Connexion

Actualités

Le Haut-lieu et autres espaces inhabitables

En mai 2006, Bifrost publiait son numéro 42, un volume anniversaire (dix ans de publication) de 384 pages qui, outre les festivités de rigueur, proposait un dossier Serge Lehman. Dans lequel nous nous félicitions du « retour » dudit Lehman après six années d'un silence quasi total. Nous prenions alors comme pierre angulaire de ce retour la sortie chez l'Atalante du recueil/compilation Le Livre des ombres fin 2005, et la novella au sommaire de notre numéro 42 (« Superscience », reprise dans le présent recueil). Que s'est-il donc passé, près de trois années après ce fameux « retour » ? À vrai dire pas grand-chose : trois nouvelles publiées (dont une short-short), quelques scénarios BD pour l'Atalante, une poignée d'articles, de préfaces (souvent brillantes)… et le présent recueil chez Denoël réunissant six textes, dont une novella inédite (quand même !). À quand remonte le dernier roman de Lehman ? Aucune étoile aussi lointaine : septembre 1998 (Flammarion « Millénaire » — critique in Bifrost n°11). « À une époque, certains s'inquiétaient de Serge Lehman et demandaient de ses nouvelles », remarque Xavier Mauméjean en ouverture de sa belle préface au présent recueil. On se permettra de continuer à s'inquiéter, à demander…

Un nouveau recueil de nouvelles, donc, le second en trois ans (alors que la bibliographie en fin d'ouvrage nous indique la parution prochaine, chez on ne sait qui, d'un autre recueil de vingt récits intitulé La Prospective est un art difficile), le troisième de Lehman. Bientôt, il pourrait y avoir davantage de recueils que de romans dans la bibliographie de notre homme. Qui s'en plaindra ? Pas nous. « L'acte fondateur est la décision de cartographier. » Lehman est un compilateur, un rassembleur. Un ordonnateur. Lehman revisite son œuvre. Texte à texte. Un travail tant sur la forme que sur le fond, pour une mise en perspective au sein d'une globalité esquissée dès ses premiers textes.

Un nouveau recueil, disions-nous, par celui qui demeure sans doute l'un des meilleurs nouvellistes du domaine (avec Jean-Claude Dunyach, les trop rares Jean-Jacques Nguyen et Jean-Jacques Girardot, Claude Ecken et peut-être aussi, aujourd'hui, Catherine Dufour). Six récits, dont un inédit. L'ensemble de ces textes appartient à la veine la plus cérébrale de Lehman, la plus intimiste, borgesienne, peut-être, mais un Borges mâtiné de Kafka. Ce qui ne signifie pas pour autant que l'auteur abandonne ici l'un des credo qu'il n'a jamais cessé de mettre en avant : le sense of wonder. « Il faut prendre des leçons d'abîme », citation de Jules Verne placée en exergue du présent recueil. Et c'est à quoi se livre ici Serge Lehman : une leçon d'abîme. Et il ne fait aucun doute que la plus belle de ces leçons nous est donnée avec l'inédit du volume, la novella « La Régulation de Richard Mars. » J'avais pourtant, il me faut l'avouer, certaines réserves sur ce texte — je l'avais lu sous forme manuscrite il y a plusieurs années et, à l'époque, jugé abscons et totalement incompréhensible. Mais Lehman revisite son œuvre, on l'a dit (ainsi « Le Haut-Lieu », court roman ici devenu novella tant il a été réduit après le « retravail » de l'auteur). Et il a depuis manifestement revu sa copie. « La Régulation de Richard Mars » est un texte rien moins qu'époustouflant, sans doute le meilleur des six proposés, récit vertigineux rédigé à la première personne par un narrateur prisonnier du corps d'un rat, un homme à l'amour déçu, trompé, métamorphosé (Kafka, on l'a dit) en dieu. Epoustouflant, oui.

Mis à part « La Chasse aux ombres molles », le plus dispensable des textes de ce volume, Le Haut-Lieu et autres espaces inhabitables s'impose sans surprise comme un recueil de haute tenue, révélant une facette de l'auteur qui devrait surprendre ceux qui ne connaissent de lui que ses grands récits de space opera ébouriffants et ses aventures futuristes « super-héroisées » à la FAUST. Pour les autres, la plupart, gageons-le, ils retiendront « La Régulation de Richard Mars », la relecture de quelques textes qu'ils appréciaient déjà compilés sous une fort belle couverture signée Daylon. Et attendront, enfin, le vrai retour de Serge Lehman.

La Guerre du Mein

Force est de constater que, lorsqu'un énième et monstrueux pavé de fantasy nous arrive à la rédaction, porté par un fonctionnaire des Postes éreinté et le dos douloureux, il y a comme un blanc assourdissant du côté des critiques de votre revue préférée (le critique bifrostien est un gros lâche intello qui préfèrera toujours se jeter sur un court bouquin signé J. G. Ballard plutôt que sur l'une des nombreuses briques brageloniennes estampillées fantasy…). Aussi, fasse à l'incurie de mes collaborateurs critiques, quand je me suis retrouvé en tête-à-tête avec La Guerre du Mein et son bon kilo de pages maquettées serrées, il me faut ici confesser que je n'étais pas à la fête…

Et pourtant…

Acacia, trilogie future car en cours de rédaction, née sous la plume de l'écrivain américain David Anthony Durham — totalement inconnu sous nos latitudes —, arrive en France porté par un buzz critique VO très élogieux. Auquel s'ajoutent des bruits de couloir qui prêtent à l'achat des droits en France un montant fort élevé. Ainsi qu'une promotion orchestrée par le Pré aux Clercs extrêmement agressive (une condition sine qua non pour qui souhaite aujourd'hui imposer un auteur de fantasy inconnu dans la noria des productions actuelles), avec de la PLV en veux-tu, en voilà, de la pub presse dans des supports aussi prestigieux que Libération ou Le Point, sans parler d'un prix de vente — 21 euros —, proprement hallucinant. En somme, du très lourd. Qui fleure bon la Big Commercial Fantasy…

