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Nulle âme ne désespère en vain (L’Empire s’effondre T.3)

Ultime volet de la trilogie « L’Empire s’effondre », Nulle âme ne désespère en vain déploie une structure qui laisse le lecteur doté de ne serait-ce que d’un atome de sens critique quelque peu dubitatif. Ainsi, il s’ouvre sur une longue partie portant exclusivement sur l’exploration du deuxième continent par Rackham Thorpe, sa découverte des Titans, l’histoire réelle de cet univers, et sur ce qui se déroule dans la Vallée d’où les dieux veulent s’échapper. C’est parfois très intéressant, mais d’une part c’est trop long, et d’autre part ce n’est qu’au bout de cent pages, soit un cinquième de la longueur totale du livre, qu’enfin l’auteur raccroche les wagons avec ce que son lecteur pouvait légitimement attendre ici, à savoir le déroulement de la guerre civile opposant les différentes factions en présence pour le contrôle des vestiges de l’Empire, et surtout pour le modèle de société qui y sera appliqué (basé sur l’immobilisme, la religion et l’irrationnel, ou sur le dynamisme, la technologie, la Raison et le compromis). Jusqu’à 80 pages de la fin, la partition s’exécute comme attendu, et puis un événement très surprenant a lieu, suivi d’une énorme ellipse (trois ans !) et d’une amorce de fin certes épique, mais qui constitue aussi, et surtout, le coup de baguette magique – « Pouf y’a plus d’ennemis, les gentils ont gagné ! » – le plus éhonté vu en littératures de l’Imaginaire depuis Le Dieu nu : Révélation, de Peter Hamilton. Sans compter qu’on revient brièvement à Rackham Thorpe, qui aperçoit quelque chose d’extraordinaire sans qu’on sache de quoi il s’agit, ou que d’autres personnages lancent une expédition vers le deuxième continent sans que, là encore, la chose mène quelque part…

Si le roman contient une étrange combinaison de trop et de trop peu, il se débrouille tout de même pour boucler de façon un minimum satisfaisante la majorité de ses arcs essentiels. Oui, le worldbuilding (qui, comme on le pressentait, n’est pas tant fantasy-steampunk que science-fantasy, vaguement dans la veine de R. J. Bennett) reste le gros point fort du cycle, certains passages relatifs aux Titans et aux dieux étant absolument fascinants. Toutefois, on se permettra d’être en désaccord avec la communication de l’éditeur, qui assène que « ce troisième tome confirme l’entrée en fanfare de Sébastien Coville dans la SF française ». Si le premier tome est bancal car trop verbeux, le troisième l’est tout autant, mais pour une raison inverse : il s’avère souvent trop étique. Seul le second, en définitive, se révèle au niveau qu’on est en droit d’attendre au regard des comparaisons prestigieuses auxquelles se sont livrées les éditions Anne Carrière. On méditera donc les paroles de sagesse du regretté Bon Scott : « It’s a long way to the top if you wanna Rock’n’Roll » !

Illuminations

Bien connu des amateurs de comics pour son immense contribution de scénariste, les lecteurs de From hell, La Ligue des gentlemen extraordinaires et Watchmen (pour ne citer que ces quelques titres) ne nous contrediront pas, Alan Moore est également un romancier et un nouvelliste dont il convient de suivre attentivement l’œuvre. Après La Voix du feu et plus récemment Jérusalem, Illuminations vient nous rafraîchir la mémoire, confirmant le statut incontournable de l’auteur de Northampton dans le paysage de l’Imaginaire. Découpé en neuf histoires, le présent recueil rassemble essentiellement des textes inédits écrits entre 1987 et 2021. Si l’on fait en effet abstraction de « Le Lézard de l’hypothèse », contribution de Moore à l’univers partagé de Laviek initié par Emma Bull et Will Shetterly, retraduite ici par Claire Kreutzberger, les autres récits paraissent pour la première fois dans l’Hexagone. Autant l’affirmer d’emblée, on ne ressort aucunement déçu de leur lecture, bien au contraire, les nouvelles et surtout le roman sont les manifestations brillantes du génie d’Alan Moore, dévoilant toute l’ampleur de son érudition et la puissance d’évocation d’une prose caustique, jouant de la satire et de l’absurde avec une aisance remarquable.

