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Les Ruines de Paris en 4908

Alfred Franklin n'est pas un familier de ces colonnes. Il y a même fort à parier que peu d'habitués du genre ont simplement entendu parler de lui. Né en 1831, ce distingué érudit, bibliothécaire et historien, fût conservateur de la bibliothèque Mazarine et passa discrètement à la postérité avec deux ouvrages historiques d'une portée assez confidentielle : Paris et les parisiens au XVIe siècle et La Vie privée des Parisiens au temps des premiers capétiens. On lui doit aussi un Dictionnaire des arts, métiers et professions qui porte son nom. Collectionneur et bibliophile, cet excentrique tranquille nourrissait par ailleurs une passion dévorante pour la typographie, au point de s'être fait installer une imprimerie au sous-sol de son pavillon de Viroflay. Il s'amusait à y mettre sous presse des fantaisies de son cru, qu'il tirait à quelques dizaines d'exemplaires pour les offrir à une poignée d'amis choisis. On lui connaît ainsi un Mœurs et coutumes des Parisiens en 1882, dont il ne reste rien, mais dont on sait que la première page portait la mention suivante : « Imprimé par Charles Agnostet, éditeur, 23 rue de Plasmats, Paris, 3382. » Si Les Ruines de Paris en 4908 nous est parvenu, c'est qu'il connut un destin éditorial plus erratique. Plusieurs fois réédité, c'est aujourd'hui au tour de l'Arbre Vengeur de l'ajouter à son insolite catalogue.

Il s'agit du récit épistolaire d'une expédition scientifique sur les ruines de Paris, ordonnée par l'Empereur en cette fin d'année 4908. Cette aristocratie très « Second Empire » s'est installée, semble-t-il depuis plusieurs siècles, à Nouméa, alors que la France a depuis longtemps été victime d'un cataclysme dont on ne saura rien. Arrivé sur les rives de l'ancienne métropole, l'Amiral Quésitor et son équipage découvrent une population d'autochtones débonnaires et accueillants, dont la propension à renverser ses gouvernements n'a d'équivalent que la passion que tous ont à dégoiser sur la politique de leur pays. Très vite, les sympathiques sauvages emmènent les Impériaux aux portes de ce qu'il reste de Paris, où les premières découvertes qu'ils vont faire justifieront l'envoi d'un corps expéditionnaire plus imposant qui aura pour mission de sortir des ruines des trésors qui seront expédiés à Nouméa.

À la lecture des Ruines de Paris en 4908, on pense forcément à L'An 2440, rêve s'il en fût jamais de Louis-Sébastien Mercier. Mais là où ce dernier est fastidieux, le petit livre de Franklin est, lui, savoureux, et distille quelques vacheries érudites bien senties. Ecrit en 1875, quatre ans après la liquidation de la Commune et à la fin d'un siècle de révolutions et de coups d'états, le vieux bibliothécaire se moque de la versatilité de ses concitoyens. Les autochtones qu'il dépeint nous restent familiers dans leurs défauts. Aimables papoteurs et ragotiers râleurs, ce petit peuple s'en tire finalement mieux que les puissants de l'époque, que Franklin raille avec une causticité qui sonne comme un écho bourgeois de la verve libertaire de Zo d'Axa.

Mais s'il n'épargne ni les empereurs (les Poléons), ni les rois, c'est toutefois à sa propre chapelle qu'il réserve ses attaques les plus féroces. L'aréopage de scientifiques qu'il rassemble au chevet de la ville lumière s'illustre par son incompétence et sa prétention. On imagine facilement les interminables arguties des pompeux que le respectable bibliothécaire a dû subir tout au long de sa carrière, et dont il se venge ici. Ainsi en profite-t-il pour adresser quelques piques à ses contemporains. On appréciera, par exemple, la (re)découverte de l'Académie Française, que Franklin fait disparaître des cartes pour favoriser la méprise de ses distingués confrères du futur qui y verront les ruines du muséum d'Histoire Naturelle. Ironique destin pour cette auguste Coupole, sensée abriter les Immortels. Vanitas vanitatum, sic transit gloria mundi

Toutefois, derrière l'absurde des conclusions que les scientifiques impériaux tirent de leurs découvertes, Franklin pose la question plus profonde de la relativité des sources et met en garde quant à l'inébranlable certitude historique. Il fait ici montre d'une modernité dans l'approche de sa science tout à fait inhabituelle pour son époque, car il faudra attendre l'Ecole des Annales et la nouvelle histoire de Febvre, Braudel et Bloch — dans les années 1930 — pour qu'une approche scientifique de l'Histoire se répande dans les milieux universitaires.

