Connexion

Actualités

Gens de la lune

La publication d'un livre de John Varley est toujours une très bonne nouvelle. En tout cas, pour les adeptes du style foncièrement facétieux et satirique de l'auteur états-unien. Gens de la Lune ne déroge pas à la coutume. John Varley y fait montre de son habituel sens de l'absurde et de la démesure. Les formules croustillantes pullulent et les situations cocasses succèdent aux péripéties extravagantes. Enfin, on y change toujours de sexe comme de chemise, pour reprendre la formule consacrée.

Après une telle entrée en matière, on comprend aisément que résumer l'intrigue de ce roman serait forcément réducteur. De toute façon — ce qui n'arrange rien à l'affaire —, celle-ci alterne rebonds et phases plus introspectives dans un désordre qui n'est qu'apparent. De même, les ellipses narratives succèdent à des retours en arrière, évoquant en cela un processus de remémoration avec tout ce qu'il comporte de remord et de non-dit. Un bémol cependant : les digressions trop bavardes abondent au point de faire apparaître l'histoire comme un élément secondaire dans un roman à la tonalité finalement très intimiste. Bref, il n'est pas évident de résumer Gens de la Lune sans lui faire perdre quelque peu de sa saveur, mais essayons tout de même.

Nous avons découvert l'univers des huit mondes avec Le Canal Ophite, un premier roman regorgeant d'idées géniales mais dont la maîtrise demeurait encore fluctuante. Nous y replongeons, non sans plaisir, avec Gens de la Lune qui, de surcroît, s'affiche ouvertement comme un hommage à Robert A. Heinlein et à une de ses œuvres majeures : Révolte sur la Lune. Un hommage rendu, fort heureusement, sans flagornerie et sans nostalgie, et qui débouche sur une mise en abyme rien moins qu'astucieuse. Imaginez donc que dans un futur indéterminé, l'humanité a été mise à la porte de sa planète natale par des extraterrestres aussi mystérieux qu'invincibles. Les motifs de cette invasion demeurent indéchiffrables. On laisse entendre que les envahisseurs seraient venus à l'aide des cétacés en voie d'extinction. On dit aussi qu'ils ne se seraient peut-être pas aperçus de l'existence des hommes. La rumeur court, ambiguë et protéiforme, dans les huit mondes du système solaire où se sont réfugiés les survivants. Mais la rumeur est souvent trompeuse. Hildy Johnson est bien placé pour le savoir. En tant que journaliste vedette à Tétinfos, le premier bloc-mag de King City, il est régulièrement confronté à celle-ci. À l'occasion, il la dénonce mais, le plus souvent, il ne contribue qu'à l'amplifier. Très récemment, Hildy a perdu le goût de vivre. Son métier lui est apparu dérisoire. La faute à son patron Walter, un « naturel « qui l'exploite sans vergogne en l'envoyant couvrir le moindre embryon de scoop. À ce propos, le dernier « événement » en date lui a permis de divulguer le merveilleux procédé permettant d'atteindre le coït sans sexe. La faute aussi à Brenda, cette stagiaire qui le harcèle et lui rappelle indirectement que le temps passe, même si Hildy ne fait pas son âge ; cent ans au compteur aux dernières nouvelles. La faute également à sa mère, cette garce qui vit recluse dans le ranch où elle élève des brontosaures pour la boucherie. La faute enfin à cette chienne de vie qui semble désespérément dépourvue de sens depuis que les affaires des hommes sont entre les mains du Calculateur Central (C. C. pour les amis), le superordinateur en charge du bien-être de la population de Luna. Bref, tout fout le camp et ce n'est pas l'édification, « à la dure », d'une cabane dans une simulation du Texas se voulant authentique qui va lui occuper suffisamment l'esprit pour lui faire oublier ses tendances suicidaires.

Comme nous le voyons, sous des apparences légères, le propos de Gens de la Lune se teinte d'une certaine gravité et aborde des questions de nature plus existentielle. L'univers de Luna se révèle être un patchwork de doux dingues qui hésitent entre le désespoir et la réclusion dans leurs marottes utopiques. L'humour est bien sûr très présent. Au passage, la palme de la drôlerie est accordée, sans contestation possible, à l'épisode mettant en scène David Terre, le dirigeant des Terristes, une obédience écologiste pour le moins extrême dans son choix de vie. Cependant, c'est un humour aigre-doux, comme l'ultime politesse rendue à un convalescent grimaçant.

Gens de la Lune est donc un roman plus sérieux qu'il en a l'air. Ce n'est sans doute pas encore le chef-d'œuvre de l'auteur, mais on sent qu'il n'est pas loin de l'être. Depuis, les promesses esquissées ont été amplement exaucées avec The Golden Globe (Le Système Valentine), la grande réussite de John Varley. Assurément, une expérience à tenter.

Custer et moi

Fort de son solide réseau d'amitiés avec quelques acteurs du milieu de la S-FF et des relations de proximité qui se sont nouées sur le forum attenant au site ActuSF dont il émane, le micro-éditeur Les 3 souhaits (désormais présenté sur ses bouquins comme une « collection ActuSF ») poursuit son entreprise d'animation du fandom. Custer et moi ! de François Darnaudet s'annonce avantageusement comme un OLNI ; la quatrième de couverture insistant plus que de raison sur le caractère inclassable de l'ouvrage. On n'épiloguera pas sur la nature insolite et singulière de cette courte nouvelle, puisqu'il est surtout indéniable que la publication de celle-ci tient tout autant du coup de cœur que du coup de pouce. Microcosme, quand tu nous tiens… Par contre, on ne s'interdira pas de dire un mot sur le propos (maigre) de l'ouvrage.

