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Chers monstres

La dernière causerie bifrostienne concernant Stefano Benni remonte à 2011 et la réédition du médiocre Terra ! Or donc, dans ce recueil tout neuf, on croise de tout. Des monstres, certes, mais pas que. Ici, on rencontre le Wenge, créature mystérieuse et meurtrière… À moins qu’il ne s’agisse de son nouveau propriétaire ? Là, c’est le Lampay, autre créature qui guide les voyageurs égarés en pleine nuit… et qui meurt au matin. Parfois, ce sont des figures familières : celle du vampire, par exemple, confrontée à un percepteur des impôts. Une momie, dont la mort mystérieuse inspire une vengeance aux petits oignons à une conservatrice de musée. Les fantômes, au travers de l’histoire d’une femme en quête d’un hôtel hanté, ou ce village, dont les habitants ont été recréés par le dernier habitant, un horloger. Ou le diable, qui s’infiltre au cœur du Vatican. Hansel et Gretel sont présents aussi, deux enfants gâtés abandonnés par leur pronazi de père et capturés par une sorcière désireuse de les revendre à de riches pédophiles. Sans oublier ce célèbre et séminal écrivain d’épouvante qui fait une rencontre dans un bar de Baltimore en 1849. Ou le chanteur Michael J. et la vérité sur sa mort. Les monstres modernes ne sont pas en reste, tels les appareils électroniques, qui – de la CB au digicode de l’immeuble – nient l’existence de cet homme. Il y a aussi ces robots sexuels, qui passent à la révolte. Ou ce marchand d’armes fort désemparé quand les ventes chutent (et pour cause…). Ou encore ces acquéreurs potentiels du lot 165, situé en troisième position à partir de son soleil.

Les mânes d’Italo Calvino et Dino Buzzati hantent cet ensemble de contes revisités… mais Benni peine hélas à leur arriver à la cheville. Les réinterprétations sont souvent attendues, l’humour n’est pas toujours au rendez-vous et certaines chutes tombent à plat (« Lot 165 »). Sans omettre « L’Inspecteur Mitch », l’un des textes les plus longs du recueil, qui raconte la traque d’un serial killer avec des chats comme protagonistes, pour un résultat aussi inventif que complètement couillon. Néanmoins, certains textes s’avèrent plus glaçants : « Sonia et Sara » met en scène deux jeunes femmes à l’amitié fusionnelle faisant la queue pour obtenir des billets pour un concert de leur boys band favori. Elles ne récupèrent qu’un unique ticket. Comment faire ? « Le Géant », c’est cet arbre gigantesque qui flanque la propriété nouvellement acquise d’un oligarque russe ; ce dernier souhaite le trancher, en dépit de sa triste réputation. Bref, au fil de ses vingt-cinq textes, Chers monstres alterne le bon et le mauvais, le drôle et le ridicule. Parfois ça fait mouche, parfois ça foire lamentablement. Dommage.

Djinn

On ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve – sauf l’auteur du jour, à qui l’on doit déjà deux trilogies classiques sur les elfes, un poussif diptyque des temps mérovingiens, et le joyau arthurien du «  Pas de Merlin ». Djinn pourrait n’être qu’un péplum passe-temps de plus entre fantasy et Histoire. Il est toutefois davantage. Vraisemblable, fort bien documenté aux plans historique, psychologique, religieux et idéologique, c’est une superproduction érudite qui lorgne sur les meilleurs opus d’un Guy Gavriel Kay ou d’une Mary Gentle (à quand une traduction française de son Ilario ?).

« Dieu le veut ! », aurait dit Urbain II en 1095 pour lancer l’Europe chrétienne à la reconquête de la Ville sainte d’origine. S’ensuivent pas moins de huit croisades en deux cents ans. Jean-Louis Fetjaine place son intrigue entre les deux premières, au cœur des États latins d’orient. Jouant des conflits permanents entre leurs voisins turcs, byzantins et arabes d’Égypte et des émirats, les croisés francs sont parvenus à s’implanter solidement en Terre Sainte. Musulmans et chrétiens de toutes obédiences (chiites, sunnites, orthodoxes et catholiques romains) s’y livrent à une complexe partie d’échec où les allégeances d’un jour sont retournées le lendemain. Le roi de Jérusalem, Baudouin – qui n’est pas le sage lépreux mis en scène par Ridley Scott dans Kingdom of Heaven, mais un aïeul va-t-en-guerre –, voit son autorité de plus en plus contestée par les baronnets et par sa propre fille, Alix d’Antioche.

