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On est bien seul dans l’Univers

Avec plus de soixante ans de carrière, Philippe Curval est un des géants français de la SF. Il publie toujours, pour notre bonheur, des romans : Juste à temps en 2013 ou, en 2016, un récit en partie autobiographique, Les Nuits de l’aviateur (tous chez La Volte, éditeur fidèle s’il en est). Mais les nouvelles sont plus rares. Aussi, la parution de ce fort volume de vingt-et-un textes, plus toujours disponibles, dont un inédit, est une chance à ne pas laisser passer pour l’amateur. Simon Bréan ouvre le bal avec une préface savante, mais abordable et pertinente. Le fidèle et précieux anthologiste, Richard Comballot, le clôt dans une brève postface expliquant ses choix. Sans oublier un court texte de l’auteur intitulé « Écrire » : deux pages remplies d’enseignements sur les techniques de Philippe Curval et son rapport à l’écriture.

On est bien seul dans l’univers nous offre un panorama, sinon complet, du moins très vaste (de 1975 à nos jours) et très riche de la dimension nouvelliste de l’auteur : les thèmes qui lui sont chers, mais aussi son goût pour la forme, la belle phrase. Car Philippe Curval est un écrivain à part entière, soucieux, non seulement de la conduite d’un récit, mais aussi de la manière de nous entrainer dans ses rêveries. Convaincu que les mots importent par leur sens mais aussi par leurs sonorités, il se régale d’allitérations et d’assonances, créant ainsi un univers sonore propice à la plongée narrative. Il hypnotise, en quelque sorte, son lecteur et l’embarque dans un monde où les sens sont mis à contribution, exacerbés.

La vue, par exemple, est questionnée dans « Un voyage objectif » par l’intermédiaire de la photographie (avec le petit parfum suranné des pellicules photo et de leur développement). Mais aussi quand Decroux, le personnage central de « Regarde, fiston, s’il n’y a pas un extraterrestre derrière la bouteille de vin », se trouve obligé de flirter avec le coma éthylique pour voir et donc dialoguer avec un être venu d’une autre planète (au passage, dans cette nouvelle à la version initiale datant de 1975, Betamax et magnétoscopes sont devenus DVD et lecteur-graveur). L’odorat, le toucher et le goût, surtout, sont à la base des relations avec les autres, humains ou extraterrestres : l’œil est impuissant à réellement les comprendre. Il faut plutôt les sentir, les effleurer, les goûter, voire les ingérer. Ainsi seulement, on peut entrer en communication avec ses semblables ou de parfaits étrangers, comme l’expérimentent Phil Wagner dans« Le Sourire du chauve » ou le narrateur de « La Nécropole enracinée ».

D’où l’importance de la sexualité dans l’œuvre de Curval. Le corps est parole, le corps est lien avec l’autre. «  Parlez-moi d’amour » sublime les fantasmes jusqu’à la mort, tandis que les relations sexuelles sont sources de tensions meurtrières parce que limitées dans le temps pour les protagonistes de« Passion sous les tropiques ». Quant aux narrateurs de « L’Arc tendu du désir » et de « L’Enfant-sexe », aimer implique se donner entièrement, pleinement, totalement.

Mais se limiter à cet aspect charnel serait oublier bien des richesses chez un auteur curieux de découvertes, curieux de l’autre sous toutes ses formes. Le rapport au temps, par exemple, traverse plusieurs nouvelles. Tandis que « L’Homme qui s’arrêta » l’utilise comme simple dimension, « Perdre son temps » et « Au tirage et au grattage » interrogent sur la relation à la mort, le côté fini de l’existence, le désir d’immortalité. Et « Deathbook » et « Debout, les morts ! Le train fantôme entre en gare » envisagent même, de manière différente, la vie après la mort : que devenons-nous ? Pouvons-nous encore communiquer (toujours ce lien à l’autre) avec les vivants ?

Aux connaisseurs de l’œuvre de Philippe Curval, ce gros recueil sera une piqûre de rappel bienvenue. Aux autres, passés à côté, On est bien seul dans l’univers s’impose comme une nécessité, tant cet auteur offre une palette colorée, odorante, sensuelle, en un mot, enthousiasmante.

