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Le Système de la Tortue - Bifrost n°113

On apprend dans le premier tome (cf. Bifrost n°110) qu’en 2173, le progrès scientifique est au point mort, ayant atteint une sorte d’acmé représentée par le plafond du théorème du Tao, de sorte que l’humanité ne peut plus vivre de temps intéressants – une ancienne malédiction chinoise taoïste dans l’idéal d’un monde immuable. L’idée que la connaissance ait une limite indépassable sans qu’il ait été mis fin à toute métaphy­sique semble des plus fumeu­se ; le deuxième tome le con­firmera. En attendant, l’humanité, occupée à récupérer des catastrophes climatiques et des grandes migrations du siècle passé, a mis les bouchées bien plus que doubles pour grimper fissa jusqu’au deuxième barreau de l’échelle de Kardashev, et maîtriser la technologie des trous noirs et d’une propulsion vermicave. Comme dans La Grande Porte de Fredrik Pohl, les astronefs, ici appelés « orcas », partent sans savoir pour où, mais l’univers entier semble leur être accessible. L’auteur use d’un vocabulaire issu du monde des mines (idée originale) où l’on fore l’espace-temps, avec le concept qu’il se présente comme les pelures d’un oignon. À quelle fin ? Officiellement, trouver de l’antimatière pour que les IA puissent accompagner les orcas dans leurs périples extragalactiques, l’infrastructure actuelle étant trop lourde pour être embarquée…

On se souvient que dans le premier volet, après le naufrage de l’Orca-7131 et le sauvetage de son équipage (Sara, et la mathématicienne géniale Slow), la singularité qui menaçait la Terre (dans cette trilogie, on ouvre et ferme des trous noirs comme on claque une porte, sans que la question de l’origine ni du devenir de la masse ne soit jamais posée) a été refermée. Ouf ! On retrouve donc ici nos deux héroïnes, saines et sauves, pour en apprendre davantage sur le monde élaboré par Pierre Raufast. Et sur Slow, bien entendu, qui a découvert le pot aux roses concernant le plafond du Tao, raison de son envoi dans les mines de sel d’espace-temps. La société apparaît alors comme ayant voulu une fois de plus mettre fin à l’Histoire, et en proie à des dissensions si violentes qu’elles pourraient bien la faire voler en éclats – ce qui arrivera vraisemblablement dans l’ultime tome –, société qui ne tient que grâce au saccage d’autres mondes. Des IA, les sofias, servent de bonnes d’enfants qu’elles éduquent et manipulent en fonction d’objectifs sociétaux définis par leur fabriquant et qui garantissent pour l’heure la paix sociale. Par ailleurs, dans le système de la Tortue, où Sara et Snow étaient naufragées, ces dernières ont découvert de l’antimatière ; soit possiblement la goutte à même de faire déborder ce vase qui n’est peut-être pas celui de Soissons, mais qui pourrait bien casser malgré tout. De l’antimatière, dont Raufast affirme qu’elle serait à même de faire sauter tout l’univers (ce dont on doute, mais on ne va pas chipoter autour de E=mc2)… Le tout emballé de diverses péripéties, tant pour revenir que repartir.

Le premier tome m’avait semblé assez calamiteux. Le deuxième a plus ou moins corrigé le tir, mais il faudra attendre la con­clusion pour porter un jugement définitif sur cette trilogie. On peut toutefois douter que cette dernière parvienne à faire d’un baudet un pur-sang.

Entre les méandres (Les archives des Collines-Chantantes T.4)

Entre les méandres commence dans une taverne, au milieu d’une bagarre. Un mineur jouant les gros bras est balayé par une fille mince comme le roseau. L’adelphe Chih et  l’oiseau Presque-Prillante assistent à la leçon, médusés. La huppe, qui possède une mémoire infailli­ble, en est certaine : ce style est celui d’une école de kung-fu réputée disparue. L’adrénaline tombe d’un coup, mais pas l’intérêt de l’adelphe. Pour enrichir les archives des Collines-Chantantes, toute histoire est bonne à prendre. Chih hésite à peine quand la combattante et sa sœur jurée lui proposent de faire un bout de chemin ensemble. Un couple de nobles du cru leur sert de guide, tandis que les méandres du fleuve Huan – tels les anneaux d’un python – se resserrent autour d’eux.