Parmi les textes qui figurent au sommaire, « Ce que l’on peut connaître de Thunderman » tient une place remarquable, se révélant comme le soleil noir d’un recueil autour duquel gravitent les autres récits. Alan Moore y retrace en effet l’histoire de l’industrie des comics sur une période de soixante-quinze années, interprétant d’un point de vue désabusé l’évolution délétère du milieu et du genre. Récit jubilatoire pétri de descriptions vachardes, frappé du sceau de la tragicomédie, mais aussi retranscription aux vertus cathartiques de l’expérience personnelle de Moore, « Ce que l’on peut connaître de Thunderman » dresse ainsi le portrait d’un inexorable étiolement sous les coups brutaux du business et de l’entertainment. L’auteur rend un hommage puissant à l’imaginaire des pulps et des comics, décrivant avec sincérité la fascination qu’ils suscitent auprès de leur lectorat adolescent, tout en adressant une lettre de rupture féroce aux faiseurs, bien plus intéressés par les profits que par l’acte de création lui-même. Au passage, les aficionados s’amuseront beaucoup aussi à démasquer les maisons d’édition, les acteurs du genre et les séries qu’ils créent et contribuent à animer, dont Moore travestit ici malicieusement la véritable identité.

À côté de ce point d’orgue, les autres textes ne déméritent heureusement pas. Parmi ceux-ci, on retiendra surtout les formidables « Maison de charme dans cadre d’exception » et « L’Inénarrable état de haute énergie ». Dans le premier, on accompagne une avocate et son client Jez pendant la visite de la maison de banlieue dont il vient d’hériter suite au décès de son père. Une situation apparemment prosaïque qui cache un sacré loup, puisqu’elle se déroule pendant l’Apocalypse. Gageons que l’extraordinaire livrera son content de révélations au commun des lecteurs. Quant au second texte, qui se fonde sur l’hypothèse du cerveau de Bolzmann, il met en scène la naissance, l’évolution et l’effondrement d’une civilisation dans les femtosecondes du désordre primordial qui suivent le Big Bang. Un vrai feu d’artifice conceptuel et narratif.

Visionnaire, cinglant, dense, voire d’une prolixité frôlant parfois l’étouffement, Illuminations ne décevra donc pas l’amateur d’Alan Moore, confirmant que l’auteur de Northampton ne s’est pas définitivement retiré de l’Imaginaire. Il a juste évolué vers d’autres médias, ajoutant à son arc une nouvelle corde narrative, celle du roman et de la nouvelle, pour notre plus grand bonheur.

Terra Humanis

Terre, 2109. Rébecca Halphen observe ce monde vert, pur, parfait, débarrassé de toute pollution, de tout conflit. Ce monde qu’elle et son mari ont construit pierre par pierre. Ce monde auquel ils ont consacré leur vie entière.

Commencent alors les flash-backs pour comprendre comment la Terre en est arrivée là. Terra Humanis retrace ainsi la vie et le combat de Rébecca Halphen et Luc Lavigne pour la planète. De leurs grands projets d’étudiants idéalistes à leur réussite, tant politique qu’écologique, c’est l’Histoire avec un grand H qui s’écrit ici, celle d’un xxie siècle plus que jamais menacé. Fabien Cerutti nous livre un monde empli d’espoir, où tout est encore possible, avec à la clef une société utopique, saine et harmonieuse.

Si certaines idées demandent une énorme suspension d’incrédulité – en particulier la mobilisation globale de tous les pays du monde et de tous les partis politiques pour le climat –, le roman en lui-même reste intéressant. Basé sur des éléments réels, il se pose en critique des sociétés actuelles et du manque de réactivité de certains, n’usant que très peu de la culpabilisation pour faire passer son message. Bien que restant opaques et peu propices à l’identification, les personnages, bien troussés, s’avèrent in fine attachants.