2312

Dans trois cents ans, l’humanité aura domestiqué le système solaire. Certaines planètes (Mars) seront terraformées, d’autres (Mercure) seront habitées de façon atypique : une ville mobile glissant sur des rails pour échapper à la fournaise du soleil. Pour se déplacer entre ces mondes ? Rien de plus simple : des astéroïdes forés, transformés en terrariums, vous permettent de vous occuper pendant le voyage – paysage arctique, savane, mais aussi vaste lupanar offrant des expériences sexuelles débridées. Vous trouverez votre bonheur dans la diversité de ces vaisseaux de pierre. Quant à l’apparence physique, faites votre choix. Vous êtes un homme, mais ce sexe ne vous convient pas tout à fait ? Aucun problème ! Devenez une femme, ou faites-vous greffer des organes des deux sexes. Votre corps est un champ d’expérimentation à part entière, dont vous pourrez qui plus est profiter longtemps : l’espérance de vie se compte en siècles.

Un tableau en apparence idyllique. Mais à l’équilibre soudain remis en question : un meurtre a été commis. Alex n’est pas réellement morte d’une maladie, comme on le prétendait. Et les conséquences de cette découverte prennent des proportions gigantesques, incalculables. Est-ce un complot à une échelle insoupçonnée ? Swan veut comprendre pourquoi sa parente a disparu ainsi… et se lance donc à la poursuite d’indices à travers le système solaire, sautant de monde en monde.

Kim Stanley Robinson est connu pour la qualité de ses recherches, pour la précision des mondes imaginés, pour la pertinence de ses réflexions sur notre avenir : bouleversements climatiques dus à l’homme, envol pour l’espace. Le « Cycle de Mars » a marqué, par sa richesse et sa puissance évocatrice, nombre de lecteurs. C’est dire l’attente créée par 2312, présenté comme son grand œuvre, et qui paraît chez nous six ans après son dernier bouquin, Le Rêve de Galilée. C’est dire la déception devant ce pavé indigeste. Mais que lui a-t-il donc pris ? Si l’univers décrit est enivrant, si certains passages nous projettent avec force sur Mercure ou sur une Terre en perdition, le roman en lui-même est une torture, tant le rythme est bancal, voire inexistant. Une série de scènes, même enchanteresses, ne fait pas un livre. Il faut un souffle, ou, au minimum, une histoire. Et Kim Stanley Robinson semble se moquer totalement de son propre récit. Il met toute sa force dans le portrait de son monde, mais oublie la narration. Et avec elle ses personnages : Swan, malgré son exubérance, laisse totalement froid. Tout comme le Titanien Wahram ou l’inspectrice Jean Genette. Et les pauses insérées entre les chapitres, telles les listes à la Dos Passos, ne font que rajouter à cette impression de grand fourre-tout.

Le résultat est une sensation d’immense gâchis. On aurait tant aimé pouvoir se laisser embarquer dans cette évocation d’un avenir si pensée, si maitrisée. On peut toujours piocher quelques passages magiques, trouver quelques sujets de réflexion sur la direction prise par nos gouvernants et nous-mêmes. Mais se lancer dans la lecture in extenso de 2312, franchement, non.

Le Sultan des nuages

Dans ce lointain futur, des consortiums privés régissant les transports spatiaux ont colonisé le système solaire. Malgré la chaleur et l’atmosphère acide, l’humanité prospère sur Vénus à bord de villes flottantes positionnées à une idéale distance de la surface. Plusieurs milliers d’entre elles appartiennent au même empire industriel de Nordwald-Gruenbaum, fruit de l’association de deux familles qui avaient trouvé dans le mariage le moyen d’empêcher une concurrence néfaste à leurs intérêts. C’est la raison pour laquelle l’actuel descendant, encore adolescent, Carlos Fernando Delacroix Ortega de la Jolla y Nordwald-Gruenbaum, ne jouira de son héritage que s’il se marie, perspective qui suscite les convoitises des autres familles.

Répondant à une invitation de sa part, Léa Hamakawa, belle et froide écologiste de retour d’une mission sur Mars, et David Tinkerman, le technicien et pilote secrètement amoureux d’elle qui l’accompagne, ignorent tout de ces obligations, de même qu’ils méconnaissent les us et coutumes de cette société qui s’est développée à l’écart du reste du système solaire. Personne ne s’empresse non plus de les en informer, pas plus que Carlos ne daigne expliquer à Léa pourquoi il s’intéresse à la terraformation, inenvisageable sur le sol vénusien. C’est du reste la principale question qui intéresse les cités libres, peu désireuses de tomber sous la domination de la puissante famille.

