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Chronique de droit martien

Notre collaborateur Raphaël Costa s’attache à le prouver depuis plusieurs numéros de votre revue préférée, science-fiction et droit n’ont rien d’antinomique. Après tout, nous vivons dans une société régie par le droit, et il est donc normal que la SF s’y intéresse. Notre genre de prédilection en Bifrosty fonctionne, on le sait, volontiers comme un miroir volontiers déformant. Pour mieux se voir dans ledit miroir, prendre un peu de distance est souvent utile. Disons celle qui nous sépare de la planète Mars. Sous-titré « Journal de voyage de Philibert Ledoux sur la Planète rouge », Chronique de droit martien adopte une forme double : entre les entrées du journal du (fictif) juriste et voyageur interplanétaire Philibert Ledoux s’intercale son essai sur le droit en vigueur là-bas et ses comparaisons avec le droit humain – ou plus spécifiquement le Code civil français. Le voyage dudit Philibert se déroule en 1977, dans un monde qui n’est pas tout à fait le nôtre : Mars y est habitée par des autochtones humanoïdes (et, pour une raison inconnue de tous, des kangourous), découverts quelques années auparavant. Ce voyage sera l’occasion pour le professeur de droit – et pour le lecteur – de traverser cette planète qui fit rêver tant de monde, de découvrir la civilisation martienne, et d’en apprendre un peu plus au passage sur le droit. L’auteur y aborde le droit de l’espace, questionne la notion d’humanité et la pertinence de son application aux martiens, et détaille de nombreuses particularités d’iceux – du fait que les maisons sont propriétaires de leurs occupants aux spécificités de l’élevage de soucoupes volantes.

Las, si le programme est alléchant en soi, cette Chronique… peine à passionner. Plusieurs défauts plombent malheureusement le roman : celui-ci pèche du point de vue romanesque, qui fleure bon la SF à papa, voire grand-papa, et s’achève là où les choses deviennent plus palpitantes. L’humour constant finit par agacer, et la civilisation martienne fait moins rêver – autant relire Burroughs, Bradbury et Brackett. Reste l’expérience de xénopensée, ou plutôt de xénodroit, plus réussie mais parfois lassante sur la longueur. Au bout du compte, l’ouvrage parlera peut-être davantage aux amateurs de droit curieux de SF qu’aux amateurs de SF curieux de droit. Dommage.

La Forêt pourpre

Cap sur le grand nord avec ce deuxième recueil d’Algernon Blackwood aux éditions de l’Arbre Vengeur, après L’Homme que les arbres aimaient en 2011 (cf. critique in Bifrost n° 64), un grand format cette fois-ci. La Forêt pourpre (une affaire d’arbres, donc, mais sont-ils vengeurs ?) propose en effet une unité de lieu évidente, quand bien même ce lieu s’étend-il sur des centaines de kilomètres carrés : la forêt canadienne, où poussent épicéas et tsugas, et qui laisse parfois la place, sur des hectares, à de majestueux et calmes lacs parsemés d’îles. La forêt est certes un lieu, mais aussi un être vivant, le premier des protagonistes de ce recueil très cohérent, tandis que le vent souffle dans les branches, les faisant bouger comme autant de membres inquiétants. Car c’est aussi le propre de ces bois : ils isolent, tant vous êtes loin de toute présence humaine – hormis les quelques membres de votre expédition, bien sûr – et, en cas de phénomènes troublants semblables à ceux qu’expérimentent les personnages des cinq nouvelles recueillies ici, ils vous poussent, aussi doucement que sûrement, à bout, vous laissant faire une partie du chemin vers l’épouvante avant que celle-ci ne se déclenche réellement. Blackwood excelle dans la montée progressive vers l’angoisse, installant une ambiance apaisée propre à la tranquillité des lieux, avant d’ajouter un petit détail qui détonne dans le décor, une fêlure qui va bientôt s’étendre, consciemment ou non, dans l’esprit des chasseurs et aventuriers qui parcourent les lieux. La forêt sape les acquis d’hommes civilisés et urbanisés, renvoyant certains à leur nature animale, et prédisposant les autres à accepter – voire favoriser – le surnaturel. Et lorsque le fantastique surgit, il se révèle classique : fantômes (« L’Île hantée », « La Clairière du loup ») ou croyances indiennes (« Le Wendigo », sans doute le texte le plus connu de l’auteur, « La Vallée des Bêtes sauvages »), voire noirceur humaine (« Le Lac du Corps-Mort »). Décor, personnage à part entière, mais révélateur aussi : telle est la forêt selon Blackwood.