« Vous allez très vite vous poser une question légitime : »suis-je en train de lire la biographie d'un auteur fantastique délirant ou une nouvelle maquillée en auto-fiction ?« » (p. 9)

Cette question, on ne se la pose pas très longtemps, tant la démarche de François Darnaudet est une invitation, assez engageante au demeurant, à divaguer. Soyons clair : Custer et moi ! est la troisième mouture des autobiographies fantastiques de l'auteur. Une entreprise que l'on pourrait présenter comme une sorte de variation obsessionnelle autour du personnage historique de Custer, des phénomènes qui résistent momentanément à l'explication rationnelle, et de l'acte d'écriture lui-même. On y apprend que François Darnaudet est persuadé d'avoir combattu aux côtés du général états-unien à la bataille de Little Big Horn. Qu'il y est peut-être mort. Et on y découvre les circonstances qui l'ont amené à formuler cette hypothèse, puis à rechercher les pièces nécessaires à sa validation. Une démarche apparemment très rationnelle pour un sujet d'étude qui l'est beaucoup moins…

« Pour moi, le fantastique n'est pas qu'un simple divertissement intellectuel mais une piste d'exploration des savoirs ignorés, un pont entre des expériences réelles inexpliquées et une vérité que je ne connaîtrai sûrement jamais (…). »

Car pour François Darnaudet, si l'inexplicable reste inexpliqué, ce n'est pas par manque de substance mais parce que les outils théoriques pour analyser celui-ci nous font défaut. Fort heureusement, le fantastique est là pour pallier aux lacunes de l'outil scientifique et ainsi explorer les pistes que la science laisse en friche. Si l'hypothèse apparaît séduisante, elle se cantonne ici essentiellement à un jeu littéraire qui se focalise sur le vécu de l'auteur et sur le roman Trois Guerres pour Emma, qui se nourrit de ses divagations. C'est là évidemment la limite de cet exercice qui, même s'il est mené avec une certaine goguenardise, ne parvient pas à gommer l'aspect finalement anecdotique de l'ensemble.

En conséquence, il faut donc prendre ce curieux livre pour ce qu'il est : une émanation du fandom de la S-FF. Un court texte, somme toute fort sympathique, mais pas au point de bouleverser les frontières entre la réalité et la fiction. Une exploration des circonvolutions de l'acte d'écrire en forme de teaser pour un roman à venir. D'ailleurs, y a-t-il un éditeur dans la salle ?

Cette hideuse puissance

[Chronique commune à Au-delà de la planète silencieuse, Perelandra et Cette hideuse puissance.]

C. S. Lewis est l'auteur de Le Monde de Narnia, comme le bandeau aguicheur apposé sur la couverture de cette trilogie ne se prive pas de nous le rappeler. Cependant, à la différence de son collègue et non moins estimé ami J. R. R. Tolkien, Lewis ne s'est pas cantonné à la fantasy. Ainsi s'est-il aussi aventuré dans le domaine de la science-fiction, avec une œuvre plus ancienne dont le style très suranné et les intentions n'ont rien de commun avec les pulps états-uniens de la même époque. À vrai dire, la science-fiction de Lewis ressemble davantage à l'œuvre de H. G. Wells. Le prophétisme socialiste y cède juste la place à une foi chrétienne ardente, et C. S. Lewis y détourne respectueusement quelques-uns des thèmes de son aîné. Certes, ce ne sont pas aux bûchers de l'Inquisition que C. S. Lewis voue les mécréants. Toutefois, il est indéniable que la vision cosmique de l'écrivain britannique emprunte énormément au christianisme et à ses propres convictions religieuses.

Même s'ils sont présentés comme un ensemble, les trois volets de la trilogie peuvent se lire de manière indépendante. On peut d'ailleurs allègrement se passer d'en lire un, comme nous le verrons plus loin. Au-delà de la planète silencieuse est sans doute le titre le plus wellsien de la série, tant dans son propos que dans son atmosphère. On résumera l'argument de départ de la façon suivante : au cours d'une randonnée dans la campagne anglaise, le professeur Ransom, un philologue bon teint, fervent croyant, célibataire et sans famille, fait une mauvaise rencontre et se voit enlevé par deux personnages malveillants — le scientifique mégalomane Weston et son acolyte vénal Devine. Transporté sur la planète Malacandra (Mars), Ransom échappe à ses ravisseurs dès son arrivée. Pendant son périple en terre étrangère, le fugitif fait la connaissance des trois espèces qui peuplent la planète et rencontre la puissance supérieure qui préside au devenir de ce monde. Dans ce court roman, C. S. Lewis déploie un sense of wonder digne des meilleurs romans de H. G. Wells. On pense en particulier à Les Premiers hommes dans la Lune. Mais comme nous l'avons déjà dit, il subvertit également les thèmes de son prédécesseur. Ainsi, l'espace n'est pas vide mais peuplé par des êtres supérieurs et lumineux : les eldila. De même, les créatures extraterrestres sont paisibles et généreuses, au lieu d'être hostiles. On le devine à la lecture de ces quelques lignes, Lewis ne s'en tient pas à un simple récit d'aventures. Il imprime à son roman une dimension métaphysique et lorgne vers la cosmogonie, n'hésitant pas à agréger au substrat éminemment science-fictif du récit des éléments de la mythologie classique et de la culture chrétienne. En effet, comment ne pas voir des anges dans les eldila, créatures de l'espace qui dispensent leur savoir aux espèces peuplant les planètes ? Comment ne pas reconnaître dans la rébellion de l'eldil « tordu » et dans sa réclusion pour l'éternité le motif chrétien de la déchéance de Lucifer ? Pour les hommes, en conséquence condamnés à vivre sur la planète devenue silencieuse, demeure pourtant l'espoir d'une rédemption, à condition d'avoir la foi et d'écarter la tentation de se faire dieu…

Ce message très chrétien, dont on trouve par ailleurs quelques traces dans l'œuvre de Tolkien, se renforce avec le deuxième volet de la trilogie. Les références au christianisme ne sont même plus en filigrane. On y retrouve Ransom, à qui l'eldil Oyarsa a confié la mission de combattre Weston, possédé par le « tordu », sur la planète Perelandra (Vénus). Après un rapide déplacement dans l'espace, le champion du Bien y rencontre une délicieuse et ingénue jeune femme, une véritable Eve, qui ne demande qu'à vieillir en expérience. Ainsi, après la Rédemption, Lewis évoque la Tentation dans un monde semblable au jardin d'Eden, jusqu'à la nudité sans complexe des protagonistes. En conséquence, dans ce roman très statique, même s'il se déroule sur des îles flottant sur un vaste océan, l'émerveillement de la découverte cède place à un débat moral. Weston y représente la tentation et Ransom se fait l'avocat du Bien.

