Connexion

Actualités

Comptine pour la dissolution du monde

Dès la première nouvelle de ce recueil qui en compte vingt-deux, écrites entre 2015 et 2019, le ton est donné : courte de deux pages, elle parle d’une femme qui, quel que soit votre point de vue, se présente à vous de dos, de telle sorte que sa vue vous devient peu à peu insupportable — jusqu’à ce que vous décidiez de l’enfermer pour ne plus la voir. Et là, vous envisagez la possibilité que, quelque part, existe son pendant parfait, une femme dont on ne verrait toujours que le visage et qui vous montrerait les dents en permanence. Ce texte est un condensé de ce que propose ici Evenson : une évidente étrangeté, qui, une fois passée la surprise initiale, vous captive et bascule peu à peu dans le déstabilisant, puis l’inquiétant, voire l’horreur. Peu des personnages de ces récits s’en sortent indemnes, qu’il s’agisse de celui qui consulte un thérapeute le jour et se voit interrogé par son jumeau, mort-né, la nuit ; de ce SDF qui investit une maison supposée vide mais s’y trouve confronté à une créature inquiétante ; ou de ce père de famille divorcé qui recherche sans la trouver sa fille dont il a la garde… avant de s’apercevoir qu’il est peut-être responsable de sa disparition. Le titre du recueil — qui est aussi celui d’une des nouvelles — est ainsi parfaitement trouvé : le propos n’est rien d’autre que la dissolution du monde tel que nous le connaissons, dans la folie, la perte des repères, la violence, et dans la fusion avec un autre monde, parfois sombre, parfois simplement décalé, mais toujours autre… Une ambition servie par une petite musique douce qui semble apaisante de prime abord, mais dont la répétition lui confère des sonorités narquoises bientôt inquiétantes. Aucune lueur d’espoir ne parvient à s’extraire de ce recueil au nihilisme certain, si ce n’est à travers l’humour de l’auteur, omniprésent et reconnaissable pour qui a déjà lu ses précédents ouvrages. Un humour un peu tordu, dont on ne sait s’il est salvateur ou s’il constitue les prémisses de la folie, mais qui, à force de répétition au gré de nouvelles, se révèle d’une noirceur telle qu’elle capte la moindre particule de foi en votre prochain qu’il vous restait. Les textes vont de la short short à la vingtaine de pages, dans des genres courant du polar à la SF en passant par le fantastique, et ne sont pas sans rappeler Richard Matheson pour l’aspect sarcastique, et Stephen King pour certains des textes fantastiques (comme cette femme qui achète des lunettes biofocales… et assiste à la déliquescence de son monde à chaque fois qu’elle les chausse).

À l’instar des personnages d’Evenson, le lecteur ne ressortira pas sain et sauf de ce recueil, il aura entrevu les failles dans la trame du monde — à l’image de ce réalisateur de cinéma persuadé que son film est raté alors que tout le monde crie au chef-d’œuvre — et se sera sans doute aussi posé des questions sur la santé mentale de l’auteur. Il aura aussi passé un moment à nul autre pareil, d’une grande drôlerie et pétri d’incertitudes, et au final très revigorant pour peu qu’on n’enchaîne pas les nouvelles trop vite. Chaudement recommandé.

 

 

