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L'Énigme de l'Univers

Le Saint Graal de la physique est la Théorie du Tout, qui réconciliera relativité générale et mécanique quantique. En 2055, à l’occasion du centenaire du décès d’Einstein, toute la planète retient son souffle : un colloque de physiciens a lieu sur Anarchia, île artificielle flottant au milieu du Pacifique, utopie scientifique autogérée et indépendante, une «  anarchie informée ». Or, Violet Mosala, 27 ans, plus jeune lauréate du prix Nobel de physique, se prépare à y annoncer ses découvertes, a priori majeures et à même de changer la donne scientifique. Journaliste scientifique, Andrew Worth postule pour couvrir le colloque et interviewer Mosala en vue d’un documentaire. En ce milieu de XXIe siècle, la science a fait d’énormes progrès : il est possible de ramener des morts à la vie pendant de brefs instants, les caméras sont intégrées au corps humain et le cerveau est dopé par des logiciels. La société a connu de fortes évolutions, l’une d’elle, et pas la moindre, étant l’apparition de cinq nouveaux genres : de l’über-sexualité des ultramâles/-femmes aux asexes dépourvus d’organes génitaux. Et puis il y a le D-stress, cette maladie mentale qui se propage sans que l’on comprenne sa réelle nature. Sur Anarchia, la situation est passablement chaotique : le progrès a son revers, sous la forme de cultes obscurantistes qui refusent que Violet Mosala dévoile les ultimes secrets de l’Univers. Malgré lui, Worth se retrouve pris au cœur des événements se déroulant sur l’île et devient le protecteur involontaire de Mosala. Mais n’est-il pas déjà trop tard ?

Pendant thématique à Isolation, L’Énigme de l’univers replace lui aussi la subjectivité humaine au cœur de la réalité et de sa texture. Roman foisonnant, ambitieux, parfois ardu à suivre dans ses développements scientifiques, il s’avère en fin de compte vertigineux : Egan jongle adroitement avec la physique quantique et la philosophie, la sociologie et les biotechnologies. À ce titre, la description de l’île d’Anarchia au cœur du livre tient lieu de morceau de bravoure. L’auteur n’en oublie pas pour autant les fondamentaux narratifs, et, au travers du parcours mouvementé d’Andrew Worth, immerge son lecteur dans ce XXIe siècle instable et frénétique – avec lequel notre présent commence déjà à partager quelques similitudes – au fil d’un récit qui tient tout à la fois du roman d’apprentissage et d’une quête métaphysique prenant soin de toujours garder les pieds fermement ancrés au sol (la mystique n’a pas cours chez Egan). Un chef-d’œuvre intelligent et complexe célébrant la connaissance.

La Cité des permutants

Premier roman de l’auteur publié en français, La Cité des permutants est toutefois le troisième en VO. Pourtant, il créa l’événement à l’époque (1996, chez Robert Laffont), car la poignée de nouvelles d’Egan parues en France avait montré à quel point, au sein de la jeune génération d’auteurs de SF, l’Australien était l’un des plus prometteurs. Il obtint d’ailleurs avec ce roman le John W. Campbell Memorial Award, et fut nominé au Philip K. Dick Award. À tout seigneur tout honneur, il eut de fait les honneurs de la mythique collection « Ailleurs & demain ».

Au milieu du XXIe siècle, il est désormais possible de créer des Copies de soi, à savoir des simulations informatiques criantes de vérité qui évoluent dans une imitation virtuelle de notre propre univers. Bien sûr, cette technologie coûteuse est surtout mise à la disposition des plus riches. En ce qui concerne les pauvres, s’ils sont en mesure de se payer une Copie, ils n’auront qu’un avatar dégradé, vivant moins vite car ne bénéficiant pas de la même puissance de calcul.