Tout en s'inscrivant dans une tradition presque voltairienne, et derrière une apparente légèreté, c'est bel et bien l'œuvre d'un érudit que réédite ici l'Arbre Vengeur, augmentée pour l'occasion des illustrations un brin trop naïves d'Amandine Urruty. Si celles-ci n'ajoutent rien au propos, il nous reste ce texte insolite et caustique que goûteront certainement avec plus de gourmandise les familiers de Paris. Les autres devront se faire à cette idée des ruines de la Capitale que ne domine pas de sa hauteur la Tour Eiffel, construite quatorze ans après la parution du présent opuscule. Un détail qui suffit seul à dater cette petite fantaisie, mais pas au point de lui faire perdre sa saveur. Une gourmandise oubliée, qui amusera le palais des amateurs de l'histoire du genre.

L’œil du Purgatoire

Homme discret s'il en fut, ce polytechnicien, ingénieur de son état et vieux garçon, a distillé, dans une réclusion obstinée, une œuvre rare hélas tombée dans un relatif oubli duquel quelques acharnés tentent de l'arracher depuis peu. Ainsi Serge Lehman, en 2006, qui choisit d'inclure l'un de ses romans — Les Signaux du soleil — dans son anthologie monstre Chasseurs de chimères (cf. critique d'Ugo Bellagamba dans le Bifrost n°45). Ainsi Laurent Genefort, qui annonce Joyeuses apocalypses pour le premier trimestre 2009, omnibus à paraître dans sa belle collection « Trésors de la SF », chez Bragelonne, qui réunira trois romans (La Guerre des mouches dans sa version de 1938, L'Homme élastique et La Guerre Mondiale numéro trois, ce dernier titre étant inédit !) et six nouvelles (dont cinq inédites). Ainsi aujourd'hui les éditions de l'Arbre Vengeur, avec cet indispensable Œil du purgatoire, augmenté de la préface que Bernard Eschasseriaux avait signée pour la réédition de 1972 chez « Ailleurs & Demain ». Le vrai plus produit étant, incontestablement, les illustrations d'Olivier Bramanti, qui a parfaitement su saisir la noirceur atrabilaire de Spitz. Petit tour de force, d'ailleurs, que d'ajouter à la perfection ombrageuse de ce chef-d'œuvre.

C'est volontiers en noir et blanc (après tout, cet Œil… fut écrit en 1945) et, pourquoi pas, sous les traits de Pierre Fresnay, qu'on se représenterait Jean Poldonski. Peintre évidemment maudit, il porte sur ses semblables un regard empreint d'un mépris rageur. Fermement convaincu que son génie le prive, tout autant qu'il le préserve, de la fréquentation du vulgaire, il vit presque reclus, attendant que l'évidence de son immortel talent s'impose d'elle-même au monde. Finalement, plus poseur qu'artiste, il laisse son ressentiment nourrir sa misanthropie. Clairement bipolaire, il passe de courtes phases d'euphorie à de sombres périodes de dépression.

C'est par hasard qu'il va faire la connaissance de Christian Dagerlöff. Le vieil homme, qu'il prend d'abord pour une sorte de professeur Nimbus, s'avère en fait n'être qu'un garçon de laboratoire à l'Institut Pasteur, qu'un deuil a définitivement fait divorcer de la réalité. Ce dernier prétend avoir percé le secret du voyage dans le temps. Pas par le biais d'une machinerie quelconque, non, mais plus étrangement via un parabacille cultivé sur la moelle du lièvre de Sibérie. La théorie de Dagerlöff est simple : selon lui, toutes les créatures ne vivent pas dans le même temps. Ainsi, l'oiseau qui s'envole alors que le chasseur épaule a-t-il la capacité d'anticiper sur le temps dudit chasseur, et donc de s'enfuir. Le vieil illuminé prétend être parvenu à isoler sur le lièvre de Sibérie un parabacille qui, injecté à un homme, lui permettrait d'accélérer dans le temps à mesure que le germe se développerait et prolifèrerait dans son organisme.

