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Focus La Tour de Garde

Pour les deux ou trois du fond qui n’auraient pas suivi l’actualité fantasy hexagonale de ces dernières années, « La Tour de Garde » est un édifice romanesque bâti à quatre mains par Guillaume Chamanadjian et Claire Duvivier, constitué de deux trilogies subtilement liées mais indépendantes, chacune centrée sur une ville et une galerie de personnages. Après deux tomes 2 chacun plus réussi que le tome 1, il est peu dire que les attentes étaient hautes pour la double conclusion.

Les Contes suspendus s’attache aux pas de Nox et de son meilleur ami Symètre. Suite aux événements désastreux et spectaculaires ayant conclu Trois Lucioles, les deux amis n’ont eu d’autre choix que de quitter Gemina, leur ville natale, immense cité bigarrée en prise désormais avec ce qui s’apparente bien à une guerre civile et un afflux continuel de réfugiés. Un long périple à travers le continent les amène non loin de Dehaven, à la Tour de garde : ce qui donne son nom au jeu le plus populaire des deux capitales est aussi un lieu. Un domaine qui, pour l’heure, est à l’abandon, et nécessite d’importantes réparations… et qui est déjà occupé par une poignée de squatteurs tout droit venus de la capitale septentrionale. Charge à Nox de s’arranger aves ceux-ci, de faire valoir ses droits face à quelque nobliau caractériel, de gérer la venue des réfugiés, de superviser la réparation des bâtiments – en un mot, de transformer la Tour de garde en utopie. Néanmoins, Nox sait également qu’il lui faudra régler les affaires restées en suspens à Gemina, tôt ou tard.

L’Armée fantoche commence quelques semaines avant Les Contes suspendus, alors qu’Amalia et Hirion ont trouvé refuge à la Tour de garde – c’est l’occasion de percevoir les événements du volume de Guillaume Chamanadjian sous un jour différent. Néanmoins, Amalia et son ami ont fort à faire : ils sont toujours recherchés par les forces de l’ordre de Dehaven, suite à l’échec de la révolution, et Amalia cherche à tirer au clair la nature de certains objets magiques. Surtout, de moins en moins lointaine, il y a la menace constituée par cette armée mystérieuse et en apparence invincible. Après avoir mis à sac plusieurs villes proches et suscité un afflux de réfugiés à Gemina, cette armée pourrait bien s’attaquer à Dehaven, si Amalia croit en sa vision. Comment faire pour éviter la dévastation ? Il faudra pour la jeune femme s’éloigner de la Tour de garde, même si, à sa manière, tout se ramène in fine au jeu qui en a hérité le nom.

Au fil de deux volumes plus amples d’une bonne centaine de pages que les précédents, Guillaume Chamanadjian et Claire Duvivier avaient la lourde de tâche de conclure leurs trilogies respectives, tout en les entremêlant juste ce qu’il faut. Délaissant donc en partie les décors grouillants de vie de Gemina ou ceux, moins accueillants, de Dehaven, pour aborder d’autres horizons, les deux auteurs en profitent pour approfondir leurs personnages et leurs relations, sans oublier de lever le voile sur les mystères… et, aussi, de conclure de façon satisfaisante tous les fils d’intrigue laissés en suspens. Si les deux romans semblent chacun marquer le pas dans leur première moitié, la suite se révèle difficile à lâcher dès lors que l’on s’éloigne de la Tour de garde et que les événements se mettent en branle. Questionnant le pouvoir des histoires, celles que l’on se raconte, celles qui nous racontent, Les Contes suspendus s’avère une conclusion à la hauteur des deux premiers volumes. Porté par une héroïne touchante dans sa gaucherie, L’Armée fantoche parachève l’ensemble avec brio.

À l’issue de cette conclusion reste donc une grande interrogation : que Guillaume Chamanadjian et Claire Duvivier nous réservent-ils pour la suite ?