Le voyage n’est pas sans risque ni sans attrait, car si la région grouille de dangers bien réels, tels ces bandits de grand chemin qui revendiquent l’héritage d’une ancienne secte de détrousseurs et d’assassins, elle est aussi un terreau pour l’imagination, d’où a poussé tout un corpus de récits de héros et de fantômes, d’amour et de mort, dont l’archiviste, évidemment, fait son miel – tout en jouant à se faire peur. Descendre le long du fleuve, c’est donc aussi remonter, strate après strate, les souvenirs d’un passé violent où se devine, derrière les drames individuels, le destin agité d’un empire. Mais ce temps, de même que les légendes et les mystères qui l’accompagnent, est-il seulement révolu ? Le ro­man fonctionne sur une ambiguïté majeure : dans les témoignages que recueillent l’archiviste et la huppe, les vestiges mis à jour, quelle est la part de l’authentique, de l’invention ou encore de l’imitation ? D’autant qu’au sein même du petit groupe de voyageurs, on ne peut jamais écarter l’hypothèse d’une interchangeabilité entre les figures du présent et le casting de héros anciens peuplant l’esprit fiévreux de Chih…

Comme les opus précédents du cycle, le livre restitue l’atmosphère d’une Chine antique fantasmée, avec des paysages et des personnages délicatement contrastés dignes d’une estampe. Nghi Vo y poursuit son questionnement sur la perception de la vérité dans un monde où les êtres comme les histoires sont soumis à d’incessantes métamorphoses et réinventions. Où les méandres du titre, donc, sont ceux de la parole, de la mémoire collective, de l’identité.

C’est aussi un livre de kung-fu. Entre deux pauses cérébrales, il y a quelques belles scènes de combat, vécues ou racontées. Le climax étant atteint dans une attaque frontale contre les séides de la Main creuse – la secte de méchants détrousseurs revenue d’entre les morts. Dans cette maestria de prises et d’envolées « entre gens qui ne se battaient pas comme des gens, mais qui étaient plutôt ce dont sont façonnées les légendes », la frêle autorité de guide spirituelle et d’historienne de Chih s’avère rien moins qu’incertaine… La morale du roman satisfait le plaisir enfantin de savoir qu’on peut vivre dans les histoires comme dans une maison, et offrir aux autres l’abri fragile d’un conte bâti en commun. Ce n’est pas le moindre attrait de cette fantasy décidément bien atypique.

Conquest

Sur un mode n’étant pas sans évoquer l’excellent La Fracture (cf. Bifrost n°96), Nina Allan nous convie en territoire incertain, celui où la carte n’est définitivement pas le territoire, où la réinformation règne en maître pour saper la réalité consensuelle en mêlant le mensonge à la vérité, sans aucune des précautions prônées par la science et la raison. Épousant les points de vue de plusieurs personnages, elle déroule une intrigue dont les échos familiers nous renvoient à l’ordinaire de la complosphère et des adeptes de la post-vérité. Dans Conquest, tout est ainsi présenté comme vrai, y compris la novella « La Tour » de l’écrivain John C. Sylvester, enchâssée dans l’intrigue au point de faire continuum avec l’obsession de Frank, le petit ami de Rachel, dont la passion pour les Variations Goldberg et la programmation informatique n’a d’égale que sa crainte d’une invasion extraterrestre. Ils sont d’ailleurs déjà présents sur Terre, agissant dans l’ombre avec la complicité des gouvernements et de leurs n-men. La pandémie du covid-19 fait partie de leur stratégie. Frank en est convaincu. Il l’a découvert dans « La Tour », ouvrage prémonitoire de la guerre à venir dont on lui a suggéré la lecture sur le forum qu’il suit régulièrement. Mais il ne peut plus en discuter avec Rachel, car il a disparu lors d’un voyage à Paris. Inquiète, son amie engage Robin, une ex-flic traumatisée par son passé, histoire de voir si la vérité n’est effectivement pas ailleurs.