Les incroyables révélations de Dagerlöff ne parviennent toutefois pas à distraire Poldonski de la seule chose qui l'intéresse vraiment : lui. Arrivé à la conclusion que ce monde vulgaire et insensible au Beau n'est plus pour lui, il choisit d'en finir. Son suicide programmé, il s'en ouvre au vieux laborantin au cours d'un des dialogues de sourds qui lient bizarrement les deux hommes, l'un et l'autre enfermés dans leurs obsessions respectives. Dagerlöff décide de tester son invention sur le peintre. Comme il ne peut trouver prétexte à une injection, il va se contenter de la lui appliquer sur les yeux avec un mouchoir imbibé de sa solution. Commence alors pour Poldonski un étrange voyage. Puisque si ses yeux voient bien le futur, son corps, lui, reste ancré dans le présent.

Et étrange est bien le mot qui décrit le mieux ce court roman. On y retrouve la plume précise de Spitz, celle de La Guerre des mouches, probablement son livre le plus connu. On savait qu'il portait sur l'Homme un regard sans illusions (cf. « Les Anticipateurs », rubrique de Fred Jaccaud in Bifrost n°52 et 53), mais la première partie de L'Œil du purgatoire nous révèle une misanthropie qui ne peut se résumer à une simple licence artistique. Il met une telle méticulosité dans la détestation de son prochain — qu'il semble mépriser avec la précision maniaque d'un entomologiste fou —, qu'on pense à un Cioran qui aurait délaissé, pour une fois, l'aphorisme. Spitz a le même sens de la formule, de l'image. De la provocation aussi. Oppressant tout autant qu'admirable, ce long préambule à l'histoire n'est qu'une diatribe brillamment haineuse et cynique qui pourra, j'imagine, sortir du texte les plus optimistes (ou les moins lucides, c'est selon) des lecteurs.

Puis, comme une épiphanie, l'administration par Dagerlöff du parabacille semble éclairer le monde d'une lumière neuve. « Il m'arrive une aventure extraordinaire : je m'éveille guéri ! », écrit Poldonski en ouverture du troisième chapitre. Au passage, on notera comment Spitz se dégage de cette extrême misanthropie, l'assimilant à une maladie. Le procédé pourrait être facile, si l'on n'en venait bien vite à trouver éminemment suspecte l'euphorie nouvelle de son héros. Se baladant ainsi entre les antipodes de la sociabilité, Spitz éveille notre méfiance, et cette félicité retrouvée sera, au final, toute aussi malsaine que l'acrimonie quinteuse qui avait présidée aux prémices du récit. D'autant plus qu'elle va très vite se heurter aux effets du parabacille de Dagerlöff.

Dès lors, à la noirceur aigre des premiers chapitres succède un surréalisme qu'on pourrait facilement qualifier de merveilleux s'il ne s'attachait pas expressément au morbide, à la déliquescence de toutes choses. C'est évidemment l'effet premier du sérum, qui va révéler à Poldonski le pourrissement, le délabrement des lieux, mais aussi celui des corps, puis enfin la mort et la finitude ultime de tout ce qui l'entoure. Et même si, très habilement, Spitz ne manque jamais de rappeler que tout cela n'est qu'une sinistre illusion neurochimique, comme Poldonski nous ne parvenons plus à faire la part des choses, et avec lui, nous nous acheminons vers l'inéluctable mais sublime apothéose de ce court roman. Molle apocalypse privée, où le temps n'est plus rien. Où rien n'est plus rien.

