernières lignes du récit clôturant le recueil. Nulle fatalité, nulle manipulation là-dedans. Mais peut-être simplement le début d’une forme accomplie de maturité ou d’une certaine sagesse.

Un grand livre.

Providence

A l’ombre des usines à gaz de l’édition ne prolifèrent pas que les herbes folles. Pour preuve, les nombreux romans dignes d’intérêt paraissant dans de petites structures indépendantes, comme par exemple les éditions du Passage du Nord-ouest, nées en 2002 dans le Sud-ouest de la France. Et ce n’est pas seulement par amour des éditeurs microscopiques que l’on en vient à évoquer dans les pages de Bifrost le roman de Juan Francisco Ferré, mais bien parce que Providence sonne tel un lointain écho au plus célèbre reclus — expression consacrée — ayant vécu en ladite cité : Howard Philip Lovecraft.

Qu’est-ce que Providence ? On pourrait résumer le propos du roman de l’auteur espagnol par cette question. Bien entendu, on ne le fera pas, tant les réponses et les interprétations sont légion. Jeu de piste littéraire et cinématographique, satire caustique du monde capitaliste et de l’économie de marché, farce grinçante visant les libéraux en peau de lapin de l’intelligentsia américaine, dystopie née des œuvres spectaculaires du 11 septembre 2001, à la fois roman conspirationniste et questionnement sur la nature de la réalité, on trouve tout cela dans le roman de Juan Francisco Ferré, et sans doute même davantage. Une œuvre monstrueuse, postmoderne diront certains, sur ce point la référence à Thomas Pynchon ne semble pas usurpée, tant par son ambition et son ampleur que par sa construction et son foisonnement. Bref, un livre fascinant, déroutant, voire agaçant. Le genre de lecture qui ne laisse pas indifférent et dont on parvient difficilement à se dépêtrer.

Quid de l’histoire ? Le premier niveau nous entraîne aux côté d’Álex Franco, un cinéaste espagnol un rien iconoclaste, du moins est-ce ainsi que le bonhomme aime à s’imaginer. Suite à la projection de son premier long métrage au festival de Cannes, il rencontre Delphine, une riche sexagénaire encore très attirante, avec laquelle il couche aussitôt. À sa décharge, si l’on peut nous permettre ce jeu de mots libidineux, Álex est un personnage volage aimant par-dessus toutes les parties de jambes en l’air. S’ensuivent des ébats honorables, à l’issue desquels Álex reçoit un script. A charge pour lui de le réécrire afin d’en tirer un film potable. Direction ensuite l’université de Providence aux States, où Delphine a également usé de son influence pour lui trouver un poste de professeur d’histoire du cinéma. A peine arrivé, Álex nous raconte son séjour dans un journal intime où le cinéma américain et ses clichés viennent peu à peu se mêler à son quotidien. Bien entendu, Álex déconstruit le mythe cinématographique. Il se fait haïr de ses élèves, envoie valdinguer les conventions sociales prévalant dans le milieu universitaire et couche avec toutes les femmes qui lui tombent dans les bras. Il en profite aussi pour régler ses comptes avec l’histoire du septième art et l’establishment du cinéma (« un aquarium trouble abandonné dans une villa expropriée pour non-paiement d’impôts » hanté par des « présences irréelles […] à la recherche d’une opportunité de devenir réalité face à la lumière et de peupler tous les rêves et même tous les cauchemars de tous les cerveaux du monde »).

Le deuxième niveau de l’intrigue s’aventure sur le terrain de la littérature complotiste. Après une longue nuit alcoolisée à Marrakech, au cours de laquelle il a passé un pacte faustien avec un mystérieux inconnu du nom d’Al Hazred, Álex devient le jouet d’un conflit entre deux factions. Harcelé par un certain Jack Daniels (pas comme le bourbon du même nom), qui inonde sa boîte mél de messages pourvus d’en-têtes cryptiques, genre Dans l’abîme du temps, Celui qui chuchotait dans les ténèbres et autre Montagnes hallucinées, Álex découvre les arcanes de la ville de Providence. L’amateur de Lovecraft aura immédiatement reconnu les titres et les thématiques préférées de quelques-unes des nouvelles les plus réputées de l’écrivain de Providence. Ce dernier ne tarde d’ailleurs pas à être mentionné pour son rôle actif dans une société ésotérique, La Confrérie, dont les actes criminels sont dénoncés par une autre organisation occulte : l’Eglise écarlate. Álex se trouve ainsi plongé au milieu d’une guerre entre Bien et Mal, soldat perdu d’une lutte dont l’enjeu semble être le contrôle du monde. Pas moins.

