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Le Chevalier-Mage

Quand Gene Wolfe s’essaie à la fantasyperfusée à la mythologie, quel en est le résultat ? L’épais diptyque du « Chevalier-Mage ». Celui-ci prend la forme d’une lettre (longue, la lettre) que le narrateur envoie à son frère Ben, pour lui dire que, grosso modo, tout va bien, il s’est juste aventuré dans les bois un peu plus loin que prévu et s’est retrouvé dans le monde de Mythgarthr sans vraiment s’en rendre compte. Lui, il voudrait simplement retourner à Griffonsford, son village… en supposant qu’il vienne bien de Griffonsford. Tout est si flou, les souvenirs soudain si incertains pour celui qui se fait désormais appeler Able du Grand Cœur.

Bien que situé au milieu, Mythgarthr n’est pas exactement Mid- gard, la cosmologie de cet univers ne compte pas neuf mondes comme dans la mythologie nordique mais sept, superposés, avec un différentiel temporel — plus on monte, plus le temps passe vite, et inversement quand on descend. Au fil des pages, le diptyque mêle les mythologies scandinave et chrétienne avec un zeste de légende arthurienne. L’exploration de cet univers n’est toutefois pas ce qui préoccupe le plus l’auteur, dans la mesure où les aventures d’Able se déroulent pour l’essentiel sur Mythgarthr, avec quelques incursions dans l’étrange Ælfrie, que peuplent différentes races d’elfes, et au Sciel, où flotte l’aérien château du Père des Batailles, sorte de Valhalla.

Le Chevalier suit donc les premiers pas d’Able dans cet univers qu’il découvre, puis sa quête pour devenir chevalier et comprendre les implications morales du rôle. En chemin, il rencontre différents alliés : Gylf le chien parlant et les elfes de feu Uri et Baki. Au passage, il tombe éperdument amoureux d’une elfe des mousses, Disiri, et se lance à la recherche d’Éterne, une épée magique. Suivront de nombreuses péripéties, impliquant entre autres créatures fabuleuses des géants et des dragons, et une défense toute chevaleresque de l’honneur. Contrairement à son titre, Le Mage ne montre pas Able devenir quelque puissant sorcier : certes doté de pouvoirs, dont il ne se servira guère, notre chevalier mènera une guerre incessante contre les Géants du givre.

Comme souvent avec Wolfe, le « Chevalier-Mage » laisse l’impression durable qu’il y a quelque part une intrigue claire, juste au-delà de ce que l’on peut saisir. Sans être véritablement un narrateur non fiable, Able sait des choses mais omet de les signaler au moment opportun, laissant ses lecteurs errer dans une incertitude relative. Admirablement écrit et traduit, Le Chevalier suscite la curiosité et maintient l’intérêt au long de ses centaines de pages ; en revanche, il convient de s’accrocher pour venir au bout du Mage : aussi bavard que nébuleux, lâchant parfois quelques explications, ce deuxième tome, hélas, paraît interminable, jusqu’à une fin qui fait « pschitt ». L’ensemble constitue donc une semi-déception. Ou une semi-réussite, c’est selon.

Soldat des Brumes

À la croisée de l’Histoire et de la mythologie, le cycle « Soldat des brumes » nous propose une forme de fantasy dont la manière et la matière ne sont pas sans évoquer celles de Robert Holdstock, notamment dans « La Forêt des mythagos », mais peut-être plus encore dans « Le Codex Merlin ». Gene Wolfe nous immerge sans préambule en terre grecque, vers 479 avant J.-C., au moment du reflux de l’armée du Grand Roi Xerxès Ier, suite aux échecs cuisants de Salamine et de Platée (Soldat des brumes et Soldat d’Aretê), puis quelques années plus tard en Égypte, remontant le cours du Nil au-delà du Royaume de Koush (Soldat de Sidon).