Et pourtant…

En fantasy, il faut un monde qui fasse cadre. Ici, ce sera Acacia, île minuscule qui a donné son nom à l'immense empire qu'elle domine, empire aux mains d'un monarque absolu, Leodan Akaran. Leodan est un roi qu'on pourrait qualifier d'éclairé, de progressiste, un souverain idéaliste, idéal, même, s'il n'était si faible. C'est surtout un roi mort, en fait, comme nous l'apprend d'emblée la quatrième de couverture (assassinat qui interviendra autour de la 160e page, tout de même…). C'est là l'un des premiers aspects remarquables du bouquin qui, plutôt que nous montrer l'ascension d'un personnage et, à travers lui, l'exposition d'un monde, nous fait vivre, au cours de la première des trois vastes parties constitutives de La Guerre du Mein, la chute d'un empire constitué depuis plus de quatre siècles. Une chute brutale, d'une rapidité foudroyante, fomentée par le Mein du titre de ce premier tome, province du nord de l'empire peuplée d'hommes assoiffés de vengeances tout entier dédiés à la guerre et ses arts — ainsi l'auteur brise-t-il son monde d'emblée, ce qui n'est pas si courant et pose l'ambition narrative de D. A. Durham. Après la mort de Leodan, et conformément à ses volontés, ses quatre enfants (Aliver, Corinn, Dariel et Mena) quittent le palais impérial dans le plus grand secret afin de gagner les quatre coins de l'empire déchu et vivre des destinées fort éloignées de celles auxquelles ils étaient promis. C'est la seconde partie de cette Guerre du Mein, qui s'attachera à nous faire vivre, neuf années après la chute, le destin de ces enfants (devenus adultes) impériaux, tandis que le trône est définitivement tombé aux mains d'Hanish Mein et de ses épouvantables alliés. Le troisième et ultime volet de ce premier tome, évidemment, sera celui de la reconquête…

Si La Guerre du Mein ne révolutionne pas le genre, ce roman ne s'impose pas moins comme un divertissement poids lourd de premier ordre. D'abord parce que David Anthony Durham, à la différence de la plupart de ses petits camarades du domaine, ne joue jamais la carte du manichéisme. Acacia est un empire. Et comme tout empire, il est totalitaire et tire sa puissance des richesses de ses provinces conquises. Ainsi, le lecteur comprend-t-il très vite que ceux qu'on perçoit au début du livre comme l'ennemi, l'agent du chaos, les hommes du Mein, sont en fait poussés par une aspiration on ne peut plus légitime — l'esprit de liberté, le besoin d'équité justifie leur prétendue barbarie ; l'ennemi, le mauvais, n'est autre qu'un résistant. Dans le même genre d'idée, les quatre enfants impériaux, les vrais héros de ce premier tome, découvriront la vérité sur leur empire, le caractère inhumain de cette implacable machine de pouvoir — et son prix — mise en place par leurs ancêtres. Rien n'est simple chez Durham, pas plus le monde et sa manière de fonctionner que les personnages qui l'habitent. Les personnages, justement, qui sont le second point (très) fort du livre. L'auteur excelle dans leur caractérisation, leur confère une épaisseur, une justesse remarquable et jouissive. C'est en ça que La Guerre du Mein est un livre résolument adulte, cette absence de manichéisme, cette épaisseur, cette justesse tant dans le background que dans les acteurs « physiques » de l'histoire. Cette brutalité, aussi, brutalité toujours au service du romanesque, quitte à sacrifier un personnage majeur en deux lignes… Enfin, l'ultime point fort du livre réside dans la multiplicité des niveaux de lecture qu'il offre. Formidable roman d'aventure, on l'a dit. Mais aussi, de manière habile, critique implicite d'une certaine Amérique, celle de la famille Bush (on précisera au passage que Durham est Noir, un fait presque aussi peu courant en littératures de genre qu'à la Maison Blanche…). Difficile en effet de ne pas voir Acacia comme un décalque fantasmé de l'impérialisme US, géant aux pieds d'argile finalement aux mains d'une puissance financière intangible qui lui échappe totalement et se sert de lui plutôt que l'inverse — la Ligue, dans le roman, force marchande neutre devenue au fil des siècles si puissante qu'elle possède en son nom propre la marine de guerre impériale, force froide, calculatrice, capitaliste en somme, au service de ses seuls intérêts, une entreprise devenue plus puissante que l'état qui l'a vu naître…

Et votre serviteur de se retrouver, tout surpris, à ressortir de ce roman dans lequel il ne voulait pas rentrer, avec le sentiment d'avoir lu un fort bon livre, peut-être bien, même, quelque chose comme la meilleure fantasy de l'année. Comme quoi…

Le Glamour

Richard Grey a été soufflé par l'explosion d'une voiture durant un attentat à la bombe. Non lors d'une situation à risques qu'affectionne ce caméraman plusieurs fois primé pour l'audace de ses reportages, mais alors qu'il se rendait chez lui. Depuis, soigné dans un institut spécialisé, il réapprend l'usage de son corps, tente de recouvrer aussi bien sa mémoire physique que mentale, car Richard est devenu amnésique. Un matin, il reçoit la visite d'une jeune femme. Susan Kewley affirme être sa compagne, ou l'était plus ou moins, car leur relation se trouvait ternie par la présence de Niall, ancien amant de Sue. Toujours là sans véritablement l'être, il contrariait leurs rapports, sans que cela n'évoque rien à Richard. Jusqu'à ce qu'à l'occasion d'une séance d'hypnose conduite par le docteur Hurdis, les souvenirs affluent. Richard aurait bien rencontré Susan dans le train de Nancy en partance pour la Côte d'Azur, où ils auraient entamé leur relation. Partiels, partiaux, les fragments mémoriels se présentent en désordre, et non sans contradictions : Richard est persuadé à son retour chez lui qu'il manque une pièce dans son appartement. Susan affirme n'avoir jamais quitté la Grande-Bretagne. Cependant tous les souvenirs s'organisent autour d'une double constante : « La prétention répétée de Sue à l'invisibilité et sa relation obsessive, destructrice, à Niall. »

Dans ses Nouveaux essais sur l'entendement humain, le philosophe Leibniz distingue l'identité personnelle de l'identité réelle. La première, assurée par la mémoire, suffit à garantir que l'on est soi, permanence du sujet à travers les modifications. Mon corps change, le contenu psychique évolue avec l'âge, mais je ne doute pas d'être moi. Pourtant, comme l'affirme Leibniz, la mémoire est imparfaite, sujette à l'oubli. De plus, incapable de se souvenir de notre propre naissance, il faut s'en remettre à la mémoire d'autrui pour s'assurer d'être soi, autrement dit faire confiance à d'autres. À l'inverse, l'identité réelle est assurée par la perception qui est ininterrompue tout au long de notre existence, y compris durant le sommeil.