La Maison des Saints

On avait refermé Les Profondeurs de Vénus, premier volet de ce diptyque, moyennement convaincu (cf. Bifrost n°112). Car Künsken, après nous avoir appâté avec la découverte d’un artefact à la surface de Vénus, qui conviait notre sense of wonder, s’était occupé de raconter — avec plus ou moins de finesse psychologique — la vie de la famille de Québécois à l’origine de la trouvaille, et surtout ses manœuvres pour mettre en place l’exploration de l’artefact et du trou de ver se situant derrière, laissant celui-ci, pourtant très prometteur, quasiment de côté. Quelle allait être l’orientation de cette Maison des saints ? Dans un premier temps, la réponse est : dans la lignée du précédent. Après le vol du Causapscal-des-Vents, les membres de la Maison de Styx sont recherchés par le gouvernement de Vénus. On assiste ainsi à une partie de cache-cache, tandis que la Maison tente de gagner quelques-uns des coureurs à leur cause. On se dit alors que le propos de l’auteur est finalement bien celui-ci, décrire la société vénusienne — qui présente un intérêt certain — et les évolutions du tissu familial des d’Aquillon et consorts — moins abouties —, quand finalement, après cent cinquante pages, il se décide enfin à explorer le trou de ver. Pascal et son amant Gabriel-Antoine y descendent donc, et l’intérêt du roman s’en trouve renforcé, redonnant (ouf !) au lecteur l’occasion de suspendre son incrédulité. Il faut néanmoins reconnaître que, pour intéressants qu’ils soient, ces passages interrogent quant à la structure du récit : car les deux explorateurs semblent d’un seul coup complètement coupés du monde, et rien ne semble se passer au-delà de la surface. C’est là le principal grief qu’on pourra faire au diptyque : une construction déséquilibrée, tant Künsken déploie des axes de narration qu’il peine à faire progresser conjointement, occasionnant de longs tunnels sur l’une des thématiques avant qu’une autre ne resurgisse. Peut-être qu’un seul roman, certes dense, aurait permis de couper certains passages vraiment trop longs, ainsi que diverses redites, notamment sur l’atmosphère vénusienne, dont l’hostilité évidente prélèvera in fine son lot de personnages. Il n’en reste pas moins que ce deuxième tome semble un ton au-dessus du premier, lui qui propose un final en forme d’affrontement plutôt bien géré, comme du reste les scènes d’action héroïques qui parsèment le diptyque. Demeure une lecture attrayante, même si l’ensemble apparaît comme largement perfectible…

 

 

La Gloire à tout prix

Premier roman de la Britannique Emily Tesh, La Gloire à tout prix nous emmène dans un futur lointain. La Terre et ses quatorze
milliards d’habitants ont été anéantis par le Majoda, une coalition de races extraterres- tres se servant d’une machine surpuissante, la Sagesse. Une partie des survivants a trouvé refuge sur Gaïa, un planétoïde en partie formé par quatre cuirassés endommagés. Dans cet environnement spartiate prospère depuis une douzaine d’années une société hiérarchisée et militarisée portée par un sacré esprit de revanche : « Tant que nous vivrons, l’ennemi nous craindra. » Les jeunes sont endoctrinés pour faire partie de l’une ou l’autre des équipes : celle qui ira au combat, celle qui s’occupe de produire de la nourriture, celle qui s’occupe de pondre des bébés à la chaîne. Tout juste sortie de l’adolescence, Kyr est une guerrière d’exception, la meilleure de sa cohorte, à l’instar de son frère Magnus. Hélas, lorsqu’ont lieu les affectations qui vont déterminer leur avenir, elle a deux désagréables surprises. D’une part, Magnus disparaît — a-t-il déserté, comme leur sœur aînée, ou rejoint un escadron secret ? D’autre part, elle est affectée en maternité, condamnée à enchaîner les grossesses pour fournir Gaïa en futurs guerriers. Kyr prend alors une décision radicale : fuir la station et retrouver son frère. La jeune femme ne sera pas au bout de ses surprises...

La Gloire à tout prix fait mine de commencer comme un space opera militariste, pour mieux dévier en chemin et démonter de l’intérieur la société de Gaïa, mélange entre Sparte et la Corée du Nord, avec un maximum de bonnes intentions. Si le début fonctionne, Emily Tesh se prend les pieds dans le tapis dès lors que Kyr quitte la station : un lot de coïncidences improbables, des rebondissements drastiques qui aboutissent à pas grand-chose, des dialogues patauds, des personnages post-ados sans aspérités, aux sentiments dits mais jamais montrés, et dont les questionnements d’identité sexuelle sont amenés avec la légèreté d’un tank. On a envie de supposer l’univers mis en place riche et fouillé, mais il demeure vague, et l’autrice se livre à des approximations agaçantes lorsqu’il est question de science-fiction (parle-t-on d’une civilisation interstellaire ou intergalactique ?). Les technologies mentionnées ressemblent plus à des paravents pour de la magie (oui, oui, la 3e loi de Clarke, mais quand même !). Hésitant entre les cases marketing du roman adulte et du young adult, La Gloire à tout prix reste insatisfaisant en tous points, et ce n’est pas l’attribution du prix Hugo qui y changera grand-chose.