De même, les allers-retours dans le temps sont adroitement amenés. Le livre n’a pas pour objectif de présenter un suspense insoutenable, mais plutôt de faire comprendre en profondeur les enjeux politiques, économiques et écologiques de ce combat mondial pour la planète. Cerutti a donc choisi de montrer d’abord les résultats de chaque décision avant de détailler les actions et réflexions qui ont conduit à ces aboutissements. Pari gagné au vu de l’objectif assez pédagogique de l’ouvrage, auquel s’ajoutent certains événements imprévus qui rythment le récit.

Si défaut il y a, il concerne surtout la seconde partie de ce roman. Car si la première s’intéresse aux actions possibles et réalisables, la seconde reprend l’aspect culpabilisateur retrouvé dans beaucoup d’œuvres du même genre, au travers de l’arrivée d’une race extraterrestre qui n’aurait pas réussi à sauver sa planète d’un réchauffement global. Cette section se révèle assez peu pertinente au regard du message que veut faire passer l’auteur, d’autant que le début du livre s’attache à montrer l’inutilité de la culpabilisation et met en avant d’autres propositions de solutions.

Pas toujours totalement convaincant, donc, Terra Humanis reste dans son ensemble assez pertinent sur le plan de la lutte contre le changement climatique – sans minimiser sa dimension pédagogique, toutefois, qui le destine plutôt à un public désireux d’en savoir davantage sur le sujet. Pas un chef-d’œuvre, en somme, mais une note d’espoir qui fait du bien, et une lecture agréable qui plaira aux adeptes de l’anticipation engagée.

Les profondeurs de Vénus

Les Québécois dans l’espace, pourrait-on ainsi sous-titrer ce nouveau roman de Derek Kunsken, comme un clin d’œil à la dédicace à tous les membres de sa famille, à son casting quasiment exclusivement composé de membres d’une seule et même famille, les d’Aquillon, et à l’emploi permanent de termes de canadien français. Ces Québécois, donc, travaillentdansl’atmosphère d’acide sulfurique de Vénus, sur des chalutiers, créatures volantes créées par bio-ingénierie qu’ils habitent, et extraient des gaz et métaux des rares sources à leur disposition, ce qui leur permet tant bien que mal de survivre, et ce d’autant plus que les d’Aquillon n’ont pas très bonne réputation auprès des autres familles etdesBanquesayantpermis cette colonisation. Quand, soudain, père et fils font une fantastique découverte dans les profondeurs de Vénus susceptible de leur rapporter beaucoup d’argent… mais qu’il leur sera difficile de garder secrète.

Derek Künsken nous revient avec un roman à l’ouverture idéale, à savoir la description d’une société de prime abord impossible à concevoir, mais que l’auteur nous présente avecforcedétailstechniquesquinousla rendent peu à peu vraisemblable. Le world building est ici extrêmement travaillé, sous des atours de science pas trop hard mais un peu quand même. Puis survient la découverte, à la surface de Vénus que peu explorent, révélation qu’on se gardera de dévoiler ici, mais de celles qui vous font frétiller d’excitation tant les promesses de développements possibles sont nombreuses et ébouriffantes. On se retrouve un peu comme les singes de Clarke et Kubrick quand surgit le monolithe noir, et on a hâte que l’exploration de cette fabuleuse trouvaille démarre réellement. Et c’est là que le bât blesse. Car Künsken va ici surtout s’intéresser aux problèmes techniques que pose la mise en place des moyens d’exploration dans cette atmosphère hostile, mortelle à certains endroits (90 atmosphères, 450° Celsius) et une société où tout le monde surveille tout le monde en permanence. De sorte qu’on assiste à de nombreux morceaux de bravoure, pas désagréables en soi, inventifsendiable,maisquinefontpasavancer la résolution des mystères liés à la découverte initiale. Qui ne sera donc finalement pas traitée ici, mais dans le deuxième tome (The House of Saints, paru en août dernier en VO), et c’est bien dommage compte tenu des promesses initiales, qui frustre au plus haut point le lecteur, et confère au final à ces Profondeurs de Vénus le statut de préquelle rythmée, plaisante et aux protagonistes attachants, mais inachevée.

