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Les choses immobiles

Si la rencontre entre les éditions Mu et Michael Roch n’avait pas encore eu lieu, il faudrait à tout prix la provoquer, tant la ligne éditoriale initiée par Davy Athuil, et désormais soutenue par Mnémos depuis 2020, sem­ble taillée pour cet auteur im­mensément talentueux. Parmi les courts romans au catalogue, est-il encore besoin de citer Moi, Peter Pan (2016) ou Le Livre jaune (2019, cf. Bifrost 95), deux superbes textes aux ac­cents oniriques et contemplatifs qui ont séduit, à juste titre, de nombreux lecteurs ?

Voici le récit de Charles, un Martiniquais de retour au pays suite au décès de son père. Ce mouvement de fuite le conduit d’abord dans un entre-deux, lui qui n’a jamais été de là-bas mais n’est plus réellement d’ici, où tout a tellement changé. Confronté aux bouleversements écologiques et sociaux que l’auteur imagine à l’œuvre dans cette Marti­nique de 2037, Charles se cherche, entre drame familial et lutte pour l’indépendance de l’île…

Michael Roch, ce sont des textes qui tiennent du rêve, avec cette part d’insaisissable et du conte, ce cheminement introspectif touchant à l’intime. C’est là son tour de force, à chaque fois : faire de quelque chose qui est d’abord sien un lieu universel où chacun saura retrouver une part de son propre parcours, en écho lointain de ce qui ré­sonne en tout être humain. C’est une langue vivante, sensuelle, qui charrie sans rougir douceur et violence, érotisme et brutalité, poésie et vulgarité. Quelle liberté, quelle respiration de lire cet auteur qui, en peu de mots et dans un phrasé se voulant brouil­lon (mais personne ne s’y trompera, la maitrise est là), parvient immanquablement à saisir à vif le moment, le sentiment, le geste, l’intention, la beauté de l’instant. Michael Roch semble faire de la magie avec les mots à la manière d’un artisan dont le savoir-faire ne saurait se réduire à la technique.

On peut être étranger à l’histoire des Antilles, ignorant de ce qui se joue dans ces territoires, indifférent au devenir de la Martinique, et on comprendra pourtant, imparfaitement peut-être, ce que ces mots cherchent à nous dire. Ces doutes, cette identité confuse, cette quête permanente de repères, de ré­ponses et de sens. Le souvenir de ce qui a été écrit, le fil de ce qu’on se raconte, toutes ces voix perdues et retrouvées à travers lesquelles on cherche à recomposer son propre récit, entremêlé à celui, plus vaste, du collectif.

Faire de l’universel avec de l’intime, armé d’une langue extraordinairement riche : voilà l’exploit que Michael Roch renouvelle, roman après roman, et qui devrait vous convaincre de le découvrir enfin, si ce n’est pas déjà fait.

La Sentence

Après avoir bénéficié d’une libération conditionnelle, Tookie, la quarantaine, est embauchée dans une librairie indépendante spécialisée en littérature amérindienne à Minneapolis. Le job de rêve pour cette Ojibwé dont la passion des livres est née entre les murs de la prison. Entourée de ses amis, épaulée par un mari aimant, Tookie se délecte de cette vie calme et des conseils de lecture qu’elle prodigue à ses clients, jusqu’à ce que le fantôme de l’un d’entre eux, Flora, vienne hanter la librairie…

Au rythme de chapitres courts, Louise Erdrich dresse le portrait d’une Amérique tristement célèbre pour ses violences envers les peuples racisés qui la composent. Chaque étape de la vie de Tookie semble une épreuve où la librairie apparaît comme un havre de paix, la liberté par les livres, un classique. Une paix rompue par le fantôme de Flora, une présence à la fois intrigante et effrayante pour Tookie, mais pour le lecteur… un simple figurant, un murmure, un livre qui tombe, une obsession qui semble rappeler à l’héroïne qu’elle doit encore payer sa dette. Ou bien est-ce autre chose… ? Bien entendu. Puis le vent du COVID balaye Minneapolis qui finit par s’embraser après le meurtre de George Floyd.