 

 

D'où viennent les nuages ?

De Régis Goddyn, on connaît surtout sa saga du « Sang des 7 Rois », avec ses neuf volumes parus entre 2013 et 2022. Entre les sept romans du cycle principal et les deux tomes de la préquelle, l’auteur a également publié un roman indépendant, L’Ensorceleur des choses menues (2019). Dix romans, donc, mais une production sur la forme courte bien moins étoffée, puisque le présent recueil rassemble dix textes, soit une bonne part des nouvelles publiées par l’auteur.

« Les Comptes fantastiques de Paris » est une sympathique pochade brodant sur le thème de l’alchimie et des mystères de la capitale. « La Tour de Lille » nous propulse dans un futur où la montée des eaux a recouvert une bonne part de la France : des plongeurs récupèrent des artefacts des temps passés ; dans cette nouvelle à chute, les babioles d’aujourd’hui seront les trésors de demain. « Un radeau sur le Styx » commence comme une histoire d’un futur lointain avant de bifurquer en un conte pour enfant, sans vraiment convaincre. C’est aussi le cas de « Albedo », qui ne décolle pas en dépit d’intéressantes prémisses : lors de jeux paralympiques du futur, on y suit une course de bateau sur les mers d’hydrocarbure de Titan. Huis clos sans issue dans un astronef, « Altea » est hélas pareillement anecdotique. « D’où viennent les nuages » est autrement plus réussie : sur un monde réellement plat à la gravité variable, les habitants cherchent à comprendre d’où viennent, eh bien, les nuages, en se lançant dans des expéditions insensées sur les pentes ardues bordant le monde. La révélation sera bien sûr spectaculaire. Après des textes relevant pour l’essentiel de la SF, « Beauté » opère un retour en fantasy avec… ce qui n’est rien d’autre que le premier chapitre du tome IV du « Sang des 7 Rois ». Une intéressante mise en bouche, pour qui n’a pas lu la série, mais… pourquoi ? Même interrogation pour la fin du volume : « Le Sac », « La Tombe » et « Le Livre » donnent moins l’impression d’être des nouvelles que des extraits d’un roman à paraître. Trois fragments mettant en scène un assassinier équipé d’un set de billes et une scriptrice chargée de raconter une guerre au jour le jour… Au mieux, voilà de quoi aiguiser l’attente des curieux d’ici le prochain roman de l’auteur.

En somme, un bilan très mitigé pour ce recueil, qui vaut essentiellement pour la nouvelle-titre.

 

Vues des rives

[ Ce billet porte sur Vues des rives et Fins de siècle ]

Actualité chargée en ce printemps 2024 pour Yves Letort, avec la parution de deux recueils. Commençons par le second : Vues des rives nous emmène du côté du Fleuve, un univers déjà arpenté par l’auteur dans un premier recueil, Le Fleuve, justement, et dans un roman, Le Fort (cf. critique in Bifrost n°96). Dans sa préface, Mikaël Lugan insiste : oui, il est tentant de voir dans le monde mis en place par Yves Letort les influences de Julien Gracq (Le Rivage des Syrtes), Dino Buzzati (Le Désert des Tartares), Jacques Abeille (le « cycle des Contrées »), voir Yves & Ada Rémy (Les Soldats de la mer). Néanmoins, les récits s’articulant autour du Fleuve possèdent leur propre singularité — une ambiance floue, languide et volontiers humide, tout semblant possible sur les rives de ce cours d’eau innommé à la longueur inconnue. Tout juste grapille-t-on çà et là quelques vagues repères géographiques et temporels, mais ce n’est pas Vues des rives qui viendra élucider les mystères. Les récits ici rassemblés se placent à différents moments, différents endroits du Fleuve. D’un texte l’autre, on passe de la pochade d’une paire de pages à la nouvelle longue d’une vingtaine, y suivant le test d’un étrange pyroscaphe, les derniers jours d’un cartographe dans une zone de guerre où la réalité se délite, les aventures d’une géante navigatrice, apprenant pourquoi la Grande Encyclopédie du Fleuve n’a jamais eu le succès attendu. Si la longueur des textes est variable, il en va de même pour l’intérêt, mais l’ensemble dessine un monde aussi peu hospitalier que fascinant. À vrai dire, la meilleure description vient de l’auteur dans la harangue titrée « Les Bocaux » : « Ces vestiges sont destinés à rester orphelins, comme les segments d’une existence, comme le Fleuve qui se délite au moment de son agonie à l’entrée du delta. »