L'Œil du purgatoire dérange, bouscule. Jacques Spitz y démontre toute sa singularité et le génie de son écriture. Paradoxe, au fond, que de s'offrir avec une telle application à la lecture de ceux qu'on estime si peu. C'est le cri poussé dans le désert par tous les grands misanthropes, modulé ici avec une telle perfection qu'il porte l'exécration au rang d'art majeur. Que l'Arbre Vengeur décide de sauver cette perle noire est une chance à ne rater sous aucun prétexte. Livre rare et rigoureusement indispensable, rendu plus indispensable encore par le formidable travail d'Olivier Bramanti, qui œuvre ici au cœur même des ténèbres, brossant l'encre dans la masse pour lui arracher dans la douleur l'image qu'elle renfermait. Immanquable1.

Notes :
1. On précisera pour les curieux que ce roman de Jacques Spitz a récemment été adapté en BD par Jean-Michel Ponzio aux éditions Carabas, en deux tomes sous le titre Dernier Exil. [NDRC]

Elyseum

Sur Devanta, Blaine Donne, un ex-membre des services spéciaux tentant d'assurer l'ordre à travers la Galaxie humaine, désormais enquêteur privé le jour et devenant la nuit l'Ombre, défenseur de la veuve et de l'orphelin, se voit confier dans le même temps trois missions très différentes mais qui toutes renvoient à la même affaire. La première demande d'établir le lien entre l'entreprise Eloi, société de jeux et de divertissements dirigée par deux frères plutôt mafieux, Judeon Maraniss, un physicien sur la touche, et Elyseum, un nom qui ne dit rien à personne. Par ailleurs, Donne doit réaliser une enquête de moralité sur le Dr Dyorr, médecin en vue de l'Institut Multitechnique spécialisé dans la plasticité de la conscience, dont la liaison avec la future héritière d'une grande fortune n'est peut-être pas désintéressée. Enfin, on lui demande de retrouver une certaine Maureen Gonne, ex Stella Strong, afin qu'elle puisse hériter d'une fortune. Et puis, comme si ça ne suffisait pas, il accepte d'aider, de façon plus ou moins bénévole, Lemmy, un inventeur inspiré mais désargenté qui s'échine à prouver qu'Eloi Entreprise lui a piraté un brevet touchant à la physique quantique. Et à nouveau, il est question d'Elyseum… Dès le début, des accidents trop rapprochés et surtout trop extraordinaires pour ne pas être des attentats lui permettent de comprendre qu'une ou plusieurs de ses enquêtes gênent du monde… et le rendent suspect auprès des autorités. À Thurene, la capitale de Devanta, les Civitas Sores ne rigolent pas avec le respect des lois.

Heureusement, Krij, la sœur de Blaine, redoutable femme d'affaires, en tant qu'auditrice pour des sociétés et de riches particuliers, est suffisamment au courant de la vie de la cité pour l'aider dans son enquête, notamment par l'entremise d'une de ses assistantes, Siendra, afin de débrouiller cet écheveau qui dépasse largement le cadre planétaire et semble mettre en péril l'univers entier. Il est d'ailleurs conseillé de ne pas lire le résumé au dos du livre, qui donne la solution avant l'heure, au risque de gâcher son plaisir de lecture en voyant quels artifices l'auteur met en œuvre pour retarder la révélation, multipliant les personnages et les intrigues secondaires dans le but d'étoffer une trame somme toute banale, détours qui lui permettent cependant de camper sa société huppée et son élite raffinée.

Par bien des aspects, la Galaxie humaine a des allures de Far West interstellaire, Blaine rappelle Philip Marlowe et les personnages de cette enquête policière qui fleure bon les années 40, des figures à la Vance ou Hamilton. Bref, il s'agit là d'un space opera à l'ancienne réactualisé avec une technologie contemporaine, de l'informatique omniprésente au biologique en passant par des applications issues de la mécanique quantique. Plutôt que de gommer ces poncifs, Modesitt les exhibe et en joue en accumulant les allusions littéraires, Hypérion devenant par exemple un livret d'opéra, et le narrateur, dissimulé derrière des statues dans un parc, remarquant qu'il n'était pas tout à fait minuit dans le « jardin du Bien et du Mal »… L'ensemble se lit sans déplaisir, l'intrigue se déroulant de façon alerte et vivante, mais on ne peut s'empêcher de penser que le roman manquerait singulièrement d'originalité si ces clins d'œil très référencés ne lui sauvaient pas la mise en plaçant d'emblée le roman au rang des distractions à lire au second degré. Quoiqu'il en soit, voici un bien curieux choix éditorial pour la très vénérable collection « Ailleurs & demain », collection qui, rappelons-le, s'apprête à célébrer ses quarante ans.

