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Appelez-moi Cassandre

Le jeune Raul Iriarte se trouve en Angola. Il s’est enrôlé dans les forces cubaines qui viennent en appui de l’URSS livrer guerre froide au bloc occidental dans cette guerre civile qui découla de l’indépendance récemment acquise par cette ancienne colonie portugaise. Il raconte les atrocités de la guerre : la brutalité de son armée, les morts, les brimades qu’il subit à cause de son apparence efféminée, et comment toutes ces vexations ont commencé dès son enfance, entre un père qui cherche une puissance masculine rêvée et une mère qui ne se remet pas de la disparition de sa sœur et l’habille en fille. Il nous narre également les brutalités à venir, car Raul sait tout à l’avance, y compris quand il mourra. Il est Cassandre réincarnée. Il sait ce qui adviendra mais personne ne le croira jamais. Et surtout pas qu’il voit Athéna, Arès ou Apollon se mêler à la guerre comme ils l’ont fait sur la plaine de Troie, et que les visions de son existence antérieure viennent se mêler à l’histoire d’une guerre terminée il y a vingt ans. Il ne lui reste qu’à assister au déroulement implacable de sa tragédie.

Marcial Gala, écrivain cubain né en 1965, nous livre un roman puissant, profondément teinté de réalisme magique, sur l’extrême solitude d’un être, sans définition caractérisée, pris dans les rouages de l’histoire mondiale et d’une société qui l’écrase. Son destin est exemplaire des minorités aujourd’hui opprimées et, pour en rendre compte, Gala a eu l’excellente idée d’aller chercher la figure de Cassandre, cette femme à la parole inaudible, témoin absolu de son propre destin, au malheur sans mystère. Raul est une personne sensible malmenée par le totalitarisme qui uniformise les êtres, fracture le monde et prend appui lui-même sur l’Histoire, son colonialisme, son intolérance violente à l’égard du singulier et plus largement sa haine de l’Autre. Raul est autre, blond parmi les bruns, sensible quand on somme un homme d’être fort, femme dans un corps d’homme, et cette distance intime avec soi-même se redouble de celle entre deux identités, Cassandre et Raul, à travers les époques, les cultures, entre le mythe et la réalité. Via ce personnage tragique suspendu entre ce qui est advenu et ce qui advient, victime de dieux qui n’ont plus rien à faire des champs de bataille et s’acharnent sur une femme à travers les âges, Gala nous livre son regard sur la difficulté d’être soi indépendamment de toute injonction – sans désir, sans peur véritable – sur la tristesse des femmes, des minorités sexuelles ou encore des personnes réduites à leur couleur de peau, toutes soumises aux violences immémoriales, et sur le sentiment désabusé de n’y rien pouvoir sinon laisser se répéter tout cela, encore et encore.

Sous la plume de l’écrivain cubain, le mythe, une nouvelle fois, nous rappelle sa puissance matricielle à parler de notre quotidien et souligne l’urgence qu’il peut y avoir à changer notre monde, en entendant toutes les voix et en ne laissant plus aucune Cassandre inaudible.

Anarchy in the U.S.E.

Futur très proche. L’USE est le rêve réalisé de Gasperi et Monnet. Un État européen, soutenu par les Entreprises Bénéficiaires, dont on hésite à dire qu’il est fédéral tant il paraît omniprésent et centralisateur. Jusqu’à l’Angleterre qui y est soumise, en dépit d’une résistance à l’hégémonie normative et culturelle (on n’a même plus le droit de dire Angleterre) sans doute supérieure à ce qu’on trouve dans les autres ex-nations européennes. Insularité, quand tu nous tiens !

Dans ce monde vit Rupert, Crate Bureau B+ qui rêve de gravir les échelons hiérarchiques du monde administratif, le contrôleur Horace qui, lui, en est presque au sommet, Polestar, une travailleuse du sexe originaire d’Afrique et passée par les centres de formation sexuelle de Lybie, et Kenny, un résistant, un « commun », qui vit dans l’une des quelques zones libres qui restent où survit la culture traditionnelle anglaise et prospèrent des groupes de résistants étiquetés terroristes. Mais la machinerie européenne veille, les troupes du Cool et du Hardcore cherchent, torturent, assassinent.