Impatients nous sommes…

La Peste du léopard vert

Le Futur. La famine, la pauvreté ont été abolies, et même la mort n’est plus qu’une contrariété passagère quand la nanotechnologie peut recréer votre corps ravagé et qu’une sauvegarde de votre mémoire et de votre personnalité peut y être placée. Dans ce monde situé quelque part entre ceux de Geoff Ryman, la propre production de Williams (on pense à certains éléments du bien trop méconnu Avaleur de mondes) et Iain M. Banks, on peut adopter une forme simiesque un temps, puis se reconfigurer en sirène pour pleinement apprécier la vie dans les Chelbacheb, un archipel micronésien. C’est ce qu’a fait la protagoniste, Michelle, qui a un don pour fouiller les archives informatiques de notre propre époque et y dénicher les détails qui manquent aux biographes. Et justement, la vie de Terzian, obscur conférencier, qui, brusquement, a émis une théorie révolutionnaire en partie à la base du changement de paradigme socio-économique radical subi par la Terre, présente un trou de quelques semaines cruciales : il fait à Paris un discours mineur, disparaît, revient à Venise… et change le monde. Que s’est-il passé ? C’est ce que Michelle va découvrir dans la trame principale du récit, qui se déroule principalement dans notre présent, tandis qu’une seconde trame, plus subtile (pour ne pas dire retorse) y est enchâssée, concernant cette fois le présent de Michelle, à savoir notre futur – vous suivez ? Car dans cette société post-pénurie de prime abord aussi utopique que celle de Star Trek, dans cet Éden qui semble avoir laissé derrière lui tous les maux de notre triste époque, le serpent s’est, une fois encore, glissé !

Exploitant les doubles trames entrelacées dont la rumeur dit qu’Olivier Girard, le directeur de la collection « Une heure-lumière », serait friand, l’histoire de Terzian est plus stimulante d’un point de vue intellectuel qu’incroyablement prenante, et ce même si la façon radicale dont le paradigme sociétal bascule reste tout à fait fascinante. On commence alors à se dire qu’on a peut-être affaire à un « Une Heure-lumière » mineur (oui, ça existe…), quand l’auteur vient nous cueillir d’une façon à laquelle on ne s’attend pas, et qu’on hoche la tête de satisfaction. Soyons clairs : il ne s’agit pas du meilleur texte de Walter Jon Williams (en dépit de son Prix Nebula), et on ne le placera sans doute pas non plus parmi les titres les plus incontournables de la collection où il prend place, mais il s’agit néanmoins d’un court roman plus que fréquentable. D’ailleurs, si vous l’avez apprécié, vous serez ravis d’apprendre qu’il s’inscrit dans un cycle en cours d’élaboration rassemblant à ce jour deux autres nouvelles, dont « Léthé », traduite en français (et où l’on retrouve un personnage secondaire de La Peste…), un cycle que l’auteur a pour l’heure mis de côté faute d’avoir encore réussi à définir avec une précision qui lui convient un de ses éléments clés.

Chasse à l’homme

Premier roman de Gretchen Felker-Martin, cette dystopie-quasi-zombie a de quoi intriguer, même et surtout quand on sature du post-apo’. Tout en en reprenant les codes habituels (survie d’individus, menace du groupe, menace du monstre, du sang, des viscères, un headcount épatant), un détail détonne d’entrée de jeu : l’épidémie T-Rex qui décime une grande moitié de l’humanité se déclenche à un certain taux de testostérone des individus.

Pourquoi ? On n’en saura rien, et pour cause : l’heure est à la survie de nos deux protagonistes, Beth et Fran. Ces deux femmes trans doivent, pour éviter de se transformer à leur tour, chasser ces monstres assoiffés de sang et de violence, dans une logique d’automédication quasi-cannibale : elles reposent sur leur propre débrouillardise et la complicité d’une amie chimiste amatrice pour produire leurs hormones salvatrices (pour à la fois limiter la production de testostérone et suppléer en œstrogènes). Tout le monde ne l’entend pas de cette oreille, et dans cette nouvelle configuration planétaire, certains groupes TERF (acronyme de Trans-exclusionary radical feminist, une frange du féminisme qui souhaite exclure les personnes trans de leurs luttes) comptent bien établir leur suprématie dans certains territoires, et cela en dézinguant aussi bien du zombie que des femmes trans qu’elles considèrent comme ennemies. La métaphore n’est pas des plus subtiles concernant les violences que subissent les femmes trans (et les personnes trans en général) à ce jour, aux États-Unis comme ailleurs – des violences d’ailleurs en hausse ces dernières années. Mais, comme nous l’avons vite compris, sur cet aspect, le roman est frontal.