Latro est un soldat perdu du Grand Roi, un mercenaire parmi d’autres qui composent l’ordinaire des contingents cosmopolites du monarque perse. Gravement blessé à la tête après Platée, il se remet lentement de ce traumatisme, non sans quelques séquelles sur sa mémoire. Par son truchement, nous découvrons donc un monde à la fois reconnaissable et étranger, les toponymes ne correspondant pas exactement à ce que nous connaissons du monde grec. Platée devient ainsi Argile, et Salamine est désigné sous le terme Paix. De même, Pensée, Corde, Colline, Dauphins et Colline-de-la-Tour se substituent à Athènes, Sparte, Thèbes, Delphes et Corinthe, faisant craindre une gymnastique mentale pesante. Fort heureusement, il n’en est rien : le changement des noms procède au dépaysement, nous mettant dans la même situation que Latro face à l’inconnu. Le bougre se révèle vite, en effet, un narrateur non fiable, amnésique et de surcroît incapable de mémoriser toute expérience et connaissance récentes. Ce handicap le contraint à se livrer quotidiennement à un fastidieux travail de remémoration, se fondant sur ses écrits de la veille pour comprendre sa situation présente et se projeter dans l’avenir. Un processus expliquant une narration elliptique, où nous percevons les effets avant d’en appréhender les causes.

Dans un monde en proie à l’esclavage, d’aucuns ne donneraient pas cher du devenir de Latro. Pourtant, tous ceux qui le rencontrent sont d’accord pour louer ses qualités exceptionnelles et chercher à s’attirer ses faveurs. On le dit en effet capable de lier commerce avec les dieux et avec leurs serviteurs. On le croit également dépourvu de malice, fidèle à sa parole et à ses amitiés. On le tient enfin pour un soldat d’Aretê, redoutable avec son épée Falcata, doué pour le combat mais aussi pour accomplir d’autres exploits, le plus grand de tous restant celui d’élucider le mystère de son identité.

« Soldat des brumes » est une fresque monumentale où se côtoient Histoire et mémoire sans que l’une ne vienne interférer avec l’autre. Gene Wolfe y déploie des trésors d’écriture pour distiller sa connaissance des civilisations grecque et égyptienne afin de nourrir et de rendre tangible un worldbuilding qui doit autant à Hérodote qu’à son imagination. Dans ce monde à la fois proche géogra- phiquement, mais éloigné dans le temps et pourtant bien présent encore dans leurs angles morts, il s’interroge sur la mémoire dont dépendent l’identité, et peut-être aussi, du moins à l’époque antique, la destinée. Dépourvu de souvenirs et de la faculté à mémoriser, Latro apparaît ainsi comme une page vierge, devant sans cesse réapprendre pour comprendre son environnement. Mais, mémoire n’est pas savoir, comme il s’en rend rapidement compte. Sa quête ne tarde pas à se transformer en une véritable odyssée, qui le voit accomplir des prouesses et s’accomplir au point de toucher à une forme de mythification. De son parcours, Gene Wolfe tire un récit dense, délicieusement allusif, affectionnant les digressions et préférant les méandres à la ligne droite. Il nous promène ainsi de l’Attique au Péloponnèse, en passant par la Thrace, l’Égypte ou l’Afrique noire, sans perdre de vue la destination qu’il s’est fixé.

Si presque vingt années séparent les deux premiers romans du troisième, le hiatus ne nuit cependant pas à la cohésion de l’ensemble. Bien au contraire, Soldat de Sidon prolonge avec bonheur la saga commencée avec Soldat des brumes renouant avec ce goût pour la découverte et prolongeant le voyage de Latro en terre africaine, au-delà de la sixième cataracte du Nil. Un sacré voyage, qui ne laissera personne insatisfait, et qui a valu aux premier et troisième tomes de cette série le prix Locus du meilleur roman de fantasy et le World Fantasy Award 2007.

Le Livre du long soleil

Le « Livre du Long Soleil » est considéré comme le deuxième cycle majeur de Gene Wolfe, après le « Livre du Nouveau Soleil ». Les deux font d’ailleurs partie d’une saga plus grande, le « Cycle solaire », qui comprend aussi le roman Le Nouveau Soleil de Teur, la trilogie « The Book of the Short Sun », restée inédite en français, ainsi que neuf nouvelles. Notez qu’il faut prendre les termes de « cycle » ou de « tétralogie » avec des pincettes : d’une part chacun des quatre romans du « Livre du Long Soleil » est la suite directe, parfois à la minute près, du précédent (et ils se déroulent de toute façon tous sur un intervalle temporel très resserré, environ deux semaines), d’autre part les anglo-saxons le considèrent comme un roman unique coupé en quatre volumes. Notez aussi que les liens entre les deux cycles majeurs de Wolfe sont si ténus que le lecteur peut tout à fait lire ce « Livre du Long Soleil » sans jamais se rendre compte qu’il se déroule dans le même univers que « Le Livre du Nouveau Soleil » !