La machine à aimer

Deuxième roman de Lou Jan, La Machine à aimer s’inscrit dans une trilogie autour des thèmes que l’autrice estime être les ressources clés : le temps, sujet de son premier livre Sale temps (paru en 2015 chez Rivière Blanche) ; l’amour, ici développé ; le corps.

Lou Jan aimerait vivre au xxiie siècle et c’est l’époque à laquelle se déroule l’histoire. Nobod, une « hybride », c’est-à-dire un robot intelligent, par opposition aux « débiles » (sic), échappe grâce à un bug à un « génocide » cybernétique décidé par l’ONU après une alerte sur le comportement d’un de ses congénères. De là, l’humanité se dit subitement que, peut-être, il y a un risque avec ces centaines de millions de robots implantés dans toutes les strates des sociétés humaines, et à l’échelle globale. Et pfiou, ça dégage !

Nobod la fugitive va vivre moult péripéties entre l’Antarctique et la banlieue lyonnaise. L’occasion de décliner des thèmes comme le genre ou la sexualité, et bien sûr l’amour, par le biais de ce personnage créé pour aimer, qui ne peut rien faire d’autre… mais qui arrive quand même à se questionner sur le sujet.

La lecture de La Machine à aimer se fait rapidement (cela dit, le livre est court…). Le style de l’autrice est tranchant, à bases de phrases resserrées et de nombreuses formules pouvant faire office d’aphorismes. On adhérera ou non à ce procédé, qui s’avère en tout cas notable. Et donne matière à réflexion sur les différents types de relations qui tiraillent l’humanité.

Parmi les bonnes idées, il y a les personnages secondaires de la maison, qui en sont le mobilier et les appareils électroménagers. Leurs échanges, aspirations ou déconnexions sont amusants, et on aurait aimé les suivre plus longtemps.

Néanmoins, Lou Jan semble fascinée par les corps racisés, et ça en devient vite gênant. Les épithètes rivalisent de superlatif ou d’exotisme. Les relations sexuelles sont décrites avec ferveur et même gourmandise, mais paraissent bien vite expédiées – heureusement que dans l’histoire, tout le monde y trouve son compte, merci la fiction ! Un autre problème réside dans cette affaire de complot mondial qui débarque d’un coup dans le récit, et lui donne une tournure inattendue. On découvre alors la femme la plus puissante du monde, et l’intitulé de son poste laisse pantois !

Dans ce futur où « guerres, maladies et famines ont été éradiquées », mais qui fleure bon l’eugénisme quand même, Lou Jan propose une réflexion riche en formules chocs sur le thème de l’amour, où les aventures sont nombreuses mais pas forcément heureuses.

Les Terres animales

Après l’explosion d’une centrale nucléaire, les habitants ont été évacués de la zone contaminée. Certains ont refusé de partir. Le roman raconte l’histoire de cinq d’entre eux, cinq amis, deux femmes et trois hommes.

La première partie du récit décrit leur quotidien, leurs arrangements avec la radioactivité omniprésente, leurs rapports avec d’autres groupes qui sont également restés : des vieux ne voulant pas abandonner leur village, des ouvriers ouzbeks qui faisaient partie de ces cohortes d’intérimaires utilisés par l’industrie nucléaire pour faire baisser les statistiques des maladies professionnelles parmi ses salariés. Mais vers le milieu du roman, un évènement (que la quatrième de couverture dévoile bêtement : ne la lisez pas !) va rompre l’équilibre du petit groupe. La seconde partie se concentre sur la folie qui envahit leurs relations, jusqu’à une fin qu’on pourra trouver un peu expéditive.

La force et l’originalité des Terres animales résident surtout dans la première moitié du livre.

Cette chronique de la vie dans une zone irradiée évoque Malevil, bien sûr, ou encore le récent La Pierre jaune de Le Guilcher (Folio « SF »). Mais elle s’en distingue par sa tranquillité et son humanité. Si la mort et le danger sont partout (l’un des personnages établit un intéressant parallèle avec la guerre des tranchées), ce qui est mis en avant ici c’est l’invention d’une nouvelle vie. Au sein du groupe priment l’amitié, le partage et l’hédonisme (on cuisine, on pille les caves à vin des maisons abandonnées, on joue au foot même si c’est en combinaison NBC…). Dans leur solitude irradiée, les cinq personnages re- découvrent la solidarité, s’affranchissent du carcan de la société et glissent vers un dénuement, un dépouillement volontaire : « nous vivons comme l’humanité aurait dû vivre… comme au Bangladesh » (p. 19). Le nucléaire ET la bougie.