Les lignes ainsi tirées, nous sommes bien ici dans un roman horrifique, et des plus cathartique, qui n’oublie pas cependant de créer des personnages fortement attachants. Beth, Fran, Indy, Robbie et quelques autres, dont on suivra les points de vue tour à tour, sont dépeints sans angélisme, avec de nombreux travers et leurs propres contradictions. Les épreuves traversées reconfigureront leurs liens, leurs attaches, dans une violence certaine, car peu leur sera épargné. C’est ainsi avec ces personnages – leurs corps, leurs enjeux intimes mêlés à leur besoin de survivre – que l’autrice nous offre de la subtilité.

Porté par son rythme haletant, Chasse à l’homme possède un goût certain pour la transgression, un humour acide, et une galerie de personnages variés et touchants dans leur complexité face à un monde à l’hostilité sournoise. La question du monstre prend ici une dimension supplémentaire, les protagonistes étant menacées de subir les changements T-Rex ; un écho violent à leurs propres vécus dysphoriques, et qui se double de la violence de leurs semblables. Chasse à l’homme est aussi un roman sur la difficulté à se lier, à se faire confiance, à se reconnaître et s’accepter lorsqu’on est sans cesse confronté à une violence inouïe. Enfin, c’est un roman que l’on lit avec empressement et que l’on referme en sachant garder un certain temps en tête et au cœur les personnages qui l’habitent. Pour un premier roman, c’est une réussite. Vivement la suite !

Le Silex et le Miroir

Nous quittons les territoires amérindiens du superbe et multiprimé Kra : Dar Duchesne dans les ruines de l’Ymr (Bifrost n° 99) pour l’Irlande du xvie siècle, période qui voit l’implantation des Tudors en terre irlandaise, et la résistance des chefs locaux à la domination anglaise. L’Irlandais Hugh O’Neill nourrit le secret espoir d’incarner l’O’Neill des anciennes légendes, le grand roi à venir : nous suivrons ici ses tribulations. Enfant, il est envoyé en Angleterre comme pupille, dans l’intention de parfaire son éducation et d’aider à la pacification du royaume en échange de l’attribution escomptée du comté de Tyrone. Jouissant des faveurs de la Reine, le jeune protégé se voit remettre, par l’intermédiaire de John Dee, un petit miroir d’obsidienne doté de hiéroglyphes conçus par le mage et docteur. Ce talisman permet à la souveraine de connaître les pensées de son détenteur, ce qui achève d’asseoir son autorité sur l’Irlandais. Après sept années passées en Angleterre, Hugh O’Neill est renvoyé en Ulster et va dans un premier temps servir les intérêts de la Couronne britannique. Mais très vite se fait jour en lui l’idée que les rois d’Irlande n’ont pas abandonné leurs terres aux Anglais, que celles-ci appartiennent depuis l’aube des temps à d’autres peuples. À charge pour notre protégé, devenu adulte et investi du pouvoir d’invoquer les Anciens, les Sidhe, de prendre la tête de ce combat et de reconquérir ces terres ancestrales. Il est aidé en cela d’un artefact magique, morceau de silex taillé reçu en héritage. Cette antique magie sera-t-elle toutefois à même de pouvoir réveiller les anciens rois et leurs armées évanescentes, demeurés tapis dans l’ombre des légendes et attendant leur retour?? Ces lointaines races quitteront-elles leurs banquets et leurs danses pour répondre à l’appel de l’insurrection??

Remarquablement documenté sur cette période voyant grandir l’influence des Tudors en terre irlandaise, Crowley offre une subtile alchimie entremêlant histoire événementielle et fantasy. Au regard de son parcours, le Hugh O’Neill historique semble s’être également montré d’une incessante duplicité, laquelle conduisit l’Angleterre et l’Irlande au conflit connu sous le nom de «?la guerre de neuf ans en Irlande », s’étalant de 1594 à 1603. La présence de cette fantasy au sein de la construction narrative s’avère par ailleurs des plus ténue?; seule la mention de quelques manifestations invisibles issues du folklore insulaire, sertie des pouvoirs discrets du miroir en obsidienne et du morceau de silex taillé, révèle cette furtive intrusion. Une présence surnaturelle à l’image du petit peuple : facétieuse. Il nous faudra par conséquent chercher notre plaisir de lecture ailleurs. Et celui-ci de s’affirmer justement dans l’arc narratif proposé par l’auteur, qui voit son héros exposé aux moult vicissitudes de son chaotique et singulier parcours. Mais plus encore dans l’exposition savamment orchestrée qu’il donne à voir du délitement d’une Irlande dont les forces invisibles semblent s’éteindre, leur pouvoir d’action sur le monde des hommes ayant perdu de leur superbe au cours des âges. Le Silex et le Miroir nous conte la fin d’une ère, où le chant du monde ne chante plus pour les Gaëls… Si le récit anglo-irlandais ne saurait concourir avec Kra – doté d’une envergure, d’une force narrative et d’une charge émotionnelle supérieures –, il n’en constitue pas moins une lecture fort recommandable. Et au regard du talent manifeste de Crowley, nous ne pouvons que nous réjouir de voir ses textes à nouveau publiés sous nos latitudes.