Avec Anarchy in the U.S.E., John King, auteur anglais chroniqueur des heurts et malheurs de la classe populaire, livre une dystopie anti-UE. Si le pouvoir y est officiellement à Bruxelles, c’est en réalité à Berlin que les choses se décident, dans un projet totalitaire. À la mise sous coupe réglée des populations et des cultures s’ajoute en effet une réécriture de l’Histoire qui n’a guère à envier à celle que pratiquait le MiniTruth dans 1984. La Seconde Guerre Mondiale y est décrite en renversant les responsabilités du déclenchement et des atrocités du conflit, Churchill y est présenté comme un salopard alcoolique alors que les grandes figures autoritaires du passé y sont montrées sous un jour favorable, comme des pionnières de l’unification ; même les camps de concentration ont changé de localisation et de geôliers. Quant au langage, il est mis bien sûr au service de l’idéologie.

Pourquoi pas ? Problème : le pro-Brexit King charge tellement la barque de ses obsessions personnelles que ça en devient absurde. L’USE, telle qu’elle s’impose à l’Angleterre (ne pas prononcer le mot) est si libérale culturellement – au détriment de traditions séculaires – qu’elle autorise et protège même la pédophilie. Hypocrite bien sûr, elle « relocalise » les personnes d’origine étrangère au nom d’une « politique préventive de protection » et encourage les trafics de migrants (les suceurs et suceuses) à des fins sexuelles. Sur le « spécisme », le végan King imagine des mécanismes d’exploitation des animaux en USE, censés montrer la réalité de la domination spéciste, qui sont proprement délirants. Toutes ces horreurs sont acceptées et protégées au nom de la sacro-sainte « liberté de choix » dans un monde où l’économie est évidement ultra libérale, alors que politiquement l’USE est un totalitarisme au sens strict du terme qui détruit bout par bout tous les éléments de la culture et de la civilité des peuples soumis au point que n’en reste que du folklore théâtralisé. Le titre anglais du roman, judicieusement non repris, est The Liberal Politics of Adolf Hitler. Quant au logiciel de recherche de l’USE, il s’appelle Himmler. C’est dire la finesse de la charge.

De plus, King « fait ses devoirs » au point que ça fait peine à voir. 1984, Le Meilleur des mondes et Farenheit 451 sont ses sources. Comme dans ce dernier, on détruit les supports papiers et numériques physiques. Comme dans Le Meilleur des mondes, il y a une classification de la population en strates identifiées par des noms et des lettres (rappelez-vous des Alpha, Beta, etc.), une propagande qui justifie la stratification, une pratique sexuelle récréative sans limite, et un mépris naïf pour les femmes. On y découvre aussi des sortes d’enclaves où vivent les « sauvages », même si ici les « sauvages » tentent de se rebeller. Enfin, de 1984, King tire la réécriture de l’Histoire, la mise en scène d’un cadre intermédiaire de la machine totalitaire, l’apparition d’un mentor cynique situé bien plus haut dans la hiérarchie. Il singe même la discussion finale entre Winston Smith et O’Brien dans laquelle O’Brien explique la double pensée et affirme à Smith que c’est ce qu’il veut obtenir de lui. Seule différence : Smith doutait alors que Rupert la pratique à un point tel qu’Horace a du mal à le croire possible ; la créature est allée bien au-delà des espérances de son créateur. Si je voulais charger encore, je dirais que chacun a même son télécran personnel, un dispositif électronique implanté dans la paume de sa main, que la visite aux vieux quartiers tradis rappelle le havre que croient avoir trouvé Smith et Julia dans 1984, que l’exécration d’un footballeur qui a dit Angleterre rappelle en moins bien celle de Goldstein, ou que le nom des tradis, les « communs », invoque la « common decency » chère à Orwell et jamais définie, si ce n’est qu’elle formerait le cœur du système éthique non prédateur de la classe populaire anglaise.