L’instant présent gagne en intensité : en renonçant au futur, les protagonistes se libèrent de la peur de la mort et atteignent cette animalité auquel le titre fait référence.

Le roman de Laurent Petitmangin, s’il pèche par une fin peu convaincante, mérite amplement d’être découvert. Sans qu’il ne nie l’horreur des conséquences d’un accident nucléaire ni les tensions qu’engendre la cohabitation à laquelle sont condamnés les personnages, sa douceur, sa mélancolie, son humanité le démarquent des classiques du post- apocalyptique. Non content d’être une intéressante variation sur le thème de l’après-catastrophe nucléaire, il séduit car ce qu’il s’attache à décrire, ce n’est pas la survie : c’est la vie.

Légendes & Lattes

Que se passe-t-il quand les héros sont fatigués et veulent se ranger des voitures – ou des dragons ? Ils se reconvertissent et se lancent dans la restauration, bien sûr ! Ainsi Viv, qui, après une dernière mission, décide de quitter ses compagnons d’aventure, de reposer son épée et d’ouvrir un café dans la ville de Tuine. Rien de bien sorcier, non ? Oui, mais Viv est une orc qui surplombe tout son monde d’une bonne tête. Et puis, à Tuine, pas grand-monde n’a entendu parler de café, et encore moins goûté ce breuvage d’origine gnome. Confiante en sa bonne étoile, ou plutôt en cette pierre d’écailleverte censée porter chance à qui la détient, Viv va acquérir une vieille étable dans le quartier de Redstone et la transformer en café, parvenant à rassembler peu à peu autour d’elle une équipe haute en couleur : Calamité le hobgobelin bougon mais généreux, Tandri la succube en butte aux stéréotypes, Bouton le ratelin mutique aux incomparables talents de pâtissier, entre autres… Sans oublier les problèmes qui rôdent, comme les sbires de ce boss de la pègre local auquel Viv se refuse de verser son écot, ou ces clients qui tardent à arriver…

Premier roman de Travis Baldree, Légendes & Lattes s’inscrit dans le registre de la cosy fantasy : une fantasy doudou, tranquille, posée, où jamais rien de trop grave ne vient accabler les protagonistes. Pas de combats épiques, pas de magie pyrotechnique, pas de dilemmes insurmontables. Pour peu que l’on accepte ce contrat de lecture, le roman remplit parfaitement son office : il y a quelque chose d’agréable à suivre les tribulations de Viv et son commerce, d’autant que l’auteur ne manque pas d’inventivité pour justifier tel ou tel terme (à commencer par le latte du titre, justement).

À noter que le volume s’enrichit d’une nouvelle, faisant préquelle au roman, ainsi que d’une recette (les fameux boutonnets de Bouton le ratelin) et d’un entretien avec Travis Baldree. Vu la mocheté actuelle du monde réel, un brin d’évasion ne nuit pas, et à cette aune, Légendes & Lattes constitue le divertissement parfait. À lire en dégustant votre boisson de réconfort favorite.

Guerre & Peur

1923. La grande guerre dure depuis presque dix ans. Jean Valmont, jeune étudiant en lettres, s’apprête à vivre pour la première fois l’épreuve du feu sur le front des Balkans. Une tuerie inutile de plus dont il ressort miraculeusement indemne dans son bel uniforme bleu horizon, nimbé d’une lueur surnaturelle. À peine remis de sa stupeur, on l’affecte à une escouade spéciale composée de talents exceptionnels et commandée par un grand escogriffe au verbe haut en couleur. En leur compagnie, il ne tarde pas à se frotter au Meister des Schreckens et à ses serviteurs, Sigurd le guerrier à l’épée, l’Ange bleu, le Tambour et Tilmann Krupp, le mauvais génie de l’illustre famille de marchands d’armes. Sous la houlette du Grand-Duc/Grand Charles, Jean Valmont désormais surnommé Trompe-la-Mort et ses acolytes, le Brigadier de Fer, Mademoiselle Spectrale et l’esprit du Léviathan, formidable véhicule blindé doté d’un cerveau humain, fourbissent leurs armes, prêts à mourir pour la patrie comme il se doit, mais non sans panache.