Le troisième niveau est plus difficile à cerner puisque la réalité des événements elle-même devient sujette à caution. Álex vit-il vraiment dans la réalité ou se trouve-t-il plongé dans une simulation informatique copiant le réel ? On ne sait pas. Juan Francisco Ferré semble prendre un malin plaisir à égarer le lecteur. Aussi, peut-on lire éventuellement Providence comme une métaphore du monde post-11 septembre, illustrant la citation d’un conseiller américain du gouvernement Bush : « Nous sommes l’Empire et nous créons notre propre réalité. Et pendant que vous étudiez cette réalité, nous agissons à nouveau et nous créons d’autres réalités nouvelles, que vous pouvez étudier également, et c’est ainsi que les choses se passent. Nous sommes les acteurs de l’histoire. » A moins que la réponse ne se trouve dans ce passage du roman : « Depuis cinquante années, un phénomène insolite s’est passé. Ce n’est pas que le cinéma ressemble de plus en plus à la réalité, bien au contraire : c’est la réalité qui ressemble de plus en plus au cinéma, à tel point qu’il est impossible de les distinguer. Si la vie ressemble à un film, qu’est-ce qu’il reste à faire aux films ? Ressembler à un jeu vidéo ? Et la vie ? Qu’est-ce qu’il lui reste à faire ? »

On le voit, les choses ne sont pas simples, d’autant plus que l’auteur entremêle les trames, multipliant les grilles de lecture, les niveaux d’interprétation et les liens d’intertextualité. Il brouille à dessein les pistes, s’autorisant des digressions bavardes un tantinet lassantes, baladant son lecteur entre perplexité et jubilation.

Alors, au final, qu’est-ce que Providence ? Une expérience de lecture loin d’être déplaisante, mais sans doute aussi quelque peu frustrante. Un roman demandant un investissement total et dont le sens ne se livre pas sans un combat acharné. Personnellement, je ne suis pas persuadé d’avoir tout compris.

Cycle de Tiamat

[Critique portant sur les deux volumes de l'intégrale.]

L’époque veut cela. Des ouvrages jadis disponibles en poche nous reviennent sous la forme de briseurs d’étagères, forts volumes qualifiés ou non d’intégrale et bien trop souvent dépourvus de tout paratexte. Le Cycle de Tiamat (The Snow Queen Cycle en Anglo-Saxonie) de Joan D. Vinge ne fait pas exception à la règle. Deux épais pavés reprenant les trois romans (dont l’un était coupé en trois) parus autrefois chez J’ai Lu. On serait bien en peine de trouver une quelconque plus-value à cette réédition, en dehors des illustrations de couverture de Alain Brion (on peut cependant regretter celles de Michael Whelan). Certes, on nous rétorquera à bon droit que l’opération consistait surtout à rendre disponible des ouvrages difficiles à trouver et parfois vendus très cher sur le marché de l’occasion. Mais alors, pourquoi ne pas avoir profité de l’occasion pour éditer le quatrième volume du cycle, toujours inédit dans l’Hexagone ? Bref, dans le doute, abstenons-nous d’émettre des hypothèses désagréables (pas le genre de la maison… hein ?) et concentrons-nous sur l’histoire.

Sur les vestiges d’un Empire galactique se déploie l’Hégémonie, vaste union de mondes humains. La technique du vol hyperspatial ayant été perdue lors de l’effondrement du Vieil Empire, les astronefs en sont réduits désormais à utiliser les perturbations quantiques provoquées par un trou noir pour « sauter » d’une planète à l’autre. Une technique périlleuse limitant de surcroît les destinations possibles.

Sur Tiamat, monde primitif et isolé orbitant autour de deux soleils, l’hiver est la saison de la renaissance. Cent cinquante années pendant lesquelles la Porte Noire laisse passer les Extramondiens et leurs merveilles technologiques. Une opulence n’étant pas du goût des Etésiens qui y voit comme une profanation de leurs croyances et superstitions, mais qui arrange bien les Hiverniens, en particulier Arienrhod, celle que l’on surnomme la Reine des Neiges. La reine monnaie son pouvoir sur les Etésiens grâce à l’eau de vie, une ressource ne se trouvant nulle part ailleurs dans l’univers. Ainsi, Tiamat subit-elle une double tutelle : celle d’Arienrhod, souveraine capricieuse et jalouse, et celle indirecte de l’Hégémonie. Heureusement, après l’hiver vient l’été. Le Changement tant attendu par les Etésiens, aussi inexorable que la rotation de Tiamat autour de ses étoiles. Et avec lui, la fin du règne d’Arienrhod, privée de l’aide des Extramondiens du fait de la trop grande proximité entre la Porte Noire et les soleils. A moins que la reine ne trouve un stratagème pour garder son pouvoir.