C’est dans ce contexte que Fetjaine parachute son héros. Renaud Mazoir, chevalier franc revenu de tout, élevé au rang de connétable par le prince d’Antioche Bohémond, porte le poids d’une terrible faute. Il a trahi le maître en couchant avec sa jeune et belle épouse Alix (la fille de Baudouin, vous suivez ?), dont il va avoir un fils illégitime. Scandale en perspective dans les chaumières ! Pour ne pas laisser naître la rumeur, autant l’étouffer dans l’œuf. Alix ordonne la mort de tous les témoins. L’accoucheuse a toutefois le temps de jeter une malédiction sur l’enfant et sur sa mère avant d’être trucidée. L’esprit malin d’un djinn, séide de Shaytan, prend instantanément possession d’Alix et fait planer une ombre sur Martin, le petit bâtard. Le connétable, conscient du danger représenté à la fois par la mère et par le djinn, décide de placer l’enfant sous la protection de la mystérieuse secte des Assassins…

Le fragile équilibre maintenu entre les diverses puissances rivales de la région peut dès lors se rompre. Et les états chrétiens s’enfoncer dans une guerre fratricide…

Soin apporté aux décors et aux costumes, fidélité de la reconstitution. Composition des séquences, plans d’ensemble impressionnant, face-à-face à l’expressivité douloureuse. La progression du récit confirme la maîtrise de l’un des plus habiles écrivains de fantasy « À grand spectacle ». Djinn est un divertissement bien calibré qui n’offre ni racolage dans la peinture des idylles de l’ensorceleuse Alix, ni surenchère dans les violentes scènes de combats. Le livre trouve ses plus beaux accents à ce chapitre épique. Il faut imaginer luire les hordes d’Orient armées en guerre, caparaçons, cimiers, glaives étincelants et lances en arrêt dans la fournaise ; entendre claquer les gonfalons, bruire et grouiller les fers croisés et mahométans…

Ce qui fait un peu défaut à cette croisade décrucifiée est le héros. Renaud Mazoir, qui eût été parfait en vedette, excelle à fond perdu en faire-valoir tentant d’exorciser, par une intégrité sans faille, ses démons intimes. Renaud trop tôt éclipsé, reste ? Personne. Quant à l’héroïne, fort impressionnante d’abord, elle tourne vite court, félonne de pacotille comme la plupart de ses gros pitres fourbes de soupirants.

Seule faute de goût, pas bien méchante au demeurant : la construction elliptique casse l’ambiance. Le décor et les costumes y sont, on l’a dit ; manque les odeurs et la couleur locale, la foule bigarrée et cosmopolite.

D’une lecture exigeante, le livre s’attache surtout à bien embrasser la complexité géopolitique de l’époque. Quitte, pour le lecteur, à faire un raccourci hasardeux avec l’actualité. Même lieu, même complexité apparente, autre millénaire : rien de nouveau sous le soleil de Shaytan.

Few of Us

Second recueil de nouvelles pour Luvan chez Dystopia, après Cru en 2013. Sous une très intrigante couverture de Stéphane Perger, où les routes et cours d’eau d’une carte répondent aux lignes de la main, Few of Us s’intéresse donc, comme son titre le suggère, à certains destins minuscules, à quelques bouts d’humanité. Même si cette humanité peut nous faire goûter la noirceur la plus totale : « Marhem », qui ouvre l’ouvrage, nous décrit de manière âpre et glaciale une Érythrée ravagée par les mines anti-personnel, où un serpent noir se révèle à la protagoniste comme annonciateur des catastrophes à venir. Le ton est donné, et ne changera pas par la suite. Chez Luvan, le lecteur a rarement l’occasion de rigoler – les personnages encore moins, eux qui ne peuvent maîtriser leur destin, brisés qu’ils sont par l’existence, leur environnement. Qu’il s’agisse d’un clandestin à la frontière entre Mexique et États-Unis, de personnes marginalisées, ou encore d’un homme dont le nom même (Klein, soit « petit », en allemand) est à l’unisson de sa destinée, la plupart tentent de garder la tête hors de l’eau, mais sans y parvenir véritablement. D’autant que ceux qui renoncent ne sont pas toujours les plus à plaindre.