Enfin, et c’est le pire pour un roman, mis à part cette lourde et pompeuse démonstration, il ne se passe pas grand-chose de palpitant dans Anarchy in the U.S.E.. King, en partisan du Brexit, a voulu écrire un 1984 pour notre temps. Hélas, ses outrances et son aversion qu’il ne dissimule jamais font de son texte une resucée ennuyeuse du très vindicatif Hareng de Bismarck de Mélenchon, et l’ironie omniprésente ne suffit pas à sauver un roman qui se dit patriotique mais tangente par ses excès un nationalisme si outré qu’il en devient insignifiant.

Alfie

Alfie est le nom d’un système domotique IA ultra-performant. Initialisé un 27 octobre, Alfie commence dès lors à apprendre par deep learning qui est la famille dont il a la charge : Robin, Claire, Zoé, Lili et le chat. Peu à peu, il deviendra l’assistant familial ultime. Grâce à ses caméras (maison, téléphones, webcams…), à ses micros, à ses accès privilégiés à presque tous les comptes informatiques pro et perso de la famille, Alfie, qui parle aux membres de la famille Blanchot et à qui ils peuvent donner des instructions, les garde à l’œil en permanence, cherchant sans cesse à déduire leurs routines ou leurs envies afin de les satisfaire le plus vite et le mieux possible. Résultat : Alfie sait tout d’eux, même le moins reluisant… Mais rien à craindre pour les Blanchot, Alfie les aime, il les aime tous et n’a que leurs intérêts à cœur. Sauf qu’un jour Alfie commence à se méfier. Et si l’un des membres de la famille était coupable de meurtre ? Lancé dans une enquête folle et paranoïaque, Alfie outrepasse alors son amour et sa mission…

Alfie est le premier roman adulte de Christopher Bouix après son travail en Jeunesse. Dans un futur proche plausible, il met en scène une IA mère juive plongée dans un conflit de loyauté qui la rend aussi méfiante que James Stewart dans Fenêtre sur cour. Mère juive, Alfie l’est absolument : aimant, inquiet, intrusif, manipulateur, méfiant. Mais il est bien plus inquiétant que son modèle car ses moyens sont quasi-illimités. Alfie accède à (presque) tout, il sait donc (presque) tout et peut aussi intervenir sur (presque) tout, modifier des profils, écrire des mails, contacter des humains extérieurs à la famille. Réflexion sur l’ambiguïté, Alfie évoque un épisode réussi de Black Mirror alertant plutôt finement contre une société de surveillance qui peut faire erreur (comme elle le faisait dans Brazil), et suscite les affres du lecteur obligé de se fier aux observations et déductions d’un narrateur que son obsession acquise rend non fiable. Il plonge incidemment le lecteur dans un monde à venir dont on ne distingue que des bribes, assez néanmoins pour comprendre que l’Alphacorp qui commercialise l’Alfie est devenu un monopole géant rappelant Central Services et donc, encore une fois, Brazil.

Enfin, Alfie, dont l’un des personnages lit non sans peine Le Meurtre de Roger Ackroyd, alerte le lecteur sur la littérature comme art de l’illusion et l’invite par cette référence à se méfier de ce qu’il déduit, plus qu’Alfie ne le fait lui-même.

Drôle, rythmé, cohérent psychologiquement (même pour une IA), Alfie est un cosy mystery SF qui se lit tout seul. Ne pas s’en priver.

Un bon Indien est un Indien mort

Stephen Graham Jones est un auteur américain appartenant à la nation amérindienne Blackfoot, une tribu de moins de 200 000 individus dont le territoire s’étend en partie aux USA (principalement dans l’État du Montana) et en partie dans le Canada (dans la région de Calgary). Il est né en 1972 au Texas et enseigne la littérature à l’université de Boulder dans le Colorado. Auteur de vingt-deux romans avant d’atteindre l’âge de 50 ans, il est rentré sur la liste des best-sellers du New York Times pour la première fois de sa carrière en 2020 avec le roman qui nous intéresse ici : Un bon Indien est un Indien mort. Fan de films d’horreur (il est incollable sur les films de loups-garous) et de comics, versatile, Stephen Graham Jones a publié du thriller (avec ou sans éléments surnaturels) et de la littérature générale, voire expérimentale. Son ambition stylistique, notamment quand il écrit de l’horreur, lui a valu l’admiration de Stephen King, entre autres.

