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Les Fourneaux de Crachemort

Si la « cosy fantasy » est remplie de lattes et de pâtisseries, la « Grand-Guignol fantasy » est-elle remplie de saucisses et d’épices ? Si l’on en croit Raphaël Bardas et son dernier roman Les Fourneaux de Crachemort : assurément. Situé dans le même univers que les deux précédents, Les Chevaliers du Tintamarre et Le Voyage des âmes cabossées, mais pouvant se lire de façon indépendante, ce roman commence — après un prologue de « folk horror » bien crasseux et mystérieux — par un cambriolage qui tourne mal. Les quatre voleurs doivent fuir la ville et s’improviser qui saltimbanque, qui cuisinier devant adapter ses recettes avec les ingrédients rencontrés en cours de route. Las, leurs ennemis les pistent et le moindre arrêt, le moindre lien tissé avec autrui se termine dans le foutre, les larmes et le sang…

Raphaël Bardas sait camper des personnages hauts en couleur, si ce n’est en taille (l’alfe noir n’étant pas bien haut, qu’il se tienne à deux ou quatre pattes), au moins en paroles et en actions. Il a également le sens des répliques qui font mouche et de l’exagération. Sans oublier le juste dosage entre le comique de situation, la noirceur des destins exposés et une certaine mélancolie. Mais… comme dans tout récit de voyage, il arrive un moment où l’ennui s’installe chez les passagers. Et ici les lecteurs qui, à mi-chemin, commencent à discerner une certaine répétition aux aventures des compères et commères, et souhaiteraient un aboutissement plus rapide. De même, l’accumulation de fluides corporels ou de langage fleuri est un style qui peut plaire, y compris à l’autrice de ces lignes, mais il faut que ce soit un minimum justifié. S’il s’agit juste de faire couleur locale (comme les singes du temple aux méduses fricassées), hormis un « ah oui, et donc… », et un vague souvenir de chamelier en arrière-plan dans Conan le destructeur, l’intérêt s’émousse. À vous de voir si vous aurez assez d’endurance pour aller jusqu’au bout de ce voyage, certes roboratif et riche en saveur, mais dont un bon tronçon se déroule sur l’équivalent littéraire d’une ligne droite d’autoroute un jour de départ en vacances.

 

Plus haut dans les ténèbres

Dès le premier texte de ce recueil formant roman, « 30 000 ans avant une oraison funèbre », le ton est donné : sortez les mouchoirs. C’est un voyage en terre de deuil, que propose Plus haut dans les ténèbres, de survie et d’acceptation. Si vous êtes du genre à regarder Le Tombeau des lucioles sans verser une larme, aucun souci, vous voilà en terre familière. Peut-être trop, d’ailleurs ? Tout dépendra de votre propre état d’esprit au moment de la lecture et de votre propre expérience de la récente pandémie.