Organsin est Paterdans un Mantéion, c’est-à-dire un hybride de prêtre et d’instituteur dans une structure qui tient autant de l’école que du temple. Les divinités qu’il sert peuvent apparaître dans des « Fenêtres sacrées » et posséder leurs fidèles. Son monde est cylindrique, son soleil rectiligne, et la nuit, on aperçoit, de l’autre côté du ciel, des Terres Célestes. On pourrait presque croire à un univers de fantasy assez inhabituel si sa douzaine de déités ne vivait pas dans un endroit appelé l’Unité Centrale, si les habitants de ce « Méande » (déformation de « Monde ») n’avaient pas le souvenir, transmis de génération en génération, d’être originaires d’un autre endroit où le soleil était rond, et que ledit Méande était une création artificielle du chef des dieux. Ajoutez le fait que dès le début, Wolfe vous montre des robots, des engins volants, et parle à mots couverts de manipulations génétiques pour que même le plus novice des lecteurs de SF comprenne qu’il a en réalité affaire à une histoire de vaisseau à générations. Classique ? Pas tant que ça : ces histoires se posi- tionnent majoritairement selon deux axes (les passagers ont tout oublié / ont été abusés et croient réellement être dans un vrai monde, ou bien, au contraire, les passagers savent très bien dans quoi ils sont embarqués), et l’univers de Wolfe se trouve, de façon très intéressante, à l’intersection des deux. L’effet du temps et des manipulations de l’Équipage (bien distinct du Fret) fait que par exemple, les esprits téléchargés des dirigeants de l’expédition deviennent des dieux, et que leur injection mémétique via des écrans d’ordinateur devient une « possession » divine.

Organsin subit au début du premier tome une épiphanie, étant un instant possédé par l’Autre, cette déité qui ne vit pas dans l’Unité Centrale et correspond au Dieu judéo-chrétien. On notera d’ailleurs que comme le reste de l’œuvre de Wolfe, ce cycle est puissamment influencé par sa foi catholique, un autre personnage majeur, Alque, ayant d’ailleurs plus qu’une vague parenté avec Moïse guidant son peuple vers la Terre Promise. L’Autre donne à Organsin pour mission de sauver son Mantéion, justement racheté par un potentat louche. Ce qui conduira le Pater, de fil en aiguille, à assumer le rôle d’un dirigeant religieux et politique à la fonction indûment suspendue depuis des décennies, et à changer son monde.

Sur le papier, tout cela paraît fort intéressant. Le gros problème est que si, toujours en théorie, Wolfe serait un immense styliste, à la prose érudite et intelligente, en pratique on est très tenté de rebap- tiser l’ouvrage « Le Livre du long sommeil », tant la lecture en est laborieuse et frustrante : longueurs et interminables tunnels de dialogues alternant avec de brusques accéléra- tions et ellipses dans l’intrigue rendant parfois la chose difficilement compréhensible, scènes qu’on attendait avec impatience et qui sont expédiées d’un trait de plume, jeux érudits (le chat Catachrest, par exemple) qui n’amuseront que leur auteur et une poignée de lettrés parmi le lectorat, etc. Certes, la révélation finale remettra certaines choses en perspective et fera bénéficier l’auteur d’une (très) relative indulgence, mais, clairement, ce cycle ne sera certainement pas à même de séduire le grand public !

Le Sortilège de Castelview

Il arrive, même aux plus remarquables auteurs, de se fourvoyer à l’occasion. Gene Wolfe compte au nombre des plus remarquables écrivains anglo-saxons des domaines de l’Imaginaire et figure parmi les stylistes les plus accomplis. De ce qui nous a été traduit dans la langue de Molière, il n’y a rien à jeter… hormis ce Sortilège de Castelview, qui ressortit à la fantasy urbaine – des univers où le merveilleux, le fantastique, ne font pas à proprement parler irruption dans notre monde mais y sont monnaie courante.