L’Arbre Vengeur a demandé à Greg Vezon, l’auteur de la couverture, de prolonger celle-ci par quelques illustrations envoûtantes, au trait blanc sur fond noir, qui retranscrivent le sentiment d’oppression ; on notera enfin qu’il s’agit là du premier livre traduit par Romane Baleynaud, jeune traductrice qui s’en tire avec les honneurs. On espère maintenant que l’éditeur attendra un peu moins de onze ans pour nous proposer un nouveau recueil signé Blackwood…

L'Héritage de Molly Southbourne

Royaume-Uni, fin du XXe siècle. Le bloc soviétique est tombé, la Russie est en pleine confusion, l’Ouest ne sait trop comment se positionner dans cette reconfiguration politique dictée par le chaos. Toutefois, comme le dit Tade Thompson, « les gouvernements vont et viennent, mais les agences de renseignements perdurent ». Dans un ultime baroud d’honneur, sans véritable cause sinon d’accomplir une tâche, Gove, pour les services britanniques, et Vitali Ignatiy Nikitovich, au sein d’un programme nébuleux, vont engager, respectivement, Mykhaila Southbourne et Tamara Koleosho, afin de fermer définitivement le dossier Molly. C’est compter sans ses répliques, doubles ou sœurs, dans tous les cas ses héritières.

Il est rare, toutes littératures confondues, de découvrir un ouvrage qui se pose comme achèvement d’un cycle. D’ordinaire, la fin apparaît au terme du dernier volume, mais ne fait pas l’objet d’un récit entier. C’est pourtant le cas ici, Tade Thompson parvenant une fois encore à nous surprendre, de nouveau sans utiliser les effets déployés dans les précédents volets, Les Meurtres de Molly Southbourne (Prix Julia Verlanger 2019 et Grand Prix de l’Imaginaire 2020) et La Survie de Molly Southbourne. Au-delà des communautés plus ou moins viables des mollys et des tamaras, l’auteur ouvre l’intrigue à la totalité de la condition humaine, un monde privé de repères, en quête de stabilité. Les combats époustouflants qui animaient l’histoire auparavant n’ont plus lieu d’être, Tamara échoue d’ailleurs d’entrée au Tournoi contre les Cent Hommes, signe pour Thompson que l’enjeu est ailleurs.

C’est bien la quête de la normalité qui anime l’ensemble des protagonistes, l’attrait du banal lorsque celui-ci vous est refusé. On pense à John le Carré et L’Espion qui venait du froid, quand les agents sont fatigués et aspirent au repos. Précisément ce qu’offre Tade Thompson à son héroïne, mais aussi à sa mère dans un arc éblouissant, Mykhaila « Myke » Southbourne, origine et fin de tout.

L’Héritage de Molly Southbourne clôt donc l’histoire. Une clôture, comme on le dit de ce qui contient un périmètre, l’espace fictionnel d’un grand auteur qu’il est le seul à pouvoir arpenter. Y reviendra-t-il ? Libre à lui d’en décider ou non, Tade Thompson a fait de l’Imaginaire son territoire de jeux.

