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Le dragon ne dort jamais

On se souvient encore avoir découvert Glen Cook avec l'extraordinaire trilogie La Compagnie Noire, une fantasy déclinée selon les modèles du roman noir. Notre auteur récidive ici en s'attaquant cette fois au space opera. Le ton hardboiled se res­sent moins ; l'effet s'en trouve amoindri. De fait, ce roman est beaucoup plus classique que l'était La Compagnie Noire. Ça n'en reste pas moins du space opera pur jus, du beau, du gros qui sort du tonneau…

L'Espace Canon est une énième mouture du l'empire galactique sur laquelle est superposé un réseau de communication que parcourt sans fin une invincible arma­da de vaisseaux assurant une paix conser­vatrice sur des mondes qui sont autant de fiefs féodaux — les ravageant au besoin. A l'extérieur, d'autres puissances aimeraient faire main basse sur l'Espace Canon, perçu comme sclérosé, ne serait-ce l'insurmon­table obstacle de la flotte. A l'intérieur, la noble maison Tregesser aimerait secouer le joug des vaisseaux et devenir calife à la place d'un calife éternellement absent de cet empire automatique. Mais qui ? Le père, la fille ou le petit fils ? Ou bien Lupo Provik, leur machiavélique éminence grise ? Encore leur faut-il jouer double jeu afin de ne point se faire doubler par leurs puissants alliés respirant du méthane. L'immortel guerrier kieu Kez Mafaele, dernier des Mohicans d'une race jadis vaincue par Canon, qui sait que les vaisseaux peuvent être défaits, est un atout maître qu'il se­rait bon pour tous d'avoir dans leur manche. Mais lui aussi joue sa propre partie contre les Belligérants du Ge­mma VII acharné à sa neutralisation. Ça complote et ça trahit à qui mieux mieux. Ça progresse de violentes escar­mouches en grandes batailles cosmiques…

Bien qu'il s'agisse là de space opera, on peut s'essayer à y traquer quelques traces spéculatives dans la structure sociale de Canon. Alors que l'immortalité est classifiée (réservée aux militaires), des nobles comme Tregesser s'en sont emparés à leurs propres fins. A côté de ça, on verra que la fracture sociale est telle que Jo Klass et AnyKaat, deux militaires armées, se trou­vant sur une planète Canon, sont dans l'in­capacité de rejoindre leur unité. Bien sûr, Canon et sa flotte sont une métaphore évi­dente des Etats-Unis, de l'Air Force et de l'U.S. Navy — du nouvel ordre mondial. De même, on pourra voir dans les alliés des Tregesser, les Hérault de Dieu, une méta­phore de l'Islam Wahabbite. Oui dit roman noir, dit amoral — quant aux personnages s'entend. Et donc politiquement incorrect. Tous des salauds, mais seulement des salauds ambigus, relatifs. Les rôles sont donnés et chacun est face à la fatalité de celui qui lui est échu.

Livre touffu et un peu confus par moment, notamment au début, Le Dragon ne dort jamais est une incontestable réussite dans le genre, celui du space opera sans réelles prétentions. Il ne sera bien sûr indispen­sable qu'aux seuls inconditionnels du domaine, mais les autres y trouveront un agréable divertissement et seraient bien bête de bouder leur plaisir. Voilà qui vaut bien Rupture dans le réel de Peter E Hamilton ou la Trilogie des Conquérants de Timothy Zahn. Une occasion de lire un bon space op'.

Lumière des jours enfuis

La technologie des trous de ver offre la possibilité de relier deux espaces très éloi­gnés l'un de l'autre. Si l'énergie qu'elle réclame ne permet pas encore de franchir des distances cosmi­ques, encore moins d'y expédier des humains, elle autorise par contre l'emploi de caméras capables de filmer ce qui se déroule à l'autre bout du monde. Tout le monde peut donc être espionné à son insu, et les journalistes ne s'en privent pas. Cette dé­couverte intervient au moment où un astéroï­de géant, Absinthe, contre lequel le monde est impuissant, annon­ce l'éradication prochaine de l'espèce hu­maine. Il n'y a plus de secret pour person­ne. Les révélations tant politiques que privées changent la donne.