Les dômes et les minarets donnent à la ville une coloration orientale, mais ce qui fascine surtout sont les aspects de cette société aérienne. Il est évident que Geoffrey A. Landis, spécialiste à la NASA de l’exploration de Mars et Vénus, et des technologies qui lui sont liées, notamment dans le photovoltaïque, a soigné les détails de son univers. On assiste ainsi à une sortie en kayak qui se déplace au milieu des nuages comme un surf sur les vagues.

En comparaison, l’intrigue a un côté naïf et désuet, qui rappelle les récits de Jack Vance pour la présentation de cultures exotiques, ou les intrigues de Poul Anderson menées au pas de charge. Le ton alerte et l’absence de temps mort détournent d’ailleurs l’attention de quelques problèmes de crédibilité, comme l’absence de guerres, impensables en raison de la fragilité de l’habitat, alors même que des intrigues de palais et des projets hors normes les justifieraient. Il est également difficile de croire que les visiteurs soient à ce point ignorants et indifférents de la société vénusienne (c’est par ennui, lors du voyage, que David entreprend de lire une histoire de la colonisation de la planète) et que personne ne les informe de ce à quoi ils s’engagent en raison de cette méconnaissance des usages. Cette petite réserve n’impacte nullement l’ouvrage, par ailleurs lauréat du prix Sturgeon 2011, mais fait simplement regretter que la brillance et l’originalité des idées n’ait pas été davantage développé.

Est-il besoin d’encore signaler que les couvertures d’Aurélien Police sont de toute beauté ? Non, mais il convient de signaler qu’elles contribuent grandement à l’identité de la collection « Une heure-lumière ».

Interférences

Briddey, employée dans une firme de smartphones, va bénéficier avant ses fiançailles avec Trent, séduisant cadre de la boîte, d’une AEC, intervention cérébrale permettant à chacun d’éprouver les émotions de l’autre. Au sein de l’entreprise, seul C.B. Schwartz, génial bricoleur au style négligé, original bougon peu apprécié de ses collègues, relégué au sous-sol de l’entreprise, où les portables ne passent pas, lui déconseille cette opération. Sa pesante et omniprésente famille s’y oppose également, car elle espérait un mariage avec un Irlandais, mais Briddey passe outre.

Évidemment, rien ne se déroule comme prévu : Trent, impatient de réaliser cette communion d’esprit, s’inquiète de ne rien ressentir, tandis que Briddey, paniquée, découvre qu’elle est en contact avec un autre, qui plus est par un lien télépathique. C’est le début d’une réaction en chaîne qui fera d’elle le réceptacle des pensées de tout le monde, au risque de la folie, si elle n’apprend pas à se protéger de cette invasion mentale, laquelle ne serait pas liée à l’AEC proprement dite…

Dès le départ, le ton est donné : il s’agit d’une comédie proche du théâtre de boulevard, qui accumule les interruptions et les quiproquos pour dynamiser une intrigue sans épaisseur. De fait, elle repose sur les dissimulations qui deviennent mensonges, anodins à l’origine, mais finissent par créer des situations intenables. L’ambiance survoltée qui domine le récit s’appuie dès lors sur un sentiment d’urgence le plus souvent factice, proprement épuisant.

Les intrigues basées sur des pouvoirs psi, surtout télépathiques, en vogue dans les années 40 et 60, avec notamment la psionique campbellienne, étaient tombées en désuétude en science-fiction. Aussi, cherchant à dominer son sujet pour mieux le justifier, Connie Willis effectue un tour d’horizon de cas limites, depuis les voix qu’entendent les mystiques et les malades mentaux jusqu’aux expériences de laboratoire comme celles de Rhine. Ce faisant, elle ne le renouvelle en rien. Pis, elle ne tient pas compte des avancées en neurosciences et cognition sur les processus de la pensée, préférant s’en tenir à une conception simpliste de la télépathie, proche d’un échange téléphonique (allô, je te réveille ? t’es où ?), qui assoit définitivement son roman dans le registre du divertissement.

Le roman est bien sûr une critique de la société de communication qui enferme tout un chacun dans une sphère électronique saturée d’e-mails et de SMS ne laissant aucun instant de répit, prélude à l’enfer ultime que serait l’implant « télépathique ». La conclusion selon laquelle il n’est pas souhaitable de lire dans l’esprit de son entourage ne surprendra personne. Reste qu’évoquer l’ensemble des conséquences indésirables à la faveur d’intrigues intimistes ne contribue pas à sauver un roman excessivement bavard. Si les longueurs dont Connie Willis est coutumière favorisent, dans ses récits de voyage temporel, l’immersion dans la période historique considérée, elles se révèlent pesantes dans un cadre contemporain qui multiplie, comme un clin d’œil au lectorat visé, les références à des stars du show-biz et de la télé-réalité.