Deux fils d’intrigue se superposent. En 2050, Paul Durham, expert en simulation numérique, démarche les milliardaires habitués à se copier pour leur offrir ce qui leur manquait, le Graal ultime : rien moins que l’immortalité. Il contacte également Maria, une biologiste dont le passe-temps est le Cosmoplexe, une simulation digitale qui lui permet de créer des formes de vie basées sur d’autres lois que celles régissant notre univers. Situé en 2045, le second fil d’intrigue révèle peu à peu comment Durham a su faire évoluer la simulation numérique afin de proposer à terme la fameuse éternité aux milliardaires. Cette construction duale du roman permet à Egan de ménager un certain mystère sur la nature de la proposition de Durham : l’ingénieur a trouvé le moyen de s’affranchir du support matériel informatique ; la trame de l’univers telle qu’elle existe lui suffit pour lancer ses simulations. Concept révolutionnaire, pour le moins. Aucun cataclysme ne menacera jamais la pérennité de la solution.

Tout ceci est, comme d’habitude chez Egan, extrêmement documenté techniquement, même si l’auteur va parfois à l’encontre des idées reçues : son univers virtuel repose en effet sur des composants électroniques dont la puissance de calcul n’est pas infinie, aussi ne faut-il pas s’étonner qu’il soit plus lent que le monde réel.

Au-delà des aspects techniques très présents, ce roman est aussi l’occasion pour Egan de se lancer dans de formidables discussions philosophiques. Les Copies peuvent-elles accéder à la conscience ? La réponse de l’auteur est bien évidemment positive, et il va s’attacher à le démontrer, à travers un processus expérimental relativement rigoureux. Mais l’auteur ne s’arrête pas là : si les Copies accèdent à la conscience, cela modifie profondément la société, et celle-ci doit s’adapter à la nouvelle population. Tout ce qui a trait à l’identité doit évoluer (citoyenneté, droits de l’homme, etc.). Pourtant, s’il est un invariant dans l’univers, réel ou virtuel, c’est bien l’inégalité sociale : on sait Greg Egan très attaché aux droits de l’homme et il le démontre ici. Si Paul Durham tente de se faire financer par les plus riches, sa découverte sur l’inutilité du support physique la rend largement plus accessible que les anciens systèmes informatiques.

La Cité des permutants se veut avant tout un roman d’idées, marqué par des descriptions techniques pointues et d’intéressantes digressions philosophiques. Au final, il ne s’y passe pas grand-chose, même si on assiste au premier contact avec une race extraterrestre, ce qui, au passage, dit bien le jusqu’au-boutisme d’Egan quant au traitement systématique des implications de son idée de base. Mais cette absence de dramaturgie n’est pas rédhibitoire, loin de là : Egan préfère travailler sur les idées, de nouvelles façons d’envisager la science et la technique, et sur la suspension d’incrédulité qui en découle, laquelle génère à son tour dans l’esprit du lecteur des images vertigineuses.