La Dame des MacEnnen

Lors de la révolte de Lucifer contre Dieu, des anges eurent le tort de choisir la neutralité et furent châtiés en étant exilés sur Terre sous forme d'esprits attachés à des terres, des eaux, des arbres et des forêts. C'est ainsi qu'Enneline devient, en Ecosse, la Dame du Lac, et la forêt de Dolham son domaine. Témoin des batailles épiques qui opposèrent les hommes dans les temps reculés, elle s'attache au clan MacEnnen, annonçant la mort de ses chefs par un chant qui vante leurs exploits…

Au XVe siècle, la Guerre des Deux-Roses oppose la maison des York, symbolisée par une rose blanche, à la maison des Lancastre, dont la rose est rouge. Lié à cette dernière, le clan MacEnnen subit de lourdes pertes à la bataille de Bannockburn, et serait pratiquement décimé, suite aux erreurs tactiques de la bataille de Towton, si Ingram MacEnnen, successeur d'Ewan, n'avait fait montre d'un courage et d'une ténacité extraordinaires. Déjà sensible à son charme, Enneline, qui n'a pas su se décider lors de la guerre céleste, est encore plus séduite par le fait que le chef du clan ait maintenu son choix jusqu'au bout, malgré les conséquences sur l'ensemble de la communauté. Elle tombe amoureuse de ce héros de légende qu'elle est bien décidée à aider et se révèle à lui. Voici l'histoire d'un ange et d'un humain, si tant est qu'ils peuvent s'aimer.

Dans ce court récit, Armand Cabasson se montre si concis que son récit ressemble davantage à un synopsis détaillé qu'à un roman, les chapitres, très courts, narrant sans fioritures les débuts de la civilisation en Ecosse, le clan MacEnnen et l'instauration progressive des rites en hommage à la Dame du Lac. À la lecture de ce séduisant et très documenté récit, on aurait aimé davantage de chair autour des personnages et des intrigues, des détails plus fouillés, des dialogues plus étoffés. On se sent d'autant plus frustré que les scènes de bataille paraissent si épiques qu'on aimerait les découvrir sous forme de fresques. Progressivement, cependant, l'histoire s'installe, les thèmes du récit, autour de l'engagement et du choix, de la liberté et de l'enfermement, s'agrègent et prennent leur envol. L'histoire n'est que le prétexte d'une réflexion que Cabasson mène à son terme avec une simplicité lumineuse qui fait tout le charme de ce court roman. À découvrir.

La Bibliothèque Nomédienne

Qui n'a jamais rêvé, devant une carte du monde ou un globe terrestre, face à l'immense étendue d'eau entre l'Asie et l'Amérique du Sud, suffisamment vaste pour contenir un territoire grand comme l'Australie, et au vide d'autant plus suspect que même les chapelets d'îles polynésiennes s'interrompent à cet endroit ? La logique et le bon sens voudraient que se trouve ici un continent. Et c'est précisément à la « reconstitution » de celui-ci que se sont attelés Alfred Boudry et les Gaillards d'avant, à savoir Poppy Burton, Graham Chadwick, Alain Guyard, Grégoire Hervier, Edwin Hill et Marc Vassart, qui imaginent, dans un avenir proche, qu'un crash informatique planétaire ayant duré deux ans a effacé la totalité des informations stockées sur le réseau, de sorte que celles relatives à la Nomédie ont disparu. Recensant les traces écrites encore disponibles, les chercheurs de la Nomédie ont réussi à exhumer vingt-quatre documents et une annexe qui évoquent ce continent non pas oublié, mais égaré.