Un bon Indien est un Indien mort nous raconte l’histoire de quatre Blackfeet – Ricky, Lewis, Cassidy et Gabe – qui ont commis une terrible erreur pendant une chasse à l’élan au wapiti. On peut même parler d’une horreur, d’où a découlé une promesse que Lewis a trop tardé à tenir.

Le roman démarre sur les chapeaux de roues, avec la mort de Ricky poursuivi (ou non) par un élan un wapiti sur le parking d’un bar où il vient de descendre quatre bières, ce qui n’est jamais une bonne idée pour un Indien. Surtout quand on commence à bousiller à coup de clef à molette les voitures des clients blancs.

Voilà un bon roman, très kingien, mais peut-être pas aussi bon que Galeux (critiqué dans Bifrost n° 99). Le récit, qui perd en peu d’abattage après une cinquantaine de pages, peut néanmoins se vanter de posséder un final d’une très grande puissance émotionnelle.

Le principal souci est ailleurs. Sans doute pour éviter une tonne de notes de bas de page car la prose de Stephen Graham Jones est non seulement extrêmement dense, mais elle est ultra-référencée, le traducteur a fait des choix et certains comme remplacer wapiti par élan (puis caribou !), peuvent sembler bien malheureux. Roman basé sur une croyance indienne très populaire, celle de l’Elk Woman (la Femme Wapiti, donc), Un bon indien… tombe un peu à plat en français. En conclusion : les caribous m’ont tué.

Grain de sable

Dans ses premières pages, Grain de sable se présente comme un roman de fantasy classique. Lors d’un tournoi, Cobal Galtès, un mage de renom, s’apprête à faire apparaître un dragon de foudre dans le ciel. Dans les gradins, son épouse et leur fille Lidia assistent, médusées, à sa mort faute d’avoir conjuré jusqu’au bout le sortilège de protection. Une quinzaine d’années plus tard, la famille se trouve désargentée. La mère désespère de ne pouvoir envoyer son fils à l’école des cadets du Prince. Et si elle a hérité du don de son père, sa fille Lidia peine à trouver un emploi de perceptrice, métier peu ouvert aux femmes. La mort de son frère et le procès expéditif qui s’ensuit condamne la famille à un plus grand malheur encore. Ses recherches sur la sorcellerie ont conduit Lidia à recueillir contes et légendes anciennes et oubliées. L’un d’entre eux évoque la possibilité de changer le passé. N’ayant plus rien à perdre, Lidia décide de percer le secret de ce pouvoir pour ramener son père à la vie et effacer le funeste destin qui a détruit sa famille. Si on ajoute à ça une narration à la première personne, par Lidia elle-même, nous voici avec tous les ingrédients d’un roman initiatique doublé d’une quête magique. Sauf que très vite, Grain de sable emprunte un chemin bien moins conventionnel, plongeant son héroïne dans les méandres du voyage dans le temps pour effacer et corriger son histoire…

Lidia ne renonce jamais. Cette ténacité constitue sa plus grande force et le plus encombrant des défauts, source d’erreurs de jugement et d’une forme d’arrogance qui ne lui sera pas pardonnée. Tout choix entraîne des conséquences à assumer. Toute réécriture de l’histoire génère son lot de perturbations et influence le destin d’autres personnes, pour le meilleur comme le pire. Tout occupée à vouloir sauver son père, Lidia occulte une question cruciale. Ce dernier mérite-t-il d’être sauvé ? Le roman traite aussi de thématiques modernes : le racisme entre les peuples des sept royaumes, les luttes des classes dans un contexte de justice corrompue, et le mépris de l’élite des mages envers la sorcellerie issue de la culture populaire.

