Lucius Shepard était un quasi-inconnu lorsque, en 1984, The Magazine of Fantasy & Science Fiction publia, tenant sur une grosse trentaine de pages, l’une des nouvelles de fantasy les plus originales écrites en langue anglaise durant cette décennie, « L’Homme qui peignit le dragon Griaule ».
Ce texte somptueux parut en français dans Fiction, en 1985, et fut de nouveau publié par Denoël un an plus tard dans un recueil devenu aussi fameux (Le Chasseur de jaguar) que la collection qui l’accueillit (« Présence du futur »). Et depuis ? L’auteur continua d’inventer des histoires, dont certaines autour de Griaule. Son travail ne conquit guère qu’un succès d’estime auprès du public américain. Les raisons en sont multiples, qui tiennent essentiellement à ses choix en matière de narration (échappant à toute catégorisation, marqués par une forte dimension introspective, voire métaphysique) et de format d’écriture (prédilection pour la novella). Pour Shepard, absolument rien ou presque rien ne se produisit qui eût dû se produire : la reconnaissance, l’évidence qu’il est un des plus grands écrivains de l’Imaginaire contemporain.
En France, la visibilité de son œuvre tient du continuel miracle éditorial : malgré un écho médiatique et populaire limité, quelques éditeurs consciencieux, passionnés ou suicidaires, se sont relayés pour en assurer la diffusion depuis la fin des années 80. C’est au soutien d’une équipe de fans obstinés (celle du Bélial’, pour ceux qui ne suivent pas), succédant à Robert Laffont et Denoël, que Shepard et son dragon doivent de ne pas être tombés dans l’oubli, ravalés au rang d’auteur et d’objet cultes. Comme tous les miracles, celui-ci restera non seulement éphémère mais ne modifiera pas la marche en avant du milieu éditorial de la SFF et des innombrables événements imaginaires qui s’y produisent, tels que la critique spécialisée les rapporte… Shepard continuera de ne pas se vendre, et Dan Simmons, si.
Griaule évolue dans un monde parallèle au nôtre, que sépare la plus infime marge de possibilité. Pétrifié par un sorcier à l’aube des temps, il gît tel un volcan assoupi au milieu de la vallée de Carbonales, qui a prospéré dans son ombre. Les hommes tout comme la végétation ont colonisé ses flancs. Un étrange écosystème a pris possession de ses entrailles. Les écailles arrachées à sa cuirasse font le bonheur des marchands de rêve. On peut rester des heures à contempler les visions dangereuses reflétées par sa pupille dorée. Toutefois, chez les dragons, l’esprit n’est pas brimé par la matière et peut modifier le réel à loisir ; de sorte que chacun est persuadé dans la vallée que le dragon imprime sa volonté sur la vie et les pensées de la communauté.
Si la métaphore politique est transparente, Griaule étant assimilable à tout système coercitif, comme s’en explique Shepard dans une postface éclairante, l’auteur la file avec grande finesse, parvenant à en réduire la portée théorique pour laisser les six récits constituant le recueil se développer autour de situations et de personnages d’une grande intensité. « L’Homme qui peignit le dragon Griaule » relate le geste fou d’un artiste qui vouera son existence à peindre intégralement la créature. « La Fille du chasseur d’écailles » est une invitation à découvrir l’étrange faune humanoïde qui se dissimule dans ses entrailles. « Le Père des pierres » emprunte sa forme au roman noir américain, pour tenter de démêler la responsabilité du dragon dans une affaire criminelle aux ressorts en apparence tragiquement humains. « La Maison du menteur » est une histoire d’amour contre-nature entre un paria et une dragonne, doublée d’une réflexion sur les rituels collectifs d’expiation de la violence (ou de la bêtise). « L’Ecaille de Taborin » projette ses utilisateurs dans un univers parallèle qui pourrait bien n’être qu’un songe cruel de Griaule lui-même, dont le réveil brutal coïncidera avec sa mort définitive et avec la ruine de Carbonales. Enfin, « Le Crâne » permet à l’auteur de renouer avec un cadre et des préoccupations plus conformes à sa manière, transportant les restes de Griaule dans un Guatemala moderne et violent, repaire de miséreux, de drogués et de trafics en tout genre, paradis des trois bêtes : sociale, humaine, immonde.