Castelview est une petite bourgade de l’Illinois profond où ja- mais rien ne se passe si ce n’est qu’à l’occasion, il est possible d’apercevoir au loin le château… Il n’y aurait pas là de quoi fouetter un chat si, précisément, il n’existait point de château dans les environs, en dépit de tous ceux qui l’ont aperçu, avec de notables différences toutefois. Will Schields, qui vient de faire l’acquisition du garage d’occasion de la petite ville, l’a vu, lui aussi, depuis le grenier de la maison qu’il envisage d’acheter pour lui-même, sa femme et sa fille. Tom et Sally Howard devaient vendre celle-ci, contraints à déménager suite à la promotion obtenue par monsieur ; or, le voilà qui meurt soudain… Les Schields manquent de peu d’avoir un accident de la route sous la pluie diluvienne s’abattant sur Castelview, n’évitant que de justesse un cavalier juché sur un immense cheval qui s’avérera, plus tard, compter huit pattes ! Et c’est parti pour un enchaînement de péripéties dont on se demande bien où elles vont nous mener.

Outre les Schields, Will, Ann et Merce, on a toute une ribambelle de personnages. Ajoutons la fée Morgane Viviane, un docteur elficologue et, pour faire bonne mesure, G. Gordon Kitty, un chat qui parle ! Soit une vingtaine de personnages à qui il arrive des tas de trucs dans cette ville où rien n’arrive jamais, bien qu’elle soit frontalière du pays des fées… Saupoudrez tout ça d’un zeste de Matière de Bretagne et le tour n’est pas du tout joué…

L’intrigue est des plus mal élaborée qui soit. On assiste à un enchainement de péripéties sans queue ni tête, se balançant d’un cliffhanger à l’autre comme Tarzan de branche en branche. Wolfe en abuse, mais c’est ce qui rend en fin de compte la lecture supportable. Si, à la fin du livre, les divers protagonistes semblent avoir plus ou moins compris ce qu’ils y faisaient, ce n’est pas le cas du pauvre lecteur qui ne parvient ni à démêler ni à trancher le nœud gordien de cette histoire à dormir debout, et reste le bec dans l’eau sans rien avoir compris des tenants et aboutissants, ignorant le pourquoi du comment jusqu’à la fin.

S’il est un livre de Gene Wolfe à éviter, ce doit être celui-là !

Silhouettes & Toutes les couleurs de l’enfer

La trentaine de nouvelles réparties entre Silhouettes et Toutes les couleurs de l’enfer fut publiée aux États- Unis dans un unique recueil, Endangered Species, mais Denoël décida d’en tailler deux surgeons. Peut-être regrettera-t-on que les non anglophones soient ainsi empêchés de prendre la suffisante mesure de ce qu’était initialement Endangered Species, à moins de considérer que ce bouturage éditorial ajoute à la foisonnante bigarrure de ces récits. Car si la SF domine dans Silhouettes, et le fantastique dans Toutes les couleurs de l’enfer, chacun des recueils décline en réalité ces genres selon de nombreuses nuances.

Dans Toutes les couleurs de l’enfer, on y retrouve des réinterprétations contemporaines de la mythologie antique (« L’Homme du Nebraska et la Néréide »), des contes de fées (« Dans la maison de pain d’épice ») et d’autres figures du folklore (« Un Chalet sur la côte »). À ces variations sur le merveilleux traditionnel s’ajoutent celles sur l’imaginaire du XIXe siècle comme « Notre voisin, par David Copperfield ». Parfois intertextuel, le fantastique de Toutes les couleurs de l’enfer emprunte aussi des voies formelles singulières. On peinera à trouver un précédent à « Kevin Malone », « Suzanne Delage », « La Plus belle femme du monde » et « Mon livre », tous d’une troublante texture, cauchemardesque et ironique. Celle-ci marque aussi la mini-trilogie réunissant « June dans les ténèbres », « La Mort de Hyle » et « Extraits du carnet du Docteur Stein », croisant fantastique et SF pour éclairer d’un jour futuriste un cas de supposée possession.