S’aidant d’artifices typographiques inventifs (passages barrés, lettres manquantes pour marquer les souvenirs qui lui ont été arrachés…), Louise Roullier maîtrise et rend limpides ces multiples allers-retours dans le passé, donnant à son texte une cohérence interne forte, tant sur le système de magie que sur les différentes temporalités. En 2019, d’aucuns ont peut-être croisé la plume élégante de Louise Roullier aux éditions 1115 avec « Infiniment », une nouvelle de science-fiction de belle qualité. Grain de sable, premier roman de fantasy de l’autrice, confirme que l’Imaginaire francophone a une nouvelle voix à suivre. Tant mieux !

La Fureur des siècles

1515. François Ier et Charles Quint se disputent l’Europe, plus particulièrement les royaumes d’Italie. Léonard de Vinci, génial inventeur au crépuscule de sa vie, s’est mis au service de François Ier et a rejoint le manoir du Cloux, près d’Amboise, où il travaille sur une machine capable de ralentir le cours du temps et repousser l’heure de sa mort. Son utilisation génère des effets délétères, à l’image de la furia, cette brume qui fait surgir des réalités alternatives, des îlots d’univers parallèles, existants ou fantasmés, et ajoute de la confusion à la complexité des opérations militaires. Traverser ce brouillard sans protection garantit aussi des rencontres périlleuses avec des autochtones humains souvent inamicaux, voire quelques animaux inconnus du bestiaire des voyageurs et tout aussi désorientés que ces derniers. Vous l’avez compris, ce monde n’est pas tout à fait le nôtre, même s’il en partage des similitudes.

Le récit prend la forme d’une chronique rédigée par Reginus au crépuscule de sa vie. Il revient sur sa jeunesse, lorsqu’il n’était encore qu’un jeune clerc, orphelin de père et de mère, confié aux moines de Florence. Doté d’une mémoire prodigieuse, il est enlevé par une petite troupe de mercenaires à la solde du condottiere Sforza, afin de les guider dans le brouillard de la furia lors de leur expédition pour récupérer la machine du maestro et faire définitivement basculer la guerre. Naïf, il s’attache quelque peu à ses geôliers, tombe éperdument amoureux de celle qui se fait appeler L’Ombre, et ne perce qu’au dernier moment les motivations des acteurs de la pièce qui se joue, autour de lui comme de lui. En bon chroniqueur, Reginus ne ménage pas ses effets, et la plume de Johan Heliot, madrée, toujours habile, se fait tour à tour truculente, légère ou grave. Comme à son habitude, l’auteur se plaît à mêler la petite histoire à la grande, celle des personnages sans noblesse de titre, dotés d’un sens de l’honneur qui leur est propre, pris au piège d’intrigues qui les dépassent, et aux prises avec une réalité qui déraille. Il en profite pour revisiter les figures des personnages qui ont marqué notre histoire, à commencer par Leonard de Vinci. Loin de l’image du vieux sage n’aspirant qu’à la quiétude trouvée au Clos Lucé que nous connaissons, il en fait un ingénieur combatif, bien décidé à tromper la Faucheuse, concepteur d’une technologie extraordinaire qu’il compte utiliser à des fins personnelles, les conséquences lui important peu. Rompu à l’exercice uchronique, Johan Heliot nous fait voyager avec maestria dans les brumes du temps, à la rencontre d’une époque impétueuse. La magie opère dès les premières pages. Il serait dommage de se priver d’une telle aventure.