Par son ampleur, le cycle de Tiamat se rapproche des grandes fresques romanesques initiées par Marion Zimmer Bradley et Anne MacCaffrey. On ne peut en effet passer sous silence la parenté indéniable existant entre Ténébreuse, Pern et Tiamat. Une acception de la SF où l’argument technoscientifique se trouve repoussé en arrière-plan pour laisser place à la romance, aux passions humaines et à une forme de suspense intemporel, celui que l’on trouve dans les romans à l’eau de rose.

L’essentiel du cycle, si l’on excepte le roman Finismonde, se déroule sur la planète Tiamat, un monde barbare, périodiquement coupé du reste de l’univers, mais amené à connaître de grands changements grâce à l’action de quelques personnages-clés. Le contexte global est celui d’une redécouverte. Redécouverte par l’Hégémonie du savoir perdu du Vieil Empire et redécouverte par les hommes d’une certaine forme de sagesse, fondée sur l’équilibre harmonieux entre nature et science. Joan D. Vinge dévoile progressivement son univers via les points de vue d’une poignée de personnages, Etésiens, Hiverniens et Extramondiens, appelés à assumer leur destinée, leur devoir et leurs amours contrariés… Effectivement, l’auteure semble bien moins intéressée par la fiction spéculative que par les relations compliquées et un brin nunuches des divers protagonistes d’une histoire tendant à tirer un tantinet à la ligne. Pour tout dire, le récit est carrément interminable et l’on a envie plus d’une fois de coller des baffes aux personnages — métaphoriquement parlant — tant leur états d’âme finissent par agacer. Ajoutons là-dessus des caractères secondaires stéréotypés à gros traits, dignes de figurer dans des novelisations Starwars (on me souffle dans l’oreillette que Joan D. Vinge a écrit celle du Retour du Jedi). Bref, on s’ennuie beaucoup, ne trouvant qu’un intérêt vacillant pour la description de Tiamat, de la cité d’Escarboucle et des mœurs et coutumes des Etésiens. Du sous-Ursula Le Guin, en quelque sorte. On saute les pages, le regard attiré par les rares passages vraiment science-fictif. Le virus divinatoire faisant des personnes contaminées des terminaux biologiques aptes à se connecter sur une base de données cachée. L’eau de vie tirée du cadavre des Ondins, ces créatures génétiquement modifiées vivant dans les océans de Tiamat. Le plasma astropropulseur… Toutefois, cela reste maigre. Le cœur de cible n’est manifestement pas là.

Au final, le Cycle de Tiamat ne laisse pas un souvenir impérissable. Le genre de lecture distrayante, sans plus. A condition de supporter les chichis sentimentaux. Une œuvre qui aurait gagné à suivre une sérieuse cure d’amaigrissement tant les développements oiseux finissent par lasser. Les fans de romanesque apprécieront. Nous, on passe.

Création

Aux portes du Sinaï, dans le désert du Néguev, une étonnante singularité est apparue. Semblable à un jardin nimbé d’une lumière dorée comme le miel, elle défie de ses ramages les observateurs les plus sceptiques. En cette terre aux monothéismes chatouilleux, fertile en prophéties de tout acabit, l’événement a de quoi émouvoir, voire inquiéter les bonnes consciences. Comme un boutefeu dans une région qui ressemble déjà à une poudrière peuplée d’habitants aimant jouer avec les allumettes. En fait, il s’avère que le phénomène prend racine dans les expériences secrètes menées par le gouvernement israélien depuis des décennies au cœur du complexe de la Dimona. Un programme auquel se trouve mêlée bien malgré elle Rachel, jeune botaniste moléculaire prometteuse.

L’événement attire immédiatement les convoitises, en particulier celles de Zacharie Gran-ville, le webangéliste bien connu de la toile. Mobilisant ses ressources et ses fidèles, le milliardaire créationniste monte une expédition en vue de survoler les lieux afin d’en dévoiler ses secrets. Pour couvrir son exploit, il fait appel à Saïd Machker, un virtualiste — une variante high-tech du reporter d’investigation — désabusé et revenu de tout. Même si le bonhomme n’a que peu d’attrait pour l’aventure, la perspective d’une grasse rémunération achève de le convaincre. Parallèlement à l’entreprise du milliardaire, idole des foules zélées, un soldat des forces spéciales françaises doit sauver sa peau. S’étant réveillé dans un verger inconnu, très éloigné du désert où il a perdu connaissance la veille, il est désormais traqué par une créature aussi dangereuse qu’invisible.