La réunion des six longues nouvelles, portées par la répétition de certains motifs et des effets de contraste saisissants, produit un ouvrage qui offre plusieurs lectures possibles, kaléidoscopique comme l’œil à facettes du dragon. Quelle est donc la nature des visions qu’il délivre ? De quoi y parle-t-on exactement ? Peut-être qu’une bonne façon d’en définir l’essence serait de dire qu’il se tient à la frontière entre la nature et ce qui la dépasse, la surnature, entre l’homme et ce qui le dépasse et le contient, la polis, la Cité, la société. Au-delà de la fable politique, de la dénonciation des forces fascisantes et des influences mortifères incarnées par le dragon, Shepard se sert de son grand animal pétrifié comme prétexte à un questionnement sur le libre-arbitre, pour nous parler des hommes et de la manière dont ils vivent entre eux, dont ils appréhendent l’énigme de leur présence au monde. D’ailleurs, pas moins retors que sa créature, l’auteur semble nous suggérer que ces influences mortifères relèveraient peut-être d’une stratégie collective inconsciente, visant à faire endosser à Griaule la responsabilité des fautes de la communauté. Parfait décalque du concept exposé par l’anthropologue James Frazer au début du XXe siècle, soit le processus de désignation du bouc émissaire. Les six récits ne font que ressasser cette incertitude fondamentale : est-ce Griaule qui manipule les hommes ? Les hommes se laissent-ils manipuler, ou se manipulent-ils eux-mêmes ? « Les gens aiment se faire manipuler, car en blâmant une influence extérieure, par essence incontrôlable, ils se dégagent de toute responsabilité. »
Tout comme le dragon pétrifié est un révélateur, chaque texte pris individuellement constitue une révélation ou, pour le dire en employant un terme moins anodin, une apocalypse. Toute révélation est douloureuse, en ce sens qu’elle déchire la trame des choses, où s’écrivent la grande fiction du monde et les petites fictions des individus qu’il renferme. Il n’est donc pas étonnant que, devant se frotter de près ou de loin au phénomène du dragon pétrifié, quelques personnages (comme Korrogly dans « Le Père des pierres »), rejettent ses pouvoirs non seulement dans la catégorie des fantasmes mais doutent même de sa réalité. « Face à une telle puissance, le déni était la seule solution rationnelle. » Mais c’est aussi parce qu’ils aspirent secrètement au changement induit par cette révélation que tous décideront de — ou seront poussés à — s’y confronter, afin d’évaluer leur crédulité, d’éprouver leur libre-arbitre, leur rapport au bien et au mal.
L’ouvrage est donc placé sous le double signe du désir de transformation et de la confrontation. La confrontation que nous décrit Shepard peut se lire de plusieurs manières : confrontation avec la bête pétrifiée bien sûr, mais aussi confrontation entre les hommes, entre les hommes et les femmes (au sens de rencontre amoureuse), confrontation avec des pays, des paysages, luxuriants et tortueux comme des labyrinthes, confrontation avec un monde que la folie des hommes, sans ambiguïté, a rendu hostile (« Après nous avoir lancé des jurons, ils se sont fondus dans la foule, regagnant la bête dont ils étaient issus »). Mais ce n’est pas tout. Car décrire la pétrification de la chair du monstre, la lente oxydation de l’énorme dépouille rongée par les toxines du peintre Méric, faire sentir les subtiles reptations de ses désirs, évoquer le fracas et les couleurs d’une vallée détruite par son agonie incandescente, c’est tenter l’impossible : donner un cadre rassurant, matériel, naturel, à ce qui bouleverse tout homme, c’est-à-dire au prodige de toute rencontre, de toute confrontation avec soi-même.
Lucius Shepard écrit ces lignes superbes :
« Yara reprit les refrains des chansons qu’elle connaissait, et ils parlèrent de chose et d’autres, de leurs groupes préférés, des films les plus nuls qu’ils aient jamais vus, se touchant fréquemment pour réaffirmer leur lien, car ils formaient désormais leur patrie. Une fois sur l’autoroute, ils firent silence tous les deux, Yara contemplant le paysage au-dehors et Snow se concentrant sur la circulation, chacun restant seul avec ses pensées, s’efforçant d’ignorer les éclats de doute et de terreur qui parvenaient depuis les ténèbres, aussi nets, aussi distincts à leurs yeux que la station-service-hôtel-bordel où ils s’arrêtèrent pour faire le plein — un bâtiment bas et laid, baigné dans une lumière jaune citron tel le quartier général des forces du mal […] Par la suite, ils ne roulèrent plus que sur des routes de campagne, des autoroutes nimbées de bleu et des pistes non cartographiées, filant vers le nord-ouest au sein d’un monde ordinaire, peuplé de monstres et de tentations ordinaires, traversant des villes dont la seule raison d’être était le refus de la mort […] sans rien pour les sustenter, rien de certain à tout le moins, hormis la force de leurs imperfections et un espoir renaissant en leur cœur tel un dragon, tandis que derrière le vieux monde tremblait et que la lumière s’embrasait en rugissant. »
Ainsi l’œil à facettes du dragon est-il récapitulation de la vie et conjuration de la mort. Ainsi la lente agonie du monstre pétrifié peut-elle devenir l’occasion d’une révélation bouleversante pour les êtres qui l’observent et, à travers lui, regardent en eux-mêmes, apprenant humblement à s’accepter, comme Snow et Yara le réaliseront dans les toutes dernières lignes du récit clôturant le recueil. Nulle fatalité, nulle manipulation là-dedans. Mais peut-être simplement le début d’une forme accomplie de maturité ou d’une certaine sagesse.
Un grand livre.