Cette évocation de Leibniz n'est en rien gratuite puisqu'elle contient les thèmes majeurs du roman de Christopher Priest, ainsi que l'affirme l'un des protagonistes : « Me crois-tu ? As-tu vraiment bonne mémoire ? Peux-tu te fier à ce dont tu te souviens, ou uniquement à ce qu'on te raconte ? » Reste donc la perception, mise à mal dans Le Glamour où il est question d'invisibilité. Mais comme souvent chez Priest, les énoncés se confirment ou se contredisent au fil de la narration. Ainsi par exemple des invisibles qui se nomment eux-mêmes « glams ». Pour glamour, de l'antique écossais « glammer », charme que lançait une sorcière à la demande d'un prétendant qui souhaitait ainsi soustraire sa fiancée aux yeux des hommes. Cette information nous est donnée par Sue qui la tient de Mrs Quayle, son initiatrice, femme d'âge mûr et spirite dont il nous est dit plusieurs fois qu'elle développe ses propres explications. Or, on retrouve exactement les mêmes termes de « nuages » et « vrilles » dans la bouche de n'importe quel invisible isolé. Car ceux qui possèdent le don forment davantage un agrégat qu'une communauté. Ils sont des marginaux, à l'espérance de vie réduite du fait de leur capacité.

Plus étonnant encore est la nature de Susan. De son propre aveu, elle était une enfant terne, aux notes moyennes en classe, non pas transparente mais difficile à remarquer. « Je rôdais juste sous la surface de la normalité. » À ce point normale qu'elle en devient anormale pour la norme, les gens ordinaires. Ce que confirme point par point la mère de la jeune femme lors d'une visite impromptue de Richard : « Dites-lui, s'il vous plaît. Dites-lui exactement ça : j'aimerais la voir. » Sue qui, s'adressant à Richard dont elle connaît l'amnésie, lui dit : « Je n'aime pas que tu me regardes, tu le sais parfaitement. » À nouveau, mémoire et perception.

Sans parler des souvenirs de Richard qui, d'après son médecin, pourraient relever de la paramnésie. Autrement dit d'une mémoire factice, dont les souvenirs seraient inventés. Deux éléments récurrents viennent rythmer le récit, que Priest éclaire à chaque fois d'un jour différent. Tout d'abord une carte postale où est écrit : « Dommage que tu ne sois pas là » et signée d'un X, dont l'envoyeur et le destinataire ne cessent de changer. Et puis la France, un pays de chromo où les gens se déplacent en vieille Citroën, dont les serveurs de restaurant portent cheveux gominés et fine moustache. Un dîner y coûte cher, trois mille anciens francs, trente francs français (p. 79) alors que plus loin dans le récit on paye un vin en euros (p. 241). Niall fume forcément des Gauloises, au paquet bleu timbré d'un Made in France destiné à l'export. Sachant que Priest connaît la France et qu'il a récrit son roman, tout cela sonne faux, et donc juste, ces éléments ayant pour but de déstabiliser le lecteur. Tout comme un pronom, un simple mot qui renverse le récit et nous invite à le relire aussitôt à l'aune de cette information. Ce tour d'escamotage réjouira ceux qui ont lu Le Prestige.

Enfin, il y a Richard. Du fait de ses horribles cicatrices, son corps est, littéralement, non visible. Doutant du talent de Sue, il est lui-même départi de son physique. La scène, p. 262, où une strip-teaseuse exhibe ses vergetures sous son objectif fonctionne comme admirable contrepoint. C'est d'ailleurs un cliché, que n'a pas pris Richard, qui lui révèlera le prétendu physique de Niall. Mince, cheveux châtains, somme toute banal, à la fois « maussade et arrogant », l'invisible est capturé sur pellicule puisque l'appareil photo ne ment pas. C'est d'ailleurs là tout le problème de Richard, observer sans regarder, capturer sans comprendre, œil assisté par la machine, comme une prothèse dont il avait l'usage avant d'être handicapé. « L'œil pur et la caméra nous donnent les objets tels qu'ils existent dans le temps. Non falsifiés par le Voir », affirmait Jim Morrison dans Seigneurs et nouvelles créatures. L'œil projette toujours ses angoisses, ses désirs, sans jamais percevoir l'innocence du réel. En nous demeurant à jamais invisible, le monde ne manque pas de glamour.

Le Jour des fous

Terre de Brume continue d'exhumer quelques ouvrages méritoires du patrimoine science-fictif. Il ne s'agit pas forcément de chefs-d'œuvre mais plus simplement de livres qui méritent leur réédition, d'être mis à la disposition de nouvelles générations de lecteurs. Rien de déshonorant jusqu'à présent, rien qui n'ait gagné à l'oubli. Du correct au plus haut niveau de l'excellence.

Le Jour des fous se situe relativement bas dans cette hiérarchie. C'est un bon roman, sans plus ni moins, mais il n'avait pas eu l'honneur d'une réédition depuis sa publication initiale en 1971, chez Marabout, voici plus de 35 ans…

Le Jour des fous est un roman catastrophe tel que la S-F anglaise se complait à en produire tant et plus. Un beau jour, le soleil se met à irradier de mortelles ondes qui poussent la plupart des gens au suicide. Tout le monde sauf les fous, les déséquilibrés et autres anormaux… La civilisation ne tarde point à s'effondrer et désormais le monde leur est livré. La prémisse est des plus alléchante, malheureusement, le roman ne tient pas toutes ses promesses et on est bien loin d'avoir un asile sur toute la Terre ni même sur toute l'Angleterre où l'action est circonscrite.