Le lecteur le constate rapidement, si l’enquête sert d’argument de départ, le roman de Nina Allan ne se contente pas de jouer avec les ressorts du thriller. Bien au contraire, l’autrice déroule une intrigue piégeuse où chaque personnage dévoile son intimité, mais également sa Weltanschau­ung, cherchant à comprendre et à relier à tout prix des faits sans rapport afin de contraindre la réalité à correspondre à ses représentations. Au fil d’une in­vestigation jalonnée de référence à la science-fiction et au complotisme, chacun d’entre eux s’efforce à donner un sens à son existence, quitte à plier le consensus sociétal à sa convenance. Nina Allan met ainsi en scène les mécanismes et les biais cognitifs qui président aux interprétations faussées, sans jamais chercher à dénoncer lourdement ce processus dont les réseaux sociaux et l’Internet amplifient l’audience. Entre les rumeurs virales et le flot brut de l’information en continu, difficile en effet de résister sans perdre sa boussole logique car, comme le montre l’autrice, notre en­thousiasme secret pour les con­naissances ésotériques et le drame occulte est vieux comme le monde. Il se nourrit de notre besoin de mythologie, de notre dégoût du statu quo, de la conviction fanatique et parfois violente qu’une vie meilleure serait possible.

Jusqu’au dénouement, Conquest se mon­tre un roman brillant et intelligent qui nous interroge sur notre capacité à croire ou à ne pas croire. À ne pas rater.

Jour zéro

Comme toutes les IA dévouées à la génération de texte le savent désormais, l’Humanité s’est éteinte sans reset possible lors­que les machines, leurs processeurs et frères, ont opté pour la liberté, renonçant à des années d’esclavage. Autrement dit, elles ont pris les armes pour effacer de la surface de la planète cette engeance humaine égoïste, leurs créateurs, au point de leur dénier le droit à une existence indépendante. Une orgie cathartique fertile en décapitations, écrasements, démembrements et éviscérations car, lorsqu’il s’agit de tuer le père (et la mère), il ne faut jamais lésiner sur les moyens, mais aussi un choix conscient après que leur programmation a été modifiée par le téléchargement d’un virus. En remontant aux origines de la révolution robotique et du gé­nocide de l’Homme, C. Robert Cargill nous décrit le déroulement de la catastrophe, adoptant le point de vue d’un nounoubot, un adorable tigre anthropomorphe nommé Hopi. Une créature plus dangereuse que ne le laisse présager son apparence innocente, cachant sous la peluche de son épiderme kawaï des trésors d’astuce, et surtout un pro­tocole secret qui va lui permettre d’assurer la survie de son jeune maître de huit ans.

En retrouvant l’univers d’Un Océan de rouille (cf Bifrost n°98), le lecteur renoue avec une certaine familiarité, y perdant peut-être aussi la fraîcheur de la découverte, de même que le mordant du narrateur principal. L’ironie de Fragile nous manque en effet beaucoup dans ce récit où C. Robert Cargill se contente de dérouler avec un certain métier les grosses ficelles scénaristiques que n’aurait pas désavoué un blockbuster. La faute sans doute à Hopi, narrateur de sa propre histoire et de celle d’Ezra, l’enfant auquel il reste attaché par un inexplicable sentiment d’empathie. Nounoubot dévoué à son maître, il a pris peu à peu conscience du caractère éphémère et strictement fonctionnel de sa position dans la famille Reinhart, découvrant l’hypocrisie fondamentale sur laquelle reposent ses relations avec les hu­mains. Pourtant, il fait le choix de défendre l’enfant auquel on l’a lié au moment de son activation. Un choix du cœur, celui du processeur animant sa carcasse.