Qualifié de porte-étendard d’une nouvelle génération d’auteurs français (dixit la quatrième de couverture, qui n’a peur de rien…), Johan Heliot n’est pourtant plus vraiment un perdreau de l’année. Si l’on devait le présenter, il faudrait plutôt le classer parmi les écrivains les plus expérimentés et les plus prolifiques de l’Imaginaire francophone. Mais force est de constater qu’au fil des ans et des romans, il ne semble pas vieillir, tant son talent de raconteur d’histoires témoigne d’une fougue juvénile, comparable en cela à celle de Christophe Lambert, autre insatiable raconteur d’histoires touche-à-tout.

Premier auteur français à paraître dans la jeune collection « Nouveaux millénaires », Johan Heliot revisite avec Création un des plus vieux mythes de l’humanité, renouant par la même occasion avec un des thèmes classiques de la SF. Il ne faut toutefois pas chercher chez Heliot un vertige spéculatif semblable à celui rencontré dans les nouvelles et romans de Greg Egan. L’auteur français est bien plus à l’aise lorsqu’il s’agit d’explorer, du point de vue de la narration, les pistes ouvertes par son argument de départ. Et même si ses idées ne brillent pas toutes par leur caractère inédit, elles donnent cependant lieu à quelques belles images, on pense notam-ment à ce jardin infini, carrefour entre les multiples mondes.

Bien entendu, l’auteur étant coutumier du fait, l’intertextualité joue à plein. Comment ne pas penser à Contact de Carl Sagan et à Predator de John McTiernan en lisant Création ? Cette intelligence extraterrestre, ce dessein intelligent, avec lequel Zacharie Granville cherche à entrer en contact, suscite moult réminiscences chez le lecteur de SF normalement constitué. Et si le parallèle entre le scientifique et le réalisateur de blockbuster d’action confine au grand écart, rassurons immédiatement le lectorat : Johan Heliot se tire avec panache du guêpier, évitant également les raccourcis faciles sur la situation géopolitique au Proche-Orient et sur le créationnisme.

Au final, Création rejoint sans tarder cette catégorie d’ouvrages sans prise de tête qui nous fait oublier sa brièveté par son humour, sa fraîcheur et son rythme. Un très bon moment de détente, en somme.

Berazachussetts

Longtemps, l’imagerie d’Epinal a cantonné l’Argentine au tango, aux gauchos et aux vastes prairies de la Pampa. Une terre d’utopie pour de nombreux exilés volontaires. Comme une sorte d’Etats-Unis des antipodes. Bien entendu, l’image s’avère trompeuse. L’Argentine est aussi le pays d’une longue litanie de dictatures, de juntes et de gouvernements autoritaires ou populistes, tempérée par un retour à la démocratie en 1983, presque aussitôt obéré par une crise économique dévastatrice. Bref, un terreau fertile pour la littérature comme en témoignent les noms de Jorge Luis Borges, Ernesto Sábato, Julio Cortázar et Adolfo Bioy Casarès.

Les éditions Asphalte se sont fait une spé-cialité des auteurs argentins, contribuant ainsi à la découverte de Félix Bruzzone, Leonardo Oyola, Roberto Arlt et ici Leandro Ávalos Blacha. Et si l’on prend le temps de parler de Berazachussetts dans Bifrost, ce n’est pas uniquement par amour de la littérature argentine, mais aussi parce que ce roman s’aventure à la frontière des genres, à la manière des transfictions chères à Francis Berthelot.

Une fois n’est pas coutume, on se passera du traditionnel résumé de l’argument de départ. Non pas pour éviter de déflorer l’intrigue, mais tout simplement parce qu’il est inracontable. Pour cette raison, on se contentera de mentionner quelques indications factuelles que d’aucuns pourront juger sans queue ni tête, mais qui pourtant illustrent à merveille le niveau de dinguerie de ce court roman.