Il nous faudra supposer que les cas psychiatriques les plus lourds n'ont pas survécu à l'écroulement social. Pas d'entonnoir monté en couvre-chef tenant lieu de bicorne à Napoléon ni de brosse à dents tenue en laisse… Quand on se souvient que sous une trop ostentatoire normalité se dissimule bien plus souvent qu'à son tour un surmoi quasi exhaustif générant son lot de refoulements et sa part de névroses, on va sérieusement douter de l'insanité mentale des personnages qui croisent le chemin de Gréville. Pas mal de beaux salauds, certes, mais qui semblent plutôt bien adaptés à la situation. À la différence de personnages ballardiens à qui la catastrophe permettait une métamorphose, ceux de ce roman étaient en stand by, en instance, la catastrophe ne faisant que révéler leur nature. Autant pour la folie… On aurait pu espérer mieux et davantage sur ce plan-là…

Une récente et dithyrambique quatrième de couverture présentait le cycle de La Terre sauvage de Julia Verlanger (alias Gilles Thomas, chez Bragelonne — critique in Bifrost 52) comme préfigurant Mad Max. Pourquoi pas ? Mais Le Jour des fous a son mot à dire car c'est un des romans qui se rapprochent le plus de cette série — la catastrophe solaire faisant place à une guerre bactériologique et chimique — qui aurait pu en constituer une suite située en France. D'ailleurs, dans l'épilogue du Jour des fous, il n'y a quasiment plus de carburant. Tiens, tiens… Le Jour des fous datant de 1966, traduit en 1971, aurait très bien pu inspirer son cycle à Julia Verlanger et Mad Max à ses créateurs. Après tout, ce livre est à l'origine en anglais et compte son lot de pirates de la route. De plus, Gréville, tout comme Gérald et Max, est un solitaire se battant en fin de compte pour la bonne cause… Gréville a peut-être un peu plus d'épaisseur que ses successeurs tant au livre qu'à l'écran, mais il faut avant tout considérer Le Jour des fous comme un roman de S-F d'aventures et d'action. Dans ce domaine-là, précisément, il lui faut rendre quelques longueurs à Julia Verlanger. Si l'histoire d'un monde post-apo dans lequel un homme solitaire affronte diverses communautés aussi peu avenantes que possible, sauf exception, est un standard, c'est alors à la Française que revient la version définitive. Ce qui ne relègue pas pour autant Le Jour des fous dans la brume des livres voués à l'oubli.

Attention ! Mon exemplaire présentait un grave défaut de fabrication à compter de la page 194 et ce, jusqu'à la fin, défaut qui rendait la lecture impossible (j'ai dû la terminer sur l'ancienne édition). Certaines pages manquent, d'autres sont en double, dans le désordre ou non imprimées. J'ai eu en main un autre exemplaire correctement façonné. Il convient donc, avant d'acheter, de vérifier la conformité de l'exemplaire…

Gravité

Imaginez ! !

Voilà ce Stephen Baxter fait. Il nous donne à voir ce que jamais encore nous n'avions vu. Il ne renouvelle pas tant le genre qu'il ne le pousse à de nouvelles extrémités, qu'il ne le transcende, pour paraphraser l'un de ses titres les plus récents. Il est un continuateur. Principalement celui de feu Arthur C. Clarke, avec qui il avait collaboré, notamment pour Lumière des jours enfuis. Malheureusement, comme pour Clarke, la narration n'est pas son point fort et ses romans Titan et Poussière de lune souffrent d'une longueur qui confine à la langueur. L'intérêt suscité par les idées éblouissantes qu'il développe peine cependant à compenser un manque de rythme patent. Dans Titan, il pèche par une sorte d'excès de réalisme, faisant coïncider le rythme du récit à l'extrême lenteur de l'action. Eh oui ! Les trajectoires orbitales vers Saturne prennent beaucoup de temps…

Gravité, son premier roman, date de 1991. Il est bien plus court que les pavés qu'il produira par la suite, dont Evolution (Pocket) est l'un des meilleurs exemples. Vu ses piètres qualités de narrateur, c'est assurément un atout.

Maintenant, regardons la belle couverture signée Manchu qui représente « la Ceinture », un des lieux de l'action. Elle n'est pas sans rappeler celle de l'Anneau-Monde de Larry Niven. Et pour cause ! C'est un anneau-monde ! Un minuscule anneau-monde. Gravité se passe dans un univers où la constante gravitationnelle est des milliers de fois plus forte que dans le nôtre. Baxter pose, avec la plus grande simplicité, le fameux « Et si… », fondateur de l'essentiel de la S-F. Ensuite, il applique. En physicien, il connaît le rôle joué par la constante gravitationnelle dans l'apparence de notre univers. Bien entendu, tout un chacun expérimente en permanence l'effet de cette constante dans sa vie quotidienne, mais d'une manière si totalement empirique que c'était loin d'être une évidence. Baxter ne s'est pas tant posé la question de savoir à quoi ressemblerait le monde humain dans les conditions de son hypothèse que celle de savoir à quoi pourrait ressembler l'univers en question. Dans cet univers, les humains sont des pièces rapportées. D'absolus aliens, naufragés venus d'un autre univers — le nôtre — qui survivent tant bien que mal.

C'est la nature même de cet univers qui va dicter les péripéties du roman aux protagonistes humains. Ils vivent dans une nébuleuse où ils respirent sans appareil ni difficulté, se tiennent debout sur la Ceinture comme des hirondelles sur un fil électrique, exploitant une mine de fer sur une étoile éteinte de cinquante mètres de diamètre… Pour sûr, voilà un univers qui ne ressemble guère au nôtre.

Rees est mineur, mais il se pose des questions. Il a deviné que son monde change et meurt, il veut comprendre et si possible, agir. Il va connaître bien des vicissitudes qui le conduiront jusque chez les Osseux pour un passage qui nous rappellera Serge Brussolo au mieux de sa forme. Rees — et a fortiori, les autres personnages — n'est pas un modèle de profondeur. Par contre, ce roman est, de loin, le plus remuant qui ait été traduit à ce jour de l'auteur anglais. Bien qu'elle découle directement de l'univers créé par Baxter, l'action n'a rien d'étrange en soi. En la matière, l'auteur anglais ne fait guère montre d'originalité. L'intrigue, linéaire s'il en est, est à la portée du premier venu et, malgré son étrangeté radicale, l'univers proposé par Stephen Baxter est tout aussi accessible. Parce que Baxter maîtrise parfaitement les paramètres de l'univers qu'il a créé, les explications viennent au fil du texte, sans jamais en grever le rythme.

Dans ce premier tome du cycle des Xeelees, on n'en voit pas un seul, ni même n'en entendons parler, juste une ombre diaphane et fugitive ici et là, où nul ne songerait à les voir si l'on n'était pas prévenu.