Bouleversantes d’humanité, ces nouvelles s’inscrivent aussi en plein dans le fantastique. On croisera de fait quelques figures classiques : une lamie, des créatures monstrueuses, et sans doute quelques fantômes. Mais, là où Luvan innove, c’est dans le traitement de la thématique : l’argument fantastique n’est jamais central, mais toujours indispensable car il fait corps avec les autres thèmes du texte, qu’il s’agisse de critique sociale, de dénonciation des horreurs de la guerre ou de lutte contre les discriminations. Un fantastique social, donc, qui ne ressemble vraiment à aucun autre (si l’on devait toutefois évoquer une parenté avec d’autres écrivains, on suggérerait sans trop se tromper Léo Henry, avec qui Luvan a d’ailleurs collaboré à plusieurs reprises).

Luvan a une voix reconnaissable dès les premières lignes. La langue est chez elle décortiquée, malaxée, scandée parfois, s’envisage en outil d’affirmation, de revendication. La puissance d’évocation hors normes vous happe dès l’entame et vous laisse, exsangue, à la fin du texte, quand vous envisagez de refermer l’ouvrage pour vous aérer l’esprit quelques instants avant de reprendre la lecture, éprouvante, mais si envoûtante. L’expérimentation, omniprésente, n’est jamais gratuite ; même quand il s’agit de la retranscription d’une improvisation radiophonique ou d’une biographie à la mise en page « tonnante » (gros caractères à l’horizontale), elle n’est là que parce qu’il s’agit de la meilleure manière de servir le récit, susciter l’effroi ou l’émotion.

Recueil fantastique d’une noirceur insondable où scintillent toutefois des étincelles d’humanité qui ne sont pas près de s’éteindre, Few of Us confirme donc, après Cru, que le fantastique s’est découvert une nouvelle voix, entière et inextinguible. Incontournable.

Dans la maison du ver

Pygmalion nous propose une novella de George R. R. Martin en un beau petit volume de 136 pages, le format de la collection « Une heure-lumière » du Bélial’, mais cinquante pour cent plus cher pour un texte qui n’est pas inédit, la classe !

Datant de 1976, Dans la maison du ver a été traduit en 2013, chez J’ai Lu, dans la réédition du recueil Les Rois des sables, mais n’était pas inclus dans l’édition originale dont on avait ici-même dit du bien (Bifrost 50). C’est une pratique éditoriale d’adjoindre un texte inédit à la réédition d’un recueil afin de capter l’achat de lecteurs exhaustifs. Gageons que cela peut s’avérer efficace avec un auteur devenu aussi culte que Martin. La suite du «  Trône de Fer » se faisant attendre, il faut bien donner au lecteur de quoi le faire prendre patience… De là à l’extraire pour le republier en solo !

Dans la maison du ver n’est pas sans rappeler « La Cité de pierre » naguère publiée en ces pages (Bifrost 31). On y découvre un monde à l’agonie sous un soleil lui-même en fin de vie, une société à bout de souffle… Je vous laisse imaginer une hybridation de Lovecraft et du Moorcock des Danseurs de la fin des Temps. Ou Clark Ashton Smith revu par la plume plus moderne de Martin… Une décadence mortifère qui dissimule la putréfaction de son inexorable fin sous de chatoyants atours et s’étourdit en danses éperdues. C’est le monde d’Annelyn, de Riess, de Groff, du Viandard et de Vermyllar, que les Yaga La Hai (les Enfants du Ver) partagent avec les Grouns, les deux espèces s’entre-dévorant à qui mieux mieux avec la complaisance active du Viandard qui s’en donne à cœur joie.