Après cet épisode édifiant, Cette hideuse puissance apparaît comme l'épisode de trop. Lewis abandonne les planètes étrangères pour centrer son intrigue sur Terre, délaissant le personnage de Ransom, qui ne disparaît cependant pas totalement, pour faire d'un couple dont l'union bat de l'aile le moteur de son intrigue. Mark est un jeune professeur de sociologie qui enseigne dans la petite université d'Edgertown. Il adhère, par conviction et ambition, à l'élément progressiste de cet établissement. Son zèle est récompensé lorsqu'il se voit offrir une place à l'INCE, une organisation scientifique d'Etat dont le but est de rationaliser la société. Pendant ce temps, son épouse Jane fait des rêves étranges et prémonitoires. Elle entre en contact avec une société secrète qui combat l'INCE. Cet argument de départ laisse présager une intrigue qui fait la part belle à un complot universitaire et politique. Au final, l'histoire s'avère très rapidement poussive et embrouillée. Les dialogues didactiques enflent au point de devenir littéralement assommants. La dénonciation du mythe scientiste du pouvoir de l'homme sur la nature est amené avec la finesse d'un éléphant dans un magasin de porcelaine. Et puis, Lewis mêle l'ensemble à des éléments du mythe arthurien, ce qui contribue à donner une coloration passéiste à son discours. La réaction, comme seul rempart contre le totalitarisme…

Dans la perspective d'une connaissance historique du genre, la réédition de la Trilogie cosmique de C. S. Lewis n'est sans doute pas inutile. Il convient cependant d'avertir les éventuels lecteurs que nous sommes sur le caractère très daté de ces ouvrages. On aurait en revanche sans doute pu faire l'économie de la réédition du troisième titre, ce que je me permets d'indiquer en exerçant une sorte de droit d'inventaire.

Perelandra

[Chronique commune à Au-delà de la planète silencieuse, Perelandra et Cette hideuse puissance.]

C. S. Lewis est l'auteur de Le Monde de Narnia, comme le bandeau aguicheur apposé sur la couverture de cette trilogie ne se prive pas de nous le rappeler. Cependant, à la différence de son collègue et non moins estimé ami J. R. R. Tolkien, Lewis ne s'est pas cantonné à la fantasy. Ainsi s'est-il aussi aventuré dans le domaine de la science-fiction, avec une œuvre plus ancienne dont le style très suranné et les intentions n'ont rien de commun avec les pulps états-uniens de la même époque. À vrai dire, la science-fiction de Lewis ressemble davantage à l'œuvre de H. G. Wells. Le prophétisme socialiste y cède juste la place à une foi chrétienne ardente, et C. S. Lewis y détourne respectueusement quelques-uns des thèmes de son aîné. Certes, ce ne sont pas aux bûchers de l'Inquisition que C. S. Lewis voue les mécréants. Toutefois, il est indéniable que la vision cosmique de l'écrivain britannique emprunte énormément au christianisme et à ses propres convictions religieuses.

Même s'ils sont présentés comme un ensemble, les trois volets de la trilogie peuvent se lire de manière indépendante. On peut d'ailleurs allègrement se passer d'en lire un, comme nous le verrons plus loin. Au-delà de la planète silencieuse est sans doute le titre le plus wellsien de la série, tant dans son propos que dans son atmosphère. On résumera l'argument de départ de la façon suivante : au cours d'une randonnée dans la campagne anglaise, le professeur Ransom, un philologue bon teint, fervent croyant, célibataire et sans famille, fait une mauvaise rencontre et se voit enlevé par deux personnages malveillants — le scientifique mégalomane Weston et son acolyte vénal Devine. Transporté sur la planète Malacandra (Mars), Ransom échappe à ses ravisseurs dès son arrivée. Pendant son périple en terre étrangère, le fugitif fait la connaissance des trois espèces qui peuplent la planète et rencontre la puissance supérieure qui préside au devenir de ce monde. Dans ce court roman, C. S. Lewis déploie un sense of wonder digne des meilleurs romans de H. G. Wells. On pense en particulier à Les Premiers hommes dans la Lune. Mais comme nous l'avons déjà dit, il subvertit également les thèmes de son prédécesseur. Ainsi, l'espace n'est pas vide mais peuplé par des êtres supérieurs et lumineux : les eldila. De même, les créatures extraterrestres sont paisibles et généreuses, au lieu d'être hostiles. On le devine à la lecture de ces quelques lignes, Lewis ne s'en tient pas à un simple récit d'aventures. Il imprime à son roman une dimension métaphysique et lorgne vers la cosmogonie, n'hésitant pas à agréger au substrat éminemment science-fictif du récit des éléments de la mythologie classique et de la culture chrétienne. En effet, comment ne pas voir des anges dans les eldila, créatures de l'espace qui dispensent leur savoir aux espèces peuplant les planètes ? Comment ne pas reconnaître dans la rébellion de l'eldil « tordu » et dans sa réclusion pour l'éternité le motif chrétien de la déchéance de Lucifer ? Pour les hommes, en conséquence condamnés à vivre sur la planète devenue silencieuse, demeure pourtant l'espoir d'une rédemption, à condition d'avoir la foi et d'écarter la tentation de se faire dieu…

Ce message très chrétien, dont on trouve par ailleurs quelques traces dans l'œuvre de Tolkien, se renforce avec le deuxième volet de la trilogie. Les références au christianisme ne sont même plus en filigrane. On y retrouve Ransom, à qui l'eldil Oyarsa a confié la mission de combattre Weston, possédé par le « tordu », sur la planète Perelandra (Vénus). Après un rapide déplacement dans l'espace, le champion du Bien y rencontre une délicieuse et ingénue jeune femme, une véritable Eve, qui ne demande qu'à vieillir en expérience. Ainsi, après la Rédemption, Lewis évoque la Tentation dans un monde semblable au jardin d'Eden, jusqu'à la nudité sans complexe des protagonistes. En conséquence, dans ce roman très statique, même s'il se déroule sur des îles flottant sur un vaste océan, l'émerveillement de la découverte cède place à un débat moral. Weston y représente la tentation et Ransom se fait l'avocat du Bien.