« 30 000 ans avant une oraison funèbre » raconte comment un scientifique part en Sibérie faire le deuil de sa fille et poursuivre ses travaux après à la découverte d’une enfant morte d’un mystérieux virus 30 000 ans auparavant. Réactivé par la chaleur, ce virus va engendrer « la peste sibérienne » qui, depuis la Sibérie et l’Extrême-Orient, causera des victimes, principalement chez les enfants et les jeunes, partout dans sur le globe, en forçant la population mondiale (enfin, surtout ici, dans ces récits, les Californiens des environs de San Francisco et une partie des Japonais) à revoir leur conception de la mort et leur façon de faire leur travail de deuil. Là où, dans les autres récits récents de pandémie (Station Eleven, Les Somnambules, etc.), une part importante de l’histoire est consacrée à la façon dont l’Humanité lutte contre la maladie et/ou dont elle se reconstruit — des dizaines d’années après, parfois — c’est une préoccupation accessoire chez Sequoia Nagamatsu (hormis en filigrane dans « Notre fils porcin », qui laissera de marbre toute personne ayant, sur une idée similaire, lu Sang impur de Graham Masterton). L’auteur s’intéresse moins à la maladie qu’à la mort et aux changements qu’elle entraîne dans la vie des survivants et des malades. Et tout au long des quinze textes du volume, il va nous promener dans le temps — de la découverte du virus à l’échappée de l’humanité vers ailleurs — et d’un personnage à l’autre (avec parfois des clins d’œil dans un des textes aux protagonistes d’un autre) pour dépeindre un monde où la mort est devenue un commerce comme un autre, et où, peu à peu, l’humanité se détache de ce qui faisait sa spécificité. Certains récits, comme « La Cité des rires » (au sommaire du Bifrost n°111) sont magnifiques, mais même si ce fix-up s’achève sur quelques notes d’espoir, il manque un petit quelque chose pour en faire un grand récit. Le style de l’auteur (et la traduction soignée) ne sont pas en cause, c’est plus la froideur et l’antipathie des protagonistes choisis qui vont freiner l’immersion. Là où bien qu’étant prévenu dès les premières images du film, on ne peut que s’attacher au sort de Seita et Setsuko dans Le Tombeau des lucioles, tant Isao Takahata les dépeint avec des défauts, des qualités et des envies tellement humaines, Sequoia Nagamatsu maintient une certaine distance entre ses lecteurs et ses personnages. Certains, comme Dennis dans « Hotel funéraire », sont même parfaitement détestables, et au bout du compte leur sort — et par extension, celui de l’Humanité dépeinte dans ce recueil — importe peu. Les lecteurs analytiques qui n’ont pas besoin d’atomes crochus avec les créatures de papier apprécieront grandement ce livre s’ils sont d’humeur à sourire face à la mélancolie. Les autres, à quelques récits près, n’y retrouveront qu’un intérêt épisodique, le temps de quelques pages. Dommage.

 

Phallers

Après des années d’abus, Violette a fait du mal à son beau-père. Dans un accès de rage, elle a transformé son sexe masculin en bouillie. Sans les mains, sans même le toucher. Ça a fait « splotch », un bruit mouillé et gras de ce genre, puis il s’est mis à hurler. Terrifiée, elle a fugué, mais résultat elle se retrouve maintenant dans la merde. Alors qu’elle erre dans un centre commercial, peu de temps après son départ, elle est abordée par un jeune homme, un lourdingue, un dragueur bac -7 aussi collant et horripilant qu’un moustique nocturne. Sur le point de lui faire subir le même sort — explosif — que celui de son beau-père, deux femmes interviennent et l’exfiltrent. Recueillie par une improbable sororité de féministes vengeresses, Violette découvre qu’elle est une phaller, une super-héroïne capable d’émasculer un agresseur par la seule force de sa colère. Et elle n’est pas la seule dotée de ce superpouvoir. C’est quelque chose qu’elle partage avec toutes ses nouvelles amies. Ensemble, pourront-elles changer le monde ?

Court roman rigolo, ponctué de scènes absolument hilarantes, Phallers est une lecture tout à fait recommandable. Chloé Delaume y multiplie les références. Le titre vient du Scanners de David Cronenberg (1981). John Carpenter est cité pour son inoubliable bande-son d’Halloween. Spiderman est convié pour l’éthique. Carrie pour l’ambiance fête de fin d’année qui va finir dans le sang. Etc. On pourra juste reprocher à l’autrice une ou deux formules pataudes qui, ici ou là, tranchent avec son inventivité langagière. Dépassant le côté jouissif, outré et cathartique de son projet emasculopunk, l’autrice met à plusieurs reprises le doigt là où ça fait mal. Et en fin de compte, l’ensemble, bien qu’excessif, se révèle plus subtil que son pitch le laissait supposer, tout en restant absolument énergique (format court oblige, 145 pages) et grand-guignol (on ne compte pas les bites, zgeg et autres chibres qui explosent, implosent ou se transforment en éjaculats de viande hachée ; on ne compte pas, mais on pourrait). Les lectrices de Virginie Despentes (King Kong Théorie) devraient adorer. Messieurs, vous risquez fort de ressasser cette formule bien sentie : « Céder n’est pas consentir. »

 

 

Mondes parallèles, une histoire d'amour

Quand un auteur obtient un grand succès, et c’est le cas pour Keigo Higashino dans le domaine du roman policier, on a tendance à fouiller dans les fonds de tiroir afin d’exhumer tout ce qui est publiable. C’est ce qu’ont fait les éditions Actes Sud, légitimes, pour le coup, tant elles suivent et font connaître au lectorat français depuis près de quinze ans l’œuvre du Japonais. Cette fois, c’est dans leur collection dédiée à l’Imaginaire, « Exofictions », que paraît ce roman de SF datant de 1998. Roman des débuts, donc. Ce qui ne manque pas de se ressentir dans la construction, très recherchée mais un brin confuse du présent récit.