Plus simple, plus rythmé, ce premier roman est une bonne pioche. Aux frontières indécises du space opera et de la hard science, Gravité aborde la thématique devenue rare de l'intrusion dans un autre univers. La S-F très populaire des débuts du Fleuve Noir « Anticipation » en faisait pourtant ses choux gras, mais des livres tel que Au-delà de l'infini (n° 8) de Jimmy Guieu, aux limites de la cohérence, n'avaient pas le moindre crédit scientifique. De loin s'en faut. C'est ce que Baxter apporte : la plausibilité, la crédibilité. Il est quasiment le premier à nous proposer un univers étranger qui tienne debout. Gravité est l'archétype du roman de S-F néoclassique. Ce premier roman est certes moins complexe et abouti que ceux qui suivront, mais il est aussi plus vif et dynamique, plus aventureux mais tout aussi passionnant.

Le Chevalier errant - L'épée lige

Après des années passées à produire en vain d'excellents romans et de brillantes nouvelles, le succès a fini par sourire à George R. R. Martin avec la saga du Trône de fer : une sombre épopée médiévale pleine de bruit et de fureur sur laquelle plane l'ombre des dragons.

Les deux textes non inédits composant cet ouvrage sont parus dans l'anthologie Légendes (2001) chez J'ai Lu pour l'un, et dans l'anthologie Légendes de la fantasy T.1 (2005) chez Pygmalion pour l'autre. Ces deux novellas ne constituent ni un prélude ni une préquelle au Trône de fer. Elles ne sont en rien liées aux événements ultérieurs. Certes, elles ont Westeros pour cadre et se déroulent plusieurs siècles avant la saga, mais rien de plus. Reste qu'elles ont évidemment vocation à faire connaître cet univers à de nouveaux lecteurs.

Westeros, ce sont les terres de l'Ouest, un pays ou un continent dont on a quelques peines à évaluer les dimensions, connu sous la dénomination des Sept Couronnes ; lesquelles ont été unifiées par des envahisseurs venus de Valyria chevauchant des dragons cracheurs de feu, les Targaryen. Depuis des milliers d'années, sans que l'on en connaisse la raison, Westeros reste figé dans un éternel XIIIe siècle, avant l'apparition de la bombarde… Westeros n'est nulle part sur Terre : c'est un autre monde mais les patronymes, pour beaucoup, fleurent bon le monde anglo-saxon — Stark, Lannister, Tyrell, etc — ou la francophonie dont les sonorités ont pénétré l'Angleterre à la suite de Guillaume — ainsi Accalmie, Villevieille, Vivesaigues, Motte la Forêt et autres. Cet univers apparaît donc comme une construction synthétique servant de théâtre aux péripéties de la saga. Rien ne vient nous donner à penser que le monde de Westeros appartiendrait à un univers spatial connexe à notre monde.

Il suffirait pourtant de remplacer les noms de lieux par d'autres, pris sur des cartes de France ou d'Angleterre, Péronne, Charleroi, Béthune, Reims, pour que l'on passât de l'univers de Martin à celui de Walter Scott, de la saga du Trône de fer à Quentin Durward ou Ivanhoé.

Tant « Le Chevalier errant » que « L'Epée lige » relève bien davantage du roman historique plutôt que de la fantasy, ces deux textes ne s'appuyant sur aucun élément merveilleux. Dans les deux cas, les règles de la chevalerie constituent les moteurs des intrigues bien qu'elles soient appliquées dans le contexte de Westeros. La pertinence historique des règles en question pourrait peut-être prêter à querelles de spécialistes mais, à Westeros, peu importe. Ce qui compte, c'est qu'elles permettent à l'auteur de nous offrir deux histoires prenantes sans trop malmener notre incrédulité. « L'Epée lige » se compare volontiers au « Service des dames », l'un des textes de Janua Vera, le beau recueil de Jean-Philippe Jaworski publié aux Moutons électriques.

Ces deux textes sauront faire patienter les fans de la saga auxquels on conseillera en passant de se pencher sur le recueil de Jaworski, qui le mérite largement et où ils devraient trouver leur bonheur. À près de 20 euros, non inédit, ce diptyque n'a rien d'une priorité. Il faut le prendre pour ce qu'il est : deux textes destinés à promouvoir la saga réutilisés sans vergogne pour faire patienter le lecteur avide de savoir ce que vont devenir Tyrion, Aria, Stannis et Cerseï, l'extraordinaire « méchante » dont Martin affine le portrait à mesure que l'âme de la reine s'abîme dans la noirceur (ceci dit en passant, vu la vitesse avec laquelle J'ai Lu réédite en poche les bouquins de Pygmalion, il n'est pas impossible que le présent recueil soit dispo à pas cher au moment où vous lisez ces lignes). En tout cas, pour un livre à vocation purement commerciale, il est bon et peut donner une idée de l'ambiance à qui hésiterait encore à se lancer dans les douze tomes déjà parus de l'édition française.

La Ville intemporelle ou Le Vampire de Barcelone

Barcelone, de nos jours. Marcos Solana, avocat expert en successions, fait dans le conseil patrimonial. C'est le confident de toutes les vieilles familles bourgeoises de la ville, qui tarifie quand il confesse. Il travaille avec une collaboratrice répondant au nom de Marta Vives, femme aussi sexy qu'érudite. Le roman s'ouvre alors qu'ils doivent régler une affaire délicate, puisque leur dernier client, un riche entrepreneur, a été littéralement vidé de son sang. Intrigués par cette mort suspecte, ils se lancent dans une enquête qui les ramènera très loin dans le passé, sur les traces d'un personnage insaisissable. Ce qui n'est d'abord qu'un visage et une silhouette sans âge, aperçu de loin en loin sur des photos jaunies, acquiert peu à peu une présence, une sorte de densité surnaturelle. En fouillant dans la géographie et l'histoire de la ville, la belle Marta va réveiller des forces endormies, se découvrir des ancêtres aux penchants pas très catholiques, et revivre l'affrontement qui pendant des siècles a opposé sa drôle de famille à une autre lignée catalane spécialisée dans la chasse au malin.

Barcelone, hier. Nous suivons le parcours d'un inquiétant narrateur surgi des bas-fonds de la ville médiévale. Né d'une femme mortelle, sa malédiction vient de ce qu'il ne peut pas mourir. La corruption et la maladie ne l'atteignent pas ; même l'Inquisition ne peut avoir sa peau. Dès lors il traverse les époques comme un songe, comme un fantôme dont l'identité fluctuante représente la meilleure garantie d'immortalité. Son histoire épouse celle de la cité, témoigne de l'existence de ceux — tyrans, génies ou anonymes — qui l'ont peuplée de leurs ambitions, illusions ou folies. Les guerres et les révolutions passent, des hommes sont sacrifiés, la ville grandit, se transforme en un gigantesque animal de béton et d'acier où les deux protagonistes, fatalement, vont être amenés à se rejoindre.