Si la présence de Flora rattache La Sentence aux genres qui nous intéressent en Bifrosty, le fantastique reste à la marge, un fil rouge si fin qu’on l’oublierait presque, mais qui révèle son utilité à la fin (ouf). La Sentence est avant tout un hymne aux cultures amérindiennes, un voyage intime sur la quête d’identité et les liens familiaux, un beau Prix Femina Étranger dont on peut cependant regretter le caractère fourre-tout et décousu.

Second Sorcier (Ars Obscura T.2)

Votre servante est embêtée. Du premier volet d’« Ars Obscu­ra », elle garde un bon souvenir : une lecture rythmée, divertissante, aux personnages peu nuancés mais incarnés, un style efficace, de la magie sombre, des mecs guère fréquentables, des nanas dures à cuire. Votre servante a donc volontairement mis son mouchoir en dentelle sur les critiques faites par l’un de ses confrères (cf. Bifrost n° 111), car Sorcier d’Empire était un premier tome perfectible mais prometteur. Qu’en est-il de la suite ?

France, 1815. Ludwig, Éthelinde, Mathurin et Lithian poursuivent leurs recherches sur les mystérieux cristaux d’uchronite dont l’infâme Élégast ne doit pas s’emparer. Et Dieu sait qu’il en a besoin ! Où est-il, d’ailleurs ? Près de Waterloo. Une bataille s’y prépare, cruciale, dit-on, et Napoléon a besoin de lui, de sa magie, de ses visions. Mais le Sorcier d’Empire a-t-il seulement envie de l’aider ? Bonaparte n’est qu’un pion dans son entreprise. Son attention est à l’Est, en Russie, où le frère du Tsar se démène pour réveiller celui qui pourrait le défaire. Retour en France, voilà une jolie Américaine qui pointe le bout de son nez, suivie de son frère, deux enfants d’un riche fabricant d’armes qui en ont eux aussi après les cristaux. Décidément, c’est la ruée vers l’or ! Enfin, vers les cristaux. Un tome qui promettait moult rebondissements. Et c’est là que votre servante est embêtée. Il s’y passe en réalité peu de d’évènements marquants et intéressants, la multiplicité des points de vue, excellente dans Sorcier d’Empire, morcelle ici l’action, voire la répète. En tournant la dernière page, on constate avec amertume que l’histoire a insuffisamment progressé. Alors, oui, il y a la révélation toute relative au sujet de Ludwig, mais si ses compagnons semblent surpris, le lecteur, lui, hausse les épaules. Uchronie dans l’uchronie, transfert d’âmes, querelle de frères, il ne manquerait plus que Napoléon perde la bataille de Waterloo pour parachever cette sensation de déjà-vu… Cependant, si la bataille en Belgique n’est pas à la hauteur de l’attente créée durant tout le livre, l’affrontement final au château de Vincennes vaut le détour et a le mérite de remettre une pièce dans la machine. Second Sorcier est un tome de transition, qui lève le voile sur les véritables identités de chacun et qui, votre servante l’espère, amorcera quelque chose de plus ambitieux pour les deux volumes à venir.

Auto-uchronia ou Fugue en ZUT mineur

Ses admirateurs le savent depuis longtemps : Francis Berthelot est l’un des grands stylistes de l’Imaginaire français. Il nous revient ici avec une écriture légère et vibrante, un petit bonheur de lecture. Allez-y en confiance, ne serait-ce que pour le simple plaisir du verbe : c’est de la bonne came.

Sous-titré Fugue en ZUT mineur, Auto-Uchronia met en scène un rendez-vous man­- qué (ou pas ?) avec la vie. Le jeune Francis Berthelot, digne rejeton d’une lignée de scientifiques, suit tristement une tra­- jectoire haute censée le mener fort logiquement d’École Poly­technique en CNRS. Mais une occasion se présente de se re­beller et d’envisager plutôt une carrière d’écrivain, quitte à dé­buter comme simple commis chez un beau libraire anarchisant.