Cette synthèse entre anticipation et (apparent) surnaturel apparait également dans Silhouettes avec « La Femme qui aimait Pholus le centaure », la science y donnant vie à cette chimère. Et de l’étrange, il y en a encore dans « Le Chat », qui s’inscrit dans le « Livre du Nouveau Soleil ». Cette nouvelle tutoie la fantasy comme « Le Dieu et son homme », sorte de genèse miniature. Le goût de Gene Wolfe pour le mélange des genres n’exclut cependant pas la pratique d’une SF plus canonique. Dans la lignée des androïdes rêveurs de Philip K. Dick, « Les ZOROS de la guerre »spécule sur la psyché robotique. L’intelligence artificielle constitue encore le sujet de « L’Autre mort », agrégeant pour ce faire horreur et exploration spatiale. Et l’on pourrait encore ajouter à ces thématiques SF la génétique (« La Maison des ancêtres »), les multivers (« Procréation ») ou l’uchronie (« Les Fauteurs de paix »).

Diverses sont ainsi les contrées fictionnelles cartographiée par ces récits qui, au-delà de leur immédiate hétérogénéité, participent d’une même dynamique du voyage. Prenant pour les uns la forme d’un aventureux périple vers des lieux inconnus – terrestres (« Douce fille des forêts ») ou d’outre-espace (« Lukora ») –, ces voyages peuvent aussi être des déambulations bien plus modestes dans les étroits espaces du quotidien (« Guerre sous l’arbre »). Spatiales, ces explorations sont aussi parfois mentales, s’apparentant alors à de véritables trips (« Toutes les couleurs de l’enfer »). Allant au bout du monde ou d’eux-mêmes, les protagonistes de Silhouettes et de Toutes les couleurs de l’enfer y font une expérience d’autant plus troublante de l’altérité que celle-ci leur ressemble étrangement. Car c’est un Imaginaire à l’évidente connotation psychanalytique que pratique ici Gene Wolfe, prenant ainsi place dans la surréaliste galaxie de la weird fiction.

Il y a des portes

Green voit sa compagne le quitter alors qu’il ne s’y attendait pas ; dans son mot d’adieu, elle mentionne simplement l’existence de portes, qu’il ne faut pas franchir, mais sans lui dire pourquoi. Amoureux éperdu, Green va se lancer à la poursuite de Lara, et vraisemblablement franchir une de ces portes, dont on ne sait d’ailleurs comment elles se matérialisent. Car, dans la suite des événements, il découvre dans un hôpital pour poupées une miniature de Lara, qui ressemble également à une « déesse » que l’on voit à la télé, il s’aperçoit que la monnaie a changé et que, dans cet univers qu’il convient bien d’appeler parallèle, l’acte d’amour est mortel pour l’homme (mais pas pour la femme). Green, déstabilisé, n’aura néanmoins de cesse de retrouver Lara, même si pour cela il devra risquer sa vie à plusieurs reprises…

Que ce roman soit paru dans une collection de fantastique reste un mystère, car même si aucune explication rationnelle n’est donnée, on est bien ici dans une histoire de mondes parallèles habituellement davantage assimilés à la SF. Mais la découverte de la thématique va se faire progressive, à mesure que Green est confronté à des petits changements du référentiel de son existence : la monnaie, donc, son resto favori (italien, tantôt une pizzeria tantôt une trattoria), et de multiples autres changements. Mais, comme Green a fait par le passé quelques séjours dans un hôpital psychiatrique, on est en droit de se demander s’il s’agit bien de SF ou si l’auteur ne nous décrit pas plutôt une hallucination de son protagoniste. Cette volonté de désorienter sans donner d’indices à son lecteur, associée à une première partie d’intrigue débridée, aboutit à un début de roman quelque peu confus, où les enjeux semblent extrêmement obscurs et le propos de Wolfe peu lisible, l’aspect ludique (« À quel moment exactement Green a-t-il passé une porte, et dans quel monde se trouve-t-il désormais ? ») ne parvenant pas à contre- balancer une impression de manque de maîtrise globale. Heureusement, lorsque l’auteur commence à donner quelques clés, vers le tiers du roman, le lecteur peut comprendre un peu mieux où il veut en venir, même si, avec Wolfe, il y a certainement des niveaux de lecture qu’on n’a pas perçus. Le propos quelque peu clarifié, l’auteur n’abandonne pas son intrigue à rebondissements, et emmène son lecteur où bon lui semble, sans qu’il soit possible d’anticiper grand-chose, et ce jusqu’à la dernière page. Il est donc conseillé de débrancher son cerveau pour apprécier ce livre et l’humour assez sarcastique qui le traverse de bout en bout. Reste qu’in fine, ce livre restera assez mineur dans l’œuvre de l’auteur.