Pire : la Camver permet de filmer le passé et de révéler les mensonges des siècles révolus, sur lesquels s'est bâtie la civilisation. Les hauts faits héroïques, la naissance du christianisme, la conquête des libertés sont autant de cinglantes désillusions quand la légende est démolie par la réalité des faits. L'impact de ces révélations, s'il génère des troubles dans un premier temps, finit par faire émerger une nouvelle humanité, plus humble et plus sin­cère, car n'ayant rien à cacher.

On songe aux Enfants d'Icare, où la venue d'extraterrestres est porteuse d'une nouvelle humanité. Sauf que dans le cas présent, l'apocalypse annoncée tue tout espoir dans l'œuf.

Les protagonistes de cette ultime aven­ture lui donnent le relief humain nécessaire : l'inventeur de la Camver, Hiram Patterson, richissime conquérant industriel illustrant les temps anciens, ses deux fils Bobby et David — le premier étant un clone que le magnat a cherché à configurer à son image aux moyens d'implants cervicaux, le second, fils d'un premier mariage, étant le réel inventeur de la Camver — , et une jour­naliste, Kate, aussi radicale que critique face à Hiram, qui s'éprendra de Bobby et lui rendra sa liberté, sont autant de per­sonnages attachants parce que bien cam­pés.

Une telle fresque narrant un changement radical de la société, malgré la justesse de certains comportements, n'est pas exemp­te de naïvetés ni d'erreurs de jugement qui prêtent à sourire, comme quand la jeune génération, se sachant espionnée par les invisibles Camvers, se promène nue et fait l'amour en public. A ces défauts s'ajoutent quelques lourdeurs stylistiques heureuse­ment éparses, probablement dues au souci de précision des auteurs, qui décrivent une personne affligée d'épithélium avec une figure « tavelée de multiples cratères de car­cinomes basocellulaires ».

Le propos des auteurs n'est cependant pas la peinture sociale dans une période de crise, même si elle occupe une large place — et l'on regrette d'ailleurs que la construc­tion du roman soit bancale sur ce point. Après avoir montré comment la civilisation s'est bâtie sur des mensonges, ils opèrent une poétique rétrospective à travers les âges, remontant le temps jusqu'à l'origine de l'homme puis des espèces qui lui ont donné naissance, pour démontrer que la vie de notre espèce n'est qu'un chanceux hasard, favorisée par de nombreux acci­dents antérieurs qui auraient pu générer des voies différentes. Cette perspective très humble donne, sur la fin, la véritable tonali­té du roman, qui oppose le principe de vie à l'univers, la tragédie de Sisyphe dépas­sant sa condition humaine pour devenir celle de toute vie qui n'a rien à « attendre de plus de l'univers qu'un coup de massue régulier sur la vie et l'esprit d'évolution parce que l'état d'équilibre du cosmos est véritablement la mort ».

Au final, un livre réussi, qui se perd par­fois dans les méandres de son sujet, vu son ampleur, et qui se veut, malgré tout, un message d'espoir, moins en faveur de l'hu­manité que de la vie.

Demain une oasis

Qui est responsa­ble du désastre afri­cain ? La population elle-même, trop igna­re, belliqueuse ou paresseuse pour se prendre en charge ? Les politiques des pays riches, préfé­rant les riches hori­zons de l'espace à la gestion d'une situa­tion qu'ils ne veulent dépêtrer car sans profits immédiats ?

Tout le monde peut-être, pétri d'un égoïsme forcené et d'une indifférence bien contemporaine. C'est le message que tient à faire passer Ayerdhal, en force, avec la bru­talité du terrorisme.

En effet, le narrateur, ancien médecin devenu responsable sanitaire d'un satellite de l'agence spatiale européenne, est un jour kidnappé pour de bien curieux motifs : il est chargé de soigner, avec les moyens du bord, les populations africaines oubliées du monde moderne. Le rapt est le seul moyen qu'a trouvé Dziiya la rebelle pour donner à ses semblables ce dont ils ont besoin. Ses victimes finissent par rester de leur plein gré. Les non-consentantes sont éliminées par sœur Marie-Thérèse.