C’est bien sûr le point de di­vergence de cette uchronie, si l’on veut la considérer ainsi. La première partie de ce court ouvrage est présentée comme une autobiographie, de la naissance de Francis au grand Zut. La construction en est aussi subtile que l’ambiance. La famille est vraiment aimante, mais un rien trop sûre de ses valeurs pour être vraiment attentive. Le grand frère vraiment complice, mais un rien trop brillant pour être vraiment facile à vivre. Les amies délicieuses, mais un rien trop parfaites. Des gens bien, tous. Un deuxième fil dévide avec la même sensibilité et la même pudeur, quoique plus hardie, l’éducation sexuelle d’un adolescent qui, dans ces années pré-soixante-huitardes où la majorité n’est encore qu’à 21 ans, découvre non seulement son homosexualité, mais aussi la soumission masochiste. Le troisième, enfin, concerne le système scolaire de ces mêmes années 1950 et 60, avec en prime quelques-unes des pages les plus remarquables que j’ai lues sur la vie en « taupe », dans les classes préparatoires scientifiques des grands lycées (« Quelle est la différence entre un tapin et un taupin ? La même qu’entre un bolet et un boulet. »).

La plume se fait paradoxalement plus clinique et moins incisive dans la seconde partie. À mesure que s’invente la liaison torride entre l’ex-étudiant et son nouveau mentor, on parcourt une galerie de portraits du milieu gay underground parisien des sixties, du gigolo émouvant en pleine ascension sociale au coiffeur aux allures de diva en passant par l’imprimeur et pourvoyeur de faux papiers…

Un beau livre, en somme, mais inclassa­ble. Clairement pas de science-fiction, en tout cas. Une « transfiction », selon le concept qu’avait développé le Berthelot narratologue dans sa Bibliothèque de l’Entre-mon­des (Folio « SF »)? Une (auto-) uchronie, donc ? Ou une « autofiction », en mode Portrait de l’artiste en jeune singe ? La couverture de Stéphane Perger propose « Non-fiction ? », point d’interrogation compris. Plus simplement, peut-être, un pied-de-nez littéraire de gamin septuagénaire, tel qu’en lui-même enfin l’éternité le chan­ge : « un poète, surtout homo, ne devient jamais adulte » !

Rose / House

Après son diptyque Un souvenir nommé empire / Une désolation nommée paix (cf. nos n° 102 et 105), Arkady Mar­tine revient avec une novella qui n’aurait peut-être pas déparé dans le guide de lecture du dossier IA du présent Bifrost.

Soit un futur moyennement proche (fin XXIIe, début XXIIe ?). Architecte controversé, Basit Deniau est mort dans sa dernière réalisation, Rose House, une demeure située en plein cœur du désert de Mojave. Mort, comme compressé jusqu’à devenir un éclat de diamant. Quant à la mai­son, elle est hantée. Volontaire­ment : ce n’est pas un bug mais une fonctionnalité. Ce qui la hante est une intelligence artificielle, elle aussi nommée Rose House, une IA en rien bridée par les asimoviennes lois de la roboti­que. La maison est restée close depuis le décès de Deniau, et seule son ancienne élève et exécutrice testamentaire, Selene Gisil, a le droit d’y pénétrer. Lors­que le récit commence, Rose House vient de contacter le commissariat de la localité de China Lake pour la simple et bonne raison qu’un deuxième cadavre se trouve depuis 24 heures dans l’une de ses pièces. L’in­spectrice Maritza Smith se doit d’enquêter sur l’affaire. Pour cela, il lui faut réussir à pénétrer dans Rose House, et donc le con­cours de Selene Gisil. Entre l’inspectrice, l’exécutrice testamentaire et l’intelligence artificielle va peu à peu se déployer un jeu pervers, dont aucune des deux humaines n’est assurée de sortir vivante.

Avec Rose / House, Arkady Martine a l’excellente idée de conjuguer deux thématiques qui, habituellement, ne se rencontrent pas : celle de la maison hantée et celle de l’intelligence artificielle potentiellement mal­veillante. Il en résulte une novella fascinante, tout en clair-obscur – le désert écrasé de soleil, la pénombre frigorifiante de la demeu­re –, plus proche du Vermillion Sands de J. G. Ballard que de la Maison hantée de Shirley Jackson. Inutile d’espérer ici que toutes les zones d’ombre soient mises en lumière, ce n’est pas l’objet de ce récit qui, pareil à une sculpture curieuse, continuera à intriguer une fois la dernière page tournée.