Après cet épisode édifiant, Cette hideuse puissance apparaît comme l'épisode de trop. Lewis abandonne les planètes étrangères pour centrer son intrigue sur Terre, délaissant le personnage de Ransom, qui ne disparaît cependant pas totalement, pour faire d'un couple dont l'union bat de l'aile le moteur de son intrigue. Mark est un jeune professeur de sociologie qui enseigne dans la petite université d'Edgertown. Il adhère, par conviction et ambition, à l'élément progressiste de cet établissement. Son zèle est récompensé lorsqu'il se voit offrir une place à l'INCE, une organisation scientifique d'Etat dont le but est de rationaliser la société. Pendant ce temps, son épouse Jane fait des rêves étranges et prémonitoires. Elle entre en contact avec une société secrète qui combat l'INCE. Cet argument de départ laisse présager une intrigue qui fait la part belle à un complot universitaire et politique. Au final, l'histoire s'avère très rapidement poussive et embrouillée. Les dialogues didactiques enflent au point de devenir littéralement assommants. La dénonciation du mythe scientiste du pouvoir de l'homme sur la nature est amené avec la finesse d'un éléphant dans un magasin de porcelaine. Et puis, Lewis mêle l'ensemble à des éléments du mythe arthurien, ce qui contribue à donner une coloration passéiste à son discours. La réaction, comme seul rempart contre le totalitarisme…

Dans la perspective d'une connaissance historique du genre, la réédition de la Trilogie cosmique de C. S. Lewis n'est sans doute pas inutile. Il convient cependant d'avertir les éventuels lecteurs que nous sommes sur le caractère très daté de ces ouvrages. On aurait en revanche sans doute pu faire l'économie de la réédition du troisième titre, ce que je me permets d'indiquer en exerçant une sorte de droit d'inventaire.

Au-delà de la planète silencieuse

[Chronique commune à Au-delà de la planète silencieuse, Perelandra et Cette hideuse puissance.]

C. S. Lewis est l'auteur de Le Monde de Narnia, comme le bandeau aguicheur apposé sur la couverture de cette trilogie ne se prive pas de nous le rappeler. Cependant, à la différence de son collègue et non moins estimé ami J. R. R. Tolkien, Lewis ne s'est pas cantonné à la fantasy. Ainsi s'est-il aussi aventuré dans le domaine de la science-fiction, avec une œuvre plus ancienne dont le style très suranné et les intentions n'ont rien de commun avec les pulps états-uniens de la même époque. À vrai dire, la science-fiction de Lewis ressemble davantage à l'œuvre de H. G. Wells. Le prophétisme socialiste y cède juste la place à une foi chrétienne ardente, et C. S. Lewis y détourne respectueusement quelques-uns des thèmes de son aîné. Certes, ce ne sont pas aux bûchers de l'Inquisition que C. S. Lewis voue les mécréants. Toutefois, il est indéniable que la vision cosmique de l'écrivain britannique emprunte énormément au christianisme et à ses propres convictions religieuses.

Même s'ils sont présentés comme un ensemble, les trois volets de la trilogie peuvent se lire de manière indépendante. On peut d'ailleurs allègrement se passer d'en lire un, comme nous le verrons plus loin. Au-delà de la planète silencieuse est sans doute le titre le plus wellsien de la série, tant dans son propos que dans son atmosphère. On résumera l'argument de départ de la façon suivante : au cours d'une randonnée dans la campagne anglaise, le professeur Ransom, un philologue bon teint, fervent croyant, célibataire et sans famille, fait une mauvaise rencontre et se voit enlevé par deux personnages malveillants — le scientifique mégalomane Weston et son acolyte vénal Devine. Transporté sur la planète Malacandra (Mars), Ransom échappe à ses ravisseurs dès son arrivée. Pendant son périple en terre étrangère, le fugitif fait la connaissance des trois espèces qui peuplent la planète et rencontre la puissance supérieure qui préside au devenir de ce monde. Dans ce court roman, C. S. Lewis déploie un sense of wonder digne des meilleurs romans de H. G. Wells. On pense en particulier à Les Premiers hommes dans la Lune. Mais comme nous l'avons déjà dit, il subvertit également les thèmes de son prédécesseur. Ainsi, l'espace n'est pas vide mais peuplé par des êtres supérieurs et lumineux : les eldila. De même, les créatures extraterrestres sont paisibles et généreuses, au lieu d'être hostiles. On le devine à la lecture de ces quelques lignes, Lewis ne s'en tient pas à un simple récit d'aventures. Il imprime à son roman une dimension métaphysique et lorgne vers la cosmogonie, n'hésitant pas à agréger au substrat éminemment science-fictif du récit des éléments de la mythologie classique et de la culture chrétienne. En effet, comment ne pas voir des anges dans les eldila, créatures de l'espace qui dispensent leur savoir aux espèces peuplant les planètes ? Comment ne pas reconnaître dans la rébellion de l'eldil « tordu » et dans sa réclusion pour l'éternité le motif chrétien de la déchéance de Lucifer ? Pour les hommes, en conséquence condamnés à vivre sur la planète devenue silencieuse, demeure pourtant l'espoir d'une rédemption, à condition d'avoir la foi et d'écarter la tentation de se faire dieu…