Si l'Interne, comme on le surnommera, finit par prendre fait et cause pour l'idéolo­gie de Dziiya, il n'en refuse pas moins ses méthodes terroristes, même si les appels à la responsabilisation ne portent pas leurs fruits. L'humanitarisme n'est pas une voca­tion innée, lui explique-t-on, c'est un ap­prentissage. Qui passe par une éducation « forcée ». Évadé, promu à de plus hautes responsabilités, il devient un agent à la cause du tiers monde, tout en essayant de conserver son éthique : « Je ne dis pas qu'il faut monopoliser son existence à éradiquer l'indigence du tiers-monde — la vie offre des plaisirs qu'il serait idiot d'ignorer — , mais je crois qu'il faut mettre un terme à la cécité, relever ses propres manches et surtout pous­ser nos irresponsables hommes d'État à changer les centres d'intérêts nationaux ».

Un roman qui a le mérite de poser les bonnes questions, de refuser les solutions radicales et simplistes en replaçant les sociétés industrialisées, et les hommes qui les composent, face à leurs responsabilités.

Dense, efficace, le fait que ce roman, qui a obtenu le Grand Prix de l'Imaginaire en 1992, soit réédité dans une collection regroupant les écrivains « Nouvelle géné­ration », montre bien que le roman populai­re et de science-fiction, comme Jihad de Ligny réédité sous le même label, sait être en phase avec son époque.

Ambigata

Deux planètes en proie à la surpopula­tion. La première, Nemeton, gouvernée par le vieux Dagdvo, dispose du Blodryall, qui est la source d'énergie de la population en même temps qu'un symbole mystique. La seconde, Drucht, est dirigée par Tarann, lequel projette de voler le Blodryall pour en finir avec les conflits sur son monde. Les deux planètes sont reliées par un rayon le long duquel circulent des navettes, les autosolénodynes fonctionnant avec la magnetohydrodynamique (qui empruntent aux écrits Ummites révélés par Jean-Pierre Pe­tit)

Pour beaucoup, le Blodryall est une dépendance dont il faut sortir C'est pourquoi le Gaebolga, agence gouver­nementale qui n'a de compte à rendre à personne, lance le projet Ambigata, qui a pour but de doter Drucht d'un Blodryall en envoyant leur propre exemplaire dans le passé afin de le faire exister en double…

Cet épais roman déborde d'intrigues et de personnages La princesse héritière Brighee mFolctainban, qui s'oppose au Gaebolga, soutenue par quelques agents dissidents, est une des figures centrales du récit On croise bien sûr des traîtres et de malfaisants personnages comme Belgha Senckhafer, des humains modifiés comme les redoutables Yders ou des créatures mystiques comme les Voidri. Impossible de résumer ici les trames qui composent cette fresque complexe…

Mais ce premier roman impressionnant par son ampleur reste cependant inabouti N'est pas Bordage qui veut ! On se perd sou­vent dans ce foisonnement et dans les moti­vations des personnages à l'onomastique compliquée Entre deux scènes d'action réussies, l'intrigue s'étire et se perd dans ses multiples ramifications Trop occupé à soigner les détails de son univers, l'auteur perd l'ensemble de vue Tous les fils ne sont pas noués et on se demande par exemple ce que deviennent les protagonistes de l'ou­verture du roman : le récit est en effet narré par le Gardien du second Blodryall expli­quant à un visiteur pourquoi cet exemplaire doit rester secret, il ne réapparaît pas au terme des 900 et quelques pages pour conclure son histoire de temps à venir.

Les défauts sont plus criants dans les détails : une civilisation avancée comme celle de Nemeton imagine-t-elle, pour coller des « pisteurs » sous la semelle des visiteurs débar­quant chez eux, d'utiliser des tireurs dissimulés sous les grilles d'aération visant les pieds des passagers qui les foulent ?

On est parfois irrite par l'artificialité des termes inventés, qui ne sont qu'une banale transpo­sition de vocabulaire donnant un vernis exo­tique au récit Ainsi, les personnages ont une faim d'arct, les femelles trwchs veillent sur leurs marcassins. Les religieux donnent la transposition suivante « si je m'en sors, je me fais Kunchewrdd ». Ayant particulière­ment soigné les unités de temps (ruathinem, kvétricet, cet, cethin, cetog pour huit jours, une heure, un quart d'heure, une minute et demie, une seconde), l'auteur glisse à tout bout de champ (pardon : à chaque cetog) le temps écoulé. Et que dire du juron invaria­blement assené par chaque personnage en pleine action : Bouse !… Bouse et bouse ! (T.l, p 393) ?