A Berazachussetts, il semble naturel de croiser au détour d’un chemin une zombie punk, adepte de chair fraîche, de bière et de pogo. A Berazachussetts, les jeunes retraitées pimpantes vivent à feu et pot commun, faute d’une pension suffisante, et se chamaillent comme de bonnes copines en pleine crise d’adolescence. Toutefois, mieux vaut passer son chemin lorsque circulent les Mercedes noires de la jeunesse dorée, surtout si l’on est une femme seule. Ces fins de race se distraient en filmant les viols qu’ils organisent en faisant pression sur de pauvres bougres, dont certains prennent parfois goût au crime. Pendant ce temps, l’ancien maire vaque à ses affaires, à l’abri dans sa villa payée grâce à l’argent détourné durant son mandat. Il rit bien des pauvres, de leur odeur, de leurs goûts douteux, de leurs tics, de leur agitation à la perspective de la victoire du club de foot local. Le spectacle ne parvient pourtant pas à lui faire oublier ses hantises. Le spectre de sa femme qu’il a fait assassiner parce qu’elle le trompait. Et la terrible Periquita, une gamine paralytique qui connaît tout sur tout dans la ville, dont elle terrorise les habitants avec sa milice d’éclopés. Tout ce beau monde se côtoie, se croise, s’épie et se supporte avec plus ou moins de bonheur et de jalousie. Et personne ne voit la révolution qui couve, sur le point d’éclater sous leurs pieds, du côté du cimetière…

On le voit, Berazachussetts apparaît comme un melting-pot d’influences diverses, entrées en ébullition dans le creuset d’une ville ressemblant à Buenos Aires, sans vraiment l’être. Polar, étude de mœurs, roman gore et comédie baroque, on trouve un peu de tout cela dans le ro-man de Leandro Ávalos Blacha. L’auteur argentin déforme la réalité, opérant notamment un glissement dans la toponymie des lieux, et l’on sent qu’il s’amuse beaucoup à le faire, d’une manière grinçante, absurde sans être grotesque. Car Berazachussetts est très drôle, pour ne pas dire jouissif. A l’instar de Marc Behm, auteur auquel on pense plus d’une fois, Leandro Ávalos Blacha ne s’embarrasse ni d’une longue scène d’exposition, ni d’explication. Il nous embarque illico dans un récit dont le rythme s’accélère en un crescendo apocalyptique jusqu’à déboucher sur un déluge quasi biblique et une révolution sociale.

Au travers de l’énormité des situations, bigger than life dirait-on, la réalité transparaît sous la fiction. Ségrégation socio-spatiale, paupérisation, consumérisme, lutte des classes, bien peu des maux de l’Argentine échappent au regard caustique de l’auteur. Il passe l’ensemble à la moulinette d’un humour rageur et salutaire. Ainsi, entre catharsis et satire, Berazachussetts s’apparente à un conte dont la morale aurait été écrite par un sale gosse, à l’œuvre durant un carnaval. Autant dire que l’on recommande l’ouvrage chaudement.

Béhémoth

« C’est quoi l’âge d’or de la SF ? Quatorze ans. »

Prenant au pied de la lettre la boutade, Scott Westerfeld ne fait pas dans la demi-mesure, bien au contraire, il ferait même plutôt dans la démesure, comme on va le voir. Depuis la parution des séries Uglies, Midnighters et Peeps, on a pris l’habitude de découvrir ses romans au rayon jeunesse des librairies. Touche-à-tout des littératures de l’Imaginaire, ayant œuvré dans le domaine de la SF et du fantastique, il revisite avec la trilogie Léviathan l’Europe de la Belle Epoque. Une expression passe-partout masquant une réalité beaucoup moins gaie qui aboutira à la Première Guerre mondiale. Nous sommes ainsi sur le terrain de l’Histoire alternative dans une interprétation du terme lorgnant davantage du côté du rétro-futurisme — on n’ose guère prononcer ici le terme steampunk tant il est désormais galvaudé — que du côté de l’uchronie. Avertissement aux éventuels étourdis. Béhémoth est le deuxième volet d’une intrigue commencée sur les chapeaux de roue avec Léviathan en septembre 2010. Résumons un peu les choses pour ceux qui auraient raté le premier épisode.

1914. Veillée d’armes en Europe. Entre Darwinistes, passés maîtres dans l’art de la manipulation des fils de la vie, et Clankers fiers de leurs mécanopodes géants et de leurs cuirassés terrestres, l’ambiance n’est plus à l’entente cordiale. Bien au contraire, on fourbit ses armes secrètes et on resserre ses alliances en attendant d’écraser l’ennemi.