Ce message très chrétien, dont on trouve par ailleurs quelques traces dans l'œuvre de Tolkien, se renforce avec le deuxième volet de la trilogie. Les références au christianisme ne sont même plus en filigrane. On y retrouve Ransom, à qui l'eldil Oyarsa a confié la mission de combattre Weston, possédé par le « tordu », sur la planète Perelandra (Vénus). Après un rapide déplacement dans l'espace, le champion du Bien y rencontre une délicieuse et ingénue jeune femme, une véritable Eve, qui ne demande qu'à vieillir en expérience. Ainsi, après la Rédemption, Lewis évoque la Tentation dans un monde semblable au jardin d'Eden, jusqu'à la nudité sans complexe des protagonistes. En conséquence, dans ce roman très statique, même s'il se déroule sur des îles flottant sur un vaste océan, l'émerveillement de la découverte cède place à un débat moral. Weston y représente la tentation et Ransom se fait l'avocat du Bien.

Après cet épisode édifiant, Cette hideuse puissance apparaît comme l'épisode de trop. Lewis abandonne les planètes étrangères pour centrer son intrigue sur Terre, délaissant le personnage de Ransom, qui ne disparaît cependant pas totalement, pour faire d'un couple dont l'union bat de l'aile le moteur de son intrigue. Mark est un jeune professeur de sociologie qui enseigne dans la petite université d'Edgertown. Il adhère, par conviction et ambition, à l'élément progressiste de cet établissement. Son zèle est récompensé lorsqu'il se voit offrir une place à l'INCE, une organisation scientifique d'Etat dont le but est de rationaliser la société. Pendant ce temps, son épouse Jane fait des rêves étranges et prémonitoires. Elle entre en contact avec une société secrète qui combat l'INCE. Cet argument de départ laisse présager une intrigue qui fait la part belle à un complot universitaire et politique. Au final, l'histoire s'avère très rapidement poussive et embrouillée. Les dialogues didactiques enflent au point de devenir littéralement assommants. La dénonciation du mythe scientiste du pouvoir de l'homme sur la nature est amené avec la finesse d'un éléphant dans un magasin de porcelaine. Et puis, Lewis mêle l'ensemble à des éléments du mythe arthurien, ce qui contribue à donner une coloration passéiste à son discours. La réaction, comme seul rempart contre le totalitarisme…

Dans la perspective d'une connaissance historique du genre, la réédition de la Trilogie cosmique de C. S. Lewis n'est sans doute pas inutile. Il convient cependant d'avertir les éventuels lecteurs que nous sommes sur le caractère très daté de ces ouvrages. On aurait en revanche sans doute pu faire l'économie de la réédition du troisième titre, ce que je me permets d'indiquer en exerçant une sorte de droit d'inventaire.

Les 4 mousquetaires… …et plus si affinités

À l'instar des littérateurs ou des cinéastes prudents, qui avertissent le public sensible du caractère totalement fictif, voire fortuit, des situations et personnages de leur œuvre afin de se prémunir contre les éventuelles poursuites judiciaires, Michel Robert nous prévient dans un avant-propos fort désarmant de l'inconsistance de l'humour dont il fait montre dans son « roman » (j'avoue avoir pas mal de scrupules à employer ce mot). Même Le Rire de Bergson apparaît comme un livre dangereusement déjanté comparé aux divagations besogneuses de l'auteur vedette des éditions Mnémos, c'est dire…

« Je tiens à préciser que je déconseille vivement de suivre le mode de vie festif des mousquetaires. J'utilise leurs débauches nettement exagérées comme un ressort comique, je n'en fais nullement l'apologie. Au risque de le répéter, boire de l'alcool et fumer sont dangereux pour la santé. » (p. 6 de l'avant-propos)

Les prémisses de Les 4 Mousquetaires… et plus si affinités sont à la hauteur de l'attente suscitée par l'avant-propos de Michel Robert. Elles flatulent tel un coussin péteur et provoquent rires gras et embarrassés. Et ceci ne s'arrange pas du tout par la suite. L'intrigue peut se résumer en une seule phrase : les quatre potaches mousquetaires courent au-devant de l'aventure, ne comptant que sur leur puérilité pour défier des adversaires grotesques.

« Les moines, ou plutôt les faux moines, se levèrent d'un même ensemble et ôtèrent leur déguisement, laissant apparaître cottes de mailles ou cuirasses d'acier, masses d'arme, marteaux de guerre et dagues. Les hommes avaient quasiment tous le teint pâle de leur chef, mais portaient en majorité une grande barbe sombre. L'un deux lâcha un sonore : »Mein Füührer !« . Des Teutons se gargarisa Porthos. J'vous l'avais dit qu'ça sentait le coyote ! » (p. 16)

On me rétorquera que l'unique enjeu de ce « truc » (abandonnons définitivement le terme de roman), c'est de délirer… Les 4 Mousquetaires etc., c'est fun, c'est rigolo, ce n'est pas méchant, ça ne casse pas trois pattes à un bouc noir, pour reprendre le juron préféré de Porthos. Mais ce qui peut se concevoir dans une chambrée surchauffée, l'alcool et les femmes (si si !) coulant à flot, peut-on l'asséner à un public plus large ? Pour le lecteur moyen des éditions Mnémos, je ne sais pas. Pour les autres, je leur recommande une sacrée dose de tolérance, car Michel Robert manie le burlesque aussi aisément qu'un manchot jongle avec des enclumes.

« Il y a deux années de ça, nous avons fait un séjour aux Amériques, pour le compte du Roi, raconta d'Artagnan. Il se trouve que pour diverses raisons, nous avons été adoptés par la tribu des Tétons Noirs, une peuplade mohican. Ouais, on a essayé chez les Loups-qui-Pètent, mais l'odeur était intenable. » (p. 46)

Les répliques, les situations et les gimmicks, tous les effets censés être comiques ne génèrent en fin de compte que l'accablement et un tiraillement nerveux des zygomatiques. Celui que l'on éprouve lorsqu'une connaissance lance une blague particulièrement lourde en pensant : mais quel con !