L’intrigue est simple : deux hommes, de jeunes scientifiques brillants, travaillent sur la mémoire et la réalité virtuelle. Si chacun a choisi une voie différente au sein de la même entreprise, leur but est identique : créer une illusion telle que ceux qui s’y immergeraient auraient l’impression d’y vivre réellement. Tous deux progressent à leur rythme, jusqu’à une avancée décisive de Tomohiko qui disparaît des radars, d’un coup. Or, entre les amis se dressait une femme dont ils étaient bien évidemment amoureux l’un et l’autre. Sur ce schéma classique, Keigo Higashino monte une structure en parallèle, comme le titre l’indique : après le prologue, les chapitres et les scènes alternent. Comme si deux réalités parallèles coexistaient, avec des différences notables de l’une à l’autre. Au centre, manière de pivot, la potentielle histoire d’amour entre les deux jeunes gens et Mayuko, petite amie de Tomohiko dans un monde, et de Takashi, le narrateur, dans l’autre. D’ailleurs, l’auteur utilise tout au long du récit un pronom différent entre chapitre et scène : soit « je », soit « il », afin de renforcer la distance entre les deux réalités — tout en rapprochant le lecteur de l’une d’elle…

Pour tout amateur de SF un tant soit peu chevronné, l’ensemble devient vite assez transparent. On comprend ce dont il retourne, et l’intérêt se résume bientôt à deviner comment Higashino va débrouiller les fils et relier les deux réalités parallèles. Hélas l’ensemble, qui tient davantage de l’exercice intellectuel que du récit prenant et stimulant qu’on aurait espéré, s’avère malheureusement assez brouillon. Demeure une mise en bouche pour le reste de l’œuvre de cet auteur prolifique et doué, surtout dans le registre policier.

 

 

Pourquoi lire de la science-fiction et de la <em>fantasy</em>&#160;? (et aller chez son libraire)

Quand deux passionnés s’associent pour parler de leurs genres littéraires favoris et tenter de convaincre le plus grand nombre de les rejoindre dans leur passion, on obtient un pavé littéraire riche de coups de cœur et de conseils, d’interviews et d’analyses. Mais aussi (surtout ?) un objet littéraire non identifié dont on peine à caractériser l’ambition. Car quel est le but de Pourquoi lire de la science-fiction et de la fantasy (et aller chez son libraire) - manifeste pour les littératures de l’Imaginaire ? Offrir aux convaincus une occasion d’obtenir des points de vue multiples et variés de différents acteurs du domaine : auteurs (Serge Lehman, Jean-Marc Ligny, Alain Damasio…), éditeurs, essayistes et universitaires (Vincent Ferré, Étienne Klein…) ? Leur proposer des analyses pointues sur l’intérêt et la spécificité de ces genres par rapport, entre autres, à la littérature générale : vingt-sept points sont ainsi mis en lumière, de « Se créer ses propres images dans sa tête » à « Faire sa révolution sans Révolution » ? Mais dans ce cas, malgré les réflexions riches en exemples et clairement structurées, n’est-ce pas trop peu ? Car tout cela est dans l’ensemble connu par le lectorat de SFFF et permet guère d’approfondir le débat, tout juste de l’entamer…

Est-ce plutôt, alors, l’espoir de s’ouvrir à un nouveau public et faire connaître ces genres littéraires à un plus grand nombre (il est souvent noté que la SF n’obtient pas, par exemple, de couverture médiatique réelle, et que sa place dans nombre de librairies est restreinte) ? Mais pourquoi alors proposer un ouvrage aussi volumineux ? Si vous n’y connaissez rien ou pas grand-chose en SFFF, irez-vous vers un pavé, certes digeste, mais un peu effrayant au premier abord ? D’autant que les chapitres, même s’ils sont courts et clairs, multiplient les références, au risque de laisser de côté le novice. Si toute la dernière partie, les annexes, propose une aide appréciable (des listes de conseils de lecture donnés par des libraires, d’autres titres classés par thèmes, un glossaire bienvenu pour les débutants), cela sera-t-il suffisant ?