Le Dernier des Aînés

Comme le disait Terry Pratchett : « La science-fiction, c’est de la fantasy avec des boulons. » Et comme le rappelait Arthur C. Clarke : « Toute technologie suffisamment avancée est indiscernable de la magie. » Avec Le Dernier des Aînés, Adrian Tchaikovsky s’est amusé à illustrer ces deux affirmations en mêlant les deux genres dans une même histoire racontée à deux voix.

Quand Lynesse donne sa version des événements, le récit se fait fantasy épique avec quête pour défendre le royaume d’un ennemi démoniaque. Quand c’est Nyrgoth, il devient de la SF mélancolique et nostalgique d’un paradis technologique disparu. Comment l’auteur a-t-il réussi ce tour de passe-passe ? Tout simplement en appliquant la recette d’Anne McCaffrey dans La Ballade de Pern. Comme la planète Pern, le monde où vit Lynesse a été, dans des temps lointains, colonisé par l’Humanité qui, confrontée aux difficultés de son nouvel environnement et à l’absence de communication rapide avec la lointaine patrie, a oublié sa technologie et son passé. Seuls certains anthropologues, les fameux Aînés dont fait partie Nyrgoth, s’en souviennent. Ils passent leur temps en hibernation et se réveillent de loin en loin pour surveiller l’évolution de la colonie et envoyer des rapports vers la Terre en restant à distance des autochtones – en théorie. Car en pratique, Nyrgoth a un cœur sensible et l’ennui tenace. Ce qui l’ai poussé naguère à se mêler des affaires locales, et le pousse de nouveau à répondre aux demandes de Lynesse.

Plus que la résolution de la quête, qui aurait peut-être mérité quelques pages de plus, c’est le voyage qui fait tout le sel de ce récit. Et l’incompréhension mutuelle des deux protagonistes qui multiplie les quiproquos, tantôt comique, tantôt dramatique. En effet, durant les millénaires écoulés depuis le début de la mission de Nyrgoth, le langage a évolué et des mots semblables peuvent recouper des concepts complètement différents : le drone ouvrier de l’un est le démon semi-domestique de l’autre, et les faits vécus par Nyrgoth ont été déformés pour devenir des mythes et promesses poussant Lynesse dans son aventure. Une même histoire, deux versions : deux fois plus de plaisir à la lecture ? Certainement.

Méduse

Après Faunes de Christiane Vadnais, publié de ce côté-ci de l’Atlantique en février, les éditions L’Atalante nous proposent cet été la découverte d’un autre roman paru initialement au Québec. Comme son titre l’indique sans ambiguïté, Méduse s’intéresse non pas aux plus gélatineux des cnidaires, mais à la figure de la Gorgone. Encore un roman d’inspiration mythologique ? De fait, on a vu ces dernières années fleurir bon nombre de livres, francophones ou traduits, réinventant la mythologie gréco-romaine sous un jour féministe, de Lavinia d’Ursula K. Le Guin (L’Énéide revue par le prisme d’un personnage très secondaire de l’épopée) à Pénélope, reine d’Ithaque de Claire North (centré sur les années d’attente de l’épouse d’Ulysse). Ici, Martine Desjardins prend le parti d’inscrire le mythe dans un cadre plus contemporain, quand bien même lieux précis et époque demeurent incertains, rattachant le roman au registre de la fable.