Valentina

Mertvecgorod, nouveau départ. Après Images de la fin du monde (cf. Bifrost 99) et Feminicid (cf. Bifrost 105) formant les « Chroniques de Mertvecgorod », Christophe Siébert nous traîne à nouveau dans l’atmosphère viciée de sa métropole uchronique post-soviétique. Après nous avoir éclairé sur les affres des pouvoirs dans les deux ouvrages pré-cités, il entame avec ce Valentina un nouveau cycle qui lorgnera plus volontiers du côté du « petit bout de la lorgnette, [du] point de vue de la rue, de ceux qui subissent les choses au lieu d’en être maîtres », et qui porte le doux nom de « Un demi-siècle de merde » — reprenant ainsi un titre déjà éprouvé par l’auteur dans le fanzinat.

Le demi-siècle en question sera le XXIe, Valentina se déroulant sur quinze jours en janvier 2000. On y suit une troupe de cinq adolescents vivant dans le quartier de « Mertvec-Bereg », à la frontière de la Zona, au sud du rajon 5 – le lectorat des précédents ouvrages appréciera. Le quintet est présenté au début de volume à l’aide de courtes fiches biographiques précédées d’illustration de la plasticienne et tatoueuse Clo Porte – qui existe vraiment. On reste dans le ton.

Car pour qui ne le saurait pas déjà, chez Siébert ça tache pas mal, ça gifle, ça gicle, ça violente. Entre défonce, rapine et musique à s’en péter les tympans, la troupe vivote, grandit, survit dans les bas-fonds de la métropole. Voici le Skins ou le Euphoria de la jeunesse de Mertvecgorod. Une fois bien posé le cadre, un nouveau personnage entre en scène : Valentina. Sa trajectoire va bouleverser celle de Klara, la protagoniste du livre.

Le format est plus classique formellement parlant, puisqu’il s’agit d’un roman à la progression donc plus linéaire que les travaux précédents. Parfois, entre deux chapitres, surgissent des interludes nerveuses, fragmentées, sortes de saillies poétiques violentes et hallucinées… jusqu’à ce que leur sens ne laisse plus de place au doute. Les chapitres sont gorgés de chansons, répertoriées en fin d’ouvrage, et la musique occupe une place centrale.

Roman initiatique à la sauce Siébert, Valentina désarçonne un peu mais c’est un nouveau cycle qui s’ouvre. On peut le lire indépendamment, mais on ratera alors quelques références. C’est presque doux (!), comparé à la fureur des « Chroniques… », mais la lecture n’en reste pas moins éprouvante. Mertvecgorod demeure un cauchemar, une horreur dont on craint de reconnaître certains contours.

Jusque dans la Terre

Premier roman de l’autrice et critique d’art irlandaise Sue Rainsford, Jusque dans la Terre faisait partie de la rentrée littéraire 2022 des Forges de Vulcain. Serait-ce une énième histoire de sorcière recluse aux marges ? Assurément pas.

Ada et son père vivent à l’écart du monde, à une époque non précisément définie, mais qu’on imagine dans une rurale première moitié de XXe siècle. On les craint autant qu’on les nécessite. On les évite autant qu’on les sollicite. Car Ada et son père guérissent les maladies. À leur manière aussi douce que brutale, si besoin avec le concours de la Terre. C’est d’ailleurs de là que vient Ada – dont le prénom et la provenance rappellent qu’adam signifie aussi « terre » en hébreu.

Le Père, qui n’est jamais autrement nommé, ne quitte jamais la maison, dit-on. Et il aimerait bien que sa fille en fasse autant. Qu’elle se concentre sur leur mission. Malgré son grand âge, elle a toujours l’apparence d’une jeune femme, son corps n’étant pas soumis à la même réglementation biologique que nous autres. Ainsi donc, un jour, se présentent des problématiques nouvelles pour le binôme, liées à ce qui pourrait sembler attendu d’une personne de sa génération.

Cet étrange duo, qui s’installait sans dépareiller dans le village des Saisons de Maurice Pons, dévoile ses talents autant que ses liens au fil des pages et des interventions auprès de leurs visiteurs. Les chapitres sont entrecoupés, façon documentaire, de témoignages de leurs patients, reflétant bien les divers dégradés de crainte ou de malaise inspirés par Ada et son père, et faisant en creux avancer l’histoire.