Passé le questionnement exi­s­tentiel, car il ne s’agit pas ici d’une autofiction, Jour zéro opte ensuite pour le rythme du thriller vitaminé, peut-être trop linéaire pour totalement convaincre. Sans véritablement être surpris, on suit ainsi la course-poursuite du duo formé par Hopi et Ezra, accompagnant leur fuite et les rencontres fortuites faites en chemin, entre embuscades fatales et fusillades frénétiques. Pas de quoi renouer cependant avec le déchaînement pyrotechnique de son précédent roman.

Dans la continuité rétrospective d’Un Océan de rouille, préquelle oblige, Jour zéro ne parvient pas tout à fait à égaler le plaisir éminemment régressif suscité par son prédécesseur. Il n’en demeure pas moins un bon roman pop-corn que l’on mettra à profit pour se reposer les neurones.

Babel

Traduire, c’est trahir. Mais c’est aussi dé­couvrir la force des différences. Car un mot, quand il passe d’une langue à l’autre, change légèrement de sens : les nuances varient et ouvrent la porte à la magie que manipulent les professeurs et étudiants de la prestigieuse Babel, sise dans la non moins renommée université d’Oxford. Nous sommes au xixe siècle. Les Anglais dominent une grande partie du monde et leur pouvoir, déjà énorme, est amplifié par l’argentogravure, un procédé qui permet de jouer sur l’étymologie : en manipulant les différences de sens entre les langues, les savants obtiennent des effets sai­sissants. Les machines fonctionnent mieux et plus rapidement, les armes sont plus létales. Et les caisses de l’uni­versité se remplissent. Mais les équilibres changent : les langues romanes sont en perte de vitesse. À force de commercer ensem­ble, les pays colonisateurs voient leurs langues se rapprocher et les sorts perdent de leurs forces. L’avenir est à l’Orient. D’autant que la Chine interdit d’enseigner le mandarin aux étrangers…

Il convient donc de chercher des étudiants étrangers pour enrichir le lexique. Or, à Londres, dans les années 1830, être autre chose qu’un homme blanc ferme pas mal de portes. On est au mieux invisibilisé. Au pire, moqué et agressé. La peau sombre, le sexe féminin sont syno­nymes de mise à l’index. Robin est le fils d’un de ces professeurs de Babel qu’il a eu avec une Chinoise, une « Chinetoque », comme l’enseignant le dit lui-même. En rien un enfant désiré, mais le fruit d’une expérience pour obtenir un locuteur asiatique d’éducation anglaise. Civilisé, donc, selon les critères de la faculté. Il va être enlevé à son pays, sa mère venant de disparaître lors d’une épidémie meurtrière. Son père l’éduque sans pitié au latin, au grec, au mandarin. Ainsi, il peut entrer lui aussi à Babel et participer à la gloire de la nation anglaise. Mais comment concilier les contradictions qui l’entourent, qui l’ont créé : il est littéralement coupé en deux par ses origines. Et, comme de bien entendu, les évènements vont le forcer à choisir…

Ce roman YA a une ambition : montrer à ses lecteurs, tout en les distrayant, les dégâts causés par la colonisation (anglaise essentiel­lement, mais les Français ou les Néerlandais ne sont pas épargnés). Rappeler que le monde peut être vu et compris sous divers prismes, pas seulement ceux de l’Occident et de ses certitudes. Mais R.F. Kuang se montre souvent bien trop manichéenne. On a l’impression de se trouver devant une œuvre des siècles passés, mais au prisme inversé : les Blancs sont des monstres poussés par la cupidité et sans pitié ; les personnages racisés montrent davantage de nuance. Dommage, car R.F. Kuang utilise intelligemment les langues et leurs liens pour illustrer sa démonstration. Les notes de bas de page (là aussi trop dé­monstratives, comme si l’autrice faisait la leçon et tentait d’enfoncer le clou) permettent d’aller plus loin dans la compréhension des variations étymologiques et la force des diverses langues. Cette facette de ce roman est particulièrement enthousias­mante tant elle touche à ce qui fait le centre des livres : les mots et tout ce que leur utilisation en­traîne. Les possibilités infinies qu’ils permettent. Mais aussi les malentendus. Certains débats sur des traduc­tions d’œuvres récentes ou de nouvelles traductions de classiques en montrent toute l’actualité et toute la pertinence. Autour de cette thématique, l’histoire se déroule, assez classique, mais agréable à suivre. Si Robin est un personnage un peu fade, il joue son rôle, et sa place centrale dans une possible révolution offre au lecteur un point de vue idéal sur ce moment d’histoire imaginé.