XIXe siècle/XXIe siècle, même combat : depuis les Carmilla et autres Dracula, le succès des récits de vampire ne s'est jamais démenti. À défaut d'être follement original, Francisco Ledesma tente une approche décalée, qui donne à cet ouvrage une tonalité particulière. Le vampirisme qu'il décrit n'est pas un vampirisme de plaisir, mais de contrainte, ou de survie. Il présente la condition inhumaine comme un fardeau. Le damné qu'il a choisi comme narrateur a même un profil presque sympathique, bien loin du monstre sanguinaire des forêts Transylvaniennes. Asexué comme les anges, aux traits physiques peu marqués et aux pulsions raisonnables, voilà un type qu'on ne redouterait pas de croiser le soir, dans une venelle obscure (quoique). Chez Ledesma, point de scènes sado-maso d'un érotisme torride, avec crucifix, miroirs et collier d'ail, non plus que de débordements d'hémoglobine. On trouve bien ça et là quelques colifichets propres à susciter une ambiance gothique (une croix médiévale, une pierre noire, un collier aux anneaux en forme de six, des gravures et des portraits qui disparaissent), mais cette mise en scène, ainsi que l'intrigue d'ailleurs - — usée jusqu'à la corde et mollassonne —, ne sont que des prétextes à un discours sur l'ambiguïté du bien et du mal, doublés d'une fascinante incursion au cœur de la capitale catalane, que l'auteur, à l'instar du Londres d'un Michael Moorcock dans Mother London, place en véritable héroïne du roman. S'il emprunte au fantastique et au genre criminel, l'ouvrage de Ledesma est donc par-dessus tout l'épopée d'une ville littéralement hantée par les milliers de morts et de rêves que la marche de l'Histoire a piétinés. On peut juger tout cela trop gentil, trop lent, trop bavard et parfois sentencieux. Mais malgré ces quelques petites réserves, voilà une belle curiosité à découvrir.

Sacrifice du guerrier - 2

Dans le Bifrost n°52, j'avais fait un compte-rendu plutôt laudateur du premier volet de ce diptyque à l'antique. La suite n'est pas du même tonneau.

Petit rappel du casting : le beau Jarl, chef d'un peuple inspiré de la Horde d'Or, veut contrecarrer les desseins d'un Empire qui lorgne sur les terres ancestrales. En particulier, il veut la peau d'un certain dignitaire, qui a buté son papa et mis bobonne sous les verrous. Le beau gosse est accompagné par le sévèrement burné Roi Solitaire et la farouche Reine Vierge, amazone carrossée chez les concepteurs de Baldur's Gate.

Nos héros vont galoper jusqu'à une forteresse réputée imprenable, où bobonne est recluse. Et soudain c'est le drame… (sur lequel nous jetterons un voile pudique). Jarl bascule du côté obscur de la Force, rassemble tous les clans de la Horde et décide d'attaquer l'Empire, ou plus modestement, de mettre le siège sur un de ses avant-postes.

Du bourrin, du bourrin ! réclame le peuple en mal de défouloir. Du bourrin, il y en aura, jusqu'à épuisement. De sièges en sièges, d'assauts à grande échelle en face-à-face épiques et solitaires, l'errance de la Horde s'achève en un paroxysme de violence, dans une bataille que Martel voulait sans doute digne des Thermopyles, mais dont l'effet est assez mal rendu. Qu'une bataille soit confuse pour ses propres acteurs et pour ses observateurs, soit. Cependant, la confusion ici n'est pas le fait du réel que l'auteur cherche à recomposer, mais d'une véritable débâcle littéraire due à une technique défaillante. L'auteur malmène ses protagonistes avec un plaisir sadique, mais l'héroïsme qu'il dépeint devient factice à force de deus ex machina trop nombreux et à contretemps. Problème de rythme, de mise en scène, que complique un découpage parfois discutable. Pourquoi nous raconter en détail, parallèlement à la trame principale, l'historiette de la Reine Vierge alors qu'on n'en peut plus d'attendre la résolution des pistes narratives que l'auteur a ouvertes ? Lecteur, je t'entends déjà pousser des cris d'orfraie : et le suspense ? ! Le suspense est un vilain mot quand on n'en fait pas bon usage.

La postface est la dernière incongruité à la mode. Avertissement aux contempteurs de quêtes : le scénario est une démarque d'AD&D et RuneQuest. À part ça, on apprend que l'histoire est relatée par un Narrateur soi-disant contemporain des faits, ce qu'on a le plus grand mal à croire : le style, posé, évocateur, reste malgré tout assez distancié, quoi qu'en pense Martel (on est loin du ton à la manière des griots employé dans le Trône d'ébène de Thomas Day, ou des accents bardiques du Royaume blessé de Laurent Kloetzer). Celui-ci se livre en outre à sa propre exégèse, ce qui peut paraître un tantinet présomptueux.

Haché, mal structuré, bourré de scènes d'actions mal calibrées, le deuxième volet des aventures de Jarl Dayntsh Amia laisse en bouche un goût d'incomplétude, même si les dernières pages, poétiques en diable, démontrent que l'auteur possède une belle imagination. Ce qui fait d'autant plus regretter, et amèrement, le bâclage qui précède.

Kane 2/3

Il y a un peu plus d'un an, les éditions Denoël publiaient le premier volume de l'intégrale de Kane. Nous vous avions alors dit beaucoup de bien de ces aventures d'heroic fantasy, hantées par la présence du personnage-titre, guerrier solitaire sans attache et dépourvu de la moindre once de moralité (cf. critique in Bifrost n°48). Sous les dehors du plus pur divertissement — avec tranchages de têtes, hurlements et épanchements d'hémoglobine —, l'intérêt du livre tenait en effet dans l'énigme proposée par cet étrange salopard, son passé inhumain, l'ambiguïté de son caractère et de ses actions, aux antipodes de la figure classique du gentil héros.

Le second volume comporte un roman, un poème, six nouvelles : autant de récits empreints de noirceur et de cruauté, autant d'occasions pour l'auteur d'affiner le portrait de son psychopathe moyenâgeux. Que peut-on faire quand on est un bourrin pervers armé d'une grosse hache, sinon collectionner les membres de ses ennemis, rêver de guerre, ou la faire ? La troisième solution est sans doute la plus juste. Si elle se fiche de l'amitié entre les peuples, au moins favorise-t-elle une sorte de dynamique entre les corps — surtout lorsqu'elle est contée sous des formes qui justifient avec une joie malsaine tous les débordements.