Une histoire, justement, un univers, que n’aurait pas reniés Claude Seignolle. Mais ici la gouaille du fameux folkloriste est remplacée par la plume épurée et mystérieuse, sautant dans le temps comme dans un jeu, de Sue Rainsford, qui signe une entrée remarquable sur la scène de nos genres. Du body horror qui tache tendrement, cadre de cette improbable relation fille-père.

Une lecture douce comme un sourire sincère, les mains plongées dans nos entrailles. Pour notre bien.

Les Enfants de Paradis

L’idée d’un éditeur vosgien se vouant à l’imaginaire ne pouvait à priori que m’être sympathique, aussi ai-je opté pour leur plus récente publication et en fus bien marri. On n’a pas tous les ans l’occasion de lire un ouvrage aussi mauvais !

Globalement, ce roman s’apparente sommairement à La Planète aux Oasis de B. R. Bruss (FN anticipation n° 419, 1970). Dans un futur moyennement éloigné, les terriens lancent un second vaisseau interstellaire militarisé, l’Antérus, vers Alpha Centauri après qu’un premier navire eut disparu. Ces opérations faisant suite à la découverte des « gandolfi », scaphandre extraterrestre hauts de trois mètres. Arrivé à destination, l’Antérus est capturé par la planète appelée Paradis qui l’enfouit dans une caverne à des kilomètres de profondeur. L’équipage va en découvrir maintes autres peuplées de toute une ribambelle d’ET amicaux capturés tout comme eux. Les Gandolfi/Aspics/Serpents s’avéreront ne pas les avoir attirés dans un piège mais appelé au secours bien qu’ils soient les plus évolués de tous. Le mystère ne sera pas résolu et l’on en restera aux supputations quant à savoir pourquoi cette planète capture des astronefs pour absorber leur énergie.

Le début du roman notamment est truffé de réflexions politiquement correctes qui sont peut-être la raison pour laquelle cet éditeur qui se proclame militant a publié ce livre au lieu d’envoyer à son auteur la circulaire de refus méritée. A titre d’exemple, l’emploi récurrent de « mâle » pour les protagonistes masculins souvent dans des considérations péjoratives alors que « femelle » n’est pas usité. Entre bien d’autres. Si des ellipses avaient été utilisées à chaque fois que cela eût été opportun, le roman se fut réduit comme une peau de chagrin. Ce sont toutefois les erreurs et contradictions dont le livre est perclus qui sont rédhibitoires à force d’accumulation. Confusion à propos des « gandolfi » sont les scaphandres aliens mais aussi un modèle de scaphandre terrien. Les deus ex machina tombent comme une pluie de parachutistes à la fin de Casino Royale (1967, avec David Niven, Peter Sellers et Ursula Andress). Le chat essayant plus ou moins de retomber sur ses pattes. Les personnages sont décrits à la file comme à une réunion d’ouverture d’un groupe des Alcooliques Anonymes mais leurs qualités et défauts ne sont pas mis en scène. Il y en a d’ailleurs bien trop pour un aussi court roman. Irina Kheraskov – dont le nom n’est pas accordé en genre comme il convient pour un nom russe – est née à Tcheliabinsk, qualifiée de petite ville, deux millions d’habitants tout de même. On la voit confirmer les ordres de McBain, commandant et personnage principal, qui s’évertue à la draguer alors qu’elle plus froide qu’un marbre funéraire et pathologiquement dénuée d’empathie… On débat d’une manœuvre déjà en cours. Notons qu’en plusieurs occasions revient le thème du sang qui serait lié aux qualités et défauts des protagonistes. La caverne où l’Antérus est naufragé est grande comme cinq terrains de foot et quelques pages plus loin, sa bordure est à cinq kilomètres dont ils envisagent de parcourir à pied le pourtour (35 km environ) en deux heures mais la Chinoise Li-Na qui est très intelligente et a un nez aquilin (de Blanc, quoi !) le fera en 40 minutes. Y a bon du marathon ! Du fait de la première expédition terrienne tout ce joli monde parle wolof, une idée plutôt sympa gâchée par le fait que toutes les phrases en wolof sont illico traduites – quand on introduit des mots étrangers dans un texte, ceux-ci doivent être implicitement compréhensibles, teufel ! Voire qu’une telle compréhension soit facultative. Arnauld Pontier étale sa culture par un vocabulaire parfois très précis et spécifique qu’il explique afin de nous éviter un recours intempestif au dictionnaire tandis que l’ensemble du roman n’est nullement rédigé dans un discours soutenu. Il nous cite les diverses ethnies de l’Ouest africain qui ont mâtiné le wolof parlé sur Paradis. Il s’étend en long, large et travers sur les différentes modalités de salut japonaise, y compris celles qui n’ont pas leur place dans le texte, histoire que le lecteur ne meurt pas trop idiot ! Dans ce roman situé dans un avenir suffisant pour que la Terre – bien que ce soit grâce aux ET qui y grouillent comme dans Men In Black (Barry Sonnenfeld, 1997) ou les « petits gris » si chers à Jimmy Guieu – soit à même d’armer un vaisseau interstellaire, on se trouve submergé de références à la culture SF actuelles, qui est certes celles de l’auteur, (Carl/Hal 2001 ; La Planète des singes ; Valerian ; Dilithium/Star Trek ; Yoda/Star Wars ; et même Les Tontons Flingueurs (G. Lautner, 1963)) mais qui sera sans doute bien oubliée dans le futur du récit. Confusion entre Don Juan et Don Quichotte bien que « dulcinée » soit devenu un substantif… Et encore, et encore… Ad Nauseam.