Isolation

Il faudra attendre huit ans après la parution originale d’Isolation pour enfin lire ce roman en français, non pas dans la collection « Ailleurs & demain », comme les romans précédemment traduits de l’auteur, mais en « Lunes d’encre », chez Denoël. D’où vient cette différence ? Peut-être parce qu’Isolation, bien qu’étant de la SF pur jus, se mâtine aussi de polar et de thriller. C’est d’ailleurs ainsi que le roman débute : Nick Stavrianos est la figure archétypale du détective privé, paumé après la mort de sa femme dans d’un attentat lié à ses investigations autour d’une secte créée suite à l’apparition de la Bulle. La Bulle : une sphère englobant le système solaire et le coupant de l’extérieur depuis une trentaine d’années. Nick est engagé pour enquêter sur la disparition mystérieuse d’une femme. En état végétatif avancé, celle-ci est pourtant sortie de sa chambre d’hôpital, fermée à clé et surveillée. De fil en aiguille, le long d’une investigation complexifiée par les technologies permettant de remodeler le corps humain, la piste de la disparue mène Nick vers l’enclave australienne de la Nouvelle Hong Kong, paradis des entreprises travaillant de manière plus ou moins transparente sur la biomédecine. Isolation change alors complètement de registre : finie (presque) la trame de polar, on bascule dans la mécanique quantique. Avec, comme toujours chez Egan, une idée centrale déclinée dans toutes les directions. Cette fois-ci, c’est la fonction d’onde qui est au centre des débats : dans l’expérience du chat de Schrödinger, avant que l’on ouvre la boîte, le chat coexiste dans deux états, mort ou vivant. L’observation, lorsqu’elle survient, réduit la fonction d’onde, de telle sorte qu’il n’existe alors plus qu’une seule réalité. Tout être humain, faisant office d’observateur, réduit ainsi en permanence la fonction d’onde. Mais que se passerait-il si une personne avait la possibilité de conserver intact le paquet d’onde, et d’influer sur les probabilités associées aux différents états, voire de réduire le paquet d’onde à sa guise ? C’est tout l’enjeu de la seconde partie de ce roman, où Egan se livre à une analyse exhaustive des tenants et des aboutissants d’une telle idée. Avec, immanquablement, une prédilection pour les implications métaphysiques et philosophiques. La notion de perception de la réalité (à la Philip K. Dick, disons) est centrale, car le protagoniste est confronté non pas à une réalité ni à un univers parallèle, mais bien à une multiplicité d’univers potentiels qui existent l’espace d’un instant, se démultiplient avant d’être implacablement réduits… si bien qu’au final on ne sait jamais réellement, parmi tous ces univers, lequel a le plus de probabilité d’être le nôtre l’instant d’après la réduction. D’ailleurs, au moment de la réduction, quelle certitude avons-nous d’être réellement la même personne que celle qui existait un instant auparavant ? Vaste question, surtout quand on vit dans un monde où chacun se fait implanter des neurogiciels capables d’influer sur notre comportement, et qui diluent les notions d’identité et de libre arbitre. Foisonnement d’idées, donc, ce qui constitue la marque de fabrique de l’auteur, mais rarement la pyrotechnie aura été autant maîtrisée chez Egan : ça foisonne, mais, tel le fameux chat, le récit retombe toujours sur ses pattes.

Bref, Isolation s’avère un vrai tour de force littéraire, une nouvelle fois propice à l’émerveillement du lecteur, basé sur des spéculations scientifiques de haute volée : Greg Egan dans toute sa splendeur.

An Unusual Angle

Il y a quelque chose de rassurant à savoir que Greg Egan est humain. Donc faillible, capable du meilleur comme du… moins bon. De l’aveu même de l’auteur, la parution de ce tout premier roman ne lui a pas vraiment rendu service, et si Egan ne renie pas ce texte, il en fait toutefois peu de cas : An Unusual Angle n’a donc jamais été réédité (même si, en cherchant bien sur le web…).

L’angle inhabituel du titre, c’est celui par lequel le protagoniste du roman voit les choses. De fait, ce jeune homme est équipé d’une bio-caméra à l’intérieur du crâne. Impossible pour lui toutefois de montrer ses films, puisqu’il n’a pas le matériel nécessaire pour les transférer sur support physique. Individu dépassionné, peu sympathique, solitaire et méprisant, le narrateur nourrit toutefois un intérêt marqué pour le cinéma. On suit ainsi son parcours, au fil des quatre années qu’il passe à la Fenkirk School, dont l’hymne ponctue le roman à la manière d’un mantra.

Le choix même du sujet et du protagoniste montre qu’Egan, alors âgé de 22 ans, a publié ce récit au sortir de sa scolarité. Intrigue mollassonne se laissant porter par les saisons, écriture encore pleine de tics adolescents, humour pataud (citer les Monty Python n’est pas garant d’une bonne blague), il est dur de reconnaître dans ce roman celui qui sera qualifié par la suite de pape de la hard SF, même si certains passages laissent deviner de quel bois notre auteur sera fait. À l’automne 1983, Egan publiera dans une anthologie australienne sa première nouvelle, « Artifact », qui relève de la SF et indique davantage la direction que le jeune écrivain suivra. Mieux vaut oublier ce péché de jeunesse et considérer Isolation comme le premier véritable roman de la bibliographie d’Egan.