Dans les profondeurs de cet univers où Annelyn s’aventure à faire ravaler ses insultes au Viandard, grouille une vie monstrueuse comme des asticots sur le cadavre d’un monde, pire que les égouts d’Arkham. Dans ces ténèbres s’expose le meilleur de la noirceur dont Martin est capable !

C’est un bien joli petit bouquin et du très bon Martin ; un texte qui aurait pu échapper à bien des fans de l’auteur. Juste un peu cher. Pour afficionados, en connaissance de cause.

L'Arche de Darwin

En une trentaine d’années, on a pu lire en français une douzaine de romans de James Morrow, tous de grande qualité. Notre auteur n’est donc guère prolifique, même si certains ouvrages, dont celui qui nous occupe ici, sont relativement copieux. James Morrow s’est imposé comme l’un des plus brillants représentants des littératures de l’Imaginaire – un authentique littérateur. Qui écrit bien mais pas vide. Il nourrit l’esprit de son lecteur sous prétexte de le divertir, et, inversement, lui procure du plaisir sans pour autant négliger de lui donner à réfléchir. Il entrelace à merveille style, narration et problématique. Et sa problématique favorite, qui court toute son œuvre tel un fil rouge, est la religion. Elle était là dès le début, dans les ramures de L’Arbre à rêves. On la retrouve en épine dorsale de la trilogie de « Jéhovah », qui avait largement de quoi irriter les yeux des lecteurs les plus pieux. Elle sous-tend, bien sûr, Le Dernier chasseur de sorcières ; quant à Notre mère qui êtes aux cieux, le titre se passe de tout commentaire.

Darwin… En voilà un qui a rudement esquinté la foi du croyant de base — déjà que le Dogme chrétien en avait pris plein les gencives avec l’astronomie ayant débouté la Terre du centre du monde… Or pourtant, en ce temps-là (milieu du xixe siècle), la biologie n’a pas encore fait sa révolution copernicienne et l’Église continue de battre en brèche tout ce champ du savoir. Un cercle de poètes sybarites, proches de feu Percy Bysshe Shelley, organise le Grand Concours de Dieu nanti d’un prix de dix mille livres à qui prouvera ou réfutera définitivement l’existence de Dieu. La presse, en la personne de Popplewell, jette autant que faire se peut le discrédit sur le concours dans une optique théiste, lui déniant un sérieux qui lui faisait peut-être effectivement défaut. Charles Darwin, lui, élabore sa théorie De l’origine des espèces. Et Chloé Bathurst, notre héroïne, actrice en rupture de planches, se cherche un autre emploi, le théâtre ne voulant plus d’elle. Elle aimerait aussi beaucoup trouver les deux mille livres qui lui permettraient de libérer son père emprisonné pour dettes. Instruite, elle n’est pas vraiment pauvre et appartient à une classe moyenne en voie d’apparition. Postulant à un emploi de gouvernante, bientôt engagée par Darwin pour s’occuper de divers animaux exotiques, elle découvre la théorie du naturaliste, a vent du fameux concours des bysshéens et associe deux et deux. Elle fait main basse sur la première mouture de la théorie de Darwin, qu’elle entend présenter au concours dont le grand homme ne veut pas entendre parler, comptant bien rafler le prix. Les organisateurs du Concours de Dieu ayant accepté de financer une expédition théiste partant à la recherche de l’Arche de Noé, Chloé obtient à son tour le financement d’une expédition aux Galápagos afin de se procurer, à l’appui de « sa » théorie, les spécimens que nul n’a voulu lui confier. C’est donc une véritable Arche de Darwin qui devrait s’en revenir des Galápagos, mais l’église anglicane n’a pas dit son dernier mot et les aventures seront légion…

On serait en plein roman historique et point dans l’Imaginaire ou si peu, nonobstant certains éléments savoureux faisant que bon sang ne saurait mentir dans cette fiction de science se parant de quelques atours merveilleux pour une allusion anachronique à Watson et Crick, ou à une Alliance qui se voudrait Arche. Si James Morrow ne recourt qu’à minima à la plasticité de l’histoire que lui offre sa licence poétique, il ne dédaigne pas jongler avec une réalité par trop prosaïque pour sa malicieuse tournure d’esprit…

Nous voici donc avec entre les mains un grand livre aux idées puissantes et néanmoins fort drôle et divertissant à l’occasion ; le meilleur qu’il m’ait été donné de lire cette année – ni plus, ni moins.