Qu’on se rassure : Connie Willis n’a rien perdu de son sens de la narration ; elle sait mieux que personne transformer une scène banale en véritable page-turner. Il n’est d’ailleurs pas exclu que le roman soit un jour adapté en téléfilm diffusé pour les fêtes de fin d’année. Mais ce savoir-faire ne peut rien face au choix d’un sujet aussi galvaudé et à son traitement dans le cadre d’une comédie romantique.

L'Exégèse T2

[Critique du premier volume par ici.]

Il y a, un peu avant la moitié de l’ouvrage, un émouvant passage, où Philip K. Dick imagine qu’il questionne Dieu sur ses visions de février-mars 74. Dieu lui dit qu’il est l’infini : tous les raisonnements que l’auteur pourra jamais élaborer ne déboucheront sur rien qu’une pensée saurait enfermer. Chaque proposition de thèse et antithèse se solde par la même réponse : « Me voici ; voici l’infini. » De régressions en nouveaux échafaudages, à chaque illumination, patiemment, Dieu réplique à l’identique. Il le met au défi : « Chaque pensée conduit à l’infini, n’est-ce pas ? Trouves-en une qui n’y conduise pas. »

Rien n’est plus poignant que ces pages où Dick, qu’on suppose infiniment malheureux, s’obstine et recommence sans aboutir à un résultat. Voilà six ans et demi qu’il livre cette formidable bataille intellectuelle, croyant une nuit trouver une solution puis s’apercevant le lendemain qu’un élément de l’hypothèse ne correspond pas. Toute L’Exégèse est traversée d’exclamations comme « j’y suis, j’ai compris, ça y est, c’est évident, c’est extraordinaire, j’en suis convaincu, pas étonnant que, dire que je ne m’en étais pas encore rendu compte », litanie accompagnée d’un retentissant « cette fois ! », qui n’est jamais définitif.

Il s’agit, réellement, d’une tragédie, soit la victoire du destin sur la volonté, dont l’essence est selon lui la collision de deux absolus. Dick repart malgré tout à l’assaut, car il ne trouve intellectuellement aucune satisfaction. Il convoque Heidegger et le Bardo Thödol à la suite des philosophes et des gnoses qu’il a déjà interrogés, y mêle hardiment les présocratiques et le tao de la physique, constructions d’improbables théories traversées d’éclairs de génie, étayées de fulgurantes intuitions sur la réalité comme champ unifié, sur la perception de l’univers comme système d’information, où matière et esprit seraient les facettes d’un seul et même objet, hasardeux bricolages de vacillants édifices conceptuels à la borgésienne profusion. Ils n’en soulignent pas moins l’immensité de sa culture, l’ampleur de la tâche et la douleur métaphysique qui la provoque : « Seul de mon espèce, j’ai choisi de devenir fou en affrontant la souffrance au lieu de la nier. » Car il a, par éclipses, conscience de son désordre mental, avouant qu’il s’agit d’un choix assumé, l’irrationnel étant la seule voie possible pour penser un univers où la causalité n’est qu’illusion.

Il obtient malgré tout, on l’a dit, des réponses partielles, et parvient même à une conclusion en creux, l’aporie de sa démarche devenant la preuve qui la justifie : « Le but véritable de cette exégèse n’est pas de trouver la réponse mais de consigner l’expérience  », celle qui l’a ébranlé dans son être et mis en branle l’extravagant projet : «la quête a autant de valeur que le but de la quête ; la quête est la vie dynamique de l’esprit. (…) J’apprends donc je suis », écrit-il au terme de près de huit mille feuillets. Et c’est au final cette obstination, avec ce qu’elle suppose d’abnégation et de souffrance, qui le restaure dans sa dignité d’homme ; l’héroïsme est la seule attitude permettant de l’emporter sur le tragique.

Cette radicalité est aussi éthique quand Dick refuse la confortable avance d’Hollywood pour rédiger ou autoriser une novélisation de Blade Runner, qui supposait aussi le retrait des« Androïdes rêvent-ils de moutons électriques » à son sens plus chargé de Vérité, afin de pouvoir écrire à la place son dernier opus dicté par l’urgence, malgré un misérable à-valoir. Il voyait dans le « matérialisme pessimiste » le Mal absolu, générateur du tort fait à la vie, dont il voulait racheter l’humanité, expiant dans le même temps les crimes qu’il se reproche, le scarabée torturé dans l’enfance ou le rat qu’il a mal tué, en léguant au monde cette Exégèse qu’il voyait comme un troisième testament.