Méduse, c’est ainsi qu’on surnomme cette gamine aux yeux si particuliers que tout est fait pour les garder cachés sous une lourde frange de cheveux. Des yeux que l’enfant qualifie de « Diffor-mités », de « Monstruosités », de « Dégoûtanteries », entre autres surnoms dépréciatifs. Opprobre de sa famille, elle est finalement envoyée dans un pensionnat reculé, l’Athenæum. L’établisse-ment est dirigé par une femme, qu’accompagne toujours une vieille chouette, et ses pensionnaires, toutes affligées de divers handicaps, deviennent, une fois par mois, les jouets des prétendus bienfaiteurs de ce lieu lors de soirées où ils laissent libre cours à leurs grotesques perversions. Dès lors, Méduse n’aura de cesse de chercher à accéder à la bibliothèque de l’Athenæum, premier pas vers sa liberté. D’autant que la jeune fille commence à découvrir les pouvoirs de ses yeux…

Mêlant le conte mythologique et le Bildungsroman au fil de chapitres aussi tendres que des uppercuts, Méduse propose une variation sur le thème de la Gorgone, à la fois macabre et grotesque, et surtout puissamment féministe et féminine. Narré à la première personne, le récit se montre aussi saisissant qu’asphyxiant et, qu’on y adhère ou non (notamment sur l’explication de la nature des yeux de la protagoniste, ou l’accumulation de leurs pouvoirs spéciaux), est de ceux qui restent durablement en mémoire.

Le premier jour de paix

Le Premier jour de paix, c’est l’utopie vers laquelle l’humanité tente de s’orienter. Quelques centaines de milliers d’émissaires parcourent une planète piquetée de zones arides et de no man’s lands, un monde ravagé par le changement climatique, en cette fin de XXIe siècle.

Le basculement écologique qui s’est opéré a généré son lot de conflits pour les ressources, en eau essentiellement ; de vastes flux migratoires concentrés en deux grandes périodes – le 1er et le 2e Exode – ont provoqué un effondrement démographique à l’échelle planétaire.

Les deux milliards d’êtres humains survivants ont fait face en remodelant les États mondiaux en quatre Grands Territoires Ouest, Est, Sud et Américain, surnommés les Jitis. Et si les grands conflits planétaires s’en sont trouvés apaisés, si la démilitarisation et le désarmement nucléaire ont finalement abouti, des poches de violence subsistent là où de petites communautés accrochées à leurs terres mourantes tentent de préserver une certaine autonomie…

Une fois ce contexte établi, le roman d’Elisa Beiram va essentiellement suivre deux personnages féminins : une émissaire qui parcourt le monde en résolvant quelques micro-conflits intra et intercommunautaires, et la négociatrice, en charge d’amener les quatre Jitis à signer un accord de paix universelle.

Toute la première partie du récit, consacrée à l’émissaire Esfir, présente une vision résolument positiviste d’un avenir post-catastrophe où tout le monde finit par s’aimer les uns les autres. Pour que les hommes et les femmes du monde cessent de se battre, il suffit de leur expliquer calmement que le conflit c’est pas bien et que la paix c’est quand même plus sympa… Dans cette entame feel-good à base de communication non-violente qui tente de pacifier l’espèce humaine à grands coups de bons sentiments, on peut avoir du mal à adopter la suspension d’incrédulité adéquate ! Mais pour peu que l’on soit prêt à accepter le concept, le récit se révèle agréable à lire, bien écrit, dans un style fluide, où l’action modérée laisse la place aux introspections des personnages. SF cosy.

Oui mais voilà, Le Premier jour de paix fait partie de ces « romans à bascule » où le point de vue du lecteur change radicalement à la suite d’un évènement majeur autant qu’impromptu quelque part aux alentours de la centième page. N’en disons pas plus sur ce rebondissement, afin de ne pas gâcher le plaisir de lecture, mais la deuxième partie, qui est cette fois-ci surtout consacrée au travail d’América Pérez – la négociatrice – donne une nouvelle dimension à une histoire qui semblait jusque-là avoir du mal à décoller. La science-fiction y fait véritablement son apparition, et on a (enfin) envie de connaitre le dénouement !

L’état d’esprit des personnages se complexifie, l’intrigue s’amplifie, et on comprend que toute la question mise en place par le récit va être de savoir ce à quoi pourrait correspondre un premier jour de paix, s’il va être possible d’y parvenir et par quel moyen, et surtout : qu’est-ce qu’impliquera la réussite ou l’échec de cette entreprise ? La réponse aura quelque chose de cosmique et d’incommensurable…

À noter qu’Elisa Beiram propose en fin d’ouvrage une « bibliographie choisie » qui permet de mieux comprendre comment cette idée du premier jour de paix a pris forme dans son esprit.