La plupart consistent en des témoignages longtemps ignorés, souvent indirects, parfois altérés ou tronqués, qui circonscrivent le sujet plutôt que de l'aborder de plain-pied. Qu'y trouve-t-on ? Des articles, comme celui, fondateur, analysant des passages du journal de La Pérouse et d'autres navigateurs d'antan, des récits d'aventuriers partis à sa recherche ou des témoignages de seconde main racontant l'étrange folie de voyageurs cherchant à y retourner. Des nouvelles et même un court roman, Le Nombril du monde, racontent des expéditions effectuées à diverses époques, ou l'étrange entretien qu'a Dumont d'Urville dans un train, avec un mystérieux personnage qui lui rappelle dans quelles épiques circonstances il ramena la Victoire de Samothrace et… ce qu'il advint des bras ! Le récit de la rencontre d'un neurologue avec une artiste autiste, Vrilya Hrönir, dont les compositions modernes ne sont pas sans danger pour l'esprit, ressortit davantage à la science-fiction, alors que la nouvelle montrant des spécialistes de diverses disciplines invités à une soirée dans un manoir pour parler d'un sujet dont ils ignorent tout, par son atmosphère pesante, est plus proche des ambiances fantastiques. Ici, on glose sur la maladie du nomédiaque, paranoïa qui pousse les chercheurs obsédés par la quête de la Nomédie à inventer une réalité différente, là on analyse les subtilités des langues nomédiennes et la philosophie qui les sous-tend, ailleurs ce sont la crypto-ethnologie, autour du Rêve de Bachelard et de la cosmogonie des aborigènes d'Australie, et le principe d'incertitude qui sont invoqués pour donner, couche après couche, toujours plus de réalité à ce continent.

Il ne convient pas de donner ici une image trop précise de la Nomédie telle qu'elle se révèle au lecteur. Tout au plus peut-on affirmer que ce continent a tendance à apparaître et disparaître au gré des époques, selon des mécanismes qui permettent de glisser dans un écrit un schéma emprunté à l'astrophysicien Jean-Pierrre Luminet. Le contour de ses côtes risque également de réserver quelques surprises. Ses habitants, aux mœurs parfois difficilement compréhensibles, mais qui rappellent à bien des égards ceux des Polynésiens, auraient également des pouvoirs proches de la téléportation, de la télépathie ou du contrôle mental sur autrui. S'ils tiennent à vivre à l'écart du reste du monde, trop matérialiste, ils auraient pourtant eu des contacts avec les grands esprits de chaque époque, et il ne faut pas chercher plus loin l'origine de quelque chef-d'œuvre de l'art…

Ce qui flatte surtout l'esprit, c'est l'impressionnante érudition et les incessantes références qui donnent à l'ensemble la patine de la réalité. L'ombre du Borgès de « Tlon üüqbar Orbis Tertius » plane sur cet imposant ouvrage ; une citation de l'auteur de Fictions ouvre d'ailleurs cette anthologie. L'ensemble des textes se lit comme une passionnante enquête qu'on déchiffre patiemment, à mi-chemin entre le polar et le récit d'exploration et de voyage, mais tous les autres parfums de la littérature sont également présents. Bien entendu, cette aventure en tous points exceptionnelle ne sera jamais un best-seller, car s'adressant avant tout aux esprits cultivés et brassant un grand nombre de domaines et de disciplines. Ceux qui s'attendent à lire l'exploration d'un continent perdu identique à celui de Conan Doyle passeront à côté d'un chef-d'œuvre, même si quelques nouvelles proches de leurs attentes les satisferont malgré tout.