Ouvrage avant tout manifeste, voire programmatique, surtout destiné, nous semble-t-il, à joliment célébrer la renaissance des éditions ActuSF suite à un dépôt de bilan qui n’a pas manqué de secouer le landerneau des amateurs, ce fort volume au positionnement éditorial curieux offre au moins l’occasion de souhaiter bon vent à cet éditeur un brin foutraque mais sympathique.

 

2034

[ Ce billet porte sur 2034 et 2054 ]

Quand 2034, le premier roman de cette trilogie annoncée (on parle d’un 2074), a été publié aux États-Unis pour la première fois, Donald Trump quittait le pouvoir bien malgré lui. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que les relations de son pays avec la Chine s’étaient quelque peu tendues sous son mandat — une situation diplomatique crispée qui sert de point de départ à notre duo d’auteurs, Elliot Ackerman et l’amiral James Stavridis. Dans une zone maritime revendiquée par la Chine, mais non reconnue par la communauté internationale, une patrouille américaine tombe sur un bateau en difficulté. Patatras : l’intervention qui s’en suit engage les deux pays, et d’autres avec eux, dans une mécanique délétère qui semble bientôt inarrêtable — il sera vite question d’arme nucléaire. Si l’existence d’un deuxième tome rassure quant à l’issue finale du conflit, les morts vont néanmoins bientôt se compter en millions…

Avec ces deux récits, on est dans le thriller chirurgical (comme les frappes et leurs cortèges de décès), à grand renfort de dates et d’heures G.M.T. indiquées à chaque changement de protagoniste. On est aussi dans le militaire : ce sont ces femmes et ces hommes qui sont aux premières loges, et leur patriotisme est (bien sûr !) à toute épreuve. Ils vivent pour leur pays, ont de leur devoir une représentation idéalisée. Mais le politique (comme toujours !) vient régulièrement compliquer les choses. Et les ambitions des uns ou des autres peuvent avoir des conséquences terribles. Bref, du très anxiogène, tant tout cela nous apparaît finalement assez crédible — il suffit de constater à quelle vitesse notre actualité peut changer, et pas qu’en bien.

Pour le reste, ce sont beaucoup de stéréotypes et de mécaniques narratives aussi huilées que prévisibles. Sans même parler d’un biais politique qu’on qualifiera pudiquement de très fort (l’incendie du Reichstag, par exemple, est présenté sans sourciller comme l’œuvre des communistes, une version pour le moins contestée de nos jours par quantité d’historiens) et très « militaire américain pétri de certitudes », surtout dans 2054. Le style, lui, s’avère banal et sans relief. À l’instar des personnages, en définitive, qui peinent à exister face à la dramaturgie des circonstances, tels de vulgaires mannequins disposés çà et là aux seules fins d’un scénario catastrophe. Leurs motivations sont souvent trop schématiques, et certaines scènes censées les humaniser tombent à plat. Reste un ensemble lisible, certes, mais qui ne marque que par quelques images chocs et le déroulé d’une apocalypse annoncée. À réserver aux amateurs, donc, fans de Roland Emmerich et autres lecteurs d’anticipation militariste désireux de se faire peur — si tant est qu’ils aient besoin de ces deux bouquins pour ça…

 

 

 