Changement d’ambiance pour Fins de siècle, bref recueil fort de quatre nouvelles ayant en commun une thématique steampunk. Si la première, « Un incident dans le métropolitain », peine à convaincre en raison de sa brièveté, et si la troisième, « Le Congrès dentaire de 1896 et ses conséquences », au sujet d’une mode très spécifique, amuse sans plus, la pièce de résistance du livre est sans conteste « Gelée ». Dans cette novella épistolaire, on suit la progression de ce qu’il faut bien se résoudre à appeler un blob géant à travers la France. Un texte savoureux et saisissant. Le recueil s’achève par « Une curiosité bibliophilique », nouvelle signant les débuts littéraires d’Yves Letort dans la fameuse anthologie steampunk Futurs antérieurs proposée par Daniel Riche en 1999. Ce texte déploie la vie et l’œuvre d’un certain Théophile Grandin, dont les gravures firent sensation à l’Exposition Universelle de 1916, dans un monde où l’humanité est entrée en contact avec une race alien ; le texte s’achève sur une série de gravures de ce Grandin (Fabrice Le Minier, en réalité), pastichant avec talent le style de l’époque.

Deux bonnes pioches, en somme, pour découvrir le travail d’Yves Letort.

 

Une autre lumière

Autrice américaine à l’œuvre relativement parcimonieuse, Elizabeth A. Lynn a publié une dizaine de romans entre la fin des années 70 et le début des années 2000. Parmi eux, Une autre lumière, paru initialement en France dans la mythique collection « Titres SF » de Jean-Claude Lattès, sous le titre plus approximatif L’Œil du peintre.

Le peintre en question, c’est Jimson Alleca. Habitant de la planète Nouveau Terrain dans un futur qu’on imagine lointain, il se languit de l’absence de son amant, Russell. Celui-ci arpente le cosmos à bord de son astronef, les flux de l’hyperespace l’amenant où bon lui semble. Jimson l’accompagnerait bien, mais une maladie désormais rarissime l’en empêche, sous peine d’une dégénérescence rapide menant à la mort. Pourtant, cet artiste souffre de ne pouvoir quitter sa planète, de ne pouvoir admirer la lumière d’autres soleils sous d’autres cieux. La tension et la frustration montent, jusqu’à devenir irrésistibles.

Paru en VO en 1978, Une autre lumière avait pour particularité de mettre en scène des personnages n’étant pas hétérosexuels par défaut : l’un est bisexuel, l’autre gay, aucun n’est strictement monogame. L’aspect le plus novateur du roman pour l’époque était que les personnages sont présentés comme étant ainsi, sans que leur sexualité constitue un sujet en soi. Pour le reste, le récit accuse le coup en matière de chatoyance et de sense of wonder — on entrevoit à peine un univers riche hélas peu exploré. Au-delà des questions de la représentation et de ce que l’on est prêt à sacrifier pour l’Art, Une autre lumière laisse sur sa faim, en tout cas en 2024. Dommage.