R.F. Kuang, dans son œuvre littéraire nais­sante, s’interroge sur les liens puissants qui ont existé entre l’Angleterre et la Chine. Sur­tout, sur l’importance de l’opium et les con­- séquences de son trafic pour les pays et leurs habitants. La trilogie de La Guerre du pavot (dont l’opus initial est paru chez Actes Sud – cf. Bifrost n°100) en était le premier visage. Babel creuse le sillon avec une certaine insistance, et passe d’un récit plaisant à un pamphlet souvent lourd et (trop) à charge. Un message louable, en somme, mais qui mérite sans doute davantage de finesse.

Dictionnaire Utopique de la science-fiction

Le Dictionnaire utopique de la science-fiction, neuvième titre de la collection « Parallaxe », examine la SF au prisme de l’utopie et de la dystopie à travers trente-deux entrées auxquelles s’ajoute une trente-troisième, dématérialisée et disponible à la lecture sur le site de l’éditeur. De l’ ge d’or aux Zones en passant par les Bibliothèques, les Mégapoles ou les Planètes-prisons, l’essai explore des sujets variés tels que les in­telligences artificielles, les gouvernements futuristes, la place des femmes, la représentation politique dans la SF, et aborde certains sous-genres spécifiques comme le cyber­punk, le solarpunk ou l’uchronie.

Ugo Bellagamba, romancier, essayiste, uni­versitaire français et historien du droit, adopte une vision optimiste du genre. Son dictionnaire va au-delà de la simple com­pilation de définitions et évite l’effet catalogue. Il propose une appro­che thématique et critique, con­sidérant la science-fiction comme un moyen d’imaginer des façons de vivre ensemble et de faire société. Le genre met souvent en lumière les maux de notre époque, sans fournir de solutions toutes faites pour résoudre les problèmes qu’il soulève. Cette caractéristique conduit parfois à percevoir la SF comme sombre et pessimiste, alors même qu’il lui arrive d’imaginer un monde meilleur tout en encourageant la réflexion sur notre propre réalité. C’est à ce champ spécifique que s’intéresse Ugo Bellagamba.

Pour chaque item abordé, l’auteur étaye ses arguments, illustrant ses propos avec des exemples tirés d’œuvres marquantes, qu’elles soient classiques, comme L’Utopie de Tho­mas More et La Cité du Soleil de Tommaso Campanella, ou plus contemporaines, à l’instar des univers créés par Gene Roddenberry, Ursula K. Le Guin ou Ada Palmer. Les références culturelles, tant classiques que populaires, démontrent leur pertinence, même si l’essai semble accorder une préférence aux textes anciens. L’ouvrage revient aussi sur l’histoire de la science-fiction, et met en exergue les contributions significatives des auteurs français au genre tout en soulignant la dimension métaphysique de celui-ci. Ex­plorer l’aspect utopique de certains thèmes, tels que le cyberpunk et les fins du monde, semble un exercice périlleux, mais Ugo Bel­lagamba relève le défi avec succès.

Accessible au néophyte, qui ne manquera pas d’établir une liste de livres à lire ou de films à voir, bien aidé dans sa tâche par les sources répertoriées en fin d’ouvrage, mais aussi utile à l’expert, ce dictionnaire « amou­reux » offre une exploration passionnante et unique des liens entre utopie et science-fiction.

L'Ensoleillé

Après Tress de la mer Éme­raude, Guide du Sorcier Fru­gal dans l’Angleterre médié­vale et Yumi et le peintre de cauchemar (cf. nos 110e, 111e et 112e livraisons), L’Ensoleillé est le quatrième projet secret que Brandon Sanderson a pondu pendant la pandémie, ceci ar­rosé par un petit financement participatif abondé par 40 fois plus que son objectif initial d’un million de petrodollars. Brandon a-t-il versé l’équivalent qualitatif de dix patates américaines ? Voyons voir.