Tout au milieu du monde

Depuis toujours, on sait les Moutons électriques particulièrement attachés à l’objet-livre. Un attachement qui les a conduits à de nombreuses expérimentations, et qui trouve aujourd’hui une manière d’aboutissement avec cette récente publication. Dans un format similaire à celui de Dévoreur de Stefan Platteau, Tout au milieu du monde renferme une novella à la forme aussi importante que le fond. Pour les besoins de cette ambitieuse entreprise, Melchior Ascaride rejoint Mathieu Rivero et Julien Bétan. L’illustrateur phare des Moutons électriques (Ascaride, donc) ne se contente pas cette fois de concevoir la couverture, mais enrichit les pages intérieures avec ses enluminures et son trait inimitable. Ainsi, l’histoire de Tout au milieu du monde n’est pas un simple récit de mots, mais bien la fusion quasi parfaite de l’image et du verbe.

Mathieu Rivero et Julien Bétan nous entraînent dans un univers préhistorique où le mysticisme règne. Amouko, le vieux chaman de la tribu des Yeravas, est inquiet : la dent sacrée n’assure plus la prospérité des siens. Elle dépérit, et ceux qui en dépendent avec. Il ne reste qu’une seule solution pour sauver les Yeravas : partir dans le cimetière des colosses et trouver l’origine du mal. Dans cette quête, Amouko sera accompagné de son apprenti, Ushang, et de la guerrière Soha. Trois compagnons pour découvrir un monde cruel et dangereux. Un monde incroyable qui prend vie sous la plume de Rivero et Bétan. Dans un style poétique et ciselé, les deux auteurs français accouchent de scènes évocatrices en diable. Le lecteur y croise des colosses mourants, des sangliers aux mille yeux ou des Osseux, d’inquiétantes et immenses créatures. Ce bestiaire, ainsi que toute la mythologie qui l’accompagne, confèrent une atmosphère mystique délicieuse à l’aventure. Dans la lignée d’un Timothée Rey, l’humour en moins, le récit immerge son lecteur dans une épopée protohistorique crédible où les frontières entre réel et imaginaire se confondent. Où le rêve côtoie le cauchemar. Malgré un axe narratif central vu et revu (le voyage initiatique, bien entendu), Tout au milieu du monde trouve une voix singulière qui accroche dès les premières pages. En jouant la carte du non-dit, les auteurs attisent l’imagination et aiguisent l’appétit pour ce monde étrange et inquiétant qu’ils laissent entrevoir par petites touches. Une faille dans laquelle s’engouffre le troisième larron : Melchior Ascaride. Son style épuré colle au mieux à l’univers décri et fait de véritables merveilles pour s’approprier le dessin rupestre de l’époque. Plus que de simples illustrations, ses enluminures font parties de l’aventure d’Amouko et Ushang, allant jusqu’à jouer un rôle au sein de l’épopée. Dans une moindre mesure, ces expérimentations autour du texte renvoient à celles de La Horde du Contrevent d’Alain Damasio. La forme et le fond s’épousent, se rejoignent et se fondent. Le résultat s’avère aussi fascinant que réjouissant. Seul véritable défaut : c’est beaucoup trop court ! Évidemment, le texte a été pensé comme une novella, mais l’univers qui se devine ici mérite bien davantage. La fin, aussi brutale que drôle, se révèle terriblement frustrante. Un point noir qui, en vérité, en dit long sur la qualité de l’ouvrage. Il ne reste donc qu’à vous laisser porter Tout au milieu du monde et à savourer ce (court) voyage mystique.