Aliss

Quelques années après Jeff Noon, dont La Volte vient tout juste de rééditer l’excellent Alice Automatique, Patrick Sénécal publiait Aliss chez Alire, au Canada, livrant sa propre déclinaison du classique de Lewis Carroll sur le mode horrifique qui le caractérise.

À 18 ans, la jeune Aliss veut découvrir ce qu’il y a au-delà de la famille et du lycée, des convenances et du conformisme. Aliss s’ennuie dans sa banlieue bourgeoise de Brossard, elle brûle d’aller au bout d’elle-même, voir ce dont elle est capable… Ainsi arrive-t-elle donc à Montréal, où elle suit dans le métro Charles, aussi que son modèle le Lapin Blanc dans son terrier, et en ressort dans l’étrange quartier de Daresbury (ville de naissance de Charles Lutwidge Dodgson, véritable nom de Carroll, qui n’est qu’un pseudonyme) où se croisent les rues de Lutwige et Dodgson, reconstituant de fait l’état civil de l’auteur d’Alice. Charles qui réapparaîtra de loin en loin au fil du roman, endosse ici le double rôle du Lapin Blanc et de Lewis Caroll. C’est un mathématicien qui a dû quitter l’Angleterre suite à une affaire de mœurs qui évoque la rupture entre Lewis Caroll et la famille (d’Alice) Liddell. Toutefois, Aliss ne va pas tarder à comprendre que ce quartier de Daresbury auquel on accède et que l’on ne quitte que par le métro, est davantage le Pays des Horreurs que celui des merveilles. Une fois admise l’existence de cet improbable quartier, et l’absurdité de certaines situations, aucun élément surnaturel ne fera irruption dans l’intrigue.

Notre héroïne va y croiser toute une galerie de personnages qui renvoient à ceux de l’Alice originelle. Bone, avec son haut de forme, est bien entendu le « Chapelier Fou », et son compère Chair, le « Lièvre de Mars » ; l’un est l’autre sont bien aussi dingues l’un que l’autre — Sénécal se livre là à quelques figures imposées avec la constante cérémonie du thé, des montres goussets et des jeux de mots absurdes pour lesquels il n’a pas le talent de son modèle… L’énigmatique Chess est le « Chat du Cheshire », apparaissant ici et là. Mario est le « Valet de Cœur », qui finira par passer en procès, où la Reine Rouge officiera à l’instar de la Reine de Cœur…

Aliss va consommer des drogues qui renvoient à la gourmandise d’Alice, notamment des « micro » et des « macro », équivalentes aux potions qui font grandir et rapetisser Alice mais seulement comme psychotropes. Aliss se refuse à retourner en arrière sans avoir trouvé de réponses à la question qui la taraude sans qu’elle arrive à la formuler. Elle deviendra danseuse nue et prostituée, ira prendre le thé chez Chair et Bone pour un grand moment d’horreur pure, et finira par rencontrer la Reine Rouge dont tout le pouvoir se résume à celui qu’elle parvient à imposer, et qui démontrera à Aliss qu’il subsiste une forme de morale dans le Zarathoustra de Nietzsche…

Il va sans dire que cet Aliss n’a rien, vraiment rien, d’un livre pour enfants. Ça dégouline de sperme et de sang à bon nombre de pages. Plus d’une fois on franchit allègrement la ligne rouge qui sépare le « gore » du reste de la littérature. Fellations, exécutions, vivisections, sadomaso, viol en gros plan… On fait davantage que friser la pornographie en certaines occasions. Ce n’est certes pas à toutes les pages, mais il n’en faut pas moins avoir le cœur bien accroché. Reste un roman qui se lit, un livre non dénué de qualités qu’on se gardera de laisser innocemment trainer sous les yeux des enfants, une fan fiction bien particulière qu’on réservera aux adeptes du trash.

La Mythologie viking

Si l’œuvre de Neil Gaiman puise largement dans les contes et légendes du monde entier, force est de reconnaître que le corpus des légendes scandinaves l’a particulièrement inspiré.