Cent-ving

Cette année 2023 est décidément l’année Léo Henry : après Héctor, roman basé sur la vie et la disparition de Héctor Germán Oesterheld, scénariste argentin de bandes dessinées, et La Géante et le Naufrageur, premier volet de son cycle « Mil­le Saisons » (cf. nos 110e et 112e livraisons), l’auteur protéiforme revient avec Cent-vingt. Une véritable brique comme il n’en pouvait paraître que chez La Volte, saint patron des projets fous (et on saluera le boulot ici mené par Laure Af­chain, ma­quettiste de l’ouvrage).

Cent-vingt, donc, comme dix fois douze nouvelles, envoyées chaque mois dans la boîte mail d’un petit millier d’abonnés à une newsletter, entre mai 2013 et avril 2023. Dans la 113e nouvelle par email, Léo Henry revient sur ses projets passés et y voit comme cons­tante la nécessité de la contrainte. À ce titre, poster pendant dix ans une nouvelle par mois n’est pas la plus légère des contraintes qui soit.

Des nouvelles, donc ? On trouve en effet dans les pages de Cent-vingt des fictions : des textes liés à Point-du-Jour illustrés par son compère Stéphane Perger, une scène coupée de Hildegarde, un extrait de La Géante et le Naufrageur, un pastiche de Sabrina Calvo, de nombreuses collaborations, notamment dans le cadre de projets collectifs… mais pas seulement. On y lit aussi des textes plus personnels, un hommage à feu Jacques Mucchielli, des enquêtes œuvrant parfois dans le flou de la spéculation (Twin Peaks 90210) ou dans la réalité la moins glamour (« Sazerac »), des trucs plutôt expé­rimentaux, des blagues, un article de Bifrost, des poèmes, pas mal de choses qui n’étaient absolument pas prévues pour une mise en forme papier, comme une page Wikipédia ou une nouvelle lue, une postface de luvan et puis des recettes de cocktails.

Si la régularité des nouvelles par email était une contrainte créative, Léo Henry perçoit aussi l’écriture comme un moyen de marquer le passage du temps. De ce fait, au fil des pages et des dix ans qu’aura duré le projet, on voit les fictions se faire plus rares, la SF aussi, tandis que le ton devient volontiers plus engagé, plus personnel. L’implication de l’auteur et le style, eux, demeurent (même dans un truc aussi couillon que « Jean-Michel la coccinelle »). Tous les textes ne se valent pas, certains vous parleront plus que d’autres, certains demeureront peut-être un rien ab­straits (le cycle « Dans l’IA »), mais il ressort de cet ensemble, véritable terrain de jeu et d’expérimentation, une vivacité et une créativité aussi enthousiasmantes que communicatives. Dans Cent-vingt, ouvrage unique et magistral, le total est supérieur à la somme des parties.

Et si la taille de la brique vous effraie, pas d’inquiétude : qu’on lise ce recueil dans l’ordre des pages (non numérotées !) ou en suivant l’un ou l’autre des nombreux parcours proposés par les pages de sommaire en fin de volume, il se prête volontiers au picorage.

Après Les Cahiers du Labyrinthe en 2003, Le Diable est au piano en 2013 et le présent Cent-vingt en cette année 2023, reste à prendre rendez-vous avec Léo Henry pour 2033. On y sera.

Barbares

Après la révélation du recueil La Fabrique des lendemains, après Ymir (cf. Bifrost n°101 et 109), un récit intéressant mais qui montrait que Rich Larson était plus à l’aise sur la forme courte que sur la longueur du roman, voici l’auteur revenu à un format qui devrait mieux lui convenir, à savoir la taille intermédiaire de la novella. Qui permet à la fois de construire un univers co­hérent et de maintenir un rythme élevé sans trop craindre l’essoufflement. Yanna, une contrebandière, accompagné de Hille­borg, son compère réduit à une tête depuis qu’il a été condamné pour un larcin à la place de ladite Yanna, sont embauchés par deux jumeaux pour se rendre sur un nagevide, gigantesque créature en orbite autour d’une géante gazeuse. Habituellement, les touristes sont plutôt friands de nagevides vivants, mais les deux loustics, qui fricotent sexuellement en­semble, ont choisi un nagevide en décomposition. Ce qui aurait dû mettre la puce à l’oreille de Yanna, pourtant aguerrie, mais qui, fauchée, se jette tête la première dans un pétrin à nul autre pareil…