Difficile, après ça, d'être séduit. II n'en reste pas moins que ce roman dispose de nombreuses qualités Vincent Michel, pour une première oeuvre, a placé la barre trop haut mais pourrait bien, à l'avenir, nous étonner avec un prochain roman.

Escales 2001

Le Fleuve Noir doit trouver une jouissan­ce toute particulière, voire nécessaire, à foutre en l'air le travail du fils indigne, Serge Lehman, parti vers d'autres horizons… Sinon comment expliquer le changement de maquette sur Escales 2001, qui tient à la foi du ratage intégral et du vrai progrès à l'envers. Tout est moche, les polices utili­sées, le dessin de Stan & Vince, bien loin du space art tant apprécié des lecteurs. Même le prix, exagéré, 99 francs, devient un frein à l'achat. On préférerait nettement se pas­ser des deux ou trois plus mauvaises nou­velles de l'antho pour gagner vingt francs. Mais voyons le contenu, sans doute plus important que le contenant…

On passera sans mal l'intro de Sylvie Denis, qui, malgré quelques idées remar­quables, échoue à nous proposer un rai­sonnement cohérent. C'est avec Jean-Jacques Nguyen que commence réelle­ment l'anthologie. Sa nouvelle, « La Méri­dienne des songes », oscille entre l'homma­ge à Planète interdite et la description d'une société extraterrestre digne de Robert Silverberg — une réussite pour un auteur qui se fait discret et dont les dernières apparitions n'avaient pas convaincu. La nouvelle suivante, du trop rare Jacques Barbéri, est à première vue idiote, marran­te mais sans grand intérêt, néanmoins on s'en souvient encore et encore bien après l'avoir lue. Et c'est à Jean-Louis Trudel de livrer le premier texte pénible de cette anthologie ; cette histoi­re de VIe Républi­que française n'est guère passionnante, échouant à nous dis­traire ou à nous faire réfléchir. Le texte de Fabrice Colin, « Un Jour dans la vie d'Angelina Westwood », est lui très agréable, amusant et inté­ressant. Reste le problème de la télé, que la narratrice dit ne pas avoir et qu'elle regar­de à la toute fin du texte, mais est-ce un pro­blème de narration une fois que l'on sait qui est réellement cette narratrice ? Difficile à dire. Le chef-d'oeuvre n'était pas loin, il suf­fisait de quelques recherches plus pous­sées sur les dinosaures et les séances psy, une écriture un peu plus serrée, une fin plus maîtrisée Je ne me souviens pas avoir apprécié la moindre nouvelle de Laurent Genefort, alors que plusieurs de ses ro­mans m'ont plu (Les Chasseurs de sève, L'Opéra de l'espace)… Pourtant, force est d'avouer qu'ici l'auteur m'a bluffé : La Bonne cause ressemble énormément à une nouvelle de Greg Egan — « Comme Paille au vent », in Notre-Dame de Tchernobyl, DLM — mais en plus lisible, avec davantage d'action. Un très bon texte qui allie biologie de haut-niveau et space opera. Chapeau monsieur Genefort ! On concédera sans mal que les deux textes qui suivent échouent a tenir la comparaison, Marc Sarrazy a de bonnes idées, mais écrit comme un cancre, Sylvie Lamé écrit mieux mais n'a rien à dire d'intéressant, du moins en ces pages… Et c'est à Guillaume Thiberge de nous pondre encore un de ces textes formidables dont il a le secret (mes­sieurs les éditeurs : un recueil SVP !), bataille de tracteurs sur le Larzac et tutti quanti ; on regrette que les folios des pages ne soient pas en patchouli à gratter et le joint d'herbe-qui-fait-rire non fourni avec l'ouvrage. Vient Thomas Day avec un texte court, format auquel il ne nous a guère habitué ces derniers temps. L'histoire de deux personnages brisés par l'épreuve de la maladie, d'une cryogénisation puis du retour a la vie, une épreuve qui en fait non seulement des monstres mais aussi la pro­priété de l'entreprise-Etat qui les a soigné… Un texte sans intrigue réelle mais d'une belle dimension psychologie et morale avec, en prime, une réflexion sur l'art et la créativité. Difficile de finir la nouvelle