La couverture est trompeuse : Kane est certes une brute épaisse, mais pas que cela — ou plus que cela. « C'est le mal fait homme ! Ne t'approche pas de lui ! », nous prévient-on dès la première ligne du roman Le Château d'outrenuit. La dynamique est ici lovecraftienne. L'écrivain imagine qu'après quelques revers de fortune, Kane, se trouvant plus ou moins désœuvré, est recruté pour servir de général mercenaire puis de porte-malheur dans la guerre qui s'annonce dans l'archipel de Thovnosie : la vie recommence quand toutes celles d'avant ont échoué ; le parfum des batailles à venir l'aide à se renouveler.

L'affaire a été manigancée par Efrel, la sorcière, pour se venger de Nétisten Maril, empereur de Thovnos (et ancien époux), qui a labouré son corps et son passé. Après une énième conspiration, affreusement suppliciée et laissée pour morte, Efrel, devenue hideuse et démente, a passé un terrible pacte avec des puissances antédiluviennes pour renverser Maril. Bien entendu, Kane s'en donne à cœur joie : il fait d'Efrel sa maîtresse (à moins que ce ne soit le contraire), commande sa flotte mais ne la sert qu'en apparence, déterminé à satisfaire ses ambitions personnelles. Au menu : rythme effréné, situations et personnages hauts en couleur, complots perfides, batailles navales et bastons à gogo, saupoudrées de quelques scènes d'horreur tentaculaires. C'est dans ce contexte qu'on redécouvre tout un pan du passé de Kane, et que l'antihéros malheureux va traîner sa mélancolie. Un soir d'ivresse, il se livre à ses compagnons d'infortune : « Y a-t-il un homme qui contrôle vraiment son destin ? Sait-il jamais vraiment pourquoi il fait ce qu'il fait ? Nous jouons dans les drames où les dieux nous placent, nous suivons le tissu de nos destins — et qu'importe les raisons que nous inventons pour expliquer nos vies et nos actes ? » Ce passage, en contrechamp de sa nature pourtant très volontaire, suffit à révéler les failles qui existent derrière chaque montagne d'orgueil, la lassitude qui traîne derrière chaque existence défaite. Délivré de Dieu et immortel, le plus libre des hommes est en réalité le moins libre. À force d'échecs, ou de victoires qui sont autant de pertes, le mythe finit aussi par se fatiguer.

Pure coïncidence, dans les nouvelles qui composent la seconde partie de cet ouvrage, Kane n'est pas forcément au premier plan. Il peut se faire très discret pendant plusieurs pages. Pourtant, cette absence en révèle parfois plus long sur sa personne dans la mesure où des facettes inattendues se trouvent dévoilées par le biais d'autres protagonistes. Wagner a l'intelligence, en suivant d'autres pistes narratives, de s'éloigner de son personnage principal pour en révéler finalement toute la cohérence. En outre, cela donne du souffle et une dimension supplémentaire à ses intrigues.

Dans « Lame de fond », Kane n'apparaît qu'en filigrane : il voue à une belle femme un amour possessif ; elle tente de lui échapper par tous les moyens. Peu importe que la chute soit attendue : le récit est un modèle de construction.

« Deux soleils au couchant » met en scène Kane et le géant Dwassllir, lancés sur la piste d'un antique trésor. Action minimum, mais belle atmosphère. La veillée au coin du feu des deux immortels, palabrant sur le destin des êtres et du monde, est un morceau d'anthologie.

« La Muse obscure » démontre que Kane est aussi capable d'amitié et de générosité. Il est le mécène du poète Opyros. Pour l'entendre déclamer son chef-d'œuvre, il va devoir se dépêtrer d'une créature née de la nuit et des songes, au bout d'un long cauchemar lovecraftien.

« Le Dernier chant de Valdèse » est un texte à tiroirs. Six voyageurs sont réunis par le hasard dans une auberge. Chacun raconte une histoire ; à la fin, on comprend que toutes les histoires n'en font qu'une et qu'il n'y a pas de hasard. Ce qui pourrait n'être qu'un exercice de style devient, en quelques vignettes, un règlement de compte machiavélique qui sonne juste. Superbe.

« Miséricorde » emprunte au canevas de l'arroseur arrosé. Kane est engagé par une femme pour faire la peau du clan des Vareïsheï, quatre frères et sœurs de mauvaise compagnie ; la commanditaire ignore toutefois qu'un contrat a aussi été passé sur sa tête… La construction du récit ménage quelques scènes efficaces ainsi qu'une chute astucieuse, bien qu'un peu artificielle.

La dernière nouvelle, « Lynortis », est aussi la plus forte. L'errance de Kane le ramène sur le théâtre d'une ancienne bataille, paroxysme d'un conflit qui a détruit deux nations. La forteresse de Lynortis a été le témoin de ce massacre. Bien des années après résonnent encore, entre les murs effondrés, des échos de la guerre. Il y aurait des survivants, mutilés. Il y aurait des choses qui rôdent dans l'ombre. Il y aurait une salle remplie d'or dans les ruines. Diverses factions la recherchent. Elles ne trouveront que mort et désolation, au cours d'un nouvel affrontement macabre et dantesque, où Kane mettra un terme à ce qui avait été commencé.

Le cycle de Kane n'est certes pas un chef-d'œuvre d'originalité. On est en terrain connu, plutôt dans le versant qui défoule : mais plus qu'un bon divertissement bourré d'action, de scènes épiques et de complots obscurs, Kane est un exutoire littéraire et même un exultoire. L'imaginaire, pour obtenir ses meilleurs effets, ne doit sortir vêtu qu'avec la plus extrême précision. Wagner s'en souvient : comme Robinson inventait son île déserte, il peuple son monde sans rien oublier. Les lieux sont visités avec une précision maniaque, il décrit des personnages plus ou moins touchants ou monstrueux, en les laissant parler ; l'auteur semble avoir écouté longtemps ceux qu'il pastiche, ou réinvente. Au milieu d'eux Kane l'errant possède la neutralité idéale : il est la figure d'une force obscure de la nature (qui est peut-être le mal), un fantôme, l'ombre de l'ange de la mort. En lisant ce second opus, on se rend compte à quel point est fluctuante sa personnalité, à quel point cette incertitude le rend fascinant et désirable. « Le destin est ce que les hommes veulent en faire », dit un des protagonistes. Faux : celui de Kane paraît de plus en plus lui échapper. La malédiction des origines le rattrape toujours, l'emporte toujours sur la volonté de puissance. À quoi peut bien servir son immortalité s'il doit rester seul, craint et incompris, sans connaître la paix ? « Tout ce qu'il cherche à posséder lui est dérobé par les ans. Ses empires crouleront, ses chants seront oubliés, ses amours tomberont en poussière. Ne restera avec lui que le vide de l'éternité. »

Kane est une figure de perdant magnifique. Voilà pourquoi on l'aime : parce que son inclination au désastre nous ressemble, parce qu'il foire tout, sauf les émotions qu'il donne. Notre imagination le sauve et nous sauve, à travers lui, de réussites nettement plus médiocres.