 

 

 

Mirror Bay

On ouvre le roman sur le journal d’un adolescent, Wilder Harlow. Juin 1989. Son oncle Vernon est décédé et ses parents ont hérité du cottage de Whistler Bay. Ils vont passer l’été là-bas, loin de New York. Wilder a dix-sept ans et, comme beaucoup de jeunes gens de son âge, ce qui lui importe est de trouver l’amour. Dans cet endroit reculé où le vent siffle sur les rochers, où l’océan impose une présence inquiétante, il rencontre Harper, jeune anglaise comme lui en séjour estival, et Nathaniel, fils d’un pêcheur du coin. Un trio amoureux se forme, une rivalité entre les deux garçons émerge et une amitié se crée. Les jeunes gens se défient, jouent à se faire peur et partent en quête de frissons, explorant les clairières, les criques et les grottes des environs. Les lieux s’y prêtent. Depuis quelques années, un mystérieux rodeur effraye la population en prenant par effraction des photos de jeunes enfants endormis dans leur chambre. Puis, des femmes disparaissent sans laisser de trace. Usant de l’attrait des rumeurs et des tourments du passage à l’âge adulte, des classiques de l’horreur psychologique, Catriona Ward crée une atmosphère inquiétante qui s’alourdit à chaque page, laissant imaginer que tout peut basculer à tout moment. Et tout bascule. Le trio d’amis fait une découverte sordide qui mène à l’arrestation du rodeur et la découverte de l’horreur insoupçonnée de ses crimes. Pour Wilder, Harper et Nathaniel, c’est la fin de l’innocence, de l’amour et de leur amitié.

Nous n’en sommes qu’au début. Ce qui suit, c’est l’après. Le récit des traumatismes qui va s’étendre sur des dizaines d’années. Cette première partie n’est qu’une mise en abîme qui se poursuivra en se déclinant, un livre dans le livre dans le livre. En prenant appui sur un récit d’horreur d’apparence très classique — trois adolescents en vacances, un tueur en série — Catriona Ward s’intéresse au récit en tant qu’acte, à l’écriture, et à ceux qui le font. Les écrivains sont des monstres... ils dévorent tout ce qui passe à leur portée, prévient-elle. C’est là le cœur de roman. Wilder Harlow n’est pas le seul narrateur de ces événements de juin 1989, d’aileurs l’a-t-il jamais été ? Qui dit, qui raconte, pourquoi ? Qui va puiser dans les vies, suce la moelle des vivants et des morts, trahit le réel et ses protagonistes ? Qui vit, qui souffre, qui s’en nourrit ? L’autrice crée de nombreuses pistes, autant de faux chemins, livre des indices sans lendemain et promène son lecteur dans un dédale où les personnages et les souvenirs sont imbriqués dans la construction d’un récit métafictionnel. Mais à jouer à se faire peur, on réveille parfois des démons.

S’il n’est pas le chef-d’œuvre annoncé — quelques facilités ici et là —, Mirror Bay est un roman très réussi autant dans ses prémisses que dès qu’il sort du cadre qu’il a lui-même proposé comme point d’ancrage. C’est un roman sombre, empreint d’une tristesse aussi insondable que l’abîme qui nous contemple dès que l’on s’y penche un peu trop. Une lecture hautement recommandable.

 

Sister-ship

Le 17 novembre 2082, lors de son discours de clôture de la 133e édition du congrès international d’astronautique qui se tient à Darwin, Australie, Lee Wang, directeur de l’Agence spatiale internationale, annonce un programme d’envergure qui verra le lancement de trois vaisseaux spatiaux à destination de Titan. Véritable arche de Noé des temps futurs, la mission aura pour but de transporter jusqu’à la surface de la lune glacée de Saturne cinquante-trois cuves refroidies à l’azote liquide et contenant le patrimoine génétique d’un million d’espèces terrestres dans l’espoir de les préserver pour… qui mettrait la main dessus à l’avenir.

Le 12 janvier 2097 s’ouvre le journal de mission des cinq astronautes partis à bord de l’un des trois vaisseaux, l’Olympic. Le Titanic, entièrement robotisée, s’est lui lancé un an plus tôt pour préparer le terrain. L’arrivée sur Titan se fera en juin de la même année, grâce aux bons soins de Milena, l’IA qui pilote l'Olympic et accompagne les astronautes dans leur mission. Du troisième, le Gigantic, nous ne saurons rien.