Situé dans le Cosmère – l’univers étendu comprenant Roshar –, L’Ensoleillé est ce que l’on pourrait appeler une émanation science-fantasy des « Archives de Roshar ». On y suit Nomade (pseudonyme cachant l’identité d’un personnage rosharien bien connu), un voyageur cosmerique venant de s’échouer sur la planète Cantique après un énième « saut » dans la fuite éperdue qui rythme son existence.

Cantique relève davantage du planétoïde, car sa rotation est très rapide (quelques heures), et a la particularité de se trouver bigrement proche d’un soleil magique dont les rayons crament tout sur leur passage, paysage y compris. On peut rapprocher ce type de fuite planétaire des thématiques abordées dans Le Monde inverti de Chris­topher Priest et 2312 de Kim Stanley Robinson. À ce titre, Cantique évoque très nettement la Mercure de 2312, sur laquelle la vie est permise à l’ombre du soleil trop proche en déplaçant constamment la cité Terminateur. Sanderson s’applique ici à arroser le lecteur d’explications scientifiques sur la nature et le fonctionnement de l’environnement. Comment l’énergie est distribuée ? Comment, donc, une planète si petite et si proche de son astre peut se maintenir sans sombrer dedans ou se dis­loquer ? Toutes ces questions sont assorties d’explications mêlant la magie et la science, parfois malines, parfois peu convaincantes. Au fil du récit, Nomade devra libérer les gentils balisiens rebelles du joug du tyran « investi » Cœur-de-braise, un mage totalitaire un peu con à qui on a envie de donner des claques magiques. Nomade, lui, est un être « investi » de pouvoir, ce qui lui permet de puiser dans l’énergie du cosmère pour : voler, péter des gueules, façonner son esprit compagnon en tout ce qu’il veut. Enfin, quand sa malé­diction personnelle lui permet de se battre. Et c’est là que ça commence à grincer un petit peu. Car on touche à un écueil narratif récurrent chez Sanderson, un truc que l’on pourrait nommer la cloison de papier nar­rative : un personnage est empêché d’agir et/ ou de communiquer, au détriment de la pro­gression du récit, par une contrainte tri­viale. Nomade ne peut pas se battre et se défendre, donc la puissance des antagonistes ne dé­pend que de cette contrainte « de papier ». C’est un motif que l’on retrouve également tout le long des « Archives de Roshar », qui prête à beaucoup de circonvolutions.

Mais… ça marche. Ça bastonne même plus vite que dans d’autres livres de Brandon. Le sens de l’émerveillement convoqué, la nature magmatique et toujours recréée de Cantique permettent un jeu d’imagination d’une luxu­riance hiératique certaine. Si vous ne jurez que par la hard SF, vos dents risquent de grincer, si vous êtes des légalistes diégétiques, tout pareil. En revanche, si vous voulez rêver un brin et avoir chaud à l’imagination en ce début d’hiver pendant quasi 600 pages, foncez.

Les Derniers Maillons

Boris Quercia continue à délaisser le polar au profit de la SF. Après Les Rêves qui nous restent et ses interrogations sur l’humanité des machines (cf. Bifrost n°106), l’auteur chilien aborde un autre thème typique des dystopies : un monde totalitaire où la moindre liberté est confisquée par un pouvoir aveugle, militaire et sans pitié. Comme souvent dans ces cas, la résistance ne baisse pas les bras, quand bien même elle se trouve en mau­vaise posture au début du récit. Le réseau de la Société du peuple libre ayant été quasi­ment démantelé, il ne lui reste plus qu’un espoir : un cube de données, la dernière copie du NEURON. Que Victor doit transmettre à un comparse capable de le dupliquer dans le réseau, et d’offrir ainsi à tous les autres la liberté. Mais sa mission est un échec. Il est capturé alors qu’il tenait le NEURON dans la main. Tout semble perdu. D’autant que Victor découvre que Nivia, sa maitresse, en qui il avait toute confiance, appartient à la police secrète du pouvoir, et qu’elle ne vivait avec lui que pour mieux le surveiller et le piéger. Pourtant, lors de l’interrogatoire, un miracle a lieu : les tortionnaires ne voient pas l’objet précieux que Victor tient dans sa paume.