« Vous êtes beaux comme tout ! s'écria Joyeuse en battant des mains. Ça fait froid aux jambes ! se plaignit Athos. Y'a une bête qui m'a piqué le mollet ! glapit d'Artagnan. On va chopper la crève… ou la malaria ! garantit Porthos. Taratata ! rétorqua Joyeuse. C'est supermidable, j'ai toujours rêvé de voir des hommes en jupes ! » (p. 151)

On passera rapidement sur la trame épique qui s'avère surtout étique.

« Athos ? Joyeuse ? C'est quoi que je sens, là… ton épée ? Euh… non… pas vraiment mon épée… Athos ! Ce doit être Orion qui m'inspire, mentit le mousquetaire. » (p. 174)

Restent les personnages qui animent le « bidule » de Michel Robert. À vrai dire, ceux-ci ne sont même pas caricaturaux. Ils sont tout bonnement navrants. Les héros, d'Arty' le fougueux, Ramissou le puits de science, Porthos l'apprenti ninja et Athos le blondinet, auxquels viennent s'ajouter deux filles, Constance au regard habituellement malicieux et Joyeuse la Terreur de Sarlat (ouf ! Nous avons échappé à Henriette du Mans), tous brillent surtout par la beaufferie de leurs frasques lourdingues.

« Hé, Rochefort, va't'faire bouffer le sémaphore ! Rochefort, t'es qu'une tête de mort ! Rochefort, va chier dans le Bosphore ! Yo, Rochy, ta mère en slip devant la boulangerie !… Ben quoi, estima Porthos… ça rime, non ? » (p. 211)

Et leurs adversaires sont du même acabit. Otto von Bäästard le reître teuton, le condottiere Zorzo di Conti-Vizzini, Don Inigo Muerte l'écorcheur hispanique, ce trio constitue une belle brochette de fins de race pas plus dangereuse qu'un plat de bulots.

« En route, compagnons, lança d'Artagnan, notre Roi nous attend ! Nous allons à Versailles ? intervint Athos. Mais faut demander à Porthos ! Il connaît vraiment bien la route, hein Porthos ? Par contre, si on veut passer par Vélizy, alors là, je ne garantis rien… Nianianianiania ! marmonna le ninja. » (p. 295)

On est tout de même très étonné de voir surgir au milieu de cette pantalonnade Cellendhyll de Cortavar, le héros de L'Ange du Chaos. C'est le seul moment véritablement drôle du « machin » de Michel Robert, en particulier lorsque le guerrier solitaire fusille de ses yeux de jade l'ennemi, tout en recoiffant sa chevelure d'argent qui masque son teint halé et ses traits indéniablement charismatiques …

Bref, merci aux éditions Mnémos d'avoir le courage de publier les élucubrations piteuses de Michel Robert. On espère tout de même qu'elles permettront de dégager une marge bénéficiaire suffisante pour éditer un véritable écrivain…

« … Dans le couchant, s'éloignait une silhouette galopant sur un cheval pie. Non pas solitaire, mais, au contraire, poursuivie par la horde de ses amis courroucés. Aramis, tu sais où je vais te l'enfoncer, ton bouclier ? criait d'Artagnan. Le rectum, le rectum ! scandait Joyeuse. À donf', yaaah ! » (p. 351)

Eh oui ! Ça fait un peu mal au cul de terminer cette chronique ainsi.

Le Voyageur solitaire

Habitué du Fleuve Noir « Anticipation » et drainant derrière lui quantité de fans prêts à le suivre dans toutes les directions (dont l'excellent Monsieur Némo et l'éternité au Fleuve Noir, qui promettait tant et qui, hélas, a dû s'arrêter), Jean-Marc Ligny ressuscite ici quatre textes plus ou moins trouvables et appartenant tous au même univers, Les Chroniques du nouveau monde. Bilan, un « nouveau » recueil, Le Voyageur solitaire, et bientôt deux autres pour achever la boucle, ainsi qu'une nouvelle inédite pour le futur tome 3. Ceux qui ignorent tout de Jean-Marc Ligny trouveront ici de quoi commencer en beauté. Si les textes du Voyageur solitaire ne sont pas exempts de défauts (notamment une propension à tomber dans « l'âge d'or » avec le côté vieillot et parfois ridicule qui va avec), on y retrouve toute la dimension d'écrivain de Ligny, cette habileté d'écriture qui n'appartient qu'à lui, cette poésie détachée qui fait mouche à tous les coups, et cette menace sous-jacente qui donne au récit une tension quasi palpable. Témoin, la nouvelle-titre, qui, après un démarrage catastrophique hanté par des personnages en carton-pâte, se développe tranquillement, doucement, terriblement, pour fini en apothéose et en transfiguration. Un homme seul affronte l'espace et l'horreur du vide (on résume). Une horreur intrinsèque au milieu ambiant avec laquelle il doit composer. Et vivre. Ou pas. Les deux nouvelles suivantes sont radicalement différentes dans leurs thèmes et leur apparente légèreté. « Le Traqueur d'extrêmes » donne dans le sérieux avant de finir dans le comique, via une chute un peu facile qui laisse le lecteur sur sa faim. « Le Cas du chasseur » est une variation intéressante (et évidemment science-fictionnesque) autour du thème de l'intelligence animale et des problèmes de droit qui en découlent (on y suit le procès d'une femme-louve accusée du meurtre d'un chasseur). Mais là où Ligny décolle vraiment, c'est avec le splendide « L'Astroport », histoire effrayante et affreusement crédible d'un naufrage spatial sur Triton, sur la survie d'un couple au beau milieu d'un artefact extraterrestre inquiétant qui a tout d'un astroport pensant, et sur la naissance d'un enfant qui entretient des relations particulières avec ledit machin. Glaciale, lente et vénéneuse, cette nouvelle justifie à elle seule l'acquisition du recueil et distille un malaise croissant à mesure que l'histoire se développe. Si « L'Astroport » fait peur, c'est aussi en raison de sa très grande poésie, de ses nombreuses ellipses et du talent avec lequel Ligny n'en dit justement pas trop. Un vrai plaisir.