Vivent les bourrins mélancoliques et malchanceux.

Lune et l'autre

À la fois proche et lointaine, la Lune féconde l'imaginaire de l'humanité. Cadre de rêveries philosophiques et siège d'expérimentations utopiques, quand elle n'est pas l'une et l'autre à la fois, son aura fascine également les écrivains de science-fiction depuis au moins H. G. Wells. Lune et l'autre, le recueil de John Kessel, nous projette donc sur la Lune dont on apprend que la surface a été peuplée par une multitude de colonies humaines. Combien ? Difficile de répondre à cette question puisque l'auteur l'élude afin de se focaliser sur une communauté en particulier : la Société des Cousins. Imaginez donc une utopie fondée dans le but de combattre le pouvoir phallocrate des hommes. Une collectivité matriarcale vaguement anarchiste où l'amour est libre et où les femmes sont vraiment considérées comme l'égal des hommes. Une société idéale au regard de ses fondateurs féministes. Vous aurez ainsi une image sommaire de la Société des Cousins. Toutefois, cette égalité a un prix. Elle passe par la culpabilisation des hommes, qui sont sommés de reconnaître leur nature fondamentalement violente et oppressive. Elle passe aussi par leur infantilisation. Chez les Cousins, seules les femmes, plus précisément les matrones, gouvernent. Restent aux mâles le statut d'hommes objets et une vie d'oisiveté entretenue, s'ils ont l'heur de plaire et de satisfaire le désir sexuel d'une ou de plusieurs femmes.

En dépit des apparences, il faut se faire une raison : Lune et l'autre peine à convaincre. L'utopie ambiguë de John Kessel fait bien pâle figure aux côtés de ses illustres prédécesseurs. Pourtant, le propos était engageant. En mêlant l'intime à une réflexion de nature plus sociétale, le recueil s'aventure dans le champ de la fiction spéculative et expose, sans effet tapageur, l'absurdité des prisons mentales dans lesquelles s'enferme l'humanité, tous sexes confondus. Néanmoins, les choix narratifs de l'auteur, les situations un tantinet bancales, l'aspect très « daté », pour ne pas dire caricatural (encore qu'il soit assez amusant de lire des préjugés féministes sous la plume d'un homme) des relations hommes/femmes, ne fonctionnent pas ou provoquent l'agacement. Dans le détail, ce n'est hélas guère mieux. Rien ne vient rehausser l'impression générale qui prévaut une fois le livre refermé. Le sommaire du recueil est inégal et, même avec la meilleure volonté du monde, on ne peut s'empêcher de considérer que trois des textes proposés rabâchent les sempiternels clichés lus mille fois ailleurs.

On commence doucement avec un court texte, « Le Genévrier ». Nous pénétrons le monde clos des Cousins par l'entremise d'un couple de migrants, un père et sa fille. Au choc qu'ils ont vécu en découvrant les schémas moraux différents, s'ajoute un conflit de nature beaucoup plus intime. Celui d'un père jaloux qui s'inquiète de voir sa fille courtisée par un prétendant dont il se méfie. L'incipit de l'histoire saisit l'attention mais l'intérêt retombe rapidement, tant la narration est pesante et l'interaction entre les personnages maladroite. Le texte suivant, « Histoires pour hommes », s'annonce comme la pièce principale du recueil (James Tiptree Award en 2002, quand même). John Kessel y relate la rébellion adolescente un brin piteuse d'Erno, jeune fils à maman, que l'injustice de la condition masculine révolte. Sa fougue juvénile le pousse inexorablement à épouser la cause d'un personnage trouble et troublant qui se surnomme Tyler Durden (toute allusion à Fight Club de Chuck Palahniuk n'est pas fortuite). Erno se retrouve ainsi entraîné dans un complot qui aboutira à son bannissement. Et tout cela pourquoi ? Pour se rendre compte que le pouvoir est un leurre et que s'il n'est pas un homme, au sens mythique du terme, il était pourtant bien à sa place dans la Société des Cousins. « Histoires pour hommes » est sans conteste le texte qui se détache du recueil. John Kessel parvient ici à donner suffisamment de substance à la Société des Cousins et à la rébellion d'Erno. Toutefois, la tonalité « old school » de la narration manque singulièrement de punch et on se surprend à plusieurs reprises à compter les pages qui restent. « Sous l'arbre à goûter » est, quant à lui, le texte le plus cruel et le plus court du recueil. Sans doute est-il aussi le plus anecdotique. On y découvre de quelle façon le caprice d'une jeune adolescente aboutit à la condamnation d'un homme plus âgé qu'elle. Narration sans surprise, dénouement convenu, cette nouvelle est aussi vite lue qu'oubliée. Reste « Sous le soleil et le rocher », qui achèverait le recueil sur une touche presque honorable s'il ne ressassait pas un sujet déjà-vu. En fait, ce texte est surtout la suite de « Histoires pour hommes ». On y retrouve Erno en fâcheuse posture dans la colonie de Mayer, véritable paradis de l'individualisme et du libéralisme le plus débridé. Un éden dans lequel il vaut mieux être riche et où les habitants insolvables finissent congelés en attendant d'être rachetés.

Style plan-plan, thématiques peu novatrices, traitement sans éclat, ambiance rétro et mollassonne ; le bilan n'est guère brillant et l'on hésite entre la déception et un bâillement poli, à condition d'être bien… luné. On a connu John Kessel plus inspiré, et Folio « SF » aussi, d'ailleurs, notamment en matière d'inédit.

Ça vient de paraître

Les Armées de ceux que j'aime

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 116
PayPlug