L’Épée de laurier-rose Les Royaumes ardents T.2

L’Épée de laurier-rose, suite directe du Trône de Jasmin (cf. Bifrost n°113) est le deuxième tome de la série de fantasy épique de Tasha Suri. Le roman poursuit les aventures de Malini, qui revendique le trône du Parijatdvipa, et de Priya, devenue Aînée des enfants du Temple après avoir traversé trois fois les Eaux Immortelles. Tandis que Malini se prépare à affronter son frère Chandra persuadé d’être béni par les Mères de la Flamme — des femmes qui ont accepté de s’immoler par le feu pour sauver leur pays — Priya lutte contre la pourriture magique qui transforme les êtres vivants en végétaux et remodèle sa terre natale pour le retour des Yakshas, les créatures divines vénérées par les Ahiranyis. Malini navigue dans un univers où son autorité est sans cesse remise en question en raison de son genre. Son parcours pour s’imposer en tant qu’impératrice est jalonné de compromis et de luttes incessantes visant à maintenir la fidélité de ses alliés, dont beaucoup doutent de sa légitimité.

Contrairement au premier tome, qui introduisait le monde et les personnages, L’Épée de laurier-rose est davantage axé sur l’action et la guerre. Plus sombre et plus violent, jalonné de morts et de destruction, ce volume est marqué par des batailles épiques, des intrigues politiques complexes et une guerre fratricide entre Malini et Chandra. La romance entre Malini et Priya, bien que discrète pour un livre estampillé romantasy, joue un rôle crucial dans la motivation des personnages. Le récit nous parvient au travers de multiples points de vue, enrichi par les monologues intérieurs des personnages. Ce choix narratif ajoute de la profondeur au récit, mais en ralentit le rythme.

La foi, le pouvoir et le sacrifice constituent les thèmes principaux de ce tome. La foi, omniprésente, est dépeinte comme une arme de pouvoir et de manipulation. Chandra justifie ses actes de cruauté par sa dévotion fanatique aux Mères, tandis que Malini s’appuie sur la prophétie du Dieu Sans-Nom pour légitimer sa revendication du trône. La foi devient ainsi un miroir déformant à travers lequel les personnages rationalisent leurs actions. L’exercice du pouvoir exige des sacrifices personnels volontaires, imposés ou nécessaires, mais toujours lourds de conséquences. Chaque personnage se trouve confronté à des choix déchirants, qui scellent irrémédiablement leur destin et dont les enjeux finissent par les dépasser.

L’Épée de laurier-rose marque la fin des conflits humains pour laisser place à un nouvel affrontement, celui des divinités — l’eau des Yakshas contre le feu des Mères. Tome de transition souffrant de quelques longueurs, il suscite néanmoins la curiosité pour le troisième volume, L’Empire du Lotus, prévu pour 2025. À noter que pour l’instant, seule l’édition collector, avec ses couleurs vives controversées, est disponible — à un prix élevé, donc.

 

 

Les Esseulées

1915, Californie. Adelaide Henry quitte pour la dernière fois la ferme familiale de la Lucerne Valley. Cette jeune femme noire d’une trentaine d’années y vivait jusque-là avec ses parents, Glenville et Eleanor, deux pionniers qui avaient choisi de suivre l’appel de l’African Society à « coloniser » le sud de la Californie, et donc accepté d’occuper les terres californiennes que le gouvernement fédéral mettait à disposition des volontaires, fussent-ils noirs. Mais ceci, c’était il y a longtemps. Aujourd’hui, des décennies de dur labeur plus tard, Adelaide part, laissant derrière elle une ferme à laquelle elle met le feu et deux cadavres qui brûleront en son sein. Il n’y aura plus que vingt-six familles noires dans la Lucerne Valley.

C’est vers le Montana que la jeune femme se dirige, décidée à profiter de l’Homestead Act de 1862 (révisé en 1912) qui permettait à toute personne, quelles que soient ses caractéristiques, de revendiquer la propriété d’un terrain de 130 hectares qu’elle aurait mis en valeur et fait fructifier. Un nouveau départ, une nouvelle vie, peut-être, avec beaucoup de courage et autant de chance. Car en 1915, le Montana, un État glacial l’hiver, est chichement peuplé et peu pourvu en infrastructures essentielles. Tenir trois ans est difficile, beaucoup abandonnent ou meurent, au point que l’État regorge de villes fantômes. C’est pourtant là qu’Adelaide va tenter de cacher le double secret qu’elle porte : d’abord ce qu’il s’est passé dans la ferme familiale, ensuite, et surtout, ce que cache l’énorme et très lourde malle qu’elle transporte et dont elle prend grand soin. C’est dans le Montana qu’elle pourra s’établir si elle parvient à résister à la rudesse des terres septentrionales, à s’intégrer assez pour faire partie d’une communauté, et à solder les dettes d’un passé qui met en péril ses espoirs comme la vie de ceux qui l’entourent.