Au final, Le Voyageur solitaire est probablement la meilleure façon de convaincre les lecteurs de s'attaquer à l'œuvre de cet auteur hors normes. Textes savoureux et intrigants, univers très personnel mis en place avec acuité, bref, un « monde » à la Ligny. Ensuite, on enchaîne sur Aqua™ et on ne peut plus s'en passer.

Le Petit Cabaret des Morts

Septième tome du monumental cycle du Rêve du démiurge, Le Petit cabaret des morts fait directement suite à l'excellent Hadès Palace que les plus pauvres d'entre nous (et ils sont nombreux) peuvent désormais se procurer en poche, et dont nous avions dit beaucoup de bien ici même. Là où Hadès Palace s'interrogeait sur le douloureux rapport entre mort et création, amour et violence, ordre et anarchie, Le Petit cabaret des morts prolonge la réflexion sur la place de l'artiste et la nécessité parfois gênante de continuer à se produire, quoi qu'il en coûte. On le sait, les romans de Berthelot se lisent indépendamment les uns des autres, mais si Le Petit cabaret des morts n'échappe pas à la règle, force est de reconnaître qu'un détour par la case Hadès Palace n'est pas une mauvaise idée, tant les deux romans se suivent, se ressemblent et traitent globalement du même sujet en reprenant bon nombre de personnages clé. Pratique, donc, le lecteur lira deux bons livres au lieu d'un seul. En ces temps de crise, c'est appréciable. Si Hadès Palace trouvait une certaine forme de beauté poétique en prenant son temps, Le Petit cabaret des morts accélère singulièrement la cadence. Certes, l'auteur ne monte pas son livre au hachoir, mais on décèle une accélération générale des événements et une écriture plus tranchée qu'avant. Douloureuse, enjôleuse ou glaciale, la plume de Berthelot ne change évidemment pas sur le fond, mais on y constate une évolution du rythme et des images encore plus convaincante. Est-ce l'approche de la fin du cycle qui conduit l'auteur à explorer de nouvelles voix ou bien sa curiosité naturelle d'écrivain et son simple bon plaisir ? Mystère. En attendant, Le Petit cabaret des morts démarre rapidement, ne s'attarde pas beaucoup sur le paysage et ne regarde quasiment pas en arrière. De l'action, de l'action, de l'action (à la sauce Berthelot, toutefois, on est loin des films hollywoodiens). On y retrouve la famille Algeiba, plus particulièrement Romain et Yorenn, perdus dans un village et très occupés à panser leurs plaies. Sauf que la malédiction n'est jamais loin, et qu'après le suicide de Romain (auquel on assiste dès les premières pages), Yorenn tombe dans les bras du séducteur du coin, Alvar Cuervos, l'assistant du curieux docteur Malejour, un personnage bizarre qui a la douteuse manie de collectionner les âmes des morts après les avoir physiquement réduites via un appareil très début de siècle (ce qui leur procure plus de consistance, en quelque sorte). Mary Shelley et Wells ne sont pas loin, et en s'accaparant le mythe du savant fou, Berthelot s'amuse avec les codes, tout en livrant une histoire d'une grande beauté formelle où la tragédie tire son essence du désespoir humain et de l'amour impossible. Classique, donc, voire antique, d'autant que Berthelot ne s'arrête pas là et mélange allègrement tous les ingrédients du genre. Les frères ennemis Maxime et Yvan Algeiba, les fantômes (fantômes du passé et fantômes bien réels) et quelques personnages secondaires de premier plan (si on nous passe l'expression). On le voit, le théâtre n'est pas loin, et c'est d'ailleurs bien de cela qu'il s'agit, dans la mesure où l'odieux Alvar Curevos use de son pouvoir démoniaque (et héréditaire… lisez le roman) pour se débarrasser du docteur Malejour et faire de ses âmes perdus des jouets. Des jouets qu'il « embauche » dans son théâtre d'ombres personnel, le petit cabaret des morts du titre, promis à un grand succès…

Toujours subtil, toujours limite et jamais gratuit, Francis Berthelot prolonge une œuvre déjà impressionnante avec ce roman impeccable de bout en bout. Au passage, il s'offre le luxe de renouveler son univers très personnel sans le dénaturer le moins du monde. Une prouesse stylistique qui n'a rien d'étonnant quand on connaît la plume d'orfèvre de l'intéressé, mais qui donne au Petit cabaret des morts une saveur particulière, cette petite touche indéfinissable qui transforme les livres en excellents livres. Courez.