Kalpa Impérial

Il aura fallu trente trois années pour lire en français Kalpa Impérial, roman culte de l’argentine Angélica Gorodischer. Comparée à Jorge Luis Borges et Italo Calvino, l’auteure avait connu une certaine renommée outre-Atlantique grâce à l’appui (et la traduction) d’une certaine Ursula K. Le Guin. Grâce à La Volte et au talent de Mathias de Breyne, Kalpa Imperial, faux roman et vrai fix-up de onze nouvelles, peut enfin nous offrir l’Empire le plus vaste qui ait jamais existé…

En deux cent quarante-six pages, Angélica Gorodischer imagine la vie, la mort et l’incessante renaissance d’un Empire aussi foisonnant qu’inépuisable. Elle emprunte pour ce faire un style déroutant de prime abord, qui juxtapose les adjectifs, transforme les phrases en long-fleuve tumultueux, convoque les manières des contes d’antan, rejoue les Mille et une nuits et submerge le lecteur par son inventivité constante. Kalpa Impérial raconte l’Empire le plus vieux, le plus immense, le plus incroyable que le monde ait porté. À travers onze histoires rapportées par un conteur de contes simplement nommé le narrateur, Angélica Go-rodischer construit non seulement un monde à la complexité remarquable, mais aussi une galerie de personnages apparemment sans fin. Inspiré par les peuples du Moyen-Orient, de Babylone, d’Asie ou encore d’égypte, les empereurs qui se succèdent à la tête de l’Empire portent des noms aussi improbables qu’Idraüsse, Ylleranves ou Legyi… Tour à tour fascinants, écœurants, cruels, colériques, souffreteux, imbéciles ou pathétiques, les dirigeants passent tandis que l’Empire continue de (sur)vivre.

Au cours de ce récit aux multiples facettes, Gorodischer dresse le portrait non pas d’un homme, mais d’une certaine humanité. Plus qu’un simple Empire, c’est toute une conception du monde qui jaillit au travers des différentes histoires contées par l’auteure argentine. Labyrinthique à souhait, Kalpa Impérial n’est jamais de tout repos. Il stimule l’intelligence de son lecteur, le récompensant de sa persévérance par des trésors d’imagination. Difficile de rendre compte de la densité incroyable de cette œuvre folle qui convoque une fantasy en mode mineur pour mieux revenir à la satire sociale et politique tout en n’oubliant jamais l’humanité de ses personnages. Déployant des trésors d’ingéniosité, Angélica Gorodischer se renouvèle sans cesse d’un récit à l’autre. Qu’il s’agisse de l’histoire d’un petit Empereur triste, des transformations incessantes d’une ville millénaire, de la paisible existence d’un médecin ou de la grandeur de la plus majestueuse des Impératrice, l’aventure ne lasse jamais, change et s’adapte, polymorphe et polychrome. Entre deux portraits, Gorodischer explique les hommes, critique à demi-mots l’histoire Argentine et la dictature, fait réfléchir sur le pouvoir, la religion, la colère, la justice, le temps qui passe, l’honneur, la révolte, la condition féminine, le totalitarisme, la vengeance… Une liste en réalité bien trop longue pour tenir toute entière entre ses lignes.

La densité de Kalpa Impérial a pourtant un revers, celui d’en faire un ouvrage exigeant qui se déguste petit à petit, se digère lentement. Mais pour qui joue le jeu, il ouvre alors les portes d’un univers unique en son genre. Un univers qui revient aux sources du conte, lui redonnant sa portée philosophique succulente. Ainsi (re)nait la magie de la légende, celle que l’on raconte au coin du feu, celle qui fait se blottir les enfants devant le conteur, celle qui donne envie aux adultes d’écouter aux portes, celle qui nous fait grandir et transporte loin, très loin de notre monde, entre rire et émerveillement.

Kalpa Impérial s’impose comme un chef-d’œuvre, un vrai, mais tout n’est pas joué. Il vous reste encore à plonger.