TysT

La postface présente le dernier né de luvan comme un conte breton sophistiqué, une high fantasy prototypale. Le fait est qu’il emprunte bien à la fantasy ses principaux motifs – même s’il les colore d’éléments science-fictifs. L’héroïne, le grand péril, les créatures surnaturelles, la quête à accomplir sont comme autant de balises dans un récit qui ne cesse de vouloir s’en écarter, de prendre la tangente pour « charmer le temps ». C’est que le voyage de l’héroïne se double, chez l’autrice et son lecteur complice, d’un voyage dans la mémoire, à la recherche de quelque chose que chacun a connu et oublié, quelque chose qui a fondé nos goûts, derrière lequel nous courons éperdument. Chez luvan, la conscience est liée à la rêverie. C’est parce qu’elle est consciente que tout se tient, et aussi qu’il y a un monde à part dans la fiction, un monde qui n’est pas réel, mais vrai. La passion de l’imagination est son moteur. Avec l’imagination, tout recommence : car « comme on fait son rêve on fait sa vie. » (Victor Hugo)

Ce plaidoyer pour l’imagination commence pourtant dans un cauchemar. Celui d’un monde futuriste, qui pourrait être le nôtre. Un monde d’après la troisième guerre mondiale, tombé sous la coupe d’une dictature militaire et rongé par les effets délétères de la « matière verte ». TysT postule qu’à cet horizon visible (autrement appelé pays dormant) se juxtapose un envers « féérique », le pays vif, et qu’il est possible de guérir le réel en agissant dans l’imaginaire. Seuls quelques individus parviennent à passer d’un côté à l’autre, à l’aide de petits objets nommés sogas.

La musicienne Sauda Le Du est l’une de ces éveillés. Elle n’a rien de plus que les autres. C’est juste une femme fatiguée, une femme qui se cherche. Cette recherche l’amène à découvrir autre chose : l’anéantissement qui plane sur le réel menace aussi l’imaginaire.