Les Dents de l’amour

Traduction très libre de Bloodsucking fiends [mais était-ce vraiment traduisible ?], le « nouveau » Christopher Moore date en réalité de 1995. Troisième roman de cet auteur américain sévèrement frappé (écrit juste après l'exceptionnel Un blues de coyote, paru en « Série Noire », puis repris en Folio « Policier »), Les Dents de l'amour revisite le thème éculé du vampire, le délire en plus. Et question délire, Christopher Moore en connaît un rayon. Mais si ce roman est plutôt réussi dans son genre, pourquoi le publier maintenant ? Tout simplement parce que Christopher Moore en a écrit la suite directe, sortie en 2007 outre-Atlantique, et sobrement intitulée You suck, a love story (bon courage au traducteur). L'occasion idéale pour la collection « Interstices » de faire d'une pierre deux coups et de suivre le grand écart de son auteur en proposant au public le premier volet d'un diptyque sanglant et drolatique en attendant le second, encore dans les cartons. Rassurons de suite les lecteurs en signalant qu'en fait de première partie, Les Dents de l'amour se lit comme un seul et unique roman, avec autant de légèreté que les autres. Christopher Moore y déploie un enthousiasme contagieux, via une histoire évidemment drôle, mais surtout étonnamment bien construite. On est loin du Christopher Moore poussif du Secret du chant des baleines, et bien plus près du fou furieux responsable de l'hilarant (et encore inédit chez nous) Practical Demonkeeping. Tant mieux pour celles et ceux que les récentes publications « Interstices » n'avaient pas convaincus. De fait, Les Dents de l'amour s'adresse à tout le monde, fan ou pas. Située à San Francisco, l'intrigue est d'un réalisme imparable : mordue par un vieux vampire désagréable, machiavélique et réellement méchant, la jeune (et jolie) Jody se retrouve créature de la nuit malgré elle. Une situation qui n'a rien de romantique aujourd'hui, quoi qu'on en dise. Prenons un exemple pratique : les vampires ne sortent que la nuit et sont en danger de mort le jour. Pas simple, pour travailler. Car pour avoir un logement confortable où entreposer son cercueil et y dormir le jour, il faut bien travailler. Sinon, comment payer le loyer ? Et le travail de nuit est rarement intéressant, en plus d'être assez mal payé. Et puis c'est bien beau, d'être un vampire, mais où trouver à manger quand on a horreur de la violence ? D'un point de vue strictement objectif, il est plutôt difficile de mordre la bonne veine, et le sang, c'est moyen, question gastronomie. Bref, pour Jody, c'est compliqué. Aussi va-t-elle faire une alliance toute en tension avec un jeune homme aspirant écrivain, monté à San Francisco pour y devenir le nouveau Jack Kerouac. En attendant cette hypothétique reconnaissance artistique, Thomas (c'est son nom) bosse de nuit dans un supermarché, et surveille la bande de crevards hauts en couleurs qui lui servent de collègues. Couple improbable et mal embarqué, Thomas et Jody doivent également composer avec le méchant vampire du début, qui, lui, a des intentions plutôt meurtrières à l'égard du genre humain. Tout ça sous le regard céleste d'un clochard royal respecté par toute la ville, qui confond malheureusement les agissements de Jody et du méchant vampire. Avec en prime la réapparition du décidément très tenace inspecteur Riviera, flic vaseux assez récurrent chez Moore, toujours partant pour s'empêtrer dans des embrouilles monumentales. Secouez, ajoutez quelques délires remarquablement mooresques, et vous obtenez un roman certes déjanté, mais extrêmement bien fichu, intelligent et jubilatoire. Les plus sceptiques hausseront les épaules, mais les autres se précipiteront sur ce court bouquin qui, à défaut de transmuter toutes les valeurs de la littérature universelle, ne prétend à rien d'autre que ce qu'il est : quelques grammes de plaisir gourmand et bien raconté, dans un monde ennuyeux à mourir.

Décompositions

Roadbook tragi-comique centré autour d’une fille perdue comme il en existe tant en littérature, Décomposition vaut surtout pour sa description d’une Amérique ravagée par le néant. Le tout dans une ambiance de fin du monde parfaitement réelle, à l’approche du cyclone Katrina.

Publié aux éditions du Masque et impeccablement traduit par Claro, le roman de Jason Eric Miller pourrait n’être que la énième déclinaison d’une fuite automobile, mais grâce à un petit plus indéfinissable (le charme de l’héroïne, le ton faussement décalé, l’effroyable sérieux de l’ensemble ?), Décomposition prend des allures de petit miracle, même si la limite du roadbook est indépassable en soi. Pas de fin, pas de début, une simple tranche de vie, dans une langue simple et frontale, avec comme paysage les paumés si représentatifs d’une Amérique crasse, débile et détraquée. On y suit la fuite d’une jeune femme qui, bien décidée à refaire sa vie avec l’homme qu’elle a quitté plusieurs mois auparavant, fuit la Nouvelle Orléans avant l’arrivée du cyclone, le cadavre de son amant dans le coffre. Elle l’a tué, on ne sait pas encore comment (on le saura plus tard), elle déteste son existence, elle se déteste elle-même, elle a un passif (un enfant mort, un père aimant et une mère haineuse), des problèmes existentiels insolubles. Elle perd pied. Noyée dans un monde qui n’a plus aucune signification, elle tente de rallier Seattle par la route, sans dormir, sans rien prévoir, comme ça, avec un mort dans le coffre. Sur sa route, des hommes, des femmes, des gens normaux, moyens, tristes ou malades. Et ce cadavre qui commence à puer, ce cadavre qu’elle recouvre de fleurs, de déodorant, de faux yeux en carton pour en masquer l’horreur muette. En chemin, elle croise la route d’un camion qui mène une batterie de poulets à l’abattoir. Révoltée par ce qu’elle considère comme une injustice, elle tente d’en sauver un. Essai transformé, mais à cause d’un loquet mal fermé, les autres poulets s’enfuient, filent sur l’autoroute, se font écrabouiller par les véhicules, déclenchent des accidents et l’ensemble se termine en apocalypse. Jolie métaphore de l’existence, où quelques choix honnêtes, mais malheureux, ont parfois des conséquences catastrophiques. Bref, on s’en doute, c’est mal barré. Mais à mesure que l’espoir s’amenuise et que le comique de la situation se transforme tranquillement en indicible tristesse, Jason Eric Miller passe discrètement de l’absurde à l’intime, sans que le lecteur se rende compte qu’il s’est magistralement fait avoir. On fait corps avec la narratrice. On l’aime, on la suit, on y croit, on est désespéré avec elle, on comprend ses fêlures, on est calmé net par ce qui commençait comme un simple roman noir un poil décalé et qui se termine en fable humaniste d’une violente profondeur.

Affreusement triste ou tristement affreux, mais toujours sérieusement drôle, Décomposition est un livre à lire un soir, au calme, quand les ombres menacent et que la fin du monde s’annonce au 20 heures, comme ça, sans vraiment changer le cours des choses. Pas un roman renversant, non, juste une histoire touchante, injuste et douloureuse. Mais belle. Et c’est déjà beaucoup.

Ça vient de paraître

Les Armées de ceux que j'aime

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 116
PayPlug