Sa lecture est passionnante mais exigeante. Elle est aussi éprouvante, à vouloir suivre la superposition aberrante de constructions intellectuelles et leur interprétation sans cesse mouvante, mais elle reste une aventure intellectuelle aussi brillante que roborative.

Aussi, ce n’est pas sans compassion qu’on voit Dick, terrassé par la lassitude, reconnaître n’être arrivé à rien au terme de vingt ans de réflexion, puis écrire à nouveau, quelques jours avant son décès : «Bien. Recommençons de zéro pour la milliardième fois. »

Lui qui se voyait Prométhée n’aura été que Sisyphe. Un semblant de sérénité apparaît cependant dans le dernier quart, le sentiment de n’avoir pas accompli ces efforts en vain. Aussi peut-on conclure avec Camus : «  Il faut imaginer Sisyphe heureux. »

Pour ce que cette somme lui a coûté, on réserve à Dick admiration et tendresse.

Certains ont disparu et d'autres sont tombés

Joël Lane (1962-2013) est un auteur peu connu par chez nous – deux nouvelles et un article traduits, article qui plus est paru dans Phénix, une revue belge (et réduite à l’état de webzine depuis longtemps)… Il n’en est pas moins un écrivain reconnu par ses pairs, poète et critique, auteur de deux seuls romans mais de quelques deux cents nouvelles, lauréat d’un prix World Fantasy et de deux British Fantasy. Jean-Daniel Brèque, qui n’est pas seulement le traducteur, mais le compilateur de ce recueil, dit que ses connaissances appréciaient son intelligence, sa sincérité, sa générosité et son intégrité, qualités qu’on retrouve dans cette trentaine de nouvelles.

On y relève un sens certain du macabre et de l’horreur urbaine. Il est indéniable que l’auteur écrit en direction des opprimés et des défavorisés, ceux dont on n’entend jamais la voix. Ce n’est pas seulement l’ère de Margaret Thatcher qu’il met en scène, mais celle, bien contemporaine, de l’Angleterre des friches industrielles abandonnées, des licenciements, des enfants des rues et des hôpitaux sans moyens ( « Pour leurs propres fins »).

Les symboles jouent un grand rôle dans ces récits, ils suffisent à donner une coloration fantastique ou mythologique avec des versions contemporaines de Moloch ou du Minotaure. Symbole d’enfants imprudents, les papillons de nuit se précipitant dans la bouche d’un jeune homme ( « D’autres sont tombés »), mutilations volontaires, cicatrices des ailes d’un ange (« Albert Ross ») ou marques de reconnaissance de gens à la dérive, coupures de rasoir contre brûlures de cigarettes, qui voient dans la scarification «autant de raisons que de cicatrices » et dans la peau «le lieu où se rejoignent monde intérieur et monde extérieur » ( « La Dernière Galerie »).

La souffrance est omniprésente, essentiellement psychologique, causée par des disparitions tragiques génératrices de fantômes, mais surtout par un mal de vivre faite d’errances et de rencontres sans lendemain, d’addictions multiples, alcool notamment, vodka souvent, drogue également, avec son pourcentage de prostitution, de délinquance et d’avilissement, qui expriment une lassitude de la vie, la désespérance sur fond de crise économique. La cruauté n’est plus l’apanage des créatures fantastiques, comme l’exprime si justement un des derniers vampires : «La nuit n’est plus à nous, la nuit c’est vous » ( « Derrière le rideau »). De même, quand un nécrophage assumé apprend que sa collègue de bureau s’est suicidée en raison de la pression au travail, il observe que lui, au moins, ne se nourrit pas de vivants. Le Moloch contemporain est la grande machine broyant les ouvriers nus qui, sur fond de fermetures d’usine, lui vouent à présent un culte («  Réveil dans Moloch »). Image forte de ce grignotage des chairs humaines, les antigens, créatures récurrentes qui arrachent aux plus faibles l’organe, poumon, foie, qui les emportera ( « Sans Esprit : toujours la dépression »). Les policiers plusieurs fois mis en scène ne sont pas des redresseurs de torts mais les témoins de la nécrose urbaine. « Certains ont disparu » indique clairement la cause de ce marasme : «  Le contraire de l’amour, c’est l’indifférence. » Souvent, le suicide est la porte de sortie que choisissent ceux qui ne savent comment lutter (« Un Chant d’hiver »).