de Dominique Warfa, écrite, surécrite, donc mal écrite, et qui ne raconte vraiment pas grand chose. Un texte aussi inutile que celui de Trudel, mais qui trouvera ses fans, comme tous les textes de cet auteur. Le texte de Johan Heliot, bien que réservant de très belles idées, de beaux passages, nous laisse sur notre faim, dommage. Les textes de Jean-Jacques Girardot et de Nathalie Mège n'intéressent guère, sans doute du fait de leur côté politique peu convaincant II faut remarquer qu'une fois encore, Jean-Jacques Girardot échoue à pondre une grande œuvre « à la Greg Egan » — son idole Et c'est au tour de Marie-Pierre Najman de livrer un des bons textes de cette anthologie : Surf temporel, sans doute moins ambitieux que Un Monde qui nous parle (in Privés de futur) mais réser­vant une belle réflexion sur ce que sous-entendent les récits de voyage dans le temps. Il est à la fois plaisant et dommage que la technique de voyage temporel employée, décrite, semble d'un point de vue esthétique tout droit sortie du film de Terry Gilliam, L'Armée des douze singes. Autre regret, le changement de point de vue final qui, en nous éloignant du narra­teur, affaiblit le message de la nouvelle. Ambiance trash et lourde pour le texte sui­vant, « La Cinquième tribu », signé Francis Valéry. L'écriture façon néo-polar, parfois insupportable, contraste avec le sujet, plus poétique — le tout est étonnant et ne laisse­ra pas indifférent, loin de là. Le récit de Markus Leicht, « Le Tueur de cerfs-volants », est d'un manque de crédibilité à faire pas­ser Serge Brussolo pour René Descartes ; entre autres on ne voit guère comment des milliers de cerfs-volants commercialisés à partir du trou du cul du Massassuchets peuvent arrêter tout conflit sur Terre pen­dant douze mois Dommage, car le texte est bien écrit et possède un réel potentiel. Celui de Roland C. Wagner, fort long, se rattache a son roman Toons et fait suite à « Honoré a disparu » in Histoires de cochons et de science-fiction. Dire que l'on s'en­nuie ferme à la lecture est exagéré, mais ce n'est pas non plus la frénésie. Un texte sympa pour gens sympas et lecteurs émérites des Futurs mystères de Paris, texte qui, une fois de plus, donne l'impression que Roland C. Wagner tourne en rond dans cette série qui ne décolle guère et dont le meilleur opus reste encore et toujours L'Odyssée de l'espèce. Avatar, tel est le titre du récit de Joëlle Wintrebert, où l'on retrouve ses obsessions habituelles — à noter que l'écriture du premier paragraphe frise l'autoparodie. Reste le sujet de cette nouvelle, intéressant : on prête son corps à d'autres pour de l'argent, une fusion tempo­raire qui peut mal tourner… L'univers mis en place en quelques pages est tellement séduisant qu'on aimerait le voir développé en roman. Quant au dernier texte, celui de Claude Ecken, cette histoire d'enfant qui pose des questions qui n'ont pas de sens… il convient d'en laisser toute la surprise.

 Pour conclure, une anthologie où cohabi­tent dix-neuf textes d'auteurs aussi différents pousse le critique à avoir ses préférés et ses bêtes noires. Malgré ces dernières, Escales 2001 réserve tant de plaisir que l'on peut affirmer que Sylvie Denis a réussi son pari livrer une excellente anthologie que clôt un chef-d'œuvre incontestable, le texte de Claude Ecken. Voilà la meilleure antho pu­bliée au Fleuve Noir depuis bien longtemps, un cadeau de Noël parfait pour faire décou­vrir la science-fiction de langue française

Destination 3001

Une nouvelle anthologie. Une de plus, serait tenté de dire l'amateur blasé, échaudé par l'acquisition de deux ou trois bouses authentiques piochées aléatoirement au sein d'une déferlante de nouveautés. Eh oui, les lois de l'édition sont ainsi faites qu'à une période de famine nouvellistique succède une période de surabon­dance, elle-même annonciatrice d'une future et inévitable rechute, etc.