Ce que l’on avait retenu de La Fabrique des lendemains, c’était une inventivité de tous les instants, dans les décors, les situations, portée par un vrai sens du rythme et des trouvailles lexicales à foison, parfaitement cohérentes. Tout ceci se retrouve ici : pour invraisemblable qu’il soit au premier abord, l’écosystème du nagevide semble complètement naturel après quelques pages, entre créatures voraces et végétation tout autant envahissante, en droite ligne de ce qu’ont pu produire les auteurs de pulps, mais assaisonné selon une recette un peu piquante, moderne, dont l’aspect sarcastique et décalé cache mal un vrai respect pour celles et ceux qui l’ont précédé. Bref, on est en plein sense of wonder (quoi de plus normal pour un livre publié chez un éditeur ayant une collection intitulée « Pulps »), à l’énergie revigorante rythmée par des rebondissements incessants. On ne saurait toutefois réduire ce texte au seul plaisir d’un cocktail survitaminé : s’ils n’avaient pas une réelle profondeur, les personnages seraient vite réduits à l’état de pantins et le texte à un exercice de style plaisant mais finalement assez vain. Ici, le background des protagonistes est travaillé, les jumeaux, initialement des touristes superficiels, acquièrent finalement une épaisseur quand on connaît l’aspect tragique de leur lignée, les relations entre Yanna et Hilleborg se complexi­fient à mesure que les anecdotes anciennes affleurent… Pour finir, rappelons la créativité de Larson, qui passe par des mots-valises et autres néologismes bien sentis, parfaitement rendus par Pierre-Paul Durastanti, et l’on pourra conclure sur un sentiment partagé par beaucoup : Rich Larson est désormais une des principales références en ma­tière de textes courts sur les dix dernières années. Au rythme où le bonhomme – à peine trente ans au compteur ! – écrit, on lui prédit déjà une carrière monumentale.

La mer de la tranquillité

On avait parfois reproché à Emily St. John Mandel, lors de la parution de Station Eleven, que son roman n’était pas vraiment de la science-fiction, mais plutôt de la SF telle que la conçoivent ceux qui n’en écrivent jamais, où l’argument conjectural ne sert que de prétexte ou de décor à une histoire qui ne s’y intéresse plus ensuite. Ce n’est pas le cas dans La Mer de la tranquillité ; ici, le thème du voyage dans le temps est central, que ce soit dans l’intrigue ou la construction en miroir du roman, empruntée à David Mitchell, où l’on se dé­place de 1912 à 2401 – et retour arrière. On commence par suivre les traces d’un jeune Anglais envoyé au Canada car il a osé critiquer les vues colonialistes de son pays au sujet de l’Inde ; sur l’île de Vancouver, dans un moment d’égarement, il entend un air de violon et un autre bruit qu’il ne comprend pas, et finit par faire un black-out. Une même mésaventure survient en 2020, dans une partie qui emprunte certains de ses personnages à L’Hôtel de verre, précédent livre de l’autrice. Quant à Olive, elle fait en 2203 une tournée de promotion pour son dernier ouvrage, qui s’intéresse à l’émergence d’une pandémie, alors que, justement, une grave crise sanitaire est en train de s’étendre dans le monde. Ceux qui ont lu Station Eleven comprendront le jeu littéraire, à base très ouvertement autobiographique, à l’œuvre dans cette partie, qui fait en outre quelques clins d’œil au livre que le lecteur est en train de lire. On se gardera de trop en révéler, notamment sur les événements de 2401, pour préserver le plaisir du lecteur, mais on retrouve ici la patte de Mandel, qui, sans chercher à complexifier inutilement son récit, préfère l’ancrer dans le quotidien de ses protagonistes, tous un peu jetlagués par les courants du temps, qui répondent à l’éloignement physique prégnant par ailleurs. Et tant pis si certaines pistes de réflexion ne sont qu’esquissées, comme celles sur la nature réelle du monde, car d’autres s’ouvrent au lecteur, la notion de colonies / colonisation, le rapport de fascination qu’entretient le public actuel à propos du genre post-apocalyptique (et ce qu’il révèle de notre société), la difficulté pour certains à trouver leur place dans le monde, etc. Fin et subtil, La Mer de la tranquillité continue ainsi de creuser le même sillon que Station Eleven, et confirme qu’on tient en la personne d’Emily St. John Mandel une nouvelle voix, sensible, qu’on aura plaisir à retrouver.