À mille lieues du cyberpunk et du post-apo, voici un livre qui innove et mériterait peut-être le qualificatif d’irénologie-fiction… Une intéressante réflexion sur le concept de paix universelle.

Yumi et le peintre de cauchemars

Yumi est une Élue du Royaume de Torio. Depuis son plus jeune âge, elle manipule les pierres pour invoquer les esprits afin qu’ils répondent aux besoins de son peuple, qui survit tant bien que mal sous une lumière constante et une chaleur écrasante. Tout le contraire de Nikaro qui vit à Kilahito, une ville enveloppée d’un voile noir. Mais comme Yumi, il travaille au bien-être de son peuple en repoussant chaque jour les cauchemars qui traversent le voile. Armé de ses pinceaux et de ses toiles, Nikaro rend inoffensif ces esprits cauchemardesques pour les éloigner des habitants. Yumi et Peintre (surnom de Nikaro) accomplissent leurs tâches respectives jusqu’au jour où Peintre se réveille dans le monde de Yumi… enfermé dans le corps de cette dernière, qui n’est plus qu’un simple esprit. À partir de cet événement, rien ne va plus. Et quand le corps de Yumi s’abandonne au sommeil… la jeune yoki-hijo s’immisce dans la vie de Peintre mais conserve son apparence à elle, Peintre n’étant plus à son tour qu’un simple esprit dans son monde. Hein ! Comment ? Eh oui, le lien qui les unit échappe à toute logique. Mais ce qui est certain, c’est qu’un cauchemar stable rôde dans les rues de Kilahito, et ce n’est pas par hasard… tout comme cet esprit qui a demandé à Yumi de le libérer.

Après Tress de la mer émeraude (cf. Bifrost n° 110) et Manuel de survie du sorcier Frugal dans l’Angleterre médiévale (cf. Bifrost n° 111), le nouveau roman « secret » (pour rappel, il y en aura quatre au total) de Branson Sanderson est enfin sorti du four. Et son goût est légèrement décevant. L’auteur des « Archives de Roshar » n’est pas connu pour la qualité de ses histoires d’amour, mais pour son talent de conteur, ses world buildings qui envoient du pâté et sa capacité à nous émerveiller par des systèmes de magie aussi complexes qu’excitants. Yumi et le peintre de cauchemars se place donc comme un OVNI dans l’univers du Cosmère : une romance un peu trop longue entre deux héros que tout oppose. Elle, maniant l’art de l’empilement des pierres selon un enseignement strict ; lui, jouant du pinceau de façon libre et instinctive. Les deux jeunes gens devront apprendre l’un de l’autre, et qui du corps ou de l’esprit gouverne, ils n’ont pas le choix s’ils veulent se libérer du lien qui les unit et regagner leur monde respectif. Pour lui, une planète aux influences japonisantes et à la technologie avancée ; pour elle, un monde inspiré de la culture coréenne et médiévale. Un peu classique, donc, ce roman d’apprentissage mâtiné de romance. Le grain de sel ne viendra pas du couple, mais plutôt du narrateur, un porte-manteau. Hein ! Quoi ? Oui, un porte-manteau à l’humour rafraîchissant, un narrateur omniscient que les habitués du Cosmère reconnaîtront et qui racontait déjà l’histoire de Tress. Mais Brandon Sanderson ne s’attarde pas sur ce non-personnage, et c’est dommage car son sort est lié aux héros. Il lui préfère Yumi et Peintre dont il isole la relation du reste du monde et du Cosmère. Par ailleurs, inutile d’avoir lu les autres romans de l’univers pour comprendre parfaitement cette histoire, des références sont présentes mais trop peu pour avoir un impact sur la lecture. Yumi et le peintre de cauchemars est avant tout une histoire « conçue comme un cadeau » dédiée par Brandon Sanderson à son épouse et qu’il faut lire en tant que telle, une déclaration d’amour à celle qui l’épaule au quotidien.