Tiré brutalement d’une jeunesse dorée par l’assassinat de son père, l’archiduc d’Autriche-Hongrie, le prince Alek, héritier de l’Empire par la main gauche, doit fuir précipitamment en compagnie de son mentor et de quelques serviteurs dignes de confiance. Après moult péripéties et affrontements titanesques dont on évitera de dévoiler les détails, il embarque sur le Léviathan, aérostat de l’Air Service britannique. Un écosystème vivant fabriqué grâce aux bons soins de la science darwiniste. Prenant garde de ne pas révéler son identité, il se lie d’amitié avec l’aspirant Sharp sans savoir que le jeune officier est en fait une jeune fille déterminée qui s’est fait passer pour un homme afin d’intégrer l’équipage.

En route pour Constantinople, les Darwinistes et leurs alliés de circonstance s’apprêtent à rencontrer le sultan ottoman afin de le convaincre de rester neutre dans le conflit qui s’annonce. Une tâche ardue tant les espions allemands pullulent dans la cité sur le Bosphore…

On ne peut pas reprocher à Béhémoth le caractère plan-plan de son histoire. Tout au plus, peut-on déplorer l’intrigue un tantinet téléphonée. Pour le reste, Scott Westerfeld se révèle un redoutable raconteur d’histoire, digne héritier des feuilletonistes. A la différence de Léviathan, Béhémoth délaisse les ressorts du roman d’apprentissage, privilégiant davantage ceux du récit d’aventure. En fait, le deuxième volet de la trilogie prolonge les pistes ouvertes dans le précédent tome, tout en étoffant l’univers hybride, mélange de fantaisie rétro-futuriste et d’uchronie. Et si les personnages ne brillent toujours pas par leur profondeur psychologique, ils restent des archétypes efficaces tenant toute leur place dans le récit. On regrettera juste l’absence d’une âme damnée, histoire de dramatiser davantage l’intrigue.

Mais le véritable héros reste toujours cette Europe alternative dont Westerfeld nous dévoile les différents aspects. Entre chimères génétiquement créées, terrifiants canons Tesla, mécas et titanesques béhémoths, toute une géopolitique à la fois familière et différente se déploie en arrière-plan. Et si Béhémoth prend le temps de dépeindre Constantinople, l’Istanbul turque, ville déjà fascinante en elle-même, c’est pour nous en faire découvrir un aperçu inédit, à l’aune des divergences introduites par l’auteur américain.

Ajoutons enfin que l’objet livre est en tout point à la hauteur de l’histoire. Aux illustrations de Keith Thompson rappelant les images des romans de Jules Verne, il faut ajouter une iconographie inspirée d’affiches du dé-but du XXe siècle (celle de Léviathan était adaptée d’une carte humoristique de 1914 que l’on trouve souvent dans les manuels d’Histoire). Ces à-côtés confèrent à l’ouvrage une réelle plus-value. Seule faute de goût : la couverture. On nous pardonnera d’user du terme « tarte » pour la qualifier. Celle de Léviathan n’était déjà pas brillante. Ici, c’est pire.

Bref, Béhémoth creuse de façon convaincante le sillon ouvert par Léviathan. Les près de cinq cents pages défilent sans que l’on s’en rende compte, ce qui n’est pas la moindre des qualités d’un ouvrage aussi distrayant qu’inventif. Dire que l’on a hâte de lire Goliath, troisième volet de cette trilogie, confine à l’euphémisme. Il faudra pourtant attendre septembre 2012.