L’Affaire Crystal Singer

Premier roman traduit en France d’Ethan Chatagnier, cette Affaire Crystal Singer est à la fois une affaire de ma­thé­matiques vertigineuse et une forte histoire d’amour. L’équilibre des maths et l’asymétrie des relations humaines permettent déjà d’établir un parallèle narratif intéressant, mais l’auteur y ajoute de la vie sur Mars – ce qui vient totalement chambouler l’approche des équations.

Se basant sur les théories de l’époque de Schiaparelli et Perci­val Lowell, le point de divergence avec notre réalité prend place en 1896, quand des signes sont iden­tifiés à la surface de la planète rouge. S’ensuit une ébullition scientifique et le début d’un dialogue – mais en est-ce vraiment un ? La méthode de communication s’avère pour le moins spectaculaire : pour former les symboles, on creuse d’immenses tranchées dans des zones désertiques, que l’on enflamme lors des périodes d’opposition avec Mars – tous les deux ans environ, en somme. Voilà qui donne un rythme particulier à la discussion !

Quand l’échange interplanétaire se fige, après une incapacité humaine à trouver la réponse à une équation, la patience se tarit et l’intérêt pour ces voisins inconnus et peu diserts diminue. Jusqu’à ce qu’une troupe de thésards s’engage, avec culot et détermination, sur les routes étatsuniennes au tout début des sixties, avec le bouillant espoir d’une solution. Crystal Singer est la plus brillante, celle qui entraîne intellectuellement le grou­pe ; Rick est l’architecte du projet. L’amour de ce dernier pour elle est au centre du livre, et les différents re­bondissements viendront mettre à l’épreuve l’endurance de cette passion.

Narré à la première personne par Rick, le roman alterne entre différents passés, principalement de 1960 à 1973. Des incursions plus anciennes viennent détailler l’histoire des protagonistes ou des échanges avec Mars. Les transferts d’époques sont extrê­mement fluides et le récit est solidement construit. Ces sauts temporels et permanents dans les deux premiers tiers agissent comme des clins d’œil à la grande question martienne de la dis­tance.

Ainsi, le roman propose des réflexions sur les distances, phy­siques comme émotionnelles, et leur « relativité ». Dans ce pays à la largeur de continent, à cette époque où la lettre reste un moyen de communication privilégié, l’éloignement n’en est que plus palpable. Alors que les kilomètres défilent et que les haltes se succèdent, de beaux morceaux de sagesse surgissent et parsèment les pages, comme la substantifique moelle extraite de ces interminables trajets. En fin de compte, on navigue du récit de premier contact au road-trip, en passant par l’enquête, avec toujours cette histoire d’amour en toile de fond.

L’éditeur n’a pour une fois pas respecté sa règle de ne rien dévoiler dans la quatrième se produisant au-delà de la quarantième page. De fait, si ce livre vous tente, lancez-vous sans y jeter un œil ! C’est la garantie d’un bon moment de lecture, où le vertige se niche sur une feuille de papier, griffonnée à la va-vite, au creux d’une équation mathématique.