S'accrocher aux étoiles

Tout le monde connaît cette citation d’Oscar Wilde : « Il faut toujours viser la lune, car même en cas d’échec on atterrit dans les étoiles. » Précisons qu’en cas d’échec, on dérivera surtout longtemps dans l’espace interplanétaire…

Retenus l’un à l’autre par un filin, Carys et Max dérivent dans l’espace après l’explosion de leur vaisseau. Ils n’ont plus que quatre-vingt-dix minutes d’oxygène. Tandis qu’ils essaient de trouver des solutions pour survivre, ils se souviennent de leur passé. Car dans ce monde futur, les USA et le Moyen-Orient ne sont plus que des champs de ruines, et l’Union Européenne est devenue l’Europia, utopie ayant gommé tout particularisme régional et exigeant de ses citoyens qu’ils se consacrent corps et âmes à leur patrie jusqu’à l’âge de trente-cinq ans, après quoi il leur est enfin permis de s’installer en couple. Coercitif ? Pas tant qu’il y paraît. Quant à la Terre, elle est cernée depuis plusieurs dizaines d’années par une impénétrable ceinture d’astéroïdes qui entrave l’exploration spatiale. La mission de Max et Carys était d’y trouver un passage ; au vu de leur situation, cela semble compromis. À moins que ?

Autant, chez le même éditeur, Il y a un robot dans le jardin de Deborah Install parvenait à séduire, ne faisant pas mystère de la dimension métaphorique du robot du titre, autant le présent S’accrocher aux étoiles s’avère un joli petit ratage, qui souffre des mêmes défauts que Le Voyageur de James Smythe. À savoir : une histoire centrée sur ses personnages, et dont le vernis SF s’écaille dès qu’on gratte un peu. La quatrième de couverture invoque les films Gravity et Interstellar (et La La Land aussi, sauf qu’on ne chante pas dans ce roman) pour cette «  fable envoûtante et unique » : certes, il ne s’agit pas ici d’un parangon de science-fiction. Situer une histoire dans l’espace, d’accord, mais un brin de plausibilité aurait été bienvenu. Max est chef-cuisinier : l’envoyer dans l’espace avec une formation minimale est une idée complètement stupide, non ? La Terre est cernée par une ceinture d’astéroïdes : à quelle distance ? Et sous quelle forme ? Sphérique (?) et assez dense pour en rendre sa traversée quasi impossible : pourquoi alors ne réduit-elle pas la lumière solaire ? Les personnages se retrouvent à un point de Lagrange, oui, mais lequel ? Il y en a cinq. Et non, rien n’est immobile dans l’espace. Face à tant d’agaçantes absurdités scientifiques, la love story finit par laisser indifférent, et on en vient à souhaiter le pire pour les deux amoureux grincheux et insatisfaits (dont on aurait apprécié que les étoiles auxquelles ils s’accrochent soient celles du drapeau européen – l’auteure étant britannique, ceci explique peut-être cela). Le lecteur acceptant d’oublier sa culture scientifique trouvera peut-être son compte dans cette romance contrariée… En ce qui nous concerne, son orbite la mène droit à la poubelle.

Le Moineau de Dieu

Publié en France pour la première fois en 1998 sans l’étiquette SF, le premier roman de Mary Doria Russell (publication originale : 1996) a fait grand bruit à l’époque et récolté plusieurs prix prestigieux (British SF Award et prix Arthur C. Clarke pour en citer deux) mérités. Un classique mineur qui, après un passage en poche chez Presses Pocket, se voit réédité par les éditions ActuSF dans un grand format agrémenté d’une postface rédigée par l’auteure pour le vingtième anniversaire du livre ainsi qu’un entretien avec Russell réservé aux lecteurs français.

2019 : Arecibo. Un radioastronome affilié au programme de recherche extraterrestre SETI capte de la musique créée par des créatures intelligentes sur une planète de la région d’Alpha du Centaure. Un endroit éloigné, certes, mais qu’une équipe bien préparée et soutenue par des moyens financiers adéquats pourrait atteindre. Entrent alors en scène les Jésuites de la Compagnie de Jésus, dont un des membres, Emilio Sandoz, est ami avec le découvreur des mystérieux chants extraterrestres. L’idée d’une expédition, lancée d’abord comme une blague, devient de plus en plus sérieuse, jusqu’à ce qu’elle prenne corps et qu’un groupe de Jésuites accompagnés d’experts civils parte, à bord d’un astéroïde modifié, en direction de la planète Rakhat.