Entourée d’une étrange compagnie d’êtres surnaturels, elle va se dresser avec ses modestes moyens de rêveuse lucide contre l’entropie grandissante, suivant le modèle typique de la quête qui se veut à la fois personnelle et universelle. Pour ça, il lui faut trouver entre les deux mondes (même trois, si l’on compte le pays veuf, ce nom qu’on donne dans TysT, aux rêves nocturnes) le plan – avec plus de pointillés que de flèches, il est vrai – d’une évasion. Plus elle fuit dans ces diverses strates de temps et d’espace, et plus elle s’avance en zone dangereuse, jusqu’aux écluses de la ville d’Ys entourées par la malebrume (autrement dit l’hiver ou la mort), qu’il faut symboliquement ouvrir pour que déferle la grande vague régénératrice. D’autant qu’il y a un autre risque à s’aventurer au-delà du réel. Celui qui traverse n’est plus tout à fait le même : il faut que le songeur soit plus fort que le songe, que le voyageur n’oublie pas le but du voyage, sinon il peut s’oublier et disparaître. Ici, l’apprentissage et la connaissance de soi sont les garants de la réussite.

Comme tout cela peut sembler bien abstrait, précisons que TysT plaira avant tout aux lecteurs adeptes de jeux littéraires et capables de larguer les amarres ; l’autrice – à dessein — donne peu de clés de compréhension. Inutile de paniquer, les enjeux sont intuitifs, et les personnages évoluent selon une logique propre aux rêves, aux contes, comme si tout cela était parfaitement naturel et limpide. Il y a une dimension ludique dans ce roman, qui tient à la manière dont le lecteur s’active à recoller les morceaux d’un puzzle narratif qui ne semble rien moins qu’improbable dans ses causes, son processus et ses effets.

En remède à l’époque étriquée, sans rêve et sans élan où nous vivons, TysT propose une utopie poétique et politique. luvan affirme l’imagination, la création, l’empathie comme composantes essentielles de notre existence. Réveillons-nous : rêvons, semble-t-elle nous enjoindre. Renouons avec l’éternel mouvement de l’imaginaire pour en faire surgir notre improbable avenir.

Les Flibustiers de la mer chimique

Les Flibustiers de la mer chimique parle de la fin du monde. Le nôtre, bien sûr. À première vue, rien ne le distingue du tout-venant des fictions post-apo : planète décimée par l’effondrement des écosystèmes, climat hostile, vastes territoires livrés à une faune mutante et agressive, repli tribal des rares humains survivants, centres de pouvoir à la fois lointains, cachés et totalitaires, économie de subsistance, transhumanisme, etc. Mais ce curieux roman (première incursion en SF de l’autrice) a une façon particulière de cultiver sa différence : il choisit de subvertir l’imagerie habituelle du genre en l’engageant sur la voie du roman d’aventure, voire du parcours initiatique – qui n’est pas juste celui des héros, mais d’un collectif. Marguerite Imbert nous raconte une histoire de transformation éprouvée dans la perte et la violence, le passage de l’humanité à l’âge d’après.

Ce chemin est d’abord celui d’une adulescente nommée Alba, vivant seule dans un réseau de cavernes depuis la mort de sa famille, au cœur d’une nature devenue dangereuse. Alba présente un talent rare : elle a été éduquée pour devenir une « graffeuse », capable de restituer sous forme de fresques la totalité du savoir de l’humanité. Elle consacre donc tout son temps à cultiver cette somme de connaissances sans bien en comprendre la finalité, si ce n’est qu’elle suscite la convoitise de la Métareine de Rome. Rome, ancienne capitale du monde antique devenue l’un des derniers bastions de la civilisation…

Alba partage, sans le savoir, une communauté de destin avec le naturaliste Ismaël, envoyé en mission par la Métareine quelque part dans les mers lointaines. Naufragé, il est secouru par une bande de joyeux écumeurs dont le capitaine, mélange d’Achab, de Nemo et de Peter Pan un peu geek, est inféodé à la puissante et mystérieuse compagnie des limbes orientales. Ces aventuriers des vagues, très doués pour démolir la concurrence et pour trahir leur employeur, sillonnent les sept mers (acides) en quête de mauvais coups, à bord d’un sous-marin customisé et escorté de trois krakens. Malgré son peu de goût pour l’action, Ismaël se retrouve embarqué dans une expédition à la recherche du mythique trésor de l’Azote bleu, en tentant tout à la fois d’apprivoiser son capitaine irascible, d’échapper aux violences des mutineries et aux sbires surarmés de la compagnie des limbes orientales.