Le Soulèvement des Pigeons

Cette novella, dont il aura fallu atteindre la traduction par chez nous plus d’un demi-siècle, et qui bénéficie d’un format un peu plus ample que de coutume chez l’éditeur, décrit une émeute dans un ghetto noir (Harlem), puis ce qu’il advient des meneurs sans qu’il y ait là de vraie surprise. Le style est utilitaire, sans fioriture. Et il n’a rien de ces fictions spéculatives induisant la réflexion telle qu’on les affectionnait à l’époque. Nulle ambiguïté, pas de fin ouverte. Le texte fut publié outre-Atlantique en 1972 dans Analog – revue considérée comme plutôt conservatrice – et reçut un assez bon accueil. La lutte des Noirs pour leurs droits civiques et les émeutes, de Watts (à Los Angeles) notam­ment, qui émaillèrent les années 60 et dont il est question dans le péritexte, étaient encore dans toutes les mémoires.

Pourquoi publier ce texte en France au­jourd’hui ? Pour l’éditeur, ouvertement gauchiste, le fait que Miller soit Noir n’y est sans doute pas étranger, et constitue sans doute, de son point de vue, un critère tout à fait pertinent bien que la situation ait largement évolué, tant en France qu’outre-Atlantique, au point qu’un président noir y fut élu, et que l’actuel chef d’état-major des armées des États-Unis, le général Charles Q. Brown Jr., nommé en octobre dernier par Biden, le soit aussi. Il convient également de rapprocher cette publication de faits divers ayant défrayés la chronique hexagonale en juin 2023. Selon l’éditeur, Miller imaginerait ici le racisme systémique, à savoir un concept selon lequel tout système impliquant des Blancs ne saurait être que raciste. Tous les Blancs, surtout ceux qui se prétendraient non racistes ou antiracistes, seraient à ce point conditionnés par leurs préjugés raciaux, et confits dans leur sentiment de supériorité raciale, qu’ils se­raient à jamais incapables de les remettre en question, ni même de les percevoir. C’est ce que décrit Samuel Delany dans sa postface à L’Athée dans le grenier à propos des Conventions de SF américaines, allant jusqu’à prôner l’organisation de Conventions exclusivement réservées aux Noirs. Dans le texte de Miller, on ne voit aucun Blanc si ce n’est sur des écrans ; ils pourraient fort bien ne plus exister. Le ghetto se révèle géré par des Noirs. Ceux qui ne sont pas satisfaits de la vie oisive, inutile et médiocre, qu’ils sont invités à y mener, en sont sortis pour se voir proposer, selon leur cas, une vie active où ils n’éprouveront plus ce sentiment d’inutilité – et, pour les plus gourmands, des postes de dirigeants.

La population augmente bien plus vite qu’une production de richesses nécessitant toujours moins de monde, d’où les propositions de certains d’un revenu universel dé­connecté de tout travail. Miller a cependant vu plus loin que son éditeur français focalisé sur ses seules perspectives raciales considérées comme plus prégnantes que jamais. Miller, lui, a perçu que l’automation conduirait à une réduction drastique de l’offre d’em­ploi, un phénomène qui s’est cruellement amplifié depuis l’époque où il écrivait. Et au­jourd’hui, avec l’arrivée de l’IA, ce sont les emplois intellectuels (médecins, architectes) qui sont menacés, y compris les activités créatrices tels que traducteur ou auteur. Si Miller n’avait certes pas été visionnaire à ce point, il avait clairement perçu la tendance à l’œuvre. Dans le dernier chapitre, où il se révèle vraiment écrivain de SF davantage qu’auteur politique, il montre des Blancs traités à l’identique des Noirs.

Pour finir, ce texte touche du doigt la différence de perception que Blancs et Noirs ont de la couleur de peau. Où les Blancs sont éduqués à une forme de daltonisme racial excluant la couleur de peau de leur grille d’interprétation du monde, les Noirs, à l’inverse, éva­luent tout à l’aune de cette seule couleur de peau. Les tenants d’un racisme systémique voient là la justification de leur concept. Les deux grilles sont faussées. Il est évident que la couleur est un élé­ment parmi d’autres, ni absent ni unique. Ainsi peut-on lire les Blancs, les Noirs… où il faudrait dire et penser des Noirs, des Blancs… Ces deux mots sont fréquents dans le texte de Miller alors que dans bien des textes d’auteurs blancs, y compris réac’, cela n’apparait jamais. Sans parler des asiatiques…

Une proposition intéressante.

Ça vient de paraître

Au-delà du gouffre

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 120
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