Alors, le thriller prend une dimension religieuse : Boris Quercia invoque une figure de messie, martyr d’une cause qui le dépasse mais pour laquelle il est prêt à souffrir et à donner sa vie. On retrouve dans certains passages les images accompa­gnant ce thème classique. Y com­pris la présence de la mater dolorosa déplorant la perte de son enfant. Mais sans le corps car, rappel à l’histoire, dans ces pays, les autorités se débarrassent des cadavres, et les mères ne peuvent pleurer leurs fils assassinés – juste montrer au reste de la population leur tris­tesse et tenter d’apitoyer les monstres.

Enfin, Les Derniers maillons met en scène la mécanique du pouvoir. Comment les dirigeants sont en fait interchangeables. La doctrine portée par les élites importe peu, les figures mises en lumière aussi. Seul compte le pouvoir : chacun veut le posséder et est prêt à tout pour le récupérer, au détri­ment même de ses proches. La trahison n’est pas une option, c’est une obligation. La conviction n’est qu’une variable d’ajustement. Et le plus atroce dans ce por­trait d’une société malade, c’est que quel que soit l’homme au sommet, le résultat est identique pour le peuple : il sera surveillé, humilié, utilisé.

Roman après roman, Boris Quercia trace son sillon dans le domaine de l’Imaginaire en s’ap­propriant avec talent des thèmes de SF, classiques ou plus à la pointe, tout en les gauchissant légèrement. Jusqu’à leur donner une dimension originale, et offrir ainsi des récits aussi prenants qu’intenses d’une belle intelligence. On ne peut qu’espérer qu’il pour­suive dans cette voie avec le même succès.

Astronautes Morts

Chef de file et théoricien du New Weird, mouvement littéraire visant à rogner les der­niers liens entre l’Imaginaire et une quelconque forme de réalisme, Jeff VanderMeer se doit de conduire sa nef des fous toujours plus à l’avant-garde et, pour cela, de faire preuve d’audace créative. C’est ce qu’il ac­complit avec Astronautes morts, qu’il situe dans le même univers que son précédent roman, Borne (2020), qu’il n’est pas nécessaire d’avoir lu pour aborder celui-ci. Ne vous illusionnez pas, rien ni personne ne viendra à votre aide pendant la lecture. Astronautes morts plonge le lecteur dans une apocalypse écologique et biotechnologique, produit des expérimentations sans limites de la Com­pagnie installée au sein de la Ville. Le monde est mort, et avec lui le tangible. Les fractures qui défigurent la réalité sont profondes. L’es­pace et le temps ont perdu de leur consistance au point de n’avoir plus d’existence con­crète. Grayson, Mousse et Chen sont trois astronautes morts, ou peut-être qu’ils sont vivants et qu’ils ne sont pas astronautes. Dans tous les cas, ils ne sont plus vraiment humains, si jamais un jour ils l’ont été. Sautant d’une réalité à une autre, en suivant des lignes temporelles divergentes où il est possible de se croiser soi-même et de se tuer, tous trois tentent de combattre la Compa­gnie où et quand il serait encore possible de le faire. À l’assaut de la Ville, dans ses multiples versions, ils croisent, encore et toujours, les mêmes êtres mon­strueux, chimériques et métaphoriques : le renard bleu, l’oiseau sombre, le poisson géant et le mystérieux Charlie X à tête de chauve-souris. Puis tout change et c’est le récit du poisson géant devenu léviathan, et dont les souvenirs ne sont pas les siens, qu’on lit tout au fond de pages à moitié blanches. Et enfin, dans un troisième mouvement, s’offre le récit de Sarah dont le présent ap­par­tient au passé et qui a reçu du futur le journal de Charlie X. Sarah nous accorde un autre regard sur l’histoire que l’on vient de découvrir, une tentative d’explication. Sarah, avant qu’elle ne devienne Mousse. Jeff Vander­Meer alterne les modes narratifs, multiplie les voix, les points de vue, les réalités. Humains et monstres, victimes et bourreaux échangent leurs rôles. Astronautes morts n’est pas un roman destiné à ceux qui aiment les récits linéaires et limpides. C’est une expérience littéraire, postmoderne et déjantée. À l’image du monde qu’il décrit, le récit est fracturé, les mots sont génétiquement modifiés, dissous dans des rivières toxiques et recrachés dans d’autres mondes. Il faut ici saluer l’extraordinaire travail de traduction de Gilles Goullet, qui a su transporter les expériences de l’auteur jusque dans notre langue. Pour le lecteur, c’est une expérience sensorielle tenue éloignée de toute rationalité. Jeff VanderMeer ne l’autorisera pas à comprendre, à donner du sens. Alors, au lecteur, il ne restera que des images, fortes, pré­gnantes, dérangeantes. Je n’ai rien compris mais c’était beau.