Quelle est la nature exacte de la mission d’Ismaël ? Quel sort réserve la Métareine à Alba ? Qu’est-ce que l’Azote bleu ? Qui se cache derrière la compagnie des limbes orientales ? Le roman raconte pourquoi et comment les trajectoires de tous ces personnages hauts en couleur finiront par se croiser.

À travers eux (mention spéciale à Alba – excellente en emmerdeuse à la fois cérébrale, impertinente et immature), le roman réussit la prouesse de rendre presque sympathique un univers parfaitement déprimant. Un humour vachard et une certaine poésie de l’absurde y règnent, qui sans cesse désamorcent le tragique de l’histoire humaine. La satire n’empêchant pas la réflexion, il peut aussi être lu sous un angle spéculatif, qu’il doit à sa dimension d’avertissement oraculaire et d’apologue écologique, tout autant qu’à un périple où l’émancipation des personnages se nourrirait d’un savoir rebooté. Car Alba, Ismaël et Cie doivent se libérer tout à la fois d’un environnement hostile et de l’héritage (idéologique, techno-scientifique) d’une époque (la nôtre) désenchantée, héritage certes omniprésent, mais aussi perçu comme mortifère. Le roman prend le temps (le rythme est parfois végétatif) d’installer les conditions de cette rupture douloureuse et brutale. Les mers acides, les îles de plastique, les ruines de Rome deviennent ainsi le décor d’une régression de l’humanité, réduite souvent aux gestes de la survie la plus élémentaire, mais aussi de sa régénération. Dans un monde mort, comment redémarrer, quelles sont les raisons de croire en l’avenir ? Comment est-ce qu’on recommence après une grande catastrophe ? En ouvrant quelques pistes à ces angoissantes questions, Les Flibustiers de la mer chimique se veut également un récit d’espoir. C’est ce contre-pied assumé au pessimisme contemporain, ce refus de la noirceur, qui lui confère sa belle particularité.

Ymir

Premier roman du prolifique Rich Larson, Ymir marque le passage de l’auteur à la forme longue (après Annex, inédit par chez nous, et destiné à un public YA). Un galop d’essai loin d’être honteux car, même s’il ne fait qu’approfondir un sillon déjà tracé par d’autres, il le fait d’une façon suffisamment convaincante pour attirer l’attention.

Yorick est un enfant d’Ymir. Né de l’union d’une sang-froid et d’un outremondain employé par une mégacorporation pour exploiter les ressources minières de la planète, il ne s’y est jamais vraiment senti chez lui. Placée sous le joug d’une répression impitoyable, la population native dépend désormais des bienfaits de la compagnie, ayant troqué la rudesse de sa vie à la surface contre plus de confort dans ses entrailles. Sur Ymir, on courbe l’échine et on grogne, affûtant les armes de la revanche, dans l’attente du moment propice pour les brandir. À Ymir, on apprécie peu les étrangers et les agents de la compagnie. Mais, on déteste davantage les traîtres et les transfuges, prêts à toutes les compromissions. Jadis, Yorick a trahi les siens, devenant l’exécuteur des basses œuvres de ses nouveaux maîtres – la compagnie honnie. Son retour imprévu sur Ymir le confronte à sa mauvaise conscience et aux souvenirs de son enfance. Elle le confronte aussi, surtout, à son frère resté sur place.

Bienvenue dans un futur n’ayant rien à envier à celui de Carbone modifié, le roman de Richard Morgan dont Rich Larson reconnaît lui-même l’influence (comme il reconnaît celle de Peter Watts). Les humains n’y sont plus en effet que des variables d’ajustement dans le business plan de compagnies multiplanétaires souveraines, usant des pouvoirs régaliens pour soumettre des mondes entiers et réduire leur population à des objets démontables, recyclables à l’infini. Bienvenue dans un avenir post-cyberpunk reprenant à son compte le décor et l’atmosphère des textes de William Gibson et Bruce Sterling, mais aussi les spéculations hard SF de Greg Egan.