2060 : Emilio Sandoz revient sur Terre. Seul survivant de l’expédition, il a été récupéré par un deuxième groupe d’humains parti à la suite des Jésuites et n’est plus que l’ombre de lui-même. Traumatisé, les mains déformés par une torture vicieuse, il a été retrouvé mal en point dans un bordel appartenant à la race autochtone de la planète et a apparemment tué une petite femelle extraterrestre. Que lui est-il vraiment arrivé ?

Mary Doria Russell déroule son récit sur deux temporalités et l’histoire principale est racontée, ou plutôt extirpée peu à peu, à un survivant qui a apparemment trop souffert. Nous suivons donc la longue convalescence de Sandoz chez les Jésuites et découvrons par sa bouche les circonstances qui l’ont conduit là où il se trouve : le voyage spatial, l’arrivée sur une planète presque idyllique, le premier contact avec une race autochtone de cueilleurs pacifiques… Dans un autre flash-back, l’autrice narre le passé et la rencontre entre les différents personnages de l’expédition : Emilio Sandoz, ce Jésuite qui cherche Dieu, Sofia Mendez et sa force de caractère, George et Anne, couple plus âgé, qui servent de parents au groupe, etc. Russell prend le temps de tisser des relations complexes entre ces protagonistes, de plonger le lecteur dans des scènes quotidiennes qui, loin d’être inutiles, permettent de donner à la toute fin de son roman une profondeur inédite. Si l’exposition proprement dite s’étire sur un tiers du texte, elle n’est en rien superflue. Le lecteur pressé verra son effort récompensé s’il parvient jusqu’au moment de la réception du signal extraterrestre. Une fois ses pions en place, l’auteure déroule un récit d’une grande richesse. Au-delà de la psychologie des personnages, c’est sur la gestion de la dynamique de groupe que le texte est magistral. Au-delà de leur background, tous les protagonistes de l’expédition se révèlent dans leurs rapports aux autres membres du groupe et la résolution finale touche d’autant plus le lecteur qu’il aura passé du temps à découvrir Emilio et ses camarades. Si le passionné de hard SF n’en aura sûrement pas pour son argent, les thématiques qui parsèment Le Moineau de Dieu – spiritualité, amour, amitié, altérité, etc. – en font un grand roman universel, une œuvre de SF qui ne propose aucune idée révolutionnaire, mais qui utilise le genre à plein pour offrir un texte fort et émouvant.

Mary Doria Russell a écrit une suite au Moineau de Dieu, Children of God, toujours inédite en français, ainsi que deux romans consacrés à Doc Holiday et à la tuerie de Tombstone, qui, après la découverte d’un texte aussi bon, paraissent bien alléchants.

Il y a un robot dans le jardin

Un matin, Amy, la femme de Ben, trouve un robot dans le jardin. Un petit robot, capricieux et assez mal en point, mais auquel Ben s’attache vite, au point de décider de l’adopter, ce qui finit par provoquer l’exaspération croissante d’Amy, puis son départ. Aimable loser, Ben peine à se prendre en main : vivotant sur l’héritage de ses défunts parents, il évolue dans un marasme constant. Tant pis, Amy partie, le jeune homme reste avec le robot, nommé Tang (« Odeur piquante », en anglais : la suite du récit expliquera l’origine du nom). Toutefois, le petit tas de ferraille a un besoin assez urgent de réparations. Problème : plus personne ne fabrique ce genre de robots. Ben se lance donc à la recherche de ses constructeurs, où qu’ils puissent être. C’est une odyssée qui va mener le duo improbable aux quatre coins du monde… Odyssée autant que parcours initiatique, pour Tang, qui prendra peu à peu confiance en lui, comme pour Ben, qui trouvera un sens à sa vie avec cette créature de métal, et peut-être davantage.

