Le Haut-lieu et autres espaces inhabitables
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En mai 2006, Bifrost publiait son numéro 42, un volume anniversaire (dix ans de publication) de 384 pages qui, outre les festivités de rigueur, proposait un dossier Serge Lehman. Dans lequel nous nous félicitions du « retour » dudit Lehman après six années d'un silence quasi total. Nous prenions alors comme pierre angulaire de ce retour la sortie chez l'Atalante du recueil/compilation Le Livre des ombres fin 2005, et la novella au sommaire de notre numéro 42 (« Superscience », reprise dans le présent recueil). Que s'est-il donc passé, près de trois années après ce fameux « retour » ? À vrai dire pas grand-chose : trois nouvelles publiées (dont une short-short), quelques scénarios BD pour l'Atalante, une poignée d'articles, de préfaces (souvent brillantes)… et le présent recueil chez Denoël réunissant six textes, dont une novella inédite (quand même !). À quand remonte le dernier roman de Lehman ? Aucune étoile aussi lointaine : septembre 1998 (Flammarion « Millénaire » — critique in Bifrost n°11). « À une époque, certains s'inquiétaient de Serge Lehman et demandaient de ses nouvelles », remarque Xavier Mauméjean en ouverture de sa belle préface au présent recueil. On se permettra de continuer à s'inquiéter, à demander…
Un nouveau recueil de nouvelles, donc, le second en trois ans (alors que la bibliographie en fin d'ouvrage nous indique la parution prochaine, chez on ne sait qui, d'un autre recueil de vingt récits intitulé La Prospective est un art difficile), le troisième de Lehman. Bientôt, il pourrait y avoir davantage de recueils que de romans dans la bibliographie de notre homme. Qui s'en plaindra ? Pas nous. « L'acte fondateur est la décision de cartographier. » Lehman est un compilateur, un rassembleur. Un ordonnateur. Lehman revisite son œuvre. Texte à texte. Un travail tant sur la forme que sur le fond, pour une mise en perspective au sein d'une globalité esquissée dès ses premiers textes.
Un nouveau recueil, disions-nous, par celui qui demeure sans doute l'un des meilleurs nouvellistes du domaine (avec Jean-Claude Dunyach, les trop rares Jean-Jacques Nguyen et Jean-Jacques Girardot, Claude Ecken et peut-être aussi, aujourd'hui, Catherine Dufour). Six récits, dont un inédit. L'ensemble de ces textes appartient à la veine la plus cérébrale de Lehman, la plus intimiste, borgesienne, peut-être, mais un Borges mâtiné de Kafka. Ce qui ne signifie pas pour autant que l'auteur abandonne ici l'un des credo qu'il n'a jamais cessé de mettre en avant : le sense of wonder. « Il faut prendre des leçons d'abîme », citation de Jules Verne placée en exergue du présent recueil. Et c'est à quoi se livre ici Serge Lehman : une leçon d'abîme. Et il ne fait aucun doute que la plus belle de ces leçons nous est donnée avec l'inédit du volume, la novella « La Régulation de Richard Mars. » J'avais pourtant, il me faut l'avouer, certaines réserves sur ce texte — je l'avais lu sous forme manuscrite il y a plusieurs années et, à l'époque, jugé abscons et totalement incompréhensible. Mais Lehman revisite son œuvre, on l'a dit (ainsi « Le Haut-Lieu », court roman ici devenu novella tant il a été réduit après le « retravail » de l'auteur). Et il a depuis manifestement revu sa copie. « La Régulation de Richard Mars » est un texte rien moins qu'époustouflant, sans doute le meilleur des six proposés, récit vertigineux rédigé à la première personne par un narrateur prisonnier du corps d'un rat, un homme à l'amour déçu, trompé, métamorphosé (Kafka, on l'a dit) en dieu. Epoustouflant, oui.
Mis à part « La Chasse aux ombres molles », le plus dispensable des textes de ce volume, Le Haut-Lieu et autres espaces inhabitables s'impose sans surprise comme un recueil de haute tenue, révélant une facette de l'auteur qui devrait surprendre ceux qui ne connaissent de lui que ses grands récits de space opera ébouriffants et ses aventures futuristes « super-héroisées » à la FAUST. Pour les autres, la plupart, gageons-le, ils retiendront « La Régulation de Richard Mars », la relecture de quelques textes qu'ils appréciaient déjà compilés sous une fort belle couverture signée Daylon. Et attendront, enfin, le vrai retour de Serge Lehman.