Les lecteurs ayant lu La Fabrique des lendemains, recueil paru au Bélial’ en 2020 (Grand Prix de l’Imaginaire 2021), apprécieront sans doute de retrouver dans ce roman l’imaginaire d’un auteur nous dressant le portrait d’un futur morcelé, écartelé entre l’humain et le posthumain, mais toujours en proie aux sempiternels impératifs biologiques. Dans ce futur, la révolution est vouée à l’échec, condamnée avant même de pouvoir éclater. Les héros sont des durs à cuire désabusés, convaincus qu’il n’y a pas de bien ou de mal, juste des gens qui disent non et boivent un coup après, parce que c’est dur. Les frères restent ennemis, séparés par un mur d’incompréhension, de non-dits, et par un sentiment de trahison insurmontable. Sur fond de mythologie nordique, de mégacorporations prédatrices et de tragédie humaine, Rich Larson déroule ainsi une histoire sombre où l’espoir ne pointe cependant pas complètement aux abonnés absents, même si ses lueurs sont chiches.

Ymir réunit donc un grand nombre de qualités, à la condition d’apprécier les retournements de situation surprenants et les quelques longueurs qui émaillent le récit. Expert de la forme courte, Rich Larson ne peut bien sûr que progresser. L’avenir nous dira si les promesses esquissées ici sont tenues.

Le Bord du monde est vertical

Dans la Vallée des glaces, la Cordée est bien connue de tous. Deux chiens, leur maîtresse et trois hommes pour l'épauler, prêts à sortir par tout temps pour porter secours ou réparer la ligne électrique, ligne de vie entre la Ville et les hameaux montagnards nichés dans les creux du relief, au pied de la Grande, ce monstre minéral dont la cime inviolée apparaît comme un bout du monde vertical. Le sommet occupe les nuits et les jours de Gaspard, le chef de la Cordée, depuis qu'il a échoué à son ascension à six reprises. Il nourrit pourtant toujours le secret espoir de franchir l'ultime obstacle qui s'oppose à son escalade. Avec le secours de Solal, le gamin, l'aide-traîneau prometteur, en suivant les conseils du père Salomon, un mystique inspiré par le brûle-gorge et sa connaissance de la montagne, c'est sûr, il s'affranchira bientôt du corridor de gel qui s'oppose à sa progression. Armé de ses crampons, de son piolet et de son casque, il atteindra ce cap mythique, embrassant du regard la vastitude de la création car il sait que la véritable ascension est intérieure.

Plus connu pour ses essais et témoignages dédiés à la musique, l'esthétique et les sciences humaines, Le Mot et le Reste ne rechigne pas à publier de temps en temps de la poésie et de la littérature. Premier (court) roman de Simon Parcot, Le Bord du monde est vertical évolue en zone grise, sur une ligne de crête entre imaginaire et récit initiatique, puisant son inspiration dans l'escapisme. Un peu Frison-Roche, un peu Damasio, l'amateur y trouvera de quoi nourrir sa soif d'absolu. Dans un paysage réduit à une épure, neige et glace mêlées, un blanc sur blanc aveuglant, Gaspard et Solal cheminent avec en ligne de mire un trophée en forme de masse rocheuse. Les parois vertigineuses balayées par le blizzard, les moraines branlantes, les crevasses et les séracs ne sont que de maigres obstacles à surmonter face au désir d'élévation de Gaspard. Avec un art de la métaphore et un lyrisme appuyé, Simon Parcot propose finalement un voyage au centre de la tête d'un individu obsédé par sa quête. Un récit en forme de philosophie de vie, où l'adrénaline et l'excès confèrent à la vie davantage de saveur, mais dont l'absurdité n'est pas sans évoquer ces conquérants de l'impossible dont les exploits échappent à l'entendement du commun des mortels.

Entre quête d'absolu et folie, Le Bord du monde est vertical ne dépare donc pas parmi les textes où l'Imaginaire est plus un prétexte que le véritable moteur du récit.

Ça vient de paraître

Au-delà du gouffre

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 120
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