La Première Guerre mondiale est l’un des sujets de prédilection de l’uchronie, même si elle ne sert ici que de point de départ et de prétexte à un récit tenant plus du roman feuilleton et de l’aventure, celle d’un groupe de soldats dont la surnature résulte d’une émotion intense et irrésistible, cette peur viscérale si chère à Gabriel Chevallier. Dans le décor d’une Europe ravagée par les combats et défigurée par les cicatrices des tranchées, sous les averses d’acier d’un ciel dominé par les zeppelins impériaux surplombant des portions entières de territoires abandonnées au joug d’un smog toxique permanent, Guerre & Peur acquitte honorablement son tribut au récit de guerre, mêlant les personnages historiques à ceux empruntés à la fiction allemande des années 1920-1930, mais aussi à la geste superhéroïque née outre-Atlantique et au merveilleux scientifique du vieux continent. D’aucuns convoqueront les souvenirs de leurs lectures précédentes, Brigade chimérique et autres Sentinelles (pour citer deux BD), pointant ressemblances et divergences avec gourmandise ou lassitude. Les autres s’amuseront des clins d’œil à l’Histoire ou à la littérature pour le meilleur d’une intertextualité dont Johan Heliot nourrit son imaginaire dans un souci d’aventure, de défoulement anti-militariste et de dépaysement ludique.

Guerre & Peur ne dément pas un seul instant cette intention, montrant toutes les qualités d’un page turner rusé, rythmé et dépourvu de toute velléité de prise de tête, avec un entrain que n’auraient pas désavoué les feuilletonistes. Cela tombe bien, puisque le dénouement laisse présager une (des) suites. Avis aux amateurs.

La messagère

La Messagère (titre auquel on préférera la plus évocatrice version originale, The Book of Rain) est un roman qu’il est difficile de résumer car sa forme même déroute le lecteur, entrelacement de narration conventionnelle aux ellipses évidentes, d’extraits de journal intime, de chronologie ou d’informations de type journalistiques mises bout à bout… et même d’un texte écrit par un oiseau ! Disons que l’on suit grosso modo l’histoire, d’une part, d’Alex, qui essaye de retrouver sa sœur disparue dans un parc au sein duquel se produisent des événements inattendus, sans doute liés à la découverte, quelques décennies plus tôt, d’une pierre étonnante qui génère aléatoirement des trébuches, sortes de fractures dans le temps et/ ou l’espace ; et, d’autre part, de Claire, qui débarque sur une île qui semble être fidèle à la description que fit Platon de l’Atlantide, pour s’y livrer au trafic d’animaux en voie de disparition. Beaucoup d’éléments sont semés dans ce livre, comme les pièces d’un puzzle, et l’on voit difficilement le rapport entre eux. La quatrième de couverture invoque entre autres Jeff VanderMeer, et c’est sans doute en effet la comparaison qui vient le plus facilement à l’esprit quand on lit cette histoire qui semble weird par bien des aspects. On conseillera donc ici d’éviter de trop réfléchir à l’assemblage des pièces du puzzle sous peine de perdre de vue un des points forts de ce livre, à savoir la réaction de personnes confrontées à des événements qui les dépassent, dans un monde qui en est à un tournant environnemental, climatique, et qui doivent aussi se rappeler qu’ils n’en sont pas les seuls habitants, juste les membres d’un écosystème plus global. Alex et Claire, ainsi que les seconds rôles, sont éminemment attachants, dans leurs balbutiements, leurs fêlures, mais aussi leur volonté d’aller de l’avant pour comprendre ce monde en évolution. Peu à peu, néanmoins, sans que le lecteur le voie nécessairement venir, le puzzle se reconstitue, mais il restera sans doute à ce dernier de nombreuses zones d’ombre une fois l’ouvrage refermé, de sorte qu’il nécessitera vraisemblablement une seconde lecture pour comprendre les tenants et aboutissants de cette histoire. C’est sans doute un reproche que pourront faire certains à ce livre, d’avoir un peu trop dispersé les indices et éclaté les pistes pour rendre l’intrigue suffisamment lisible, mais la maîtrise formelle de Wharton, professeur d’écriture et d’anglais à l’université de l’Alberta, à Edmonton, et déjà auteur de plusieurs romans remarqués et dans nos genres, sa faculté à proposer une autre façon de raconter une histoire tout en s’emparant de la thématique climatique et en peuplant son roman de personnages candides qui font écho aux propres interrogations du lecteur, font indéniablement pencher la balance du bon côté.