Joël Lane est un auteur engagé dont les récits sordides sont autant de dénonciations d’une société sans âme ni dignité, seule responsable des cruautés et des drames qu’elle suscite chez les plus fragiles. On trouve, derrière ce lot de misères humaines, de la tendresse et de poignantes étreintes, comme ce marin qui retrouve, pour une nuit, son amant disparu en mer. Si l’auteur n’a jamais caché son homosexualité, comme en témoignent nombre de récits, il met en scène avec la même subtilité et une égale justesse tous ses personnages, un talent qui est d’abord la preuve de sa grande humanité. Des titres comme « Le Dernier Cri », « Ma voix déjà se meurt » illustrent son désir d’offrir sa plume à tous les déshérités.

C’est une plume riche, par la densité du récit et la concision de la phrase. La narration est parfois âpre, jamais dénuée de poésie, même si cette grande qualité d’écriture est volontiers mise au service d’un récit aussi efficace et brutal que la colère qu’il exprime. Il faut remercier Jean-Daniel Brèque qui a su, à travers ce recueil, faire entendre la voix de cet auteur disparu pour qu’il ne tombe pas dans l’oubli. Chapeau bas — et un accessit spécial au (micro)éditeur Deampress. com, auprès duquel on commandera directement le présent ouvrage sur son site internet, faute de le trouver en librairie

24 vues du Mont Fuji, par Hokusai

« Kit est en vie, alors qu’il est enterré près d’ici ; et je suis morte, même si je regarde les traînées de nuages rosâtres du crépuscule au-dessus de la montagne lointaine… » La première phrase, d’une intrigante contradiction, donne le ton du récit. Afin de faire son deuil, Mari entreprend un pèlerinage insolite, emportant avec elle un ouvrage contenant vingt-quatre des Trente-six vues du Mont Fuji d’Hokusai (qui en comprend quarante-six) pour retrouver l’emplacement de leur composition et le comparer avec le XIXe siècle. Mais de quel deuil s’agit-il ? La narratrice annonce d’emblée qu’elle vient pour tuer et que cette quête à la fois physique et symbolique, erratique en apparence, si elle est le moyen de comprendre ce qui s’est passé, constitue aussi le cheminement indirect qu’elle a choisi pour atteindre son but.

Les estampes sont donc le moyen et la clé, comme l’illustre la première du récit, un artisan à l’intérieur du cercle parfait du tonneau en cours d’assemblage, à travers lequel se distingue le triangle du mont Fuji : chacun des courts chapitres s’orchestre autour d’une de ces vues. Prises depuis des lacs ou la mer, des collines ou vallées environnantes, elles représentent le mont à différentes saisons ou moments de la journée. Son éloignement est souvent tel que sa présence est anecdotique dans l’illustration, davantage centrée sur les activités humaines, pêche, scierie, transport de marchandises ou pose de tuiles. Il est pourtant impossible de l’ignorer, tant il investit le paysage de sa présence discrète mais insistante. C’est d’ailleurs lui que l’on cherche d’une estampe à l’autre, de même que Mari guette à chaque instant qui l’espionne ou la suit.

Par accumulation, la succession des scènes finit par mettre en évidence la fragilité de l’homme face à la nature, son opiniâtreté aussi devant des forces qui le dépassent mais contre lesquelles il n’abdique pas, qualités qui sont aussi celles de Mari face à un adversaire quasi omnipotent. Le récit, qu’il ne convient pas de déflorer ici, car il doit, par capillarité, imprégner tout un chacun, distille les mêmes impressions : le pèlerinage en apparence bucolique laisse planer une menace qui explique la nécessité pour Mari de se cacher, d’éviter les réceptions hôtelières dévolues à un univers numérique à la fois proche et lointain, à l’image de l’omniprésent mont Fuji. Ce que Mari cherche à fuir et combattre se manifeste à travers des détails dans le paysage qui dénaturent la vision qu’elle en a et son rapport à la nature. Tout est dit, rien n’est dit : au lecteur de cheminer de concert pour laisser affleurer la vérité.

C’est un récit tout en finesse et en sensibilité que Zelazny propose, à l’image des estampes qui l’ont inspiré. Ajoutons à cela une comparaison entre passé et présent enrichie de considérations littéraires très variées, Chaucer, Rilke, Lovecraft, Cervantès ou Dostoïevski apparaissant comme autant de coups de pinceau parachevant le tableau – quand ils ne font pas l’objet d’emprunts directement inclus dans le texte.