Le Bloc

La « Série noire » nous annonce 2012 dans la joie. Après Préparer l’enfer (de Thierry Di Rollo), la désormais classique collection s’offre une seconde anticipation politique à la fois glaçante et lourde, signée Jérôme Leroy. Si Le Bloc n’a rien du roman de SF et tout du polar noir bien serré, son thème lui ouvre pourtant les pages de Bifrost : avant les élections présidentielles qui voient l’échec de la droite, de la gauche et du modèle so-cial en général, les émeutes se généralisent. Alors que le chaos et la violence urbaine s’installent en France, un seul parti semble en mesure de tirer son épingle du jeu, Le Bloc, dont plusieurs membres pourraient faire leur entrée au gouvernement… avant les prochaines élections qui, en toute logique, devraient voir la présidente du Bloc l’emporter haut la main. Jusqu’ici, rien de nouveau, sauf que Le Bloc est un Front National non déguisé, que plusieurs personnages sont immédiatement identifiables, que l’hystérie sécuritaire nous rappelle quelque chose et que Jérôme Leroy sait de quoi il parle. Bilan, une fable politique très sérieuse qui évite tout penchant didactique en se plongeant dans la tête de deux protagonistes radicalement différents, mais liés par la même idéologie postfasciste dangereusement séduisante. On pense inévitablement à L’Affaire N’Gustro de Manchette, qui mettait également en scène un nazillon sympathique et retors. Ici, le procédé fonctionne tout aussi bien. C’est d’ailleurs là l’intérêt principal du roman : nous faire voir le monde à travers les yeux de deux personnages a priori peu recommandables, mais forcément humains et touchants, dans la mesure où le lecteur traverse les épreuves de la vie avec eux. Dès lors, il est difficile de ne pas s’attacher, comprendre, compatir et, au final, accorder du crédit à leur mode de pensée. La lecture de Le Bloc laisse donc un goût amer dans la bouche, et même si l’on sait que l’un des points forts du populisme consiste à flatter la réalité dans ce qu’elle a de plus simpliste sous prétexte de nous la faire comprendre, la fascination demeure. De quoi donner des sueurs froides aux plus engagés d’entre nous, même si Jérôme Leroy relâche la pression avec un final un peu attendu et des situations un peu trop caricaturales (littérairement s’entend) pour accrocher véritablement. Reste que ce texte vaut largement le détour et se lit justement comme un bon roman noir. C’est — aussi — le but. Très cinématographique, Leroy pose son intrigue en une seule nuit. La nuit, celle où tout se joue, celle où Le Bloc va enfin faire son entrée au gouvernement, celle où la patronne et quelques cadres ont rendez-vous avec le ministre de l’Intérieur. Antoine — le mari de la patronne — vide tranquillement son bar en attendant le retour de sa femme dont il est toujours éperdument amoureux. Pour Stanko, fidèle ami d’Antoine et chef du service d’ordre, c’est une toute autre histoire. Seul dans une chambre, il attend, trahi par tout le monde. Qui dit négociations dit sacrifices. Et l’une des conditions, c’est justement la peau de Stanko, à qui la police a des raisons d’en vouloir. Mais attention, c’est aux sbires du Bloc de s’en charger. Pas question d’impliquer qui que ce soit d’autre. Le Bloc va devoir faire le ménage pour obtenir sa place au conseil des ministres. Alors tout le monde est d’accord. Exit Stanko. Une sentence de mort qu’Antoine a lui aussi approuvé. Pourtant, les deux hommes ont vingt-cinq ans d’amitié derrière eux. Vingt-cinq ans qui les ont vus traverser les épreuves, les luttes et les combats (des plus policés aux plus sanglants). Vingt-cinq ans qui disparaissent ce soir.

On le voit, Leroy ne lésine pas sur la tragédie. C’est sans doute le seul défaut du livre. Antoine est un intellectuel écœuré par la lâcheté de ses contemporains. Stanko un skin au passé douloureux. Tout ceci fleure bon le lyrisme, et, souvent, le ridicule. Mais on l’a dit, ces petits défauts ne doivent pas rebuter le lecteur curieux. Il suffit de fermer les yeux sur la cinématographie et se laisser emporter par le vent de l’histoire. Tout fonctionne. Tout est logique. Tout est normal.

Le soir du 31 décembre 2011, j’espère que vous avez réfléchi avant de souhaiter bonne année à vos invités.

Vertige

Trois types se réveillent dans ce qui ressemble bien à une caverne enchâssée sous un glacier. Deux sont reliés par une laisse d’acier rivetée au sol, le troisième a la tête enclose derrière un masque de fer inamovible. Le matériel qui les entoure est des plus sommaires. Un réchaud, quelques bouteilles de gaz, une tente et deux duvets, une poignée d’oranges. Ils ne se connaissent pas. Ils ne savent pas pourquoi ils sont là. Chacun va devoir survivre… à l’environnement, bien sûr, mais aussi (surtout ?), à ses compagnons d’infortune.

On l’aura compris, nous sommes ici en présence d’un pur survival, genre qu’on a davantage l’habitude de fréquenter dans les salles obscures que dans les pages d’un roman, à fortiori sous la plume d’un auteur français.