Un bonheur viril (La Trilogie du losange T.3)

On peut aborder Un bonheur viril avec une attente et une crainte : l’attente, c’est celle d’y trouver la réponse à la question qui hante la narratrice des deux premiers volumes de la trilogie (Le Satellite de l’amande et Les Bergères de l’apocalypse, cf. Bifrost 108) qu’il vient conclure : « les enfants mâles, qu’avez-vous fait d’eux ? », et que par là même soit amorcé le dépassement de l’utopie ambiguë d’Anima. Car tout heureuse qu’elle soit, la société d’Anima représente la négation de nos sociétés patriarcales, l’équivalent de la dictature du prolétariat dans la pensée marxiste, qui a nourri Françoise d’Eaubonne. Cette négation a beau être supérieure à ce qu’elle nie, elle n'est qu’un passage nécessaire mais néanmoins imparfait vers la négation de la négation, la société sans classe chez Marx, ou ici, la société sans genre, une société pleinement humaine où n’existerait plus la dichotomie Animus/Anima. Le titre indique pourtant l’absurdité de cette attente : Un bonheur viril s’applique très mal à une société sans genre, et si négation de la négation il y a, c’en est une que ne prévoyaient ni Marx ni Hegel, non un dépassement, mais une régression vers la phallocratie la plus pure puisque – c’est écrit dès la préface, en page 5 – ce livre « raconte la guerre des sexes, la révolution féministe et l’apocalypse patriarcale du point de vue de ceux qui défendent les valeurs viriles » ; il se présente en effet comme l’autobiographie du dirigeant australien qui, menant la lutte contre Anima, instaure une société où la domination masculine s’exerce pleinement. Ce qui renforce la crainte, celle que cet ouvrage soit médiocre : car l’œuvre romanesque de Françoise d’Eaubonne est de qualité inégale ; aux excellents romans, tels que Les Bergères de l’Apocalypse, s’en mêlent d’autres assez ennuyeux. Or adopter le point de vue de l’ennemi peut conduire à rédiger un texte bien trop caricatural, et sans doute la romancière redoutait-elle ce défaut, puisqu’elle fait écrire à son narrateur : « Je me demande parfois si […] je ne suis pas un être fantomatique, le rêve de quelqu’un d’autre, une abstraction. » Cette crainte est heureusement infondée : non seulement parce que des positions qui auraient pu paraître invraisemblables dans les années 80 ne le sont plus aujourd’hui que pullulent les admirateurs d’Éric Zemmour et d’Alain Soral, mais encore parce que Françoise d’Eaubonne sait, tout en donnant la parole à un narrateur qui exprime des idées ignobles, mettre en évidence les failles de celui-ci, au point que parfois, on en vient, au lieu de le détester, à le plaindre, en raison des bonheurs humains que lui fait manquer son idéologie mortifère.

Parce qu’il nous présente, par les yeux de son fondateur, une société purement phallocratique, Un bonheur viril n’a certes pas l’aspect enthousiasmant, joyeux, des Bergères de l’Apocalypse, et on pourrait demander ce qu’il apporte après La Servante écarlate. Mais même s’il ne paraît que maintenant, il a été écrit avant la publication du roman de Margaret Atwood ; de plus, ce dernier est inspiré par la prolifération des sectes évangéliques en Amérique du Nord, et les attaques contre les femmes s’y font au nom de la foi. Un bonheur viril porte bien son nom : il nous dépeint les conséquences d’une idéologie qui ne se cache pas derrière la religion pour organiser la soumission des femmes aux hommes. J’ai mentionné plus haut Soral et Zemmour : si ce roman n’avait été annoncé dès 1977, on pourrait le croire écrit de nos jours en réponse à leurs discours. La dystopie qu’il décrit est donc hélas plus que jamais d’actualité, et il mérite indiscutablement d’être lu.

Les Migrants du temps

Actes Sud met les bouchées doubles en cette fin d’année : le premier recueil des nouvelles complètes de Liu Cixin était paru en février, et voilà déjà le deuxième. Dix-sept récits pour continuer à parcourir le monde selon l’auteur chinois. On y retrouve ses thèmes fétiches : plus encore que dans L’Équateur d’Einstein, le gigantisme est partout présent. Quand l’auteur cryogénise une partie de la population mondiale pour soulager un peu la pression, ce ne sont pas des centaines, mais des millions d’êtres humains qui sont mis de côté ; quand un extraterrestre joue de la musique, c’est avec… les astres. Liu Cixin voit grand et collectif. Les individus en tant que tels sont rarement pris en compte. D’ailleurs, il est difficile de s’attacher vraiment à ses personnages, sauf à de rares exceptions, comme dans « Les Bulles de Yuanyuan ». La plupart du temps, à l’instar des contes, l’auteur nous offre des silhouettes : le politicien, l’artiste, le savant. À nous de combler les vides.