Tout de même, ce projet-ci sort franchement de l'ordinaire. Oh, pas par son thème : l'an 3000… Oui, certes, mais après tout, ça ou la pêche au mérou, qu'importé la thématique pourvu qu'on ait l'ivresse. Là où Destination 3001 innove, c'est par son sommaire : proposer 20 textes inédits d'auteurs français et étrangers — ces derniers se répartissant en quatre groupes : un Allemand, deux Italiens, deux Anglais et huit Américains. Éditorialement, l'événe­ment est à marquer d'une pierre blanche. Reste à considérer la qualité littéraire de l'œuvre.

Au bout du compte, ce que l'on retient d'une anthologie, ce sont ses chefs-d'œuvre et ses navets. Or, de texte nul, je n'en ai guère trouvé qu'un, celui de Valério Evangelisti. Encore ce commentaire se révèle-t-il hautement subjectif, plusieurs personnes au goût sûr m'ayant chanté avec ferveur les louanges de cette nouvelle. Il semblerait hélas que j'aie beaucoup de mal à considérer autrement qu'avec une ironie moqueuse les futurs que met en scène Evangelisti, alors même que ses reconstitutions historiques, quelque liberté qu'elles s'autorisent, me fascinent. Reste que la description apocalyptique de ce monde devenu un asile d'aliénés à ciel ouvert me rappelle les pires nanars du cinéma bis italien.

Hormis ce cas particulier, on sera bien en peine de trouver un texte indigne de figurer au sommaire de cette anthologie. Demeurent les chefs-d'œuvre, ou disons les textes hors du commun. Et là, hélas, je n'en vois guère. Du bon, oui, du très bon, occasionnellement aussi, mais finalement rien d'exceptionnel. En bas de l'échelle, on trouvera « Le Semeur de cauchemars » d'Andreas Eschbach, trop peu original pour être réussi, « L'Epineux problème de la tête à grand-mère » de Karen Haber, amusant mais souffrant d'une chute idiote, « Notre Terre » d'Ayerdhal, habile démonstration de savoir-faire sans véritable enjeu, ou « Angles » d'Orson Scott Card, le type même de texte aussi agréable à lire que rapide à oublier. Deux ou trois crans au-dessus, on verra quelques maîtres ès-nouvelle, Jean-Claude Dunyach, Sylvie Denis ou Robert Silverberg, nous offrir des récits d'une qualité évidente, mais que l'on hésitera à classer parmi les réussites majeures de leurs auteurs. Du bon Dunyach ou du bon Denis vaut certes mieux qu'à peu près tout le reste, mais à force d'excellence on finit par devenir difficile.

L'excellence, tout de même, trois ou quatre nouvelles s'en approchent. « Le Temps des Olympiens », de Serge Lehman, constitue l'une des meilleures réussites de sa « défense et illustration de la science-fic­tion, genre populaire et ambitieux » : le sense of wonder est présent, la réflexion aussi. Gregory Benford, capable du meilleur comme du plus chiant, nous gratifie d'une excellente et captivante « Onde de choc », hard-science sans excès et fort bien menée. Dans un registre proche de la nou­velle de Robert Silverberg, Philippe Curval offre avec « On est bien seul dans l'univers » un texte certes moins brillant mais égale­ment moins frivole. Quant à Dan Simmons, son « Le 9 av » rate de peu l'excellence, trop abscons pour être pleinement réussi.

Les autres textes figurant au sommaire ne déméritent pas non plus et renforcent la qualité globale de l'œuvre. Reste que, au final, on reste quelque peu sur sa faim. Certes, Destination 3001 constitue l'une des meilleures anthologies actuellement sur le marché — nettement en-deçà d'Escales 2001, tout de même —, de quoi occuper agréablement deux ou trois longues soirées. N'empêche, si l'on peut parler d'événement éditorial, on se montrera plus réticent à parler d'événement littéraire.