S’il n’est pas étonnant que la novella ait été finaliste du Nebula et lauréate du Hugo en 1986, il faut se demander pourquoi, alors que l’auteur a toujours été bien considéré en France, il aura fallu attendre trente ans pour la voir traduite. Sous une belle couverture d’Aurélien Police, Le Bélial’ répare ici une injustice patente.

Autorité

D’une certaine façon, ouvertement décalée, Autorité commence là où Annihilation (le premier volume de la «  Trilogie du Rempart Sud ») s’arrêtait. La douzième expédition dans la zone X s’est soldée par un échec retentissant. Qui est mort, qui a survécu ? Même cette double question pose problème. Arrivé à Rempart Sud, John Rodriguez commence par se faire appeler Control (on se croirait alors dans une de ces excellentes séries d’espionnage, mâtinées de science-fiction, des années soixante, tels Le Prisonnier et Chapeau Melon et bottes de cuir). John/Control va donc découvrir le Rempart Sud : son architecture en U, sa sous-directrice récalcitrante, l’équipe de scientifiques qui y travaillent, ses documents en relation directe avec la zone X et ses trois « prisonnières ». Dans le lot, John s’intéresse tout particulièrement à la biologiste.

Annihilation évoquait violemment Stalker des frères Strougatski, une version forestière et pluviale du classique russe. Autorité et ses fougères en point d’interrogation font penser à un autre roman des Strougatski, un autre classique de la SF russe : L’Escargot sur la pente, où l’Administration est en charge de l’étude d’une mystérieuse et parfois incompréhensible forêt.

Autorité souffre un peu des mêmes défauts qu’Annihilation, mais ce second roman est presque deux fois plus long ; une longueur qui paraît À la lecture totalement injustifiée. Les deux cents trente premières pages racontent peu ou prou l’arrivée de John à Rempart Sud, l’action (si l’on veut) ne commençant qu’après cette longuette introduction. Et si la suite (pages 230 à 336) gagne en intérêt, c’est parce que l’auteur distille à un rythme régulier (à défaut d’être soutenu) des révélations sur la zone X, John, Central, etc. Il ne se passe rien ou presque avant les cinquante dernières pages (partie « Après-vie ») qui sont, d’un seul coup, extrêmement denses, mais aussi très réussies. Autre défaut commun aux deux premiers romans de la trilogie : l’hétérogénéité du style. L’auteur alterne prose soutenue (voire magnifique, dès que la nature est de la partie) et littérature de gare. Certains passages « espionnage » sont un peu ridicules et il ne suffit pas de reprendre certains ressorts de John Le Carré pour faire du John Le Carré.

Les amateurs d’action échevelée pourront sans mal rester à l’écart de la zone X ; quant à ceux qui aiment les romans d’ambiance, les romans étranges qui posent bien plus de questions qu’ils n’apportent de réponses, ils pourront à moindre coût lire Annihilation en poche et se faire leur petite idée sur cette trilogie paradoxalement aussi intéressante que surévaluée.

Le Mariage entre les zones Trois, Quatre et Cinq

Les Mariages entre les Zones Trois, Quatre et Cinq de l’écrivaine nobélisée Doris Lessing forme le deuxième volume d’un cycle intitulé « Canopus dans Argo : Archives  ». Initiée par Shikasta (cf. Bifrost n°85 et sa critique au lance-flamme), cette série compte au total cinq livres dont les trois derniers – jusque-là inédits en français – sont annoncés chez La Volte pour 2018 et 2019. Doris Lessing y a développé un univers singulier, agrégeant en une marqueterie fictionnelle complexe des emprunts aux littératures dites blanches ainsi qu’à celles de l’Imaginaire. Et en effet, ce Mariages entre les Zones Trois, Quatre et Cinq combine en un même espace romanesque introspection psychologique la plus fine, science-fiction à la dimension allégorique assumée et fantasy d’inspiration ethnologique plutôt que mythologique. Soit une entreprise transgénérique qui n’est pas sans entretenir quelque parenté avec celles développées par Ursula K. Le Guin ou bien encore Jacques Abeille, l’une dans le « Cycle de Terremer », l’autre dans celui des «  Contrées  ».