Les chapitres alternent les deux temporalités. D’un côté, les passages du discours de Lee Wang qui présentent l’histoire et l’ambition du programme, sous la forme d’un exposé qui sans doute cherche à rendre hommage à la grandeur d’une telle entreprise, mais se révèle pour le lecteur aussi lénifiant et pompeux qu’il est possible de l’être. De l’autre, le récit de voyage aussi vide de matière que l’espace qui les entoure, de cinq astronautes transparents, dépourvus de personnalités qui les distingueraient. Car il ne se passe rien et, à la fin, ils arrivent sur Titan.

C'est en lisant Sister-ship qu’on apprécie la distance parcourue par la science-fiction à l’égard de la littérature généraliste. Elle se mesure en parsecs. Si l’on aimerait souvent, pour des raisons de reconnaissance, accoler l’étiquette science-fiction à des romans de littérature blanche qui viennent s’encanailler sur les rives du genre, ce n’est ici pas le cas. Le roman d’Élisabeth Filhol évite soigneusement d’emprunter les voies, pourtant évidentes au lecteur féru de récit d’aventure et de science-fiction, qui s’ouvrent à lui, et reste en retrait, refusant les antagonismes, les tensions, préférant le confort de la lettre d’intention à la mise en danger et au vertige. Sister-ship n’a pas de direction et manque singulièrement d’ambition. Le propos est certes scientifiquement documenté a minima, à défaut d’être maîtrisé, mais à quel dessein ? Le voyage ne mène nulle part. Ajoutons à cela la volonté de l’autrice d’imposer un style où le « on » impersonnel remplace systématiquement le « nous », où les formes passives règnent et la répétition frise l’outrance, rendant la lecture pénible. Nous ne saurions que vivement décourager le lecteur de Bifrost de tenter l’aventure.

 

Vallée du carnage

Après les très remarqués Latium, space opera uchronique inspiré autant par Sophocle que par Leibniz et Corneille, et La Nuit du faune, conte empruntant ses motifs à La Divine comédie pour livrer une synthèse des mythes fondateurs de la SF, deux œuvres au sujet desquelles nos critiques notaient que l’auteur ne mégotait pas mais osait, Romain Lucazeau revient à la science-fiction avec Vallée du carnage et, à nouveau, il ose.

Des rives de la Méditerranée jusqu’à celles de l’Atlantique, Carthage domine l’Occident. Regroupement des peuples grecques, phéniciens, celtes… elle est la première puissance économique et technologique de monde. Derrière le mur qui les isole, les Hans occupent l’extrême Asie. Entre ces deux blocs, La Perse est tenue sous le joug du despote Odote, Roi des Rois, ennemi de toujours de Carthage. Face à l’Occident abhorré, il a élevé son empire dans un bain de sang, par la destruction méthodique des peuples qu’il a réduit en esclavage. Il s’est doté d’une puissance militaire invisible, et menace le monde du feu nucléaire depuis l’espace. Pour parfaire son œuvre, il se tourne vers la cité libre d’Ecbatane, aux portes de l’Arménie, et au-delà, vers Carthage. Odote n’a que faire que son nom soit prononcé dans mille ans avec admiration ou effroi, d’être le rassembleur ou le destructeur des mondes, les deux pour lui se valent. Il choisit donc la voix du mal. Toute ressemblance avec des faits ou des personnages existants ou ayant existé serait loin d’être fortuite.