Quand la tigresse descendit de la montagne (Les archives des Collines-Chantantes T.3)

Quand la tigresse descendit de la montagne suit deux fils narratifs. Le premier, réaliste (si l’on veut), évoque la rencontre entre Chih, l’adelphe (une sorte de folkloriste), et Si-yu, la monteuse de mammouths. On voit ces jeunes gens se mettre en route vers un relais de poste en haut d’un col, où règnent trois tigresses métamorphes qui les prennent au piège et se proposent de les dévorer. Comme Shéhérazade, Chih va négocier sa vie en échange d’une bonne histoire, tandis qu’autour la nuit et la neige se referment doucement sur le monde… Le second fil narratif, onirique, purement merveilleux, lève le rideau sur le conte servi par Chih aux grands fauves ; soit l’histoire d’amour entre la légendaire tigresse Ho Thi Thao et la lettrée nommée Dieu.

Ces deux fils narratifs ne faisant qu’un seul livre, quel est donc leur rapport et liaison ? Dans une forme de continuité avec sa première novella (L’Impératrice du sel et de la fortune, cf. Bifrost 110), Nghi Vo met de nouveau en scène un personnage conteur, d’autres qui écoutent, et au milieu une vérité insaisissable. Il existe, dans chacune de ses fictions, un territoire du présent et un territoire du souvenir – réel ou imaginaire. Deux mondes, et ici deux manières de raconter, deux fils narratifs différents. Plus encore que dans l’épisode inaugural, ce livre-ci repose sur une philosophie de la coexistence : chaque partie, prise indépendamment, n’est rien ; l’une existe par rapport à l’autre, elles sont reliées par des personnages qu’il y a peut-être lieu de considérer comme étant les mêmes, et elles se fécondent mutuellement.

De fait, question fécondité, il y a un grand bénéfice à lire deux fois ce livre bifide. Car à la seconde visite, on est tout à coup plus attentif aux petits détails signifiants, au jeu de correspondances entre le récit de l’autrice et celui de l’adelphe. Sauf que l’hypothèse d’une interchangeabilité, voire même d’une dialectique entre phantasme et réalité, fiction et documentaire, roman et conte, à trop des allures d’un jeu intellectuel pour être, sur la longueur, complètement captivant. Si l’on reste dedans, c’est que d’un bout à l’autre le livre se comporte comme un gigantesque album illustré aux couleurs de l’Extrême-Orient, donnant, au gré d’une déambulation flottante, de brefs aperçus mythologiques remplis de plaisirs et de terreurs. Une sorte de drogue, en somme, un opium pour l’imagination, qui parfume l’histoire autant qu’il nous enfume.

L’important, ce sont les souvenirs, semble nous dire Nghi Vo. Des souvenirs qui sont résolument plus vieux que nous : la griffe sous l’ongle, le croc sous la dent. Mais aussi des souvenirs du futur, comme le suggère le cadre, le déroulement et la figure centrale du récit. Le folkloriste, qui consigne, étudie, diffuse, n’est qu’un maillon d’une chaîne qui se mord la queue. Quant au conteur, n’a-t-il pas toujours un coup d’avance sur celui qui écoute ? Quand la tigresse descendit de la montagne nous rappelle avec bonheur que nos rêveries nous précèdent autant qu’elles nous prolongent.

Ça vient de paraître

Les Armées de ceux que j'aime

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 116
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