Plus précisément, Les Mariages entre les Zones Trois, Quatre et Cinq dépeint ce qui pourrait aussi bien être une planète lointaine que notre Terre en un temps indéterminé, à la surface de laquelle des peuples s’organisent en Zones. Ces sortes de pays n’ont d’autres toponymes que des chiffres à l’instar des Zones Deux, Trois, Quatre et Cinq apparaissant dans le roman. Si chacune d’entre elles s’administre selon des règles sociales et politiques propres, toutes sont cependant soumises à une autorité lointaine mais impérieuse : celle des Pourvoyeurs. Relevant apparemment plus d’entités extraterrestres que de principes divins – Doris Lessing reste fort évasive à leur propos… –, les Pourvoyeurs interviennent parfois dans les affaires des Zones pour en (ré)orienter le devenir. C’est ainsi qu’un jour Al.Ith, souveraine de la Zone Trois, et Ben Ata, roi de la Zone Quatre, se voient signifier l’ordre de convoler en justes noces. Puis un autre mariage sera bientôt ordonné entre, cette fois-ci, Ben Ata et Vahshi, maîtresse de la Zone Cinq.

Si ces décisions des Pourvoyeurs ne s’accompagnent d’aucune explication, ces unions sont bientôt interprétées comme une possible réponse au mal obscur frappant de langueur la végétation, la faune, de même que les habitants des trois Zones. On y constate en effet que depuis quelques temps les plantes perdent en vigueur, tout comme les animaux et les humains aux fécondités en berne. Un étiolement qui tient, peut-être, au clivage strict qui préside à la géopolitique régissant les rapports entre les Zones. Chacune vit en effet repliée sur elle-même, sûre de la supériorité de son modèle civilisationnel et ne portant au mieux qu’un regard méprisant sur sa voisine. À moins qu’elle n’entretienne avec elle une guerre chronique dont les combats ne se déroulent qu’après que les combattants se soient équipés de systèmes respiratoires appelés « boucliers ». Car l’atmosphère des Zones voisines est considérée comme littéralement irrespirable…

C’est donc à la rencontre de l’autre que sont contraints de partir les protagonistes de ce roman. Et ce au sens large du terme car l’altérité à laquelle sont confrontées Al.Ith, Ben Ata et Vahshi touche aussi bien à l’identité culturelle qu’à l’identité de genre. Certes complexe, souvent même douloureuse, l’entreprise s’avèrera in fine salvatrice pour les souverains comme pour les peuples des Zones. Car, là encore à l’instar de Ursula K. Le Guin et de Jacques Abeille, Doris Lessing use remarquablement des potentialités de l’Imaginaire pour affirmer la fertilité collective et intime du métissage.

Ce qui divise

Suite des aventures de la Spire, cette compagnie de transports interplanétaire dont le premier tome nous contait la naissance, dans un style qui fleurait bon son Robert Heinlein de la grande époque. Pour cette deuxième partie, Laurent Genefort reprend les mêmes et recommence, à quelques détails près. Certains personnages ont changé de rôle, expansion oblige, les aventuriers d’hier sont devenus les gestionnaires d’aujourd’hui, bon gré mal gré, pendant qu’une nouvelle génération d’explorateurs a pris leur place. Ce qui divise continue de mêler récit d’aventure spatiale et intrigues politico-économiques. Au fur et à mesure de sa croissance, la Spire est devenue une cible de plus en plus tentante pour certains, et les enjeux n’en sont que plus dramatiques. Surtout, à ce stade de son évolution, la question qui se pose pour la compagnie est de savoir si elle peut rivaliser avec ses principales concurrentes sans perdre son âme, ce qui fait à la fois sa spécificité et son succès. Question d’autant plus cruciale que les menaces dont elle est la cible viennent de l’intérieur aussi bien que de l’extérieur. Dans le même temps, on assistera entre autres à une révolte d’intelligences artificielles, on ira faire un tour sur un monde dirigé par des fondamentalistes religieux qui feraient passer les Mormons pour de joyeux partouzeurs, et on découvrira un nouveau mystère lié aux fameuses portes de Vangk. Laurent Genefort est toujours aussi à l’aise pour rendre vraisemblable ces virées dans l’espace, sans noyer son récit sous des pages entières d’explications scientifiques ni abuser de jargon pseudo-technologique. Tout cela est parfaitement rythmé et se lit d’une traite. À la fois pastiche de l’âge d’or de la SF américaine (outre à Robert Heinlein, on pense beaucoup à Poul Anderson) et space opera tout à fait moderne dans sa façon de traiter le genre, Spire continue d’être un pur plaisir de lecture qu’on recommandera sans réserve aucune.

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