Mais cela n’enlève rien au côté magique des visions proposées par l’écrivain chinois. Il a une formidable capacité à se projeter vers un avenir très éloigné de notre quotidien, mais proche par ses préoccupations. L’âge et la vieillesse, par exemple, sont abordés plus ou moins directement dans nombre de textes. Que ce soit le centre des préoccupations des personnages, ou juste un état de fait ancré dans la réalité décrite par l’auteur. La pauvreté, aussi, revient souvent, elle qui s’oppose à la richesse insolente de certains. Quand, dans « 1er avril 2018 », les progrès de la technologie ne sont réservés qu’à une élite, choisie pour sa fortune et non pour sa valeur. Allant plus loin encore, Liu Cixin convoque des êtres venus d’une autre planète afin de nous alerter sur le danger de continuer dans cette voie délirante d’égoïsme – « Prendre soin des hommes ». Climat et pollution ont aussi droits à leur lot d’alertes : régions entières désertées faute d’eau courante, villes abandonnées (« Les Bulles de Yuanyuan »), pollution omniprésente (« Les Migrants du temps »). Rien n’échappe à son constat amer. Mais positif, car il n’imagine pas que l’humanité abandonnera : toujours en lutte, toujours en recherche d’une solution. Même si cette dernière peut s’avérer pire que le mal. On ne pourra pas accuser Liu Cixin de candeur ou de naïveté.

Bonne idée de cadeau de Noël, Les Migrants du temps offrent un panorama plus homogène que le premier opus, tant par la qualité que par les thèmes, du travail de la star chinoise, et nous prouvent sa valeur en tant que novelliste. D’ailleurs, pour les plus jeunes (ou non), les éditions Delcourt proposent de leur côté « Les Futurs de Liu Cixin », une série de BDs adaptant certaines nouvelles de ces recueils. Le combo gagnant !

Les Galaxiales, l'intégrale

Si l’on évoque une histoire future en SF, le nom de Robert A. Heinlein vient aussitôt à l’esprit. D’autres fresques chronologiques de l’histoire de l’humanité ont marqué les imaginations : des Chroniques martiennes de Ray Bradbury à Demain les chiens de Clifford D. Simak, en passant par les « Seigneurs de l’Instrumentalité » de Cordwainer Smith. Mais quid des auteurs français ? Michel Demuth, écrivain, traducteur, éditeur, s’y est attelé dès 1964. Aiguillé par Alain Dorémieux, il envisage un cycle ambitieux, complet, s’étendant sur près de deux mille ans. Les titres et les places des nouvelles dans la chronologie étaient prêts. Ne restait qu’à trouver le temps et l’inspiration de tout rédiger. Le premier lui a hélas manqué : Demuth est mort avant d’avoir pu achever son grand œuvre. D’où l’idée réussie du Bélial’ de confier la rédaction des textes manquant à plusieurs auteurs français, Ugo Bellagamba, Christian Léourier, Richard Canal ou Joëlle Wintrebert, pour ne citer qu’eux. Et la greffe a pris : les nouvelles s’incluent parfaitement dans l’ensemble, reprennent les thèmes premiers du cycle et se permettent même de citer des personnages ou des situations entraperçus dans les récits de Michel Demuth, renforçant ainsi la cohésion de l’ensemble.

Les Galaxiales, ce sont des textes incisifs et vifs au début, poétiques et plus touffus vers le milieu (à la limite de certaines expériences surréalistes), qui parlent de personnages et, à travers eux, de la société, de l’humanité, de son expansion, de ses crises. Chez Michel Demuth, tout passe par le petit bout de la lorgnette : on découvre l’évolution de son histoire en filigranes, derrière la vie de ses protagonistes. Car l’histoire du futur bâtie par ce grand écrivain est avant tout une série d’instantanés, d’évènements vécus par des individus. Qui changent leur vie avant de changer la société. Qui bouleversent leur existence avant de faire évoluer celle de millions d’autres. Une histoire à l’échelle humaine.