Si Franck Thilliez n’est pas un styliste, c’est en revanche un raconteur d’histoire efficace. Doublé d’un amoureux des littératures de genre, du thriller à la SF, comme en témoigne sa bibliographie. Porté par un succès commercial considérable (traduit dans une douzaine de langues, notamment aux USA chez Penguin, adapté au cinéma — La Chambre des morts, par Alfred Lot), après une dizaine de romans publiés, il joue aujourd’hui dans la cours des Maxime Chattam et autre Jean-Christophe Grangé, la simplicité en plus, sans doute, en tout cas en ce qui concerne ce dernier, et peut-être même une vraie sincérité dans sa démarche littéraire et son approche des genres…

Aucun doute, Franck Thilliez a biberonné du cinéma d’horreur dès tout petit. Avec le présent Vertige, il rend hommage à cette influence séminale de jolie manière (on pense immédiatement au travail d’Eli Roth, au Saw de James Wan ou encore à The Descent de Neil Marshall), toute d’efficacité, comme il se doit. Une sorte de déclaration d’amour au domaine, en somme, avec ses figures imposés et un twist final (un double twist, même !) un peu téléphoné mais qui fait néanmoins son effet. Sans doute reprochera-t-on au présent livre quelques grosses ficelles, ça et là quelques dialogues convenus peu crédibles et décalés. Sans doute, oui. Mais demeure un bouquin de pur divertissement dans un registre finalement assez peu pratiqué par chez nous, une lecture plaisir qui s’avale d’une traite et remplit parfaitement son contrat.

Au final, Vertige achève de placer son auteur au rang des créateurs français populaires assumant pleinement leurs inspirations, quelque part entre Alexandre Aja et Abel Ferry, deux réalisateurs qui seraient bien inspirés de lire le présent roman… Et si Franck Thilliez n’est pas encore Stephen King, il l’a lu, assurément, y a pris plaisir, c’est l’évidence, et compris, n’en doutons pas, le chemin à suivre. Tant mieux.

Moi, Lucifer

Contrastée.

Telle est l’impression laissée par la lecture de ce roman, premier livre traduit (mais troisième écrit, sur un total de huit à ce jour) par Glen Duncan, nouvelle trouvaille de la collection « Lunes d’encre » (trouvaille qui n’a rien à voir avec l’autre Duncan de ladite collection, prénommé Hal). Contrastée, donc. Car si cette autobiographie de Lucifer réserve quelques jolis morceaux de bravoures, affiche un humour politiquement incorrect salutaire (« Un des inconvénients de mon travail avec les nazis, c’était que leur cruauté risquait en permanence de causer leur perte, du fait que ses sous-produits (excellents) mettaient en danger le processus dans son ensemble. ») et une poignée de répliques d’une perfidie proprement… satanique, oui, il ne s’en dégage pas moins un ennui patent et finalement, tout de même, un sentiment, diffus, mais bien réel, de « tout ça pour ça… ».

Dieu propose un marché à Lucifer : passer trente jours dans la peau d’un humain, faire un peu le point, tranquille, ne pas tout péter, puis envisager sereinement l’option d’un rachat, d’une rédemption, pour regagner fissa le Paradis. Notre « bon » Lucifer récupère donc le corps d’un suicidé, un loser tout ce qu’il y a de loser, Declan Gunn (on notera l’anagramme du nom de l’auteur…), mauvais écrivain, amant médiocre doté d’une petite bite et d’un physique au mieux quelconque, et dont la vie, tant professionnelle que personnelle, se résume en un mot : minable. Autant dire que pour remédier à tout ça, Lucifer a du pain sur la planche…

Outre les déboires de Lucifer dans sa toute nouvelle défroque humaine (on l’a dit, quelques passages vont s’avérer croustillants, pour le moins), dites déboires narrées à la première personne, notre diable de héros digresse sans cesse sur son passé et l’histoire de l’humanité, un procédé si systématique qu’il en devient vite assez lassant (en dépit de quelques passages remarquables, notamment celui sur l’épisode de Pilate et la crucifixion, ou encore de Heinrich), les digressions engendrant d’autres digressions, le tout parsemé de points de suspension, d’exclamation et de parenthèses… Mwouais. Et au final, on s’en doute, nulle rédemption en prévision, même si un instant, on croit que… et un constat assez convenu sur la filiation Satan/Humanité doublé de la notion de liberté excluant celle de dieu, d’où le mal. Bon.

Restent, on l’a dit, quelques jolis passages et vrais moments de bravoure, deux trois éclairs (« l’Enfer, c’est l’absence de Dieu et la présence du temps ») et franches rigolades. C’est déjà pas si mal mais, pour tout dire, on attendra la sortie (annoncée) de The Last Werewolf chez le même éditeur pour se prononcer plus avant sur l’auteur…

Ça vient de paraître

Les Armées de ceux que j'aime

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 116
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