Dès le premier chapitre, il est vite évident que le robot ici présent a surtout une dimension métaphorique : difficile de voir autre chose qu’un enfant (probablement) handicapé derrière la bouille métallique de Tang, aussi attendrissante que celle de Wall-E. Un enfant « À problèmes », qu’il est nécessaire d’apprendre à comprendre, à gérer. Néanmoins, Tang reste bel et bien un robot, avec les spécificités idoines (et un aspect fonctionnel très discutable, car ce robot ne semble pas posséder d’utilité précise). De fait, les androïdes sont partout, dans le présent parallèle décrit par Deborah Install. Néanmoins, l’auteure ne cherche pas vraiment à s’interroger sur la nature artificielle de Tang : sous un léger vernis science-fictif, le récit questionne davantage les rapports humains (l’engagement, la paternité, les choix de vie). Pour peu que l’on adhère à ce principe et qu’on ne soit pas en quête des vertiges eganiens, Il y a un robot dans le jardin constitue un divertissement des plus sympathiques, débordant de tendresse pour ses personnages. Plutôt bien mené, ce doux roman d’apprentissage pâtit d’un dernier tiers tirant un peu en longueur, une fois que nos deux héros sont de retour à la maison (mais depuis Ulysse, on sait bien que la partie la plus ardue du voyage est précisément le retour). Pas de quoi bouder son plaisir, toutefois.

Étoiles rouges

Spécialistes des littératures de l’Imaginaire des pays de l’Est, Viktoriya et Patrice Lajoye œuvrent depuis des années à leur diffusion en France, qu’il s’agisse d’auteurs classiques (la réédition des frères Strougatski dans la collection « Lunes d’encre » de Denoël puis au sein de leur propre structure, Lingva) ou modernes (Henry Lion Oldie, chez Mnémos et Lingva — on se souvient de la critique de La Malédiction dans notre précédent numéro). Les voici maintenant sur le terrain théorique, avec le présent Étoiles rouges. De fait, les dernières études majeures sur la SF soviétique remontent à 1979, avec les thèses de Leonid Heller et Jacqueline Lahana : il s’est passé pas mal de choses depuis, à commencer par l’effondrement de l’URSS.

Étoiles rouges brosse ainsi un siècle d’histoire de la SF soviétique, des débuts jusqu’à 1991, ses prémices et son héritage. Une histoire mouvementée, qui épouse les soubresauts politiques : un premier âge d’or courant de la révolution d’Octobre à la période stalinienne ; une régression sous l’égide de Staline, le réalisme socialiste n’allant pas forcément de pair avec les perspectives cosmiques ; un second âge d’or sous Khrouchtchev, une lente stagnation sous Brejnev, puis les frémissements d’un nouvel essor dans les années 80. Domaine littéraire relativement méconnu de ce côté-ci du Rideau de Fer, au-delà des fameux frères Strougatski (auxquels tout un chapitre est dédié et que l’on retrouve ensuite de loin en loin), la science-fiction soviétique a alterné entre soumission à l’idéologie et dissidence, abordant les tropes du genre avec un regard autre. Si quelques romans et nouvelles sont parvenus en France via les éditions subventionnées ou les collections dédiées (« SF soviétique » au Fleuve Noir, par exemple), l’ouvrage des Lajoye nous fait découvrir, via un guide de lecture commenté, un monde d’une richesse insoupçonnée, pas toujours inféodé au régime et bien différent de sa contrepartie américaine.

Pour qui s’intéresse un tant soit peu à l’histoire de la SF, Étoiles rouges s’avère donc d’une lecture passionnante – cet essai se dévore comme un roman. Et joliment illustré par un cahier iconographique couleur ! Si la présente publication n’a pas vocation à remplacer les thèses de Heller et Lahana, elle constitue toutefois une indispensable mise à jour, de même qu’une excellente introduction à la défunte SF soviétique – de quoi franchir l’écueil que constitue le prix de l’ouvrage un brin excessif…

Ça vient de paraître

Le Magicien de Mars

Le dernier Bifrost

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