Isolation

Pour quelle mystérieuse raison l'Humanité a-t-elle été subitement coupée du reste de l'Univers le 15 novembre 2034 ? La réponse se trouve bien évidemment dans la physique quantique, comme on pourrait s'y attendre chez Greg Egan, qui soulève une fois de plus un problème aux dimensions métaphysiques pour lui donner une solution relevant de la logique matérialiste qui lui est chère — et que l'on a pu voir portée à son paroxysme dans L'Énigme de l'Univers (Laffont). Sur une idée de base voisine de celle de « L'Assassin infini » (in Étoiles Vives n°8), mais aussi de « La Fin du Big Bang » de Claude Ecken (Escales 2001, Fleuve Noir), l'énigmatique fer de lance australien de la SF anglo-saxonne mène peu à peu le lecteur vers un dénouement d'une logique implacable qui n'est pas sans évoquer les doutes et vertiges d'un Philip K. Dick subitement frappé d'athéisme militant.

Néanmoins, avant d'y parvenir, Egan passe une bonne partie du roman à noyer le poisson sous une profusions de détails et d'inventions science-fictives dont la modernité ne fait aucun doute et demeure toujours aussi flagrante alors que l'édition originale de ce livre date de 1992. Ainsi, une place considérable est accordée aux mods — des structures implantées à l'aide de nanomachines qui permettent de modifier la personnalité d'un individu, et dont le narrateur, ancien policier, possède toute une panoplie — et à leurs implications psychologiques ; dans cet ordre d'idées, la manière dont plusieurs personnages triomphent du mod de fidélité qu'on leur a imposé constitue un véritable tour de force. C'est également sur ce plan que s'exprime le Greg Egan soucieux de considérations morales : un individu à la conscience modifiée artificiellement peut-il raisonnablement estimer être encore lui-même ? C'est la question du libre-arbitre qui est ici soulevée, et elle trouvera une réponse étonnante.

Les Martiens

Après sa fameuse Trilogie martienne et S.O.S. Antarctica, voici donc le nouveau K. S. Robinson, Les Martiens. Un ouvrage qu'on pourrait présenter comme une manière de trait d'union entre ces deux œuvres, situant le début de son intrigue dans le continent glacé avant de changer de cadre pour nous projeter dans les cany­ons martiens.

J'ai dit « intrigue ». Il conviendrait d'em­ployer le terme au pluriel. Car il n'y en a pas une, mais des multitudes. Et encore ne sont-elles que prétexte dans ce livre étrange qui n'est ni un roman ni vraiment un recueil de nouvelles mais plutôt un fix-up, un collage de textes qui, comme chaque tache de couleur dans un tableau impressionniste, compose un ensemble qui transcende la somme des parties ré­unies.

Une des forces des littératures de genre réside dans les cadres et décors infinis, radicaux, qu'elles proposent. Kim Stanley Robinson joue de cette corde avec bon­heur. Ainsi place-t-il ses protagonistes dans un cadre extrême (l'Antarctique ou les dé­serts martiens) pour laisser leur humanité s'exprimer dans ce contexte décalé. Ici la littérature de genre, la SF en l'occurrence, rejoint la littérature tout court dans ce qu'elle a de plus fascinant : l'exploration de ce qui définit notre humanité. Car voilà en fait de quoi nous parle l'auteur, il parle de l'Homme, de ses forces et faiblesses, ses grandeurs et ses bassesses. En ce sens, le décor devient anecdotique, il n'est qu'un facteur révélateur qui permet, telle une loupe, de grossir le trait. Seulement Robin­son ne se contente pas d'un décor suggéré, à peine évoqué (Mars est un nouveau Far West et chacun en a sa propre image), il n'en reste pas là. Car sa Mars est grandio­se, pleine de merveilles, et c'est bien cette adéquation décor/affect humain qui fait de ce livre un grand livre. Mais pas seulement.

Au risque de me répéter, Robinson est un auteur qui peut se montrer tout simplement époustouflant de sensibilité et d'intelligence. Aussi Les Martiens ne se résume-t-il pas à la conquête d'une Mars Far West afin de nous « dire » l'Homme. C'est aussi (d'abord ?) une remarquable réflexion sur le colonialisme doublée d'un regard acéré sur la science moderne et son éthique, ses applications et son utilité dans ce futur proche ou la mort est près d'être vaincue et où les hommes vivent si longtemps qu'ils ne se souviennent plus de leur jeunesse. « La science progressait tous les jours, entraînant des changements radicaux. En médecine, surtout : la multiplication des traitements anti-viraux et anti-cancéreux, le rajeunisse­ment des cellules repoussaient toujours plus loin la mort. […] S'ils avaient la chance d'accéder au traitement — s'ils pouvaient se le payer, en d'autres termes — ils pouvaient espérer vivre des dizaines d'années de plus. »