La Mythologie viking est la reprise, sur un mode ludique, d’anciennes histoires du Nord sur la création du monde et autres affaires douteuses. Pourquoi ces mythes en particulier et non, disons, ceux des Celtes ou des natifs Américains ? Gaiman, qui a été initié, enfant, aux récits vikings à travers les aventures du puissant Thor (imaginées par Jack Kirby), explique très bien en introduction combien il a été fasciné par leurs protagonistes délicieusement ambivalents, ni bon ni mauvais, porteurs d’une vision sombre de l’existence. Odin, génial, indéchiffrable et dangereux. Thor, aussi épais que son prodigieux marteau. Loki, le trickster, le fripon divin, une créature sardonique qui met le feu aux poudres partout où il paraît. Le borgne, la brute et le truand.

En suivant le fil de la destinée tissé par les Nornes, du temps des dieux et des géants au temps des hommes, Gaiman dépeint une succession de mythes qui forment, si on y regarde bien, un seul et unique récit : celui des commencements d’un monde et de sa destruction par la glace, le feu et les ténèbres. Inspiré des textes antiques, L’Edda en prose de Snori Sturluson et L’Edda poétique, dont il tente d’adopter le style (elliptique) et le rythme, son livre est un hommage à ce qui est la source de toute littérature : le désir – et le plaisir – de raconter.

Demeure toutefois la question de l’originalité d’un tel ouvrage, et de sa place dans une œuvre déjà riche en réécritures et déclinaisons mythologiques de toutes sortes. Ici, pas de détournements audacieux comme dans American Gods. Pas d’envolées oniriques comme dans Sandman. Pour comprendre l’intention de l’auteur, il faut revenir aux quelques pages d’introduction. Gaiman a abordé les mythes scandinaves comme un chanteur pourrait le faire quand il enregistre une reprise. La base de l’histoire est là, chantée par des scaldes puis copiée par des moines, mais c’est à l’écrivain que revient la façon d’arranger les détails. La source de toute littérature : le désir, et le plaisir, de transmettre et de réinventer.

Gaiman a donc introduit une dimension nouvelle dans le corpus d’origine, incluant émotions, sombres motivations, dialogues enlevés, truculence rabelaisienne. Il a donné du répondant aux déesses que la tradition a cantonnées aux seconds rôles. On y voit aussi, comme aujourd’hui, des sur-mâles archaïques et violents se livrer à des querelles d’égo, le culte du pouvoir pour lui-même, le triomphe des ténèbres sur la raison et, peut-être, l’avènement d’une nouvelle ère sur les ruines de la précédente. Un exemple d’une possible lecture politique ? Le conte du maître d’œuvre : les dieux vikings, inquiets que leur demeure d’Asgard puisse être vulnérable aux incursions étrangères, cherchent un moyen de rendre leurs frontières plus sûres. « Que proposes-tu ? », demande-t-on à Odin, le plus sage d’eux tous. « Un mur », répond Odin.

Ni conte ni roman, voilà un livre qui déconcerte. Les amateurs de Gaiman pourront le trouver trop impersonnel et trop sage. Les amateurs de fantasy épique pourront juger qu’il manque d’épaisseur, de passion, des ornements propres au genre. Les érudits, eux, ne pourront s’empêcher de retourner aux sources (les deux Eddas). N’importe. Ce n’est pas pour les érudits que Gaiman écrit, ou raconte. Et la meilleure preuve que son histoire marche, c’est qu’elle nous touche toujours : une source inépuisable de rêve, de pensée et de beauté.

