Voyage à l envers
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Attention, on a dit Philippe Curval ! On va parler ici de quelqu'un qui a débuté en 55 dans Fiction et qui a signé un roman au « Rayon Fantastique » : Les Fleurs de Vénus. On va parler du dernier roman d'un auteur qui a plus de quarante années de carrière. On va parler d'un cas unique. D'un des fondateurs de la SF française actuelle, rien de moins. Et voici son grand retour !
Et pour ce dernier, l'auteur nous décline sa version du premier voyage interstellaire. C'est tout ! ? Non. Ajoutez aussi le premier contact avec les extraterrestres… À ceux que j'entends se mettre à glousser au fond de leur campagne, bien planqués derrière leur Bifrost, je rappellerai que, selon l'adage, c'est dans les vieux pots que l'on fait la meilleure soupe. De fait, le dépoussiérage des thèmes archaïques de la SF peut, pourvu que l'on fasse preuve de talent, mériter bien davantage qu'une mention honorable. Or, du talent, Philippe Curval en a à revendre. M'aurait-on dit qu'il écrivait de la hard science que je ne l'aurais jamais cru. Partis pris. Tant pis… Il n'en reste pas moins journaliste scientifique et c'est tout naturellement qu'il choisit un confrère du prochain siècle comme protagoniste. Mais, à la différence des auteurs américains de hard science, Curval n'est pas un chercheur qui fait l'écrivain. C'est avant tout un écrivain. Un vrai. Et comme tout véritable écrivain, il place l'écriture au premier plan. C'est parce qu'il procède de la sorte qu'il parvient à renouveler un thème aussi rebattu. Qu'il se donne la peine de bien écrire ne signifie nullement qu'il manque d'idée, au contraire. Bien écrire, ce n'est pas seulement avoir un style brillant et une construction ingénieuse ; c'est aussi, surtout peut-être, avoir quelque chose à dire. Quelque chose d'intéressant. Or, derrière l'histoire qu'il nous raconte avec brio, il s'adonne en filigrane au commentaire social et politique. Avec un réalisme cruel. Avec toute l'expérience accumulée, Curval réalise l'alchimie du grand roman. Voyage à l'envers trouve l'équilibre d'un grand cru entre les qualités d'écriture, la narration et les problématiques abordées.
Nul ne juge un vol habité jusqu'à Alpha du Centaure utile. Personne n'y investirait une part significative de la richesse mondiale à long terme. Le contact avec les extraterrestres stimule peut-être le monde scientifique ; la destruction du patrimoine informatique de l'humanité inquiète peut-être les historiens et certains secrétaires de l'UNESCO ; peut-être des voies de faits commises par des agités à rencontre de partisans d'un tel projet capitalisent pour un temps la sympathie populaire… Mais il ne faut pas toucher au grisbi. Seule la menace qui plane sur la fiabilité des transactions informatiques de la haute finance déliera la bourse pour le projet. Curval donne une bonne idée des facteurs, tous humains, qui s'opposent au voyage interstellaire. Tout juste suppute-t-il, pour les besoins romanesques, l'existence d'un mini-trou noir naturel proche du système solaire qui sert de fronde gravitationnelle. Les obstacles ne sont que d'ordre socio-politiques, il construit, grâce aux E.T., la conjecture favorable à ce que l'humanité s'ébroue et sorte de son apathie post-historique chère à Fukuyama et autres finisseurs d'Histoire.
Si Voyage à l'envers relève de la plus pure SF, c'est aussi un roman très proche de la littérature générale ambitieuse et politique la moins intimiste. Curval y fait œuvre de critique sociale. Incisif et pertinent, non caustique et virulent. C'est un livre tout en souplesse et en profondeur. Hormis l'invasion extraterrestre dont la forme moderne évoque certains textes de Richard Canal ou Jean-Claude Dunyach, on rapprochera le motif principal de Projet Diaspora de Michael P. Kube McDowell (J'ai Lu). Par contre, c'est de l'excellent Feu sacré de Sterling que se rapproche la fin du monde sucrée que nous propose Curval, à moins que l'on ne préfère évoquer Le pavé de l'Enfer de Damon Knight. Désormais, des fins du monde qu'envisage la SF certaines répondent de la fin du désir, se faisant l'écho de cette menace perçue, prévue, par la psychanalyse. C'est cette menace que Curval met en scène à travers l'invasion pour boucler le roman en renvoyant à l'apathie sociale générée par la pensée unique du début. L'auteur enfin, ne voulant à aucun prix d'un deux ex machina remettant l'humanité sur de bons rails dans l'optique de la quasi religion soucoupiste, ses E.T. n'ont nul autre dessein que de s'assurer que l'humanité tourne bien à vide, rejouant sans fin sa propre histoire. D'où le titre, bien sûr. « Voyage à l'envers » renvoie tant à la construction du récit qu'au concept d'invasion et d'occupation choisi par les E.T., mais aussi à la vacuité conformiste où mène le capitalisme en construisant un éternel présent en temps réel où il reste la structure dominante. Plus de désirs, plus de futur… Aussi le conservatisme, capitaliste comme extraterrestre, se doit-il d'extirper le désir de l'humanité.
Philippe Curval vient, avec ce Voyage à l'envers, de poser un livre de poids sur la table de la SF française. Il n'y aura peut-être pas un avant et un après, mais c'est un livre dont il faudra assurément se souvenir.