Le livre des fêtes

Ce recueil de dix-huit nouvelles a ceci de particulier que, comme l’indique le titre, chaque texte est relié à une fête du calendrier, qu’il s’agisse de fêtes religieuses (Noël), familiales (fête des mères, Saint-Valentin), historiques (Armistice) ou typiquement américaines (anniversaire de Lincoln, homecoming day – fête des anciens étudiants dans les universités). Précisons tout de même que ce recueil est paru en 1981, et que la publication des textes le composant s’est étalée entre 1968 et 1980, faisant des fêtes un fil rouge pour la composition du livre davantage qu’un principe d’écriture des récits. Cette association permet néanmoins à l’auteur de faire étalage de sa malice, car elle est très souvent antinomique : ainsi, l’anniversaire de Lincoln est-il l’occasion de décrire un retour de l’esclavage, la fête des pères nous propose-t-elle de parler de l’adoption… d’un père, et Noël une guerre qui se déclare sous le sapin entre les différents jouets des enfants. La plupart des nouvelles prennent ainsi le contre-pied de ce à quoi on pourrait s’attendre ; et lorsqu’elles illustrent la fête concernée sans intrigue contradictoire, elles sont très souvent humoristiques, comme dans « Forlesen » (fête du travail), seule novella du livre, où un homme se réveille amnésique pour se voir dicter sa vie par diverses instructions, allant jusqu’à travailler dans une entreprise sans savoir ni ce qu’elle produit ni en quoi consiste son poste – convoquer ici Kafka et les Monty Python n’est pas usurpé. L’humour léger cède réguliè- rement la place à la férocité, allant parfois jusqu’à l’épouvante, comme dans « La Cabane de Paul », où un père s’inquiète pour son fils, qui s’est réfugié dans la cabane qu’il a construite dans un arbre, sur fond de guerre civile. Mais le Gene Wolfe sarcastique revient vite sur le devant de la scène, et c’est cette unité de ton qui donne sa cohérence à ce recueil, plus que le genre (on y croise pêle-mêle du fantastique, de la science-fiction, du conte ou de l’absurde), les thématiques abordées ou même la longueur diverse des textes. Le Livre des fêtes se révèle ainsi un solide recueil, où Gene Wolfe fait étalage de sa palette de nouvelliste, dans des genres variés, mais avec une patte reconnaissable entre toutes.

L’Île du Docteur Mort et autres histoires

L’Île du Docteur Mort et autres histoires et autres histoires (Gene Wolfe est un plaisantin) regroupe quatorze nouvelles que l’auteur a rédigées au cours des années 70, dont trois des quatre variations « Île/ docteur/mort ». Vous avez pu découvrir au sommaire des fictions du présent Bibi (comme on dit par ici) « L’Île du Docteur Mort et autres histoires », qui mêle hommage au roman fondateur de H.G. Wells, évocation d’une enfance perturbée et réflexion métafictionnelle, au sein d’un récit aussi troublant que magistral. « La Mort du docteur Île » voit un adolescent, Nick, échoué sur une île presque déserte ; quelques autres ados perdus y résident, et l’île elle-même parle à Nick. En supposant qu’il s’agisse bien d’une île… Quant au « Docteur de l’île de la mort », elle met en scène un jeune homme enfermé dans un lieu qui serait une prison. Ou un hôpital. Ou le sommet îlien d’une montagne. Ou les trois à la fois. For- mant l’épine dorsale du recueil, ces trois novelettes proposent autant de variations sur l’enfermement et l’absence d’échappatoire, au fil de récits se laissant difficilement appréhender. Manque « The Death of the Island Doctor », dernière variation restée inédite sous nos latitudes.