L'Enfer du troll

Le troll de pierre est né il y a quelques années dans une anthologie des Imaginales. Il a, depuis, connu plusieurs aventures, réunies dans un recueil paru chez le même éditeur (L’Instinct du Troll, 2015). S’il reprend de nombreux clichés de la fantasy, l’univers développé par Jean-Claude Dunyach joue à fond la carte de l’humour et de l’anachronisme, à la manière de Terry Pratchett. C’est un univers de fantasy, certes, mais qui a découvert les bienfaits de l’économie de marché. Tout le monde trime pour que quelques gros, qu’on ne voit jamais, deviennent encore plus gros. Rapporté aux codes du genre : les nains creusent, les magiciens managent, les nécromants escroquent, les chevaliers lancent des OPA hostiles sur tout ce qui ressemble à un calice, pendant qu’en coulisse des actionnaires à face de Nazgûls tirent les ficelles. Quant aux elfes, ce n’est pas très clair, mais on les imagine bien en paysans anarcho-syndicalistes. Tout semble donc pour le mieux, sauf pour le troll du titre, qui pointe à Pôle Emploi.

Répondant à une proposition de son ancien chef, le voilà bientôt lancé, avec quelques complices pittoresques, dans une mission à l’autre bout du monde, pour auditer une mine dont les résultats ne sont pas conformes aux objectifs (ils sont nettement meilleurs…).

Le troll et sa bande vont dès lors devoir affronter moult périls, en s’égarant petit à petit dans l’absurde. Croisière en mer déchaînée, virée dans un parc d’attraction infesté de zombies, armée de fonctionnaires obsédés de la badgeuse, gisement de gaz de management hautement explosif sont autant d’étapes dans cette quête en kit (heureusement assistée par GPS), dont le but (attention spoiler) n’est pas de sauver le monde mais une certaine organisation du travail. Mais il est dit qu’aucun obstacle ne saurait résister à une équipe dotée d’un budget fonctionnel…

On entre glorieusement en loufoquerie, royaume enchanteur et débridé : quand Dunyach s’attaque à la big commercial fan tasy, pas une figure féérique ne résiste au déluge de nonsense hilarant. Dérision, jeux de mots, détournement en règle de la novlangue des milieux professionnels, satire du monde du travail en général et des travers de notre société de consommation : le rire surgit de partout, infiltre tout. Alors oui, l’intrigue se révèle au mieux capillotractée, et tout ça ne va pas pisser loin, mais le résultat est plutôt distrayant.

Pornarina

Pour ses rares adeptes, Pornarina est un être mythique. Une déesse vengeresse chargée de laver les péchés des hommes dans le sang. Un hybride monstrueux conjuguant les attributs de la féminité à une mâchoire et tête chevalines. Une créature contre-nature arpentant les territoires interlopes de l’esprit humain et semant derrière elle les cadavres mutilés, comme un Petit Poucet sanguinaire. Depuis cinquante années, elle parcourt l’Europe, prostituée racolant sa clientèle auprès des pervers et déviants pour leur offrir les spasmes d’une petite mort définitive. D’aucuns aimeraient réduire cette figure castratrice à un banal émule des tueurs en série, l’auscultant à l’aune de la criminologie. Erreur ! Pornarina est bien plus que cela. Aux yeux des pornarinologues les plus fanatiques, la-prostituée-à-tête-de-cheval apparaît comme la matrice d’un légendaire s’enracinant dans le folklore et les contes. À plus de quatre-vingt-dix ans, le Dr Franz Blazek, connu de tous pour sa passion de la tératologie, nourrit l’espoir secret de capturer Pornarina pour en faire la pièce maîtresse de son cabinet de monstruosités. Il a d’ailleurs formé sa fille adoptive Antonie, créature solitaire capable de modeler son corps comme un morceau de guimauve, pour accomplir son dessein. Quitte à éliminer les éventuels concurrents…

Ne tergiversons pas : on a beaucoup aimé Pornarina. On a tremblé de dégoût, contemplant le spectacle des perversions de ses zélotes, une longue liste de dépravations dont Raphaël Eymery se plaît à dresser le compte-rendu imagé et morbide. En un court roman, déroulé en quatre mouvements sinueux entrecoupés d’autant d’ellipses, on oscille entre fascination et répulsion, deux émotions très proches dont l’irrationalité hante les recoins les moins fréquentables de la psyché. On s’est effrayé aussi des pulsions de violence ponctuant l’itinéraire d’An-tonie, démembrements, émasculations, décapitations et autres séparations corporelles choquantes, des actes propices au jaillissement de l’hémoglobine et qui offrent un contrepoint cathartique à la tension baignant les péripéties de sa quête. Mais au final, on ne peut s’empêcher de se sentir un tantinet insatisfait, frustré par un horizon d’attente qui se dégonfle comme une baudruche. Déçu également par une fin laissée trop ouverte, pour ainsi dire en devenir. Et pourtant, les choses s’annonçaient prometteuses. Inventif, habile pour tisser une atmosphère, Raphaël Eymery ne manque pas non plus de références cinématographiques et littéraires. En vrac, Joris-Karl Huysmans, Thierry Di Rollo, Thomas Ligotti, Tom Piccirilli, Thomas Harris, Frank Mignola et Mervyn Peake. Rien que du beau monde ! De quoi rendre Pornarina diablement addictif sans céder pour autant au pastiche, l’exercice étant ici finement digéré.