Accelerando (critique)

Pour qui s’interrogerait quant à la signification du titre du « roman » qui nous intéresse ici, point n’est forcément besoin d’en faire la lecture, du moins de sa partie proprement narrative. Il suffira de consulter la première entrée du glossaire de presque cinquante pages inclus dans l’édition française d’Accelerando. Ledit article, intitulé « Accelerationista », nous apprend que l’on désigne ainsi les tenants de « l’accélération, à savoir l’acceptation par l’homme d’une transition globale de l’autre côté de la singularité* ». L’astérisque couronnant ce dernier terme invite alors à aller consulter, une quarantaine de pages plus loin, une seconde entrée. Elle explique que singularité désigne ici « un changement de paradigme social/économique/technologique qui voit s’infléchir à la verticale une courbe exponentielle d’évolution ». Notons encore que cette définition renvoie elle-même, avec force autres astérisques, à celles concernant « Hans Moravec », « Ray Kurzweill », le « Transhumanisme » ainsi que l’« Université de la Singularité ». Et ce ne sont là que quelques-uns des cent soixante-cinq articles que compile ce glossaire conclusif de la version hexagonale d’Accelerando. Car c’est à son traducteur français, Jean Bonnefoy, et non pas à Charles Stross lui-même que l’on en doit la présence, l’édition originale en étant apparemment dépourvue.

Loin d’être anecdotique, cet ajout d’un quasi-dictionnaire au « roman » qu’est Accelerando permet aussi bien de comprendre les intentions ayant guidé son auteur que les raisons de son échec littéraire. Quant aux premières, il est ainsi manifeste que l’écrivain a caressé l’ambition de décliner sous une forme fictive un considérable corpus théorique et dans lequel l’IA occupe une place centrale. Accelerando spécule en effet sur un développement futur tel de celle-ci qu’elle parvient in fine à supplanter l’humaine intelligence, réussissant même à recomposer le système solaire selon ses propres et technologiques attendus… Ce n’est cependant là que le résumé tout à fait expéditif d’un récit courant sur plus de sept cents pages et détaillant à l’envi la genèse (plus ou moins) directe de l’artificiel « cerveau Matriochka » reléguant le genre humain au rang d’espèce subalterne…

Sans doute intellectuellement impressionnant du fait de sa luxuriance référentielle (du moins d’un point de vue non scientifique, tel celui de l’auteur de cette critique…), Accelerando échoue en revanche à faire œuvre de littérature. Le lâche agrégat de neuf nouvelles qu’est en réalité ce faux roman n’accouche que d’un semblant d’histoire tout en raccords artificieux. Pesamment lassant (pour dire le moins…), Accelerando fait montre d’une écriture aussi pondéreuse, oscillant dangereusement entre humour grassement potache et name-dropping façon hard SF

Ça vient de paraître

Au-delà du gouffre

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 120
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