La géante et le naufrageur (Mille Saisons T.1)

Entre work in progress intergénérationnel et familial, fantasy foutraque et feuilleton diffusé via le Net, Mille Saisons opère désormais sa mue vers une déclinaison papier, enluminée par Stéphane Perger et maquettée par Laure Afchain, atterrissant pour l’occasion dans le giron du Bélial’ sous la férule débonnaire d’Erwann Perchoc. Premier opus de ce monstrueux projet, La Géante et le naufrageur compile les épisodes de la première année, illustrant bellement la volonté de raconter et de partager des histoires sans chercher à se prendre la tête. Entre hiver et automne, on y suit le périple de Patito, le grouillard sans attache, et de Syzygie, la géante amnésique tombée de nulle part. Un
duo aussi dissemblable qu’inséparable, en dépit des nombreux fâcheux lancés à leur trousse, attirés par la voix d’or de la géante, un trésor bien caché aux tréfonds de sa carcasse, ou chauffés à blanc par les rodomontades du gamin, guère avare lorsqu’il s’agit de défier dame Fortune ou de chercher le charivari. En leur compagnie, on se familiarise ainsi avec l’Archimonde, contrée vaguement médiévale et incontestablement fantastique, n’ayant rien à envier à Newhon ou à l’univers des jeux de rôle, sillonnant les routes du Capobert, de ses crêtes battues par les vents au plus profond de ses vallées boisées, en passant par la voie souterraine en dépit des pièges qu’elle recèle. On se frotte ainsi à des créatures d’ombre qui complotent sur d’autres plans de réalité, à des monstres effrayants ou hilarants (question de point de vue), à des corsaires, des sorcières et des magiciens dans un décor de bric et de broc mais d’où se dégage peu à peu une réelle cohérence géographique. Dans cet univers, Léo Henry se plaît à tricoter un récit vif et enjoué, aménageant les péripéties et les rebondissements à partir des suggestions nées des réactions et des discussions avec ses enfants. On passe ainsi de périls indicibles en situations croquignolesques, sans véritable solution de continuité. On flirte avec l’horreur, avec le comique, avec une forme d’hommage décalé au corpus de la fantasy, sans jamais se prendre au sérieux mais avec toujours l’intention sincère de s’amuser et de faire sens.

On suivra donc avec curiosité L’Éveil du Palazzo, la deuxième année de Mille Saisons, histoire de découvrir d’autres lieux de l’Archimonde, toujours en agréable compagnie et dans le souci d’aventures renouvelées. Et on se réjouit par avance d’en prendre pour dix ans.

Les Oiseaux du paradis

Plus qu’une réécriture de la Bible, c’est une uchronie biblique que nous propose Oliver K. Langmead avec Les Oiseaux du paradis : et si Adam avait (vécu et) survécu car étant immortel ?

La légendaire lingua adamica est centrale dans le roman, puisque les protagonistes sont des animaux provenant d’Éden, qu’Adam a nommé. Problème, ce dernier a oublié l’adamique et les noms sont donc en anglais.

Les oiseaux du/de paradis (les deux peuvent se confondre en anglais) du titre font ainsi référence aux animaux et aux plantes, soit les deux familles de locataires d’Éden. Adam, qui navigue d’identité en identité, se trouve donc chargé d’une mission par Corbeau : retrouver Pie. En chemin, il croisera Corneille ou Chouette, mais aussi d’autres métamorphes plus terrestres, tous pouvant se fondre parmi les humains. Adam se retrouve en Écosse, opportunément (l’auteur est écossais). Là, l’intrigue se corse puisque d’excentriques aristocrates entrent en jeu et se révèlent plutôt compétitifs. L’objectif de tout ce petit monde : reconstituer le Jardin d’Éden.

Et Ève, dans tout ça ? Une partie d’elle est toujours présente, et sa trajectoire est décrite dans les souvenirs d’Adam. Sa mémoire constitue l’un des enjeux majeurs du roman, puisqu’elle lui fait grandement défaut, ce que l’auteur symbolise par l’image d’une couronne d’épines dans le crâne. Le clin d’œil est amusant, mais le coup du personnage (partiellement) amnésique avec un être aussi incroyable reste un peu facile. Cela permet néanmoins de découvrir que le couple originel a bourlingué dans ses péripéties passées, quoique toujours en Occident ou à proximité de la Méditerranée.

Au bout du compte, Les Oiseaux du paradis constitue une lecture qui navigue entre le surréaliste et l’irréaliste, agréable mais pas inoubliable. Quitte à investir la Bible en Imaginaire, on préférera – dans une tout autre approche, certes – L’Évangile selon Myriam de Ketty Steward (cf. Bifrost 105). Il n’en reste pas moins de belles formules sur la Nature, faune et flore confondues, qu’Adam observe avec passion et choie avec ferveur – mais pas au point d’être végan.

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