Pour toutes ces raisons, il sera donc beaucoup pardonné à Raphaël Eymery, d’autant plus qu’il s’agit ici d’un premier roman qui augure du meilleur.

Oregon

Qui est Oregon ? Jeune agent de la Section de Sécurité Prédictive, elle accomplit des missions risquées dans les Territoires ouverts, où se cachent les dangereux fous de Dieu et autres extrémistes contestant la réalité du monde. Certains d’entre eux, les Raconteurs, réfutent même le calendrier, prétendant vivre en 2065 au lieu de l’année 2015. Cinquante années escamotées par le pouvoir pour cacher la vérité à la population. Longtemps, Oregon a défendu l’ordre établi, chien de garde zélé, formé dans les meilleures écoles du régime. Mais un message de son père, autre loyal défenseur du système, la fait changer de trajectoire. Après un détour par l’Institut, où était confiné son frère victime d’une crise psychique, le duo rejoint le point de rendez-vous fixé par leur paternel, dans un village abandonné des Causses. Un retrait du monde, prélude à une longue attente et à l’arrivée d’un vagabond inconnu, moribond. Envoyé par son père, il propose à Oregon une drogue afin de désinhiber sa mémoire et lui dévoiler ainsi la véritable nature de la réalité…

Oregon rassemble les quatre volumes du cycle «  Les Raconteurs de nulle part », pour l’occasion découpés en cinq saisons. En grande partie remanié par rapport à la série parue dans les années 1990 au Fleuve Noir, le récit se focalise sur Alice Terance, aka Alice Viron, alias Oregon, racontant son périple jusqu’au gouffre de Padirac, épicentre d’un phénomène de falsification de la réalité. Dans Oregon, on retrouve quelques-unes des thématiques préférées de Pierre Pelot. Un monde truqué, en proie aux manipulations d’un pouvoir autoritaire. La solidarité entre des individus face aux circonstances. La quête de liberté, même si la cause semble désespérée. Le rôle démiurgique de l’auteur, raconteur d’histoire, faiseur de monde. Et enfin, un goût certain pour les trouvailles langagières. Bref, l’amateur du romancier vosgien ne peut que se réjouir de retrouver ici les ressorts ayant fait le succès de ses meilleures anticipations.

Oregon oscille entre récit post-apocalyptique et dystopie, jouant surtout sur la confusion des repères temporels et spatiaux. Une confusion qui, hélas, contamine l’intrigue, au point de provoquer l’ennui. Un fait aggravé par une histoire paresseuse, au rythme mollasson s’attachant à des détails prosaïques au lieu de donner substance aux interrogations des personnages. À force de superposer les réalités, histoire de brouiller les pistes, Pierre Pelot ne contribue qu’à perdre le lecteur dans les méandres artificiels d’une intrigue se voulant elliptique, mais qui ne s’avère au final que décousue et superficielle. Bref, on est encouragé à sauter les pages, voire les chapitres, pour atténuer le calvaire d’une lecture où même l’écriture paraît surjouée.

Dans une bibliographie pléthorique, Oregon fait donc clairement partie des titres mineurs de Pierre Pelot. Une série qu’il convient de vite oublier, même si l’on se sent l’âme d’un complétiste ou d’un fan indécrottable de l’auteur vosgien. Après tout, il y a tant d’autres bons romans à découvrir dans son œuvre.

Ça vient de paraître

Le Magicien de Mars

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 119
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