Le reste du recueil voit Wolfe alterner les genres avec un bonheur déroutant. Relevant du space opera, « Les Cailloux d’un autre monde » nous amène à bord du Gladiateur, astronef dont l’équipage a pour but d’explorer un vaisseau extraterrestre… Est-il vide ? Comment comprendre les aliens ? Accompagné d’une empathologiste, le capitaine Daw espère bien éclaircir ce mystère. Et Wolfe de bien prendre soin de retarder les révélations, laissant le lecteur dans l’expectative à l’issue de cette nouvelle plus dickienne qu’il n’y paraît. « Chant de chasse » est peut-être l’une des novelettes les plus accessibles du recueil. Amnésique, le narrateur a repris conscience sur un monde enneigé et peuplé de différentes humanités. Tombé du Grand Traîneau, il va essayer de regagner ce véhicule, se liant avec les peuplades rencontrées et combattant des géants. Plus visuel que les autres textes, ce récit offre de belles visions… tout en restant insaisissable. Autre réussite, « Les Visions miraculeuses » amène le lecteur à suivre les pas d’un garçonnet aveugle qui va traverser les États-Unis en train, oscillant entre le monde réel et des séquences oniriques rendant hommage à un certain classique inoxydable de la littérature jeunesse. Concluant le recueil, la novelette « Sept nuits américaines » prend la forme du journal de Nadan Jaffarzadeh, voyageur venu d’Orient pour visiter les USA, au fil d’un récit évoquant les Lettres persanes de Montesquieu.

Entre ces nouvelles, souvent amples, s’insèrent des textes plus brefs à l’intérêt moindre. Du lot, retenons « Le Théâtre de marionnettes » : les marionnettistes du futur sauront manipuler non pas une, non pas deux mais au moins quatre ou cinq marionnettes, à taille humaine… mais notre narrateur, marionnettiste, est-il bien ce qu’il prétend être ?

Au bout du compte, L’Île du Docteur Mort et autres histoires forme un recueil aussi passionnant qu’exigeant, qui nécessite la pleine attention de ses lecteurs pour venir à bout de la prose insaisissable de Wolfe.

Peace

Imitant une forme autobiographique, Peace nous fait découvrir quelques-uns des souvenirs d’un certain Alden Dennis Weer, un homme né avec le xxesiècle à Cassionsville, une cité «typique du cœur de l’Amérique» selon ses propres mots. Alors que Den (comme le surnomment ses proches) semble être parvenu au crépuscule de son existence, il couche sur le papier les épisodes d’une vie passée pour l’essentiel dans cette anodine cité du Middle West. Adoptant un ordre (relativement…) chronologique, les premières de ces réminiscences concernent son enfance. L’on apprend ainsi que ce rejeton de la bourgeoisie d’affaires locale grandit un temps en l’absence de ses parents partis longuement voyager en Europe. Ils le confièrent alors à la garde de sa tante Olivia, figure un peu bohême de la bonne société de Cassionsville, courtisée par quelques-uns des meilleurs partis de la ville. Nullement exhaustif, le processus de remémoration de Den esquive son adolescence pour s’attacher ensuite à sa vie d’adulte. Certaines de ses réminiscences sont professionnelles, comme celles concernant sa carrière de directeur au sein d’une entreprise fabriquant du jus d’orange. D’autres de ces souvenirs sont plus intimes, tels ceux de sa brève aventure avec une bibliothécaire de Cassionsville, ou bien encore de sa rencontre avec un vieux libraire de l’endroit. Depuis son enfance, Den aime en effet les livres et les histoires qui s’y racontent. Sa passion pour la narration inclut encore les récits oraux qu’on lui fit tout au long de son existence. Accordant une même importance aux récits d’autrui qu’aux expériences qu’il a vécues, Den retranscrit les unes aussi longuement que les autres. Ces sortes de verbatim se signalent tous par leur étrangeté, consignant des contes issus du merveilleux européen, moyen-oriental ou chinois, à moins qu’il ne s’agisse de légendes plus contemporaines comme celles en rapport avec les freaks forains. Entrelaçant étroitement ces échappées dans l’imaginaire avec de factuels rappels de son existence, Den compose peu à peu une entreprise autobiographique singulière car « en réalité » profondément imprégnée par la fiction…