Les Esseulées est le dernier roman — fantastique — de Victor ‘Black Tom’ Lavalle. Commençons par dire que c’est un texte très joliment écrit. On trouve au fil de ses pages quantité de belles phrases, de belles images, une forme de poésie justement traduite par S. Vanderhaeghe. « Elle le regarda s’éloigner. La lumière de sa lampe resta visible un bon moment, tant le paysage était plat. Toutefois, ne distinguant plus les contours du bonhomme, elle eut l’impression que seule cette source de lumière se déplaçait sur ces plaines, un esprit en quête de repos. » Continuons en disant que Lavalle décrit finement et en détails la vie rude des pionniers du début du XXe siècle, et qu’il place son récit dans un contexte original autant que méconnu, tant des Américains qu’à fortiori des Français. On gagne donc à lire Les Esseulées.

Néanmoins, sur la longueur, le roman ne tient pas ses promesses. Après un début captivant grâce au mélange réussi et intrigant d’un mystère qu’on pressent fantastique et d’une ambiance western âpre et rugueuse, Lavalle semble vouloir trop en dire pour le nombre de pages que contient le livre. Le récit devient, à partir de la moitié environ, plus décousu et pas toujours logique (la bascule a lieu lors d’un épisode de lynchage de bandits parfaitement incongru). Il y a des sauts temporels, certaines scènes ont lieu backstage et ça obscurcit le propos plus que ça ne le fluidifie, certains tropes (les villes fantômes, par exemple) sont effleurés mais sous-exploités, certain trait caractéristique de tel ou tel personnage paraît parfaitement artificiel (la femme chinoise qui cherche la tombe de son père, le garçon trans, etc.). Toute la fin est prise dans une sorte de frénésie d’événements qui nuit à l’architecture et à la crédibilité d’ensemble ; et ne parlons pas du happy end nunuche, ni de la manière très « free hug » de la réconciliation entre Adelaide et son secret.

La critique US a voulu voir dans ce roman un bon roman, car elle a voulu croire qu’il s’adressait à ses obsessions récurrentes. Sauf que ce n’est même pas le cas. Le racisme et le sexisme qu’elle a voulu y voir ne sont que superstition, bigoterie et bêtise. Et d’explication à tout ce fatras, finalement, il n’y a pas.

 

La Régulation

Longtemps après l’effondrement de notre civilisation, en gros trois cents ans, l’humanité survit à l’abri de l’Enclave, cité close de hauts murs, coupée des périls de l’extérieur mais entièrement placée sous la coupe du gouvernement invisible des Dix. Sans autre perspective que celle de recommencer chaque jour les mêmes tâches monotones, sous l’objectif omniprésent des drones de surveillance, chacun s’efforce à rester productifs afin de ne pas finir au compost. Gloups ! Mais, lorsque la surpopulation menace l’équilibre des routines de ce microcosme, huit habitants sont désignés régulateurs ; à charge pour eux d’éliminer chacun quatre victimes. Ou d’être éliminés. Tuer ou être tué, tout un programme…