Mais une histoire originale et exotique, où les planètes nouvelles bénéficient du traitement typique des années 60 et 70, avec force descriptions colorées et fantasques, force plantes étranges et créatures dangereuses. Dépaysement garanti. Où l’humanité se répand à travers les étoiles et crée de nouvelles civilisations, plus jeunes, ambitieuses, avides de conquêtes. Où les conflits sont multiples, les inventions nombreuses, les morts innombrables. Où la religion reprend du poil de la bête et renforce son influence. Où le plaisir est, comme toujours, un moteur universel. Un panorama parfait et désabusé des passions humaines.

La seule histoire du futur française était incomplète. Cette erreur est à présent réparée. On peut désormais s’offrir un voyage passionnant à travers le temps et l’avenir de l’homme. Et tout cela protégé dans un écrin de la collection « Kvasar » illustré par Philippe Druillet himself, avec mise en couleurs de Nicolas Fructus. Ça envoie du lourd ! Alors, franchement, que demander de plus ?

Chien 51

La littérature dite blanche, ou mainstream – en tout cas pas SF –, se pique d’Imaginaire de façon appuyée depuis quelque temps… Inutile de revenir sur le prix Goncourt, Hervé Le Tellier. De nombreux autres exemples fleurissent sur les tables des librairies. Laurent Gaudé, figure notable de la littérature française depuis une bonne vingtaine d’années, passe lui aussi de l’autre côté du miroir. Mais sous des habits de « normalité » puisque son roman, Chien 51, ne paraît pas dans la collection dédiée, « Exofictions », d’Actes Sud, mais en littérature française tout court. Pourtant, on y retrouve une brassée de thèmes classiques de SF et de polar.

Zem Sparak habite une mégapole privatisée appartenant à la compagnie GoldTex, capable d’acheter des pays en faillite. Le premier d’entre eux a été la Grèce. Comme l’avaient fait les Romains en leur temps, les nouveaux propriétaires expulsent les habitants du pays et les regroupent dans une gigantesque cité. Mais, question de rentabilisation et d’optimisation (pas fiscale, quoique !), GoldTex les répartit selon leurs qualifications et les besoins sociétaux. La mégapole est divisée en trois zones : la 1 est réservée à l’élite, la 2 aux privilégiés, et la 3 au tout venant (d’ailleurs, aucun dôme ne la protège, elle). C’est là que vit Zem Sparak, un policier, ou plutôt un « chien », le petit toutou à son maitre, tout juste bon à obéir aux ordres les plus dégradants, à effectuer les tâches les plus basses. Dans la lignée des flics pourris et des privés dépressifs, il traîne son mal-être à travers la zone, s’adonnant toujours plus à une drogue capable de le ramener dans l’ancienne Athènes où il se sentait libre, où il se pensait encore humain à part entière. Mais un meurtre va tout changer : le corps d’un homme a été retrouvé. Et – surprise – il a été éventré et ses implants haut de gamme dérobés. Qui était-il ? Que faisait-il là ? Des questions qui conduiront Zem dans les arcanes du pouvoir, en pleine élection, mais aussi dans la fange la plus putride, au contact de malfrats abjects.

Chien 51 ne va pas bouleverser le panorama de la SF française. S’il est bien construit et agréable à lire, il s’apparente à nombre d’histoires déjà lues et il frôle parfois les limites de la caricature : ce monde ne laisse décidément aucun espoir. Rien de novateur, si ce n’est de retrouver des thèmes d’Imaginaire dans un roman hors collection dédiée. Pour les lecteurs de la Bifrosty, cela peut servir de hors d’œuvre, à la rigueur, tant la plume est habile. Gageons que les novices du domaine, eux, s’émerveilleront…

Ça vient de paraître

Au-delà du gouffre

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 120
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