Dans ce roman d’une brutalité étourdissante, que le lecteur traverse en marchant dans les entrailles ouvertes des victimes de la sauvagerie, piétinant les corps démembrés, violés, mutilés, l’auteur raconte une « géopolitique des enfers, le désordre éternel du monde ». Loin des utopies solaires qui rêvent un futur improbable où l’humanité deviendrait soudain bienveillante, Romain Lucazeau use de l’uchronie pour peindre le cauchemar et rappeler la nature destructrice de la bête qui hante ce monde. Un univers futuriste enfoncé dans les mentalités d’un passé qui n’offre aucun espoir véritable de voir se lever le jour. Qu’ont à proposer les technologies les plus avancées dans l’art de la guerre, la destruction à précision chirurgicale, l’information spatiale, les sens électroniques des drones déployés en nuée sur le monde, sinon des « guerriers préhistoriques en transe recevant des instructions transmises pas des flux de micro-ondes ».

C’est un récit à charge. L’auteur s’adresse à ses protagonistes en les tutoyant. Un despote, son conseiller, un héros devenu pacifiste, un guerrier augmenté, un scientifique hésitant, un militaire en sursis, une esclave. Le narrateur assume ainsi le rôle du coryphée qui, dans le théâtre grecque, interpellait les personnages, connaissait leur passé et leur avenir, jugeait de leur acte, de l’immoralité de leurs actions. Lucide ou dément, prophétique ou apocalyptique, Romain Lucazeau ose proposer le roman que vous n’avez pas envie de lire. Nous vous le recommandons.

 

Au cœur des Méchas

« Vous êtes là pour le combat, vous aussi ? Pour voir le Mécha se battre ? On peut attendre ensemble si vous voulez. » Et pendant que nous attendons l’affrontement des deux monstres, l’un mécanique, l’autre d’origine extraterrestre, ma voisine me raconte tout. Toute sa vie. Et pas n’importe quelle vie, celle d’une mécanicienne au sein d’un Mécha. Vous savez, ces robots géants créés pour combattre les Titanides venus envahir la Terre ? On voit souvent les pilotes dans les médias, mais j’étais loin de me douter qu’il pouvait y avoir jusqu’à trente personnes à l’intérieur pour réparer, armer, assurer la maintenance en temps réel et exécuter les ordres des pilotes. Sans eux, ces derniers ne serviraient à rien. Sa vie a dû être incroyable mais… « Pourquoi ce sont des humains qui font tout ça ? C’est assez évident, non ? On coûte moins cher que des droïdes. » Et ma voisine en sait quelque chose, elle était à l’intérieur, aux premières loges, elle a vu mourir ses collègues, ses amis, et pas seulement à cause du feu ennemi… demandez-lui.

Sur le ton d’un échange informel, la narratrice se confie à son vis-à-vis, à vous, à moi, dans l’intention d’embarquer son auditoire avec elle et de créer un lien direct avec son histoire, une proximité, et cette construction narrative fonctionne plutôt bien. Les conditions ouvrières qu’elle décrit sont celles de nos mineurs et poilus d’autrefois, de la chair à canon dont le sacrifice au combat ou la dureté de la tâche compte peu aux yeux des politiques et des industriels. Un être humain est si facilement remplaçable. Des travailleurs de l’ombre, invisibles, qui représentent bien peu de choses comparés aux pilotes que les médias exposent, que le peuple adule, ces héros face l’invasion extraterrestre. Mais qui, sans leur équipage, ne seraient rien.

Docteur en sociologie, Denis Colombi ne se lance pas dans de grands discours sur les méchants et les gentils d’un futur qui pourrait être le nôtre, car la proximité de la narratrice avec son lecteur suffit, et l’auteur utilise son témoignage pour seul argument. Le témoignage des conditions de travail et de vie de ces hommes et femmes devrait suffire. Ce qui est loin d’être le cas. Comme la narratrice le comprendra, son avis ne compte pas : seule la vengeance personnelle pourra faire bouger les choses. Peut-être. Ou pas. Au cœur des Méchas parle aussi de choix, que l’on fait par amour, que l’on fait pour se conformer à la mode, de manipulation du corps comme des esprits. Mais si le discours est louable, il est évident. Reste que le cadre, avec ces robots géants à la Pacific Rim, apporte le grain d’originalité à une intrigue qui peine à transformer une lecture divertissante en un moment plus marquant.

 

 

Ça vient de paraître

Au-delà du gouffre

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 120
PayPlug