Plus connue dans le domaine du thriller, où elle s’est fait un nom avec la trilogie « Soul of London », Gaëlle Perrin-Guillet élargit sa palette avec une dystopie post-apocalyptique, ce qui lui vaut l’honneur de cette chronique. Hélas, on ne ressort guère enthousiaste avec ce court roman où les poncifs les plus éculés se conjuguent à une imagination définitivement à l’étiage, dénuée de la moindre originalité. La Régulation, c’est un peu la dystopie pour les nuls. Narration en pilotage automatique avec cliffhangers géolocalisés, personnages stéréotypés, progression dramatique aux abonnés absents, écriture plan-plan percluse de tics de langage. C’est tellement creux qu’à force de creuser on se demande si l’autrice ne va pas finir par trouver du pétrole. Pour reprendre la formule consacrée, les pages se tournent toutes seules, le lecteur consacrant son temps de cerveau à des activités plus stimulantes que de suivre les péripéties poussives des piteux rebelles de La Régulation. Histoire de relever le niveau, la quatrième de couverture présente le roman de Gaëlle Perrin-Guillet comme un thriller dystopique angoissant qui nous interroge sur les dérives de nos sociétés. Fumeux prétexte pour nous fourguer une énième dystopie en carton-pâte dépourvue de toute réflexion. Lisez plutôt Benjamin Fogel pour réfléchir sur les dérives de nos sociétés. La seule qualité que l’on peut finalement trouver à la chose, c’est qu’elle se lit très vite. Sur la plage, dans les transports en commun ou aux toilettes. Nous, on préfère couper court. Hop, à la régulation !

 

 

L'Éveil du Palazzo

Second opus des « Mille saisons », ce feuilleton intergénérationnel découvert avec La Géante et le naufrageur (critique in Bifrost n°112), L’Éveil du Palazzo nous promène dans le lacis populeux des rues et avenues de la cité de Pré aux Oies. L’occasion pour Léo Henry de prolonger avec bonheur son récit en compagnie de nouveaux personnages pour une aventure riche en rebondissements. Les afficinados de l’auteur peuvent d’ores et déjà jubiler, les autres, principalement néophytes, qu’ils sachent que la lecture de La Géante et le naufrageur n’est aucunement pré-requise pour profiter du présent roman, même s’il est regrettable de ne pouvoir se prévaloir de cette expérience.

L’Éveil du Palazzo prend place entre les murs de Pré aux Oies, vaste cité pyramidale que l’on verrait bien servir de décor à un jeu de rôle. L’architecture labyrinthique de ses artères offre en effet un cadre idéal aux aventures de Lazario, Falsema et Jugon. Des ruelles insalubres du Quart Bas aux contreforts vertigineux des Éminences, en passant par les impasses retorses du Mitan, il, elle et iel courent le pavé, sautant de toitures en toitures ou se faufilant dans les cheminées pour échapper aux forces conjointes des six milices liguées pour faire taire Bavardasse, l’agitateur redouté, ennemi public numéro 1 de l’Archopuissance et de la Régentine, son âme damnée. Jeté sur les chemins de l’aventure avec l’enlèvement de son vénérable maître, Lazario se retrouve mêlé à la révolution qui couve, menaçant les équilibres de la cité dont on découvre peu à peu l’organisation délétère et l’histoire tourmentée. Pré aux Oies apparaît en effet comme un microcosme toxique, une cité stratifiée à l’extrême, concentrant le pouvoir entre les mains d’une minorité profitant du travail et des rêves de ses habitants, tout en trahissant les promesses de ruissellement de cette manne vers les couches sociales inférieures. Toute ressemblance avec une situation existante ou ayant existé serait évidemment purement fortuite et ne pourrait être que le fruit d’une coïncidence, hein ? Bref, Léo Henry dépeint un monde fondé sur l’inégalité, la violence et la domination, mais où la solidarité et l’entraide ne sont pas absentes. Rien de neuf sous le soleil de la fantasy, nous dira-t-on ? Fort heureusement, il ne renonce pas à sa volonté de raconter des histoires, partageant la gouaille de ses personnages, leur émerveillement devant les beautés cachées que recèle la cité, mais également leur révolte face à l’iniquité. Aussi, une fois de plus, on se laisse prendre par le récit, s’amusant des trouvailles de l’auteur, tout en restant conscient de l’injustice intrinsèque d’un tel monde et de sa nécessaire rénovation par un imaginaire plus inclusif et équitable.

Avec une curiosité renouvelée, on prendra donc plaisir à poursuivre l’aventure des « Mille Saisons  », avant un retour annoncé dans l’Archimonde. En attendant, on conseille aux impatients la lecture de L’Éveil du Palazzo. Ils ne seront pas déçus.

 

Ça vient de paraître

Au-delà du gouffre

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 120
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