Les Ruines de Paris en 4908
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Alfred Franklin n'est pas un familier de ces colonnes. Il y a même fort à parier que peu d'habitués du genre ont simplement entendu parler de lui. Né en 1831, ce distingué érudit, bibliothécaire et historien, fût conservateur de la bibliothèque Mazarine et passa discrètement à la postérité avec deux ouvrages historiques d'une portée assez confidentielle : Paris et les parisiens au XVIe siècle et La Vie privée des Parisiens au temps des premiers capétiens. On lui doit aussi un Dictionnaire des arts, métiers et professions qui porte son nom. Collectionneur et bibliophile, cet excentrique tranquille nourrissait par ailleurs une passion dévorante pour la typographie, au point de s'être fait installer une imprimerie au sous-sol de son pavillon de Viroflay. Il s'amusait à y mettre sous presse des fantaisies de son cru, qu'il tirait à quelques dizaines d'exemplaires pour les offrir à une poignée d'amis choisis. On lui connaît ainsi un Mœurs et coutumes des Parisiens en 1882, dont il ne reste rien, mais dont on sait que la première page portait la mention suivante : « Imprimé par Charles Agnostet, éditeur, 23 rue de Plasmats, Paris, 3382. » Si Les Ruines de Paris en 4908 nous est parvenu, c'est qu'il connut un destin éditorial plus erratique. Plusieurs fois réédité, c'est aujourd'hui au tour de l'Arbre Vengeur de l'ajouter à son insolite catalogue.
Il s'agit du récit épistolaire d'une expédition scientifique sur les ruines de Paris, ordonnée par l'Empereur en cette fin d'année 4908. Cette aristocratie très « Second Empire » s'est installée, semble-t-il depuis plusieurs siècles, à Nouméa, alors que la France a depuis longtemps été victime d'un cataclysme dont on ne saura rien. Arrivé sur les rives de l'ancienne métropole, l'Amiral Quésitor et son équipage découvrent une population d'autochtones débonnaires et accueillants, dont la propension à renverser ses gouvernements n'a d'équivalent que la passion que tous ont à dégoiser sur la politique de leur pays. Très vite, les sympathiques sauvages emmènent les Impériaux aux portes de ce qu'il reste de Paris, où les premières découvertes qu'ils vont faire justifieront l'envoi d'un corps expéditionnaire plus imposant qui aura pour mission de sortir des ruines des trésors qui seront expédiés à Nouméa.
À la lecture des Ruines de Paris en 4908, on pense forcément à L'An 2440, rêve s'il en fût jamais de Louis-Sébastien Mercier. Mais là où ce dernier est fastidieux, le petit livre de Franklin est, lui, savoureux, et distille quelques vacheries érudites bien senties. Ecrit en 1875, quatre ans après la liquidation de la Commune et à la fin d'un siècle de révolutions et de coups d'états, le vieux bibliothécaire se moque de la versatilité de ses concitoyens. Les autochtones qu'il dépeint nous restent familiers dans leurs défauts. Aimables papoteurs et ragotiers râleurs, ce petit peuple s'en tire finalement mieux que les puissants de l'époque, que Franklin raille avec une causticité qui sonne comme un écho bourgeois de la verve libertaire de Zo d'Axa.
Mais s'il n'épargne ni les empereurs (les Poléons), ni les rois, c'est toutefois à sa propre chapelle qu'il réserve ses attaques les plus féroces. L'aréopage de scientifiques qu'il rassemble au chevet de la ville lumière s'illustre par son incompétence et sa prétention. On imagine facilement les interminables arguties des pompeux que le respectable bibliothécaire a dû subir tout au long de sa carrière, et dont il se venge ici. Ainsi en profite-t-il pour adresser quelques piques à ses contemporains. On appréciera, par exemple, la (re)découverte de l'Académie Française, que Franklin fait disparaître des cartes pour favoriser la méprise de ses distingués confrères du futur qui y verront les ruines du muséum d'Histoire Naturelle. Ironique destin pour cette auguste Coupole, sensée abriter les Immortels. Vanitas vanitatum, sic transit gloria mundi…
Toutefois, derrière l'absurde des conclusions que les scientifiques impériaux tirent de leurs découvertes, Franklin pose la question plus profonde de la relativité des sources et met en garde quant à l'inébranlable certitude historique. Il fait ici montre d'une modernité dans l'approche de sa science tout à fait inhabituelle pour son époque, car il faudra attendre l'Ecole des Annales et la nouvelle histoire de Febvre, Braudel et Bloch — dans les années 1930 — pour qu'une approche scientifique de l'Histoire se répande dans les milieux universitaires.
Tout en s'inscrivant dans une tradition presque voltairienne, et derrière une apparente légèreté, c'est bel et bien l'œuvre d'un érudit que réédite ici l'Arbre Vengeur, augmentée pour l'occasion des illustrations un brin trop naïves d'Amandine Urruty. Si celles-ci n'ajoutent rien au propos, il nous reste ce texte insolite et caustique que goûteront certainement avec plus de gourmandise les familiers de Paris. Les autres devront se faire à cette idée des ruines de la Capitale que ne domine pas de sa hauteur la Tour Eiffel, construite quatorze ans après la parution du présent opuscule. Un détail qui suffit seul à dater cette petite fantaisie, mais pas au point de lui faire perdre sa saveur. Une gourmandise oubliée, qui amusera le palais des amateurs de l'histoire du genre.