Captivant quant à son propos, Peace séduit d’abord par sa forme littéraire des plus maîtrisée. Aussi virtuose dans les registres de la littérature la plus canoniquement blanche que dans ceux de l’Imaginaire, le roman procure pour chacun un même et grand plaisir de lecture. Peace échappe ainsi au piège du patchwork aux pièces disparates menaçant toute entreprise transgénérique. C’est plutôt un joyau aux nombreuses et brillantes facettes que taille ici Gene Wolfe, rendant d’autant plus convaincante la profession de foi existentielle qu’il recèle. L’introspection hors-normes de Den illustre en effet de manière exemplaire le fait que la vie rêvée a autant de valeur dans une existence que la vie réelle. Affirmant non seulement le poids décisif de l’ima- gination dans l’humaine condition, Peace dépeint encore la déterminante influence des littératures de l’Imaginaire sur celle-là. Il apparaît en effet que la destinée de Den fut autant dessinée par l’épreuve phénoménologique et psychologique du réel que par la fréquentation des fictions chères à Bifrost. Non seulement celles que l’on évoquait plus tôt, mais aussi l’univers de H. P. Lovecraft, convoqué par Gene Wolfe de surprenante et éclairante manière.

Rien d’étonnant donc à ce que Peace soit une des lectures de chevet d’un certain Neil Gaiman, qui le postfaça lors d’une réédition en 2012. Le créateur de Sandman ne pouvait que se reconnaître dans cette ode réflexive et narrative aux puissances combinées de l’imagination et de l’Imaginaire…

La Cinquième Tête de Cerbère

Deuxième roman de Gene Wolfe après Operation Ares, La Cinquième tête de Cerbère est un fix-up composé de trois novellas très différentes les unes des autres sur la forme, mais qui pourtant entretiennent des liens étroits, tant par leur localisation – deux planètes jumelles, Sainte-Anne et Sainte-Croix, initialement colonisées par des Français – que par certains de ses personnages, et surtout par les thèmes qu’elles abordent. La première d’entre elles, qui donne son titre au roman, revient sur l’enfance du narrateur, baptisé Numéro Cinq par son père, et sur les événements qui l’ont amené à passer de longues années au bagne. L’écrivain plonge le lecteur dans une société à la fois familière et étrange, mélange de mœurs victoriennes et de rapports so- ciaux singuliers, de pratiques archaïques et de technologies futuristes, et où les formes les plus avan- cées de la science et de la génétique semblent être l’apanage de quelques savants fous reclus dans leurs laboratoires secrets. Dans sa manière de soulever quantité de questions sans forcément y apporter de réponses, Gene Wolfe donne ici le ton qui va s’imposer à l’ensemble du livre.

« “Récit” par John V. Marsch », la deuxième novella, se présente comme une reconstitution de l’histoire des anciens habitants de Sainte-Anne, les abos, avant l’arrivée des premiers Terriens sur leur planète. À travers le périple de son personnage central, Coureur des sables, elle va peu à peu prendre des allures mythologiques pour raconter ce qu’était cette civilisation désormais disparue, sans que personne ne sache avec certitude ce qui lui est arrivé.

John V. Marsch tient le rôle principal dans la dernière partie du livre, « V.R.T. », un récit puzzle composé d’extraits d’interrogatoires et de journaux intimes, dans lequel on découvre au fil des pages les tentatives de l’ethnologue pour retrouver la trace des abos disparus, et où chaque nouvelle révélation soulève d’autres questions.

La quatrième de couverture de l’édition originale du roman en « Ailleurs & demain » le qualifie de « livre étrange, subtil et attachant ». Autant d’adjectifs qui conviennent à la perfection à La Cinquième tête de Cerbère. Mais c’est également une œuvre qu’il est permis de trouver quelque peu frustrante, tant Gene Wolfe y soulève quantité d’interrogations auxquelles il se refuse à répondre. Ça n’est toutefois pas la sensation la plus prégnante qui subsiste au terme de cette lecture, tant l’absence de résolution(s) ne pèse pas lourd face à la richesse d’un texte en tous points singulier, empruntant autant à Vance qu’à Borges ou Kafka.

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