Une telle entreprise n'aurait pas été possible sans un courageux capitaine, Alfred Boudry, auteur de quinze textes, et un fidèle lieutenant, Marc Vassart, qui en signe quatre, d'ailleurs aisément identifiables par les thèmes qu'il traite et les lieux de l'intrigue, qui rappellent ses autres romans. Mais le capitaine tient à préciser dans une postface qu'il ne maintient aucun cap mais cherche un ailleurs, un là-bas où rêver en paix, « un lieu où nul ne détiendra la vérité et où la seule richesse sera l'imagination ». Cette générosité n'est pas que de convenance puisque tout le monde peut y participer, en se rendant sur , où se trouvent des inédits et où il est possible, en suivant les très simples règles de base, d'apporter sa contribution pour un éventuel deuxième tome. On ne saurait rêver plus belle expédition littéraire que celle où le lecteur peut embarquer.

Fiction T8

Numéro quasiment sans nouvelle francophone, ce huitième Fiction des Moutons Électriques repose donc sur des traductions, ce qui il faut bien le reconnaître n'a jamais été le fort de cette anthologie périodique qui ne rémunère pas ses traducteurs et fait donc appel aux apprentis-traducteurs et aux bonnes volontés.

Pour ce qui est des nouvelles qui occupent la majeure partie du sommaire, il y a comme de juste à boire et à manger. Les textes courts sont pour la plupart anecdotiques. Parmi les longs, on notera tout particulièrement : « Cordes » de Kathleen Ann Goonan, une histoire chargée d'émotion qui tourne autour de la pelote de ficelle d'un cerf-volant et d'un couple élevant une petite-fille très malade ; « Le Whiskey nocturne » de Jeffrey Ford, étonnante plongée dans un trou paumé d'Amérique où les gens s'enivrent avec un alcool qui les fait décoller (au sens propre) ; « Le Tétraèdre » de Vandana Singh dans lequel apparaît un étrange objet à New Dehli, objet sans doute extraterrestre qui va faire dévier la vie jusque là toute tracée de la jeune Maya ; « Urdumheim » de Michael Swanwick où se mélangent la mythologie sumérienne et l'ancien testament et qui se rattache à son roman The Dragons of Babel.

Les très bonnes nouvelles ce n'est vraiment pas ça qui manquent dans ce numéro de Fiction et si j'ai oublié de citer les textes de Paolo Bacigalupi et Elizabeth Hand c'est parce que je les ai avais déjà lus en anglais et que je ne suis pas arrivé au bout de leur traduction française (maladroite, manquant d'assurance, douteuse, pour le Bacigalupi ; plate, percluse de fautes de français pour la Hand, où l'on trouve aussi des mots barrés, sans doute un suivi de corrections déficient). Ce n'est pas tout « d'acheter » des bons textes — « Dernier été à mars Hill » d'Elizabeth Hand est un petit chef d'œuvre —, il faut aussi les proposer au public dans de bonnes conditions. Et là, on en est loin. Tout comme Galaxies NS, Fiction (deux fois plus gros, mais ne paraissant que tous les six mois) a terriblement besoin d'un bon correcteur, voire d'une équipe de correcteurs chevronnés (sans parler des traducteurs !).

Ce Fiction contient aussi de nombreux dessins (Béatrice Tillier, Hans Georg Rauch, J.-J. Granville, J. Allen T. John) et plusieurs articles… Si « Féerie en exil » d'André-François Ruaud donne vraiment envie de lire The Dragons of Babel de Michael Swanwick, les articles de Serge-André Matthieu et Raphaël Colson ne présentent guère d'intérêt, voire aucun : le premier enfile les lectures d'un semestre comme d'autres des perles ; le second, pontifiant et bâti sur des sables mouvants, se penche sur le succès commercial de La Route de Cormac McCarthy (faire treize pages sur un auteur qu'on ne connaît pas bien et mettre en place une réflexion sur le marché de la science-fiction d'aujourd'hui en oubliant totalement la crise de créativité que traverse le genre depuis quinze ans environ, fallait oser !).

En conclusion, si les fautes d'orthographe et de grammaire vous gênent, si les erreurs de mise en page vous horripilent, si les traductions douteuses vos essorent la tripaille, passez votre chemin ; si par contre vous ne faites guère attention à toutes ces petites choses sans importance, vous trouverez forcément votre bonheur dans ce huitième Fiction, à la couverture fort élégante.

Ça vient de paraître

Les Armées de ceux que j'aime

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 116
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