C'est enfin une utopie, un monde créé de toutes pièces où les hommes, riches de l'expérience terrienne, tentent d'éviter de commettre les mêmes erreurs : « [la constitution] a été écrite pour donner aux gens l'impression que la façon dont ils géraient leurs affaires n'était en aucun cas “naturelle” ou gravée dans le marbre ; les lois et les gouvernements ont toujours été des inventions artificielles, des pratiques, des habitudes. Ils peuvent changer, ils ont changé, ils changeront toujours ». Des propos d'une troublante actualité pour le public français…

On sort ébahit de cette leçon d'écriture, de la finesse de son propos, en un mot de son intelligence. Que cet ouvrage ait remporté le prix Locus n'a rien de surprenant, qu'il en reste là au niveau des prix littéraires le serait davantage. Incontournable, tout simplement.

En approchant de la fin

Nous avons le monde de bien­tôt, demain, 2012. Un monde à la dérive, explosant, mourant, « totalitarisant », ainsi que nous le dit le titre : approchant de la fin. Et nous avons Martha Nova, la plus grande rock-star de tous les temps, messie apocalyptique malgré elle. Car les chansons de Martha Nova révèlent le futur, nous aident à assumer le fait que tout sera fini bientôt. Et puis il y a l'histoire de cet homme et de son mystère, ce qu'il a trouvé sur Mars, et cet enfant démiurge, le fils de Martha, surdoué mâtiné d'autiste qui attend son heure… Et Abe Levett, et Robert Duke, et ce personnage mystérieux qui apparaît çà et là pour tirer les fils de ces destins croisés et les mener jusqu'à leur achèvement, une fin inéluctable à moins que ce soit le début de quelque chose de neuf…

Depuis la publication de deux recueils en langue française et d'un nombre de nou­velles non négligeable sur divers supports (tous chez « Bifrost/ Étoiles Vives »), on sait d'Andrew Weiner qu'il est un nouvelliste tout à fait remarquable, notamment friand d'ex­traterrestres facétieux dans la droite ligne d'un Brown ou d'un Sheckley. Avec En Approchant de la fin (premier roman de l'auteur publié en France et inédit en anglais !), on le découvre romancier accompli. Pour­tant, si les nouvelles de Weiner s'inscrivent généralement dans une tradition SF marquée et fréquemment portée sur l'humour, ce roman surprend et dénote tant il apparaît personnel et difficile à rattacher à une quel­conque manière, un quelconque courant science-fictif. Dans le dossier que lui consa­crait l'anthologie périodique Étoiles Vives (numéro 6), Weiner racontait pourquoi ce roman demeurait inédit en anglais, comment les éditeurs de SF lui expliquaient qu'En Approchant de la fin n'était pas, justement, de la SF et comment les éditeurs mainstream lui rétorquaient, au contraire, que c'en était. Des propos qui prennent tout leur sens à la lecture du dit roman. Car voici bien un bouquin surprenant, tant du fait d'une cons­truction inhabituelle (flashes-back perpé­tuels et lignes narratives croisées) que, on l'a dit, d'une tutelle de genre — notamment par son traitement — difficile à déterminer (SF, mainstream, fantastique même). Jusqu'au ton du livre, tout en nuances, très distancié, qui participe puissamment à son particula­risme. Bien sûr, on y retrouve malgré tout certains des éléments récurrents de l'œuvre de Weiner : le milieu du rock, les thèmes de la créativité, de l'aliénation, de l'étranger. Reste qu'il y a un sacré delta entre ce roman et la plupart de ses nouvelles.

Qu'un livre soit difficile à classer et sur­prenant ne signifie pas toujours qu'il soit bon. Et pourtant. On ressort de la lecture d'En Approchant de la fin sous le charme de son étrange musique, totalement habité par l'histoire, convaincu qu'on vient de lire un fort bon et beau livre. Un plaisir rare, un particularisme dont on ferait